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Quel avenir pour le secteur ambulatoire de la santé ?

Numéro 10 Octobre 2003 par Jean De Munck

octobre 2003

Le sec­teur ambu­la­toire est né, il y a trente ans, des mou­ve­ments de contes­ta­tion de la socié­té indus­trielle dans le domaine de la san­té. Il a fait l’ob­jet d’une ins­ti­tu­tion­na­li­sa­tion à l’oc­ca­sion de la réforme de l’E­tat belge : un cadre légal et des méca­nismes spé­ci­fiques de finan­ce­ment lui ont été attri­bués par décret com­mu­nau­taire. En effet, même si l’es­sen­tiel de la san­té reste dans notre pays une com­pé­tence fédé­rale, les mis­sions d’aide aux per­sonnes (les fameuses « matières per­son­na­li­sables ») relèvent des Com­mu­nau­tés. Aujourd’­hui, à Bruxelles, le sec­teur ambu­la­toire regroupe les ser­vices de san­té men­tale, les télé­ser­vices, les mai­sons médi­cales, les soins à domi­cile, les soins pal­lia­tifs et conti­nués, les ser­vices d’aide aux toxi­co­manes, les habi­ta­tions pro­té­gées, des hôpi­taux psy­chia­triques et de reva­li­da­tion, des pro­jets de recherche… Mais on devrait aus­si y adjoindre les centres de plan­ning fami­lial et, de proche en proche, d’autres struc­tures qui sont peu ou prou concer­nées par les ques­tions sani­taires, comme les centres psy­cho-médi­co-sociaux (centres P.M.S.), les orga­nismes d’aide et d’in­ser­tion, les C.P.A.S. Le sec­teur ambu­la­toire est donc un ensemble flou, dont le cœur est fait d’ins­ti­tu­tions exclu­si­ve­ment tour­nées vers la san­té et dont la péri­phé­rie se trouve dans le sec­teur de l’ac­tion sociale au sens très large. Sa défi­ni­tion ins­ti­tu­tion­nelle (en fonc­tion du cri­tère des com­pé­tences com­mu­nau­taires) ne recoupe pas exac­te­ment sa défi­ni­tion réelle. Aujourd’­hui, le sec­teur ambu­la­toire se pose la ques­tion de son ave­nir. Dans le pay­sage de la san­té publique, son impor­tance est de plus en plus évi­dente, mais son orien­ta­tion poli­tique, ses modes d’or­ga­ni­sa­tion et sa spé­ci­fi­ci­té méritent d’être réin­ter­ro­gés dans un contexte très dif­fé­rent de celui qui a pré­si­dé à sa nais­sance. L’ar­ticle qui suit cherche à déga­ger une méthode de ques­tion­ne­ment sur l’a­ve­nir de ce sec­teur. Il dégage les enjeux du débat : ils sont éthiques, thé­ra­peu­tiques et poli­tiques. On ne peut sai­sir le ques­tion­ne­ment dans toute son ampleur qu’en renouant avec une inter­ro­ga­tion cri­tique sur la san­té, qu’en renouant avec une volon­té poli­tique de démo­cra­tie et d’émancipation.

Métho­do­lo­gi­que­ment, il me semble que nous pour­rions dis­tin­guer, dès l’a­bord, entre deux manières de poser la ques­tion de l’a­ve­nir du sec­teur ambu­la­toire de la san­té. La pre­mière pro­blé­ma­tique s’in­ter­roge sur le deve­nir du sec­teur en termes pure­ment fonc­tion­nels. Dans ce cadre, on pose la ques­tion en termes de rap­port entre une offre spé­cia­li­sée et une demande, entre des pres­ta­taires et une clien­tèle. C’est le ques­tion­ne­ment pri­vi­lé­gié par les consul­tants, les minis­tères, les éco­no­mistes. La ques­tion fon­da­men­tale est celle de l’a­dap­ta­tion du sys­tème des soins ambu­la­toire (ou plu­tôt, du sous-sys­tème) à un envi­ron­ne­ment nou­veau. Il s’a­git alors d’un ques­tion­ne­ment syn­chro­nique, déshis­to­ri­ci­sé, où les enjeux nor­ma­tifs n’ap­pa­raissent que sous la forme de l’a­jus­te­ment requis entre une offre ins­tru­men­tale et une demande. C’est dans ce cadre qu’ap­pa­raissent des thé­ma­tiques de moder­ni­sa­tion, telles que la flexi­bi­li­té, la contrac­tua­li­sa­tion avec l’u­sa­ger ou la coor­di­na­tion des équipes.

La deuxième approche consiste à prendre le sec­teur ambu­la­toire comme un ensemble d’ins­ti­tu­tions qui a une his­toire, qui pos­sède une iden­ti­té tout à fait spé­ci­fique, qui porte une nor­ma­ti­vi­té éthique et poli­tique et qui adresse autant de ques­tions à son envi­ron­ne­ment qu’il n’en reçoit en retour. Bref, il s’a­git pour le sec­teur de prendre son rap­port au monde comme un rap­port tout à fait réver­sible de ques­tions et de réponses, en refu­sant l’a­dap­ta­tion d’une offre à une pré­ten­due demande.

Ce second type de ques­tion­ne­ment sera celui que je vais pri­vi­lé­gier. Je pense qu’il est plus riche et plus fécond que le pre­mier, et je sug­gère qu’il serve de fil conduc­teur à la déli­bé­ra­tion publique lan­cée dans le sec­teur. Il nous force à nous deman­der : avons-nous, en tant que sec­teur ambu­la­toire, quelque chose de spé­ci­fique à appor­ter, qui échap­pe­rait au reste du sec­teur de la san­té publique ? Je pense en effet qu’il y a, dans l’his­toire de l’am­bu­la­toire en Bel­gique, une forme d’exi­gence ori­gi­nale qui mérite d’être exhi­bée, mon­trée, arti­cu­lée, expli­ci­tée, argu­men­tée. Cette exi­gence ne se laisse aper­ce­voir que si l’on entre­prend une recons­truc­tion de l’his­toire du sec­teur du point de vue du pré­sent, du point de vue des blo­cages et des pro­messes du pré­sent. Comme les vies indi­vi­duelles, les exis­tences col­lec­tives sont confron­tées au pro­blème de leur iden­ti­té. Com­ment ne pas rompre le fil iden­ti­taire ? Com­ment écrire le cha­pitre sui­vant de l’his­toire sans rompre la trame du récit, en réin­ter­pré­tant les intui­tions de départ dans les cir­cons­tances nou­velles ? Ce n’est qu’en cla­ri­fiant ce second type de ques­tion­ne­ment que les ques­tions plus ins­tru­men­tales sur les­quelles se foca­lise le rai­son­ne­ment fonc­tion­nel peuvent prendre un sens nouveau.

On peut ten­ter de com­men­cer à arti­cu­ler cette pro­blé­ma­tique de trois points de vue. Le pre­mier point de vue plonge loin dans l’his­toire du sec­teur. Il remonte à ses ori­gines. Il s’a­git de la ques­tion de l’é­man­ci­pa­tion aujourd’­hui. Le sec­teur est né d’une révolte et d’un espoir de liber­té. Mais aujourd’­hui, que signi­fie encore l’i­dée de liber­té indi­vi­duelle ? Le deuxième point de vue est thé­ra­peu­tique. Il reprend la ques­tion : Qu’est-ce que soi­gner ? Qu’est-ce que c’est fina­le­ment appor­ter les soins ? Et le troi­sième angle d’at­taque sera poli­tique. Il reprend la ques­tion : Qu’est-ce qu’une démo­cra­tie ? Com­ment réin­ter­pré­ter aujourd’­hui le pro­jet de la démo­cra­ti­sa­tion du sec­teur sani­taire, et avec lui, du sec­teur social d’aide aux personnes ?

D’une critique à l’autre

Flash-back sur les années soixante. Le sec­teur ambu­la­toire nait dans un contexte cultu­rel très pré­cis qu’on peut qua­li­fier de contexte de rup­ture. Les ins­ti­tu­tions dites de « plan­ning fami­lial » sont issues de la révo­lu­tion sexuelle de ces années-là, de la trans­for­ma­tion radi­cale des com­por­te­ments en matière de repro­duc­tion et de famille. Les ser­vices de san­té men­tale, for­ma­li­sés en 1975, émergent dans un contexte de contes­ta­tion fron­tale du sys­tème de la san­té men­tale cris­tal­li­sé dans la forme asi­laire. Les mai­sons médi­cales tentent de rompre tant avec l’hô­pi­tal qu’a­vec la méde­cine libé­rale classique.

Le sec­teur ambu­la­toire jaillit ain­si dans les années soixante puis se sta­bi­lise dans les années sep­tante comme une forme de cris­tal­li­sa­tion ins­ti­tu­tion­nelle d’un puis­sant dis­cours cri­tique des sys­tèmes sociaux en place. On peut se deman­der aujourd’­hui sur quoi por­tait exac­te­ment cette cri­tique, quelle en fut la signi­fi­ca­tion pro­fonde. Il me semble que deux inter­pré­ta­tions de ce moment sont aujourd’­hui, qua­rante ans plus tard, en conflit. La pre­mière consiste à y voir, comme les acteurs eux-mêmes, un épi­sode qua­si révo­lu­tion­naire, axé sur les valeurs du col­lec­tif, et pro­fon­dé­ment poli­tique. Comme on s’en aper­çoit en consul­tant les archives, le dis­cours était en effet truf­fé de réfé­rences poli­tiques, d’ailleurs extrê­me­ment chao­tiques, où le dis­cours liber­taire se mêlait au dis­cours mar­xiste. Mais dans l’a­près-coup, on peut cepen­dant jeter un soup­çon sur cette (auto)compréhension col­lec­ti­viste et n’y voir qu’une étape de plus dans le pro­ces­sus d’in­di­vi­dua­li­sa­tion et de dépo­li­ti­sa­tion des socié­tés modernes. C’est la seconde inter­pré­ta­tion : en fai­sant sau­ter les cadres de la méde­cine, de l’é­cole, de l’hô­pi­tal, de l’a­sile, les contes­ta­tions n’an­non­çaient nul­le­ment la prise de pou­voir par les masses, l’as­somp­tion de la liber­té col­lec­tive, un sou­ci renou­ve­lé du social, mais une nou­velle avan­cée du petit indi­vi­du, égoïste et bour­geois, né avec le libé­ra­lisme du XVIIIe siècle. Il trou­ve­ra, dans les années quatre-vingt et nonante les ins­ti­tu­tions qui lui conviennent : le mar­ché déré­gu­lé, le nar­cis­sisme des psy­cho­thé­ra­pies, l’ex­pres­si­visme cultu­rel. Dans cette pers­pec­tive d’a­près-coup, le dis­cours poli­tique des années soixante-sep­tante n’au­ra été qu’une ruse de la rai­son indi­vi­dua­liste. En réa­li­té, c’est le néo­li­bé­ra­lisme qui s’a­van­çait mas­qué dans le car­na­val gau­chiste. Il fai­sait explo­ser les der­niers cadres col­lec­tifs et tra­di­tion­nels de l’exis­tence. Une fois les lam­pions révo­lu­tion­naires éteints — rapi­de­ment, dès 1975 -, il ne res­te­ra plus que des sujets désar­ri­més, sans repères moraux ou poli­tiques. Le capi­ta­lisme post­in­dus­triel triomphe sur les ruines de la socié­té conventionnelle.

Cette native ambigüi­té va pro­fon­dé­ment peser sur le sec­teur ambu­la­toire. Elle accom­pa­gne­ra son déve­lop­pe­ment, tout au long des vingt der­nières années. C’est que, dès les années quatre-vingt-cinq et nonante, les yeux étaient des­sillés. On ne pou­vait plus échap­per à un constat para­doxal. En un sens, la révolte avait atteint sa cible. Le régime asi­laire fai­sait place au sec­teur hos­pi­ta­lier et ambu­la­toire, l’é­cole entrait dans une crise dont elle n’est (à ce jour) pas encore sor­tie, la sexua­li­té se libé­rait à une vitesse fou­droyante, la famille tra­di­tion­nelle se désa­gré­geait non moins rapi­de­ment. Les pre­miers mou­ve­ments de déshos­pi­ta­li­sa­tion s’es­quis­saient au milieu des années quatre-vingt, et le pro­ces­sus s’est accé­lé­ré dans les années nonante, avec les mesures Bus­quin. Mais d’un autre côté, rien ne se pas­sait comme on le sou­hai­tait : la sexua­li­té libé­rée tourne au triomphe du sexe triste (dans le style lamen­table des « Par­ti­cules élé­men­taires »), quand elle n’est pas hap­pée par les lois du mar­ché le plus vil, celui de la por­no­gra­phie désor­mais allié à celui de la publi­ci­té ; la déshos­pi­ta­li­sa­tion rime avec soli­tude, exclu­sion et nou­veaux contrôles « indi­vi­dua­li­sés » ; les « droits du patient » tournent à la judi­cia­ri­sa­tion de la rela­tion médi­cale ; l’ex­plo­sion de la famille tra­di­tion­nelle, la des­ti­tu­tion de l’au­to­ri­té débouchent sur de nou­velles errances, de nou­velles souf­frances ; l’aug­men­ta­tion jamais démen­tie, au cours des trente der­nières années, de la fré­quen­ta­tion des psy­cho­thé­ra­pies semble aller de pair avec le déli­te­ment de la citoyen­ne­té, le repli des égoïsmes et un culte déses­pé­ré du Moi.

Dans ce grand cham­bou­le­ment auquel il a par­ti­ci­pé si acti­ve­ment, le sec­teur ambu­la­toire est d’au­tant plus mal pris que le voi­là très rapi­de­ment mis en posi­tion non d’é­man­ci­pa­teur, mais de régu­la­teur. On attend désor­mais de lui qu’il rem­plisse le rôle de régu­la­teur d’une socié­té qu’il a contri­bué à faire émer­ger. Le voi­là donc appe­lé à gérer les décro­chages sco­laires dans l’en­sei­gne­ment « réno­vé », les ado­les­cents attar­dés qui ne quittent plus leurs parents « libé­rés », les petites délin­quances urbaines ; les mai­sons médi­cales sont mobi­li­sées dans les quar­tiers au nom de la sécu­ri­té, les ser­vices de san­té men­tale sont appe­lés à faire des thé­ra­pies contraintes, le plan­ning fami­lial doit gérer la vio­lence sexuelle dans les écoles. C’est qu’il ne s’a­git plus seule­ment de libé­rer les sexua­li­tés, le sou­rire aux lèvres et la paille dans les che­veux. Il s’a­git aus­si de cadrer… Com­ment dire ? De régu­ler. De mettre des limites. D’en­sei­gner que la sexua­li­té est tou­jours proche, si proche, de la vio­lence, et même du mépris.

Le monde a chan­gé, la crise d’i­den­ti­té est donc pro­fonde. Tout se ramène, fina­le­ment, à un grand para­doxe, pro­fon­dé­ment res­sen­ti par les pro­fes­sion­nels. D’un côté, s’il conti­nuait à tenir le dis­cours anti­sys­tème et anti-ins­ti­tu­tion, le sec­teur entrait dans une étrange alliance avec les nou­veaux pou­voirs. Le dis­cours éman­ci­pa­teur se retourne, pour ain­si dire, contre lui­même car les Maitres de 1995 ne sont plus ceux de 1960. Ils ne tiennent plus le dis­cours de la tra­di­tion mais celui de la sub­ver­sion. Doit-on donc faire le jeu des médias de masse, qui font explo­ser les réfé­rences cultu­relles, qui ne connaissent que le zap­ping et la sou­ve­rai­ne­té du consom­ma­teur ? Doit-on se ran­ger du côté des déré­gu­la­teurs qui rêvent de faire sau­ter hôpi­taux, asiles, écoles, pour en rat­tra­per les débris dans la nasse du mar­ché au nom de l’in­di­vi­du libre, c’est-à-dire, encore une fois, du consom­ma­teur sou­ve­rain ? Doit-on prê­ter main forte aux inno­va­teurs cultu­rels post­mo­dernes qui déman­tèlent les idées mêmes de choix et de cohé­rence, redou­bler les dis­cours intru­sifs — psy­cho­lo­giques, publi­ci­taires — qui agressent les formes cultu­relles tra­di­tion­nelles, notam­ment celles du monde immi­gré ? Doit-on célé­brer une sexua­li­té libé­rée quand elle tourne à la sexua­li­té consom­mée ou à la vio­lence pure et simple ?

Non, bien sûr. Mais alors il faut bien tenir un tout autre dis­cours que celui qui a fait flo­rès à l’o­ri­gine du sec­teur. Mais ne serait-ce pas encore se contre­dire que de faire l’é­loge de l’ins­ti­tu­tion et de la famille patriar­cale, des normes et de l’ordre comme « che­min de la liber­té » ? Et pour­tant, dans le grand désar­roi des années quatre-vingt, on a vu cela : non le retour sub­ver­sif à Freud, mais le retour conser­va­teur au Père, sans lequel on décou­vrait, tout d’un coup, qu’on ne pou­vait pas faire une sub­jec­ti­vi­té et qu’on ne pou­vait pas ban­der une liber­té. On s’est alors mis à déplo­rer le fait que les juges n’é­taient plus des vrais juges, qui décident et sanc­tionnent ; les méde­cins, des vrais méde­cins, bien bor­nés et bien posi­ti­vistes ; les ensei­gnants, des vrais pro­fes­seurs, qui trans­mettent et répètent au lieu de com­mu­ni­quer et d’in­no­ver à tout bout de champ. Le tour­ni­quet s’af­fole, les places s’é­changent, les repères dansent. De là à pen­ser qu’il faut tour­ner la page, tour­ner le dos à l’am­bi­tion cri­tique, il n’y a qu’un pas. La confu­sion pousse donc cer­tains à aban­don­ner un débat si sté­rile pour se « pro­fes­sion­na­li­ser » autour de « com­pé­tences ambu­la­toires » réduites à leurs aspects les plus ins­tru­men­taux. Adieu, le temps des cerises. Voi­ci venu le temps des ges­tion­naires et des cré­neaux, des chiffres et des éva­lua­tions, des grands Exe­cu­tives et des petits compétents.

Installer une éthique du sujet au milieu des politiques de la subjectivité

Je n’ai pas rap­pe­lé les ori­gines et la crise du déve­lop­pe­ment du sec­teur ambu­la­toire pour jouer le réper­toire de la nos­tal­gie et du désen­chan­te­ment. Je pense en réa­li­té que la des­crip­tion que je viens de don­ner est très incom­plète, même si elle éclaire une par­tie de la conjonc­ture où nous nous trou­vons. Elle passe sous silence un autre ver­sant de cette his­toire. Je pense qu’il y a tou­jours dans le sec­teur ambu­la­toire, une force cri­tique qui peut, qui doit être acti­vée, pour de bonnes rai­sons. Mais la gram­maire de cette cri­tique doit être redé­fi­nie si elle veut échap­per aux para­doxes inhi­bants et des­truc­teurs que je viens d’énoncer.

Si le sec­teur ambu­la­toire est ori­gi­nal en quelque chose, c’est dans sa pra­tique. Une pra­tique tis­sée par une nor­ma­ti­vi­té qui ne vient pas tou­jours au dis­cours et qui échappe, fon­ciè­re­ment, aux faux dilemmes de la liber­té et de la norme, de l’in­di­vi­du et du col­lec­tif, de la domi­na­tion et de la rébel­lion. Tout dans cette pra­tique n’est pas ori­gi­nal, bien sûr. Ce qui me semble ori­gi­nal, c’est la pra­tique de la sub­jec­ti­vi­té mise en oeuvre dans de mul­tiples lieux de l’am­bu­la­toire. Il me semble que la pro­blé­ma­tique de l’am­bu­la­toire n’est pas celle de l’in­di­vi­dua­lisme contre le col­lec­tif ; ni du col­lec­tif contre l’in­di­vi­du ; de la loi du Père contre l’au­to­no­mie déré­glée ; ni de la célé­bra­tion des pro­fon­deurs du sujet contre les normes et les Maitres. Elle est celle de l’in­ven­tion d’une morale post­con­ven­tion­nelle. J’en­tends cette expres­sion de « morale post­con­ven­tion­nelle » au sens que lui a don­né Kohl­berg : une mora­li­té déga­gée de la loyau­té au groupe d’ap­par­te­nance et libre des « conven­tions » sup­po­sées fixer à prio­ri les normes du juste com­por­te­ment ; une mora­li­té indexée à des normes supé­rieures (droits de l’homme, res­pect du sujet) et deman­dant un tra­vail de contex­tua­li­sa­tion des normes. Le sec­teur ambu­la­toire invente, sans tou­jours sans rendre compte, une mora­li­té post­con­ven­tion­nelle qui aujourd’­hui se dis­tingue d’autres dis­po­si­tifs, d’autres idéo­lo­gies et d’autres pra­tiques qui ont tous, pour épi­centre, la régu­la­tion de la subjectivité.

Des poli­tiques de la sub­jec­ti­vi­té, il y en a beau­coup, en effet. Elles ont pros­pé­ré, dès les années sep­tante, sur les ruines des ins­ti­tu­tions tra­di­tion­nelles. Niko­las Rose1 n’a pas eu tort d’y décou­vrir le prin­cipe fon­da­men­tal des nou­veaux modes de contrôle, même s’il a eu tort de n’y voir que du contrôle. Il suf­fit d’ou­vrir les maga­zines, de lire des revues de mar­ke­ting. On y découvre des dis­po­si­tifs de construc­tion des figures de la sub­jec­ti­vi­té. On pour­rait par exemple reprendre, en ces termes, la construc­tion de la figure du consom­ma­teur. Le consom­ma­teur n’est pas un indi­vi­du ordi­naire. Il est construit, for­ma­té, équi­pé, cadré, dans une direc­tion pré­cise. C’est un sujet qui a des pré­fé­rences et qui, en fonc­tion de ses pré­fé­rences, est capable de se situer dans un éven­tail de choix, choix qu’il ne consti­tue pas mais dont il peut espé­rer qu’il soit aus­si large que pos­sible. Le pro­blème d’une poli­tique du sujet consiste ain­si à trans­for­mer les sujets que nous sommes, pleins de dési­rs, de valeurs, d’i­déaux et de pul­sions, en des sujets sus­cep­tibles de se com­por­ter comme de tels sujets consom­ma­teurs. Il faut donc apprendre que le désir s’or­donne et se cal­cule, que l’ob­jet du désir peut être un objet sur un mar­ché, un bien acquis, alié­né, échan­gé, consom­mé. C’est une tâche extrê­me­ment dif­fi­cile de trans­for­mer un désir en un désir mon­nayable. Au cours des vingt der­nières années, la socié­té occi­den­tale a fait en ce sens des pro­grès déci­sifs. On pour­rait aus­si évo­quer la construc­tion de l’in­di­vi­du expres­sif. Celui-là ne connait pour norme que son désir, qu’il pré­tend « authen­tique ». Il cherche à le dire, l’ex­pri­mer, le révé­ler comme le bien très pré­cieux qui n’a pas d’é­qui­valent (c’est pour­quoi le sujet expres­sif se pré­sente sou­vent comme l’an­ti­thèse du sujet consom­ma­teur). Pour cela, il est prêt à faire du yoga, du macra­mé, de la tech­no ou de la plon­gée, et bien sûr quinze années de thé­ra­pies. Sa pro­blé­ma­tique esthé­tique, poli­tique, morale, sexuelle se ramène fina­le­ment au dilemme insou­te­nable du « j’aime/ j’aime pas ». On sait com­bien de mul­tiples ini­tia­tives cultu­relles, psy­cho­thé­ra­peu­tiques, édu­ca­tives, for­ma­tives offrent des dis­po­si­tifs pour per­mettre l’é­pa­nouis­se­ment de cette figure du sujet.

Il me semble en revanche que le sec­teur ambu­la­toire a réus­si, non sans tâton­ne­ments et contra­dic­tions, à déga­ger une figure très par­ti­cu­lière du deve­nir-sujet. Elle se dis­tingue des figures que je viens d’é­vo­quer non seule­ment dans son conte­nu mais aus­si dans ses pro­cé­dures. L’ap­pro­fon­dis­se­ment de cette pro­po­si­tion cultu­relle et éthique sin­gu­lière est, à mes yeux, la clef de sor­tie de la crise iden­ti­taire du secteur.

Com­ment carac­té­ri­ser la figure de la sub­jec­ti­vi­té qui se des­sine dans le tra­vail quo­ti­dien du sec­teur ambu­la­toire ? Au fond, d’une manière ou d’une autre, que vous soyez sys­té­mi­cien, psy­cha­na­lyste ou méde­cin de mai­son médi­cale, le sujet qui souffre et qui se pré­sente à vous, c’est un sujet que vous pre­nez d’emblée comme un sujet qui a affaire à un autre. Vous posez, par déci­sion métho­do­lo­gique, qu’il n’est pas seul, et vous essayez d’in­car­ner ce choix métho­do­lo­gique dans le fonc­tion­ne­ment pro­fes­sion­nel d’une mai­son médi­cale, dans la rela­tion trans­fé­ren­tielle éta­blie avec la per­sonne, dans le rap­port aux familles, au quar­tier. Le plan­ning fami­lial, la mai­son médi­cale, l’ins­ti­tu­tion de san­té men­tale tra­vaillent d’a­bord sur les inter­ac­tions. Pour­quoi ? Parce que l’hy­po­thèse de départ est que l’in­te­rac­tion est au centre de la sub­jec­ti­va­tion. L’im­passe de l’in­di­vi­dua­lisme moderne, c’est de nier qu’il y a en moi, un autre consti­tu­tif de moi. Cette néga­tion est une impasse aus­si sérieuse que l’im­passe faite, dans les socié­tés tra­di­tion­nelles, sur la liber­té du sujet. Dans ce der­nier cas, l’autre est fan­tas­mé comme tout­puis­sant. Contre ces deux impasses, il faut sou­te­nir le pri­mat de l’in­te­rac­tion, l’ir­ré­vo­ca­bi­li­té de la pré­sence de l’autre, mais aus­si la dif­fé­rence de l’autre et donc, l’ir­ré­vo­ca­bi­li­té de la liber­té du sujet. Voi­là une pro­po­si­tion éthique déca­pante dans notre monde. Pour l’in­di­vi­du expres­sif, l’autre est devant lui, comme un autre sujet expres­sif qui n’est en rien consti­tu­tif de son être ; pour le consom­ma­teur, il n’y a pas d’autre, il n’y a que des objets. Eh bien, une thé­ra­pie du consom­ma­teur invé­té­ré et du zom­bie expres­sif com­mence par la réin­tro­duc­tion de l’autre. La gué­ri­son, quand il y en a une, est une alté­ra­tion du sujet, au sens lit­té­ral du terme.

Le sec­teur ambu­la­toire a décou­vert, au fil de sa pra­tique, que ce n’é­taient ni un sur­croit d’in­di­vi­dua­lisme ni un sur­croit de col­lec­ti­visme qui défi­nis­saient sa dif­fé­rence. Il a décou­vert qu’il pou­vait se ras­sem­bler autour d’une for­mule simple aux consé­quences infi­nies : il n’y a pas de sujet iso­lé et sou­ve­rain. C’est vrai d’a­bord pour le patient qui souffre, qui souffre de l’autre, avec d’autres, entre autres. Et le sujet pro­fes­sion­nel — méde­cin, psy­cho­logue, sexo­logue, édu­ca­teur — n’est lui-même pas un sujet sou­ve­rain. C’est bien pour­quoi il doit, lui aus­si, apprendre à tra­vailler avec les autres. Et, d’a­bord, avec son patient !

Ce simple axiome rompt avec les mythes consti­tu­tifs de la méde­cine libé­rale clas­sique, qui mise sur la décon­tex­tua­li­sa­tion du patient et la sou­ve­rai­ne­té experte du méde­cin. Il rompt d’ailleurs avec la pré­ten­tion de tous les experts. Il porte loin en matière de sexua­li­té. Il consti­tue une vraie résis­tance par rap­port à la plu­part des psy­cho­thé­ra­pies qui sont construites sur le mythe de l’in­di­vi­dua­lisme. Le sec­teur ambu­la­toire rap­pelle que le pro­jet d’é­man­ci­pa­tion — il reste bien notre pro­jet fon­da­teur — passe néces­sai­re­ment par des autres. Et qu’une thé­ra­pie est tou­jours une thé­ra­pie de l’Autre avant d’être celle de l’Un.

Que veut dire « soigner » ?

L’his­toire du sec­teur ambu­la­toire pré­sente cette double face : d’un côté un dis­cours d’o­ri­gine qui a ces­sé de nous par­ler, de l’autre une gram­maire des pra­tiques qui est un vrai défi aux poli­tiques de sub­jec­ti­va­tion qui ont pros­pé­ré sur les ruines de la morale conven­tion­nelle. La crise d’i­den­ti­té qui mine le sec­teur peut être l’oc­ca­sion de se débar­ras­ser une fois pour toutes des faux dilemmes de l’un pour construire sur l’autre. Je pense donc que la pre­mière tâche d’une déli­bé­ra­tion du sec­teur consis­te­rait à ten­ter d’é­lu­ci­der cette gram­maire morale qui est la sienne dans le contexte nou­veau des socié­tés post­con­ven­tion­nelles. Et cela nous condui­rait peut-être à un dis­cours dif­fé­rent sur le soin, sur la san­té. C’est la deuxième ques­tion que je vou­drais aborder.

Qu’ap­porte le sec­teur ambu­la­toire à la poli­tique de san­té publique ? En quoi est-il por­teur d’un concept spé­ci­fique de thé­ra­pie ou de soin ? J’ai­me­rais dis­tin­guer deux spé­ci­fi­ci­tés du sec­teur qui me semblent importantes.

La pre­mière spé­ci­fi­ci­té porte sans conteste sur la ques­tion de l’ac­cès aux soins. Cette ques­tion, vous le savez, est au coeur du pro­jet d’É­tat social qui s’est déployé à par­tir de la fin du XIXe siècle et a don­né nais­sance, au milieu du XXe siècle, aux ins­ti­tu­tions com­plexes de l’as­su­rance mala­die obli­ga­toire. Dans ce cas, il s’a­gis­sait de garan­tir, par des moyens juri­diques et finan­ciers appro­priés, un accès géné­ra­li­sé aux soins de san­té — y com­pris aux soins de san­té men­tale. Par tout un aspect de sa pra­tique, le sec­teur ambu­la­toire s’ins­crit dans cette logique. Les centres de san­té men­tale, les mai­sons médi­cales, diverses ins­ti­tu­tions ambu­la­toires visent bien à appro­fon­dir ce mou­ve­ment de démo­cra­ti­sa­tion de l’ac­cès. L’o­ri­gi­na­li­té de leur pra­tique doit sans doute être trou­vée dans l’i­dée que les moyens finan­ciers et juri­diques ne sont pas suf­fi­sants pour véri­ta­ble­ment démo­cra­ti­ser la san­té. Il faut aus­si y adjoindre des moyens cultu­rels et sociaux intra­dui­sibles en termes juri­diques ou moné­taires. Ain­si par exemple, une mai­son médi­cale dans un quar­tier mul­ti­cul­tu­rel peut déployer une poli­tique d’ac­ces­si­bi­li­té à ses ser­vices sen­sible au contexte très com­plexe dans lequel elle tra­vaille. Ce contexte est tis­sé non seule­ment de dif­fi­cul­tés finan­cières, mais aus­si de clan­des­ti­ni­tés, de repré­sen­ta­tions cultu­relles hété­ro­gènes, de mul­tiples langues et cou­tumes qui consti­tuent de vrais obs­tacles à l’ac­cès aux soins. Ils ne peuvent être trai­tés par les droits sociaux stan­dards. Les hôpi­taux et la méde­cine libé­rale ne peuvent prendre en charge ces pro­blèmes. Ce vide est alors com­blé par les pra­tiques aty­piques du sec­teur ambu­la­toire. Cela repré­sente une part impor­tante du sec­teur ambu­la­toire à la san­té publique, et rien que cela jus­ti­fie­rait son existence.

Mais ce pre­mier aspect de sa pra­tique ne met pas en ques­tion la notion de soin puis­qu’il ne s’a­git que du tra­vail sur l’ac­cès aux soins. Ceux-ci res­tent for­ma­tés par les deux grands modèles de la rela­tion thé­ra­peu­tique qui nous ont été légués par la méde­cine du XIXe siècle, qu’on peut iden­ti­fier à deux lieux pro­to­ty­piques : le cabi­net de consul­ta­tion et la chambre d’hô­pi­tal. Certes, le domi­cile du malade demeure un des lieux d’exer­cice de la méde­cine au cours des deux der­niers siècles. Mais il n’est pas per­çu comme un lieu idéal. On a vu en effet sans cesse se réduire la mobi­li­té des pra­ti­ciens, pour la réduire aux situa­tions d’ur­gence. Une nette pré­fé­rence est don­née à la consul­ta­tion en cabi­net et au lit d’hô­pi­tal. Le motif sous-jacent de ce pri­vi­lège doit être recher­ché dans un idéal-type bien pré­cis de la méde­cine moderne, idéal qui a orien­té les pra­tiques et les poli­tiques de san­té dans la moder­ni­té récente. Au coeur de ce modèle, il y a une volon­té de décon­tex­tua­li­ser la rela­tion médi­cale pour la cen­trer sur les aspects les plus dif­fé­ren­ciés de la mala­die. L’ac­ti­vi­té thé­ra­peu­tique dans ce modèle doit en effet por­ter sur l’in­di­vi­du malade, et non sur son contexte. Cette décon­tex­tua­li­sa­tion va de pair avec la tech­ni­ci­sa­tion de l’acte médi­cal, qui sup­pose un bureau mono­fonc­tion­nel, des ins­tru­ments à por­tée de la main, un entou­rage pro­fes­sion­na­li­sé. Elle passe aus­si par les normes de dif­fé­ren­cia­tion de l’in­te­rac­tion méde­cin-patient dont Par­sons s’est fait le théoricien.

Lorsque nous disons que le sec­teur ambu­la­toire favo­rise l’ac­cès aux soins, il ne met pas néces­sai­re­ment en cause ce mode d’or­ga­ni­sa­tion de la rela­tion thé­ra­peu­tique. Après tout, un centre de gui­dance comme une mai­son médi­cale offrent des consul­ta­tions « clas­siques », et c’est fort bien. Mais, par un autre aspect, ce sec­teur ambu­la­toire a aus­si déve­lop­pé un modèle alter­na­tif de pra­tique soi­gnante. Je pense aux soins à domi­cile et aux ini­tia­tives ins­ti­tu­tion­nelles mul­tiples qui se sont concen­trées, sur­tout, dans le domaine de la san­té men­tale (au sens large).

Dans ces pra­tiques se des­sine un modèle de méde­cine contex­tua­li­sée qui n’a pas encore vrai­ment trou­vé sa théo­rie. Il ne s’a­git plus seule­ment de gué­rir (to cure), mais de prendre soin de… (to care). Il s’a­git d’in­clure, dans une pra­tique thé­ra­peu­tique, l’a­mé­na­ge­ment d’un envi­ron­ne­ment. Il s’a­git non seule­ment de prendre soin du malade, mais de prendre soin du soin, si j’ose dire, de veiller à sa per­ma­nence, sa diver­si­té, sa qua­li­té, sa mul­ti­di­men­sion­na­li­té. Il s’a­git de prendre soin du thé­ra­peute, de sa pré­sence, de sa capa­ci­té de com­mu­ni­quer, autant que du malade lui-même. Il s’a­git d’of­frir des lieux de vie, des refuges, des pro­mon­toires, des pas­se­relles, des abris, des sta­tions, des rési­dences. Il s’a­git d’in­ven­ter des fonc­tion­ne­ments col­lec­tifs ori­gi­naux, où le pou­voir et la norme font l’ob­jet d’une réflexi­vi­té atten­tive. Dans cette pers­pec­tive, ins­ti­tuer la san­té consiste à ins­ti­tuer une dimen­sion du monde plu­tôt qu’un sys­tème fonc­tion­nel et les pas­se­relles qui y conduisent.

C’est bien d’une ins­ti­tu­tion­na­li­sa­tion dont il s’a­git. On doit prendre la mesure de ce fait impor­tant : nul sec­teur de la san­té n’a fait autant pour dés­ins­ti­tu­tion­na­li­ser le monde médi­cal, pour réduire l’im­por­tance de l’a­sile ou de l’hô­pi­tal. Et aucun sec­teur n’a été, tout au long de sa jeune exis­tence, aus­si fécond dans l’in­ven­tion d’al­ter­na­tives ins­ti­tu­tion­nelles. À telle enseigne qu’il joue un rôle phare, pro­ba­ble­ment para­dig­ma­tique, dans la redé­fi­ni­tion contem­po­raine des coor­don­nées très pro­fondes de l’ins­ti­tu­tion­na­li­té du social. Je veux dire ceci : le sec­teur ambu­la­toire est un lieu d’ex­pé­riences réflexives très éla­bo­rées de nou­veaux modes d’ins­ti­tu­tion du lien social avec le malade, le han­di­cap, la dépen­dance, la souf­france. Il est à ce titre un labo­ra­toire de la san­té du XXIe siècle. Par-delà cette inno­va­tion spé­cia­li­sée, il est aus­si, sans doute, un labo­ra­toire du lien social lui-même, dans toute sa géné­ra­li­té. Il pro­pose non seule­ment, dans les meilleures de ses ver­sions, une ébauche d’une éthique post­con­ven­tion­nelle (c’é­tait mon pre­mier point). Mais il esquisse aus­si, dans les meilleurs des cas, des ins­ti­tu­tions, c’est-à-dire des dis­po­si­tifs sociaux, qui n’o­béissent plus aux cadres dis­ci­pli­naires dont l’hô­pi­tal est l’hé­ri­tier. C’est pour­quoi son expé­rience a une por­tée globale.

Soi­gner, ce n’est donc pas seule­ment soi­gner le corps au sens orga­nique du terme. Soi­gner, ce n’est pas seule­ment soi­gner le men­tal au sens psy­cho­lo­giste du terme. Soi­gner, c’est soi­gner le corps et l’es­prit dans des contextes de normes et de pou­voirs qui doivent être tra­vaillés pour eux-mêmes, si c’est bien de san­té dont on parle. Dans une ins­ti­tu­tion dite « ambu­la­toire », on peut tra­vailler le mode d’in­ser­tion des per­sonnes dans leur milieu, dans leur quar­tier, dans leur famille. On peut pro­blé­ma­ti­ser la capa­ci­té de se pré­sen­ter en public, la capa­ci­té de se lier à un employeur, le style de vie, les cou­tumes du quo­ti­dien. On peut com­men­cer à construire les repères des rela­tions que doivent tis­ser des familles non occi­den­tales dans des milieux de tra­vail et de culture occi­den­taux. Tout cela sup­pose évi­dem­ment beau­coup d’in­no­va­tion, et donc beau­coup d’expérimentations.

Le sec­teur ambu­la­toire est né dans un bain de lan­gage poli­tique et a été imbi­bé par l’i­ma­gi­naire de la révo­lu­tion sociale et poli­tique, cultu­relle et sociale. Aujourd’­hui, ces dis­cours nous font sou­rire. Nous ne devons en avoir aucune nos­tal­gie. Ils ont ces­sé de faire sens, c’est tout. Mais pour­tant, le fil n’est pas rom­pu. Il y a dans ce dis­cours des ori­gines un thème à refor­mu­ler, à par­tir de l’ex­pé­rience his­to­rique des trente der­nières années. Ce thème, c’est celui de l’in­ca­pa­ci­té du médi­cal et du psy­cho­lo­gique tra­di­tion­nels à assu­rer, par leurs propres forces, une san­té glo­bale. C’est pour­quoi, dans les pra­tiques quo­ti­diennes du sec­teur, le désir de révo­lu­tion a fait place à une cli­nique du social, arti­cu­lant direc­te­ment mala­die et contexte, soin et socia­li­sa­tion, nor­ma­li­té et nor­ma­ti­vi­té. Cette nou­velle étape dia­lec­tique du pro­jet thé­ra­peu­tique de l’am­bu­la­toire mérite aujourd’­hui d’être assu­mée en pleine conscience, fiè­re­ment et ouver­te­ment : elle condense, dans son noeud de ques­tions, un des enjeux majeurs de la réor­ga­ni­sa­tion du champ médi­cal des pro­chaines années.

Une crise de la démocratie en matière de santé

La pro­blé­ma­tique de la démo­cra­tie consti­tue la troi­sième pers­pec­tive à par­tir de laquelle nous pou­vons inter­ro­ger le sec­teur ambu­la­toire. Le sec­teur ambu­la­toire porte-t-il encore un pro­jet poli­tique spé­ci­fique ? Est-il le lieu d’in­ven­tion d’un mode par­ti­cu­lier de construc­tion col­lec­tive des ques­tions de san­té publique dans la socié­té belge aujourd’­hui ? Se carac­té­rise-t-il par un mode de coor­di­na­tion plus démo­cra­tique que celui qui orga­nise le sec­teur hos­pi­ta­lier ? Dans les années soixante, per­sonne n’é­tait gêné de par­ler de ce pro­blème poli­tique ; j’ob­serve que le sec­teur est beau­coup plus dis­cret aujourd’­hui sur cette ques­tion qui est pour­tant ins­crite dans l’his­toire de sa genèse. Or sa concep­tion a été étroi­te­ment liée à la cri­tique de l’ex­per­tise médi­cale et de son mode de fonc­tion­ne­ment hié­rar­chi­sé, liée aus­si à la cri­tique des modèles bureau­cra­tiques et ges­tion­naires de la san­té publique. Sur ce plan-là éga­le­ment, nous devrions rou­vrir un débat sérieux.

Dans les poli­tiques de san­té, il n’est évi­dem­ment pas dif­fi­cile d’a­per­ce­voir que nous dis­po­sons de deux modèles de régu­la­tion : la régu­la­tion par l’É­tat et la régu­la­tion par le mar­ché. On peut dire que, gros­so modo, la régu­la­tion par l’É­tat a pré­va­lu dans notre pays, depuis 1945 à la suite de l’in­tro­duc­tion du sys­tème de sécu­ri­té sociale. Tout de suite, nous devons cepen­dant nuan­cer. Nous n’a­vons pas natio­na­li­sé le sec­teur de la san­té, comme d’autres pays. Un mar­ché libé­ral de la méde­cine sub­siste, et les grands équi­pe­ments eux-mêmes (les hôpi­taux) sont aux mains d’as­so­cia­tions puis­santes. Pour­tant, ce qui reste de mar­ché dans notre sys­tème est très faible puisque la for­ma­tion des prix échappe aux agents éco­no­miques. Or, vous le savez bien, un mar­ché n’est un sys­tème de coor­di­na­tion que si la for­ma­tion des prix y est libre. Ce n’est pas le cas : la for­ma­tion des prix de la san­té dépend du sys­tème poli­tique. Celui-ci est étroi­te­ment contrô­lé par les asso­cia­tions, mais il dépend aus­si des par­tis poli­tiques et de leurs stra­té­gies électorales.

Dans un tel contexte, on devine que l’ad­mi­nis­tra­tion est puis­sante. Mais il faut pré­ci­ser qu’elle est double : d’un côté, on a les fonc­tion­naires des minis­tères et, d’un autre côté, les bureau­cra­ties des « corps inter­mé­diaires » du sec­teur (les mutua­li­tés et les asso­cia­tions pro­fes­sion­nelles). Il faut dire qu’en Bel­gique, la connexion entre les deux corps est très dense (c’est ce que les poli­to­logues ont appe­lé le « lotis­se­ment de l’É­tat belge »), de sorte que des ajus­te­ments qua­si auto­ma­tiques per­mettent d’é­vi­ter les conflits. En termes de modèles de démo­cra­tie, on peut dire qu’on a affaire à une double source de légi­ti­mi­té de la déci­sion : d’un côté la repré­sen­ta­tion par­le­men­taire, d’un autre côté la repré­sen­ta­tion des groupes d’in­té­rêts (qu’on peut réduire, en sché­ma­ti­sant for­te­ment, au face-à-face des mutua­li­tés et des méde­cins). En matière de san­té publique, la déci­sion se prend à la conjonc­tion de ces deux sys­tèmes de représentation.

En réa­li­té, cette situa­tion donne un pou­voir énorme aux bureau­cra­ties. Elles ont été le lieu fon­da­men­tal de la ges­tion du sys­tème sani­taire belge depuis 1945. Elles ont déve­lop­pé un ins­tru­ment de ges­tion tout à fait typique : la pla­ni­fi­ca­tion. L’É­tat médi­co-social a été un État pla­ni­fi­ca­teur. Son action consis­tait à régu­ler le sys­tème par le haut, à par­tir d’un centre admi­nis­tra­tif expert, qui éta­blit des plans, qua­drille le ter­ri­toire, accu­mule du capi­tal, nomme des ges­tion­naires, pro­gramme des lits, éva­lue les besoins, construit des nomen­cla­tures d’actes, fixe les barêmes, dis­tri­bue les sta­tuts, homo­logue les diplômes, etc.

Ce n’est pas parce qu’on est en train de sor­tir par­tiel­le­ment de ce modèle qu’il faut le peindre en noir. Il y eut là un vrai modèle de démo­cra­tie, c’es­tà- dire d’ha­bi­li­ta­tion des acteurs, d’im­pli­ca­tion des citoyens dans des déci­sions de san­té publique qui les concernent au pre­mier chef. Cepen­dant, ce modèle de régu­la­tion est pro­gres­si­ve­ment entré en crise d’ef­fi­cience et en crise de légitimité.

Il y a d’a­bord un pro­blème d’ef­fi­cience. Le sec­teur est carac­té­ri­sé par une diver­si­fi­ca­tion crois­sante des situa­tions. Les situa­tions sont com­plexes, vola­tiles, tran­si­toires, intri­quées. L’hé­té­ro­gé­néi­té des demandes est telle qu’au­cun pla­ni­fi­ca­teur n’est plus capable de gérer le sec­teur au-delà du court terme. Ce n’est pas un pro­blème de bonne volon­té, ni même un pro­blème tech­nique. Même le meilleur bureau d’é­tude, qui dis­po­se­rait de la plus sophis­ti­quée des tech­niques d’a­na­lyse, serait inca­pable de pro­gram­mer sur dix ans les besoins de san­té publique à Bruxelles. L’in­cer­ti­tude est par­tout, le risque nous attend tous les jours. On peut expli­quer cette situa­tion de mul­tiples façons : la socié­té s’est com­plexi­fiée, les ser­vices se sont dif­fé­ren­ciés, nous avons une conscience accrue de la mul­ti­pli­ci­té des cau­sa­li­tés, etc. Quelle que soit l’ex­pli­ca­tion, on n’a­borde pas un monde com­plexe avec des plans et des pro­grammes ! Pour être effi­caces, nous avons besoin d’un sys­tème beau­coup moins cen­tra­li­sé, ouvert à l’in­no­va­tion, à l’ap­pren­tis­sage, capable de suivre des évo­lu­tions sociales impré­vi­sibles sans pour autant se briser.

En second lieu, se pré­sente un pro­blème de légi­ti­mi­té. Il faut oser par­ler de la crise de la repré­sen­ta­tion poli­tique. On connait bien la crise de la repré­sen­ta­tion par­le­men­taire. Mais il y a aus­si une crise de la repré­sen­ta­tion mutua­liste et médi­cale. Ce n’est un secret pour per­sonne que les assem­blées mutua­listes ne pas­sionnent plus les foules et que la moyenne d’âge y est, désor­mais, assez éle­vée. Ce n’est pas un mys­tère que, pour des rai­sons struc­tu­relles liées à la dyna­mique même du sys­tème poli­tique dont je viens de rap­pe­ler les coor­don­nées, le pou­voir des experts y appa­rait pré­pon­dé­rant. Je ne pense pas que le rôle des mutua­li­tés soit ter­mi­né et j’es­père qu’elles conser­ve­ront un pou­voir réel. Mais il faut recon­naitre que le type de repré­sen­ta­tion des usa­gers qu’elles mettent en oeuvre, les affi­lia­tions idéo­lo­giques qu’elles pro­posent, la construc­tion cog­ni­tive du sec­teur qu’elles tentent de construire laissent échap­per des mor­ceaux impor­tants de la réa­li­té. Quant à la repré­sen­ta­tion des méde­cins, il faut aus­si s’in­ter­ro­ger sur le fait de savoir si les orga­ni­sa­tions pro­fes­sion­nelles qui ont pignon sur rue sont encore repré­sen­ta­tives des savoirs médi­co-sociaux des pro­fes­sion­nels. Il faut aus­si s’in­ter­ro­ger sur la repré­sen­ta­tion, le plus sou­vent inexis­tante, des pro­fes­sion­nels non-méde­cins — psy­cho­logues, infir­mières, assis­tants sociaux — au sein des pro­ces­sus de déci­sion du sec­teur de la san­té. Leur omni­pré­sence dans le quo­ti­dien du sec­teur ne semble trou­ver un équi­valent inver­sé que dans leur grande absence de la scène poli­tique de la san­té — celle de l’é­la­bo­ra­tion des pro­blèmes, de la négo­cia­tion des poli­tiques, de la ges­tion des dispositifs.

La polyarchie délibérative

Je pense que le pro­blème de l’ef­fi­cience des poli­tiques publiques est for­te­ment lié au pro­jet de pla­ni­fi­ca­tion du sec­teur. Ce pro­jet repose sur des dis­po­si­tifs cog­ni­tifs qui ne sont plus assez com­plexes. La pla­ni­fi­ca­tion médi­cale et hos­pi­ta­lière orga­nise un sys­tème repo­sant fon­da­men­ta­le­ment sur deux moda­li­tés de la rela­tion thé­ra­peu­tique : l’hô­pi­tal ou la consul­ta­tion. Cela l’a­mène à caté­go­ri­ser la réa­li­té à tra­vers des lits et des nomen­cla­tures d’actes médi­caux. Sauf quelques excep­tions, tout ce qui ne rentre pas dans ces schèmes n’existe pas. Il me semble remar­quable que le sec­teur ambu­la­toire rompt avec cette sous-com­plexi­té. Vous y trou­vez une pano­plie consi­dé­rable d’offres. Il n’y a plus, pour aucun modèle, de mono­pole ins­ti­tu­tion­nel : le soin à domi­cile, la consul­ta­tion, la rési­dence, le centre de jour, le centre de nuit, tout cela coexiste et se com­bine. Et il me semble que, dans une large mesure, quand elle est auda­cieuse, l’ad­mi­nis­tra­tion du sec­teur ambu­la­toire ne se pose pas en centre pla­ni­fi­ca­teur. Elle fonc­tionne plus sur la base de l’ap­pel d’offres que sur la base du pro­gramme. Elle est plu­tôt un lieu de ges­tion conti­nue, d’ac­com­pa­gne­ment de pro­ces­sus d’ex­pé­ri­men­ta­tion ins­ti­tu­tion­nelle qu’un lieu qui pré­tend dis­po­ser du savoir centralisé.

Com­ment qua­li­fier le modèle de régu­la­tion qui s’in­carne dans le sec­teur ambu­la­toire ? Je pro­pose, pour le qua­li­fier, une expres­sion emprun­tée à des socio­logues amé­ri­cains, Charles Sabel et Joshua Cohen : la « poly­ar­chie déli­bé­ra­tive ». Ce concept me semble par­fai­te­ment conve­nir à ce que pour­rait être le modèle de démo­cra­tie por­té par les pro­fes­sion­nels de l’ambulatoire.

La poly­ar­chie n’est ni l’a­nar­chie ni la hié­rar­chie. La poly­ar­chie sup­pose, au contraire de l’a­nar­chie, une struc­tu­ra­tion de sys­tèmes de pou­voir, de lieux de déci­sion, d’ins­tances de coor­di­na­tion ayant de vraies capa­ci­tés d’ac­tion uni­la­té­rale. Et au contraire de la hié­rar­chie, la poly­ar­chie a aban­don­né l’i­dée qu’une ratio­na­li­sa­tion effec­tive du pou­voir doit néces­sai­re­ment pas­ser par un sché­ma pyra­mi­dal, accor­dant tout pou­voir au som­met. La poly­ar­chie est adé­quate à un monde com­plexe. Dans ce monde non pla­ni­fiable au niveau glo­bal, il faut réso­lu­ment habi­li­ter des pou­voirs locaux. Eux seuls dis­posent du savoir de leur envi­ron­ne­ment ; eux seuls peuvent dis­po­ser des capa­ci­tés d’ac­tion et de mobi­li­sa­tion dans leurs contextes par­ti­cu­liers. Au fond, l’ad­mi­nis­tra­tion elle-même ne dis­pose que d’un savoir par­ti­cu­lier, qui doit se coor­don­ner avec celui des autres enti­tés, tout aus­si par­ti­cu­lières. On ne peut abso­lu­ment pas pen­ser que l’ad­mi­nis­tra­tion résume, ou sub­sume, tous les savoirs par­ti­cu­liers dans des caté­go­ries englo­bantes. Cela signi­fie aus­si que l’ad­mi­nis­tra­tion a une vraie auto­ri­té, qu’elle consti­tue un pou­voir, même s’il ne s’a­git évi­dem­ment pas d’un pou­voir absolu.

Mais la poly­ar­chie doit être déli­bé­rée. Il faut intro­duire cette spé­ci­fi­ca­tion nor­ma­tive pour bien mar­quer que l’es­sen­tiel du modèle repose sur une cer­taine qua­li­té de ses pro­ces­sus d’é­change et de coor­di­na­tion. La déli­bé­ra­tion n’est pas l’a­gré­ga­tion. La coor­di­na­tion par agré­ga­tion est une coor­di­na­tion qui repose sur des alliances, des som­ma­tions de pou­voirs par­ti­cu­liers sur des bases occa­sion­nelles, comme dans une coa­li­tion gou­ver­ne­men­tale. Dans ce cas, on ne sup­pose pas néces­sai­re­ment l’é­change des rai­sons d’a­gir et l’é­ta­blis­se­ment, par le dia­logue, d’une carte du monde com­mune. Les com­pro­mis suf­fisent à l’ac­tion col­lec­tive. La déli­bé­ra­tion n’est pas non plus réduc­tible à la repré­sen­ta­tion. La repré­sen­ta­tion col­lec­tive consti­tue un mode de coor­di­na­tion qui fonc­tionne sur un man­dat : les repré­sen­tants doivent être fidèles aux repré­sen­tés. Mais cette sémio­lo­gie poli­tique naïve, qui sup­pose l’a­dé­qua­tion du signi­fiant au signi­fié, est sans cesse défaite dans les pro­ces­sus de déci­sion. La déli­bé­ra­tion, c’est l’ef­fort per­ma­nent d’é­chan­ger non seule­ment sur les posi­tions et les déci­sions, mais sur­tout sur les rai­sons et les jus­ti­fi­ca­tions. Son objec­tif est de par­ve­nir à créer des consen­sus en don­nant ses rai­sons. C’est-à-dire en choi­sis­sant une autre voie que celle de l’in­fluence laté­rale, secrète, de la stra­té­gie mani­pu­la­toire ou celle de l’au­to­ri­té par un pou­voir central.

La déli­bé­ra­tion per­ma­nente sup­pose des forums, des réunions et des col­loques, des médias de com­mu­ni­ca­tion et une éthique de la dis­cus­sion. Elle est le milieu dans lequel les savoirs locaux peuvent se lier et se glo­ba­li­ser. Elle est, en un mot, le milieu des apprentissages.

On pour­rait peut-être s’es­sayer à un exer­cice ins­truc­tif : décrire le sec­teur ambu­la­toire comme la ten­ta­tive d’é­ta­blis­se­ment d’une poly­ar­chie déli­bé­ra­tive. Cette redes­crip­tion nous réser­ve­rait quelques sur­prises. Je pense par exemple à l’é­trange des­crip­tion du fonc­tion­naire qui en résul­te­rait. Dans la poly­ar­chie déli­bé­ra­tive, le fonc­tion­naire reçoit sa légi­ti­mi­té d’ac­tion autant du ter­rain que du pou­voir poli­tique qui le paie. Il n’est pas en posi­tion de pou­voir hié­rar­chique ; il est un pou­voir par­mi d’autres, avec une vraie capa­ci­té d’ac­tion uni­la­té­rale. Mais, comme les autres, il doit se jus­ti­fier, dire ses rai­sons et objec­ti­ver ses cartes cog­ni­tives. Sa mis­sion consiste sur­ement à veiller au fonc­tion­ne­ment glo­bal du sys­tème. Il est donc en charge des médias de com­mu­ni­ca­tion, des forums et de l’é­thique de la dis­cus­sion. Il doit veiller à ce que les couts de tran­sac­tion soient rem­bour­sés, et donc dépas­ser un sys­tème de finan­ce­ment qui ne connait que les pres­ta­tions des opé­ra­teurs (et non leurs communications).

Suis-je en train de rêver ? Je ne le crois pas. Inter­ro­gez les fonc­tion­naires : ils ne seront pas vrai­ment éton­nés de cette des­crip­tion de leur rôle, même si elle est bien sûr par­tielle. C’est que le sec­teur ambu­la­toire fonc­tionne déjà comme un sys­tème de poly­ar­chie déli­bé­ra­tive. À cet égard, il contraste for­te­ment avec le sys­tème hos­pi­ta­lier qui cor­res­pond à un tout autre modèle. On pour­rait d’ailleurs ajou­ter que la poly­ar­chie l’emporte un peu trop, dans les pra­tiques quo­ti­diennes, sur la déli­bé­ra­tion. Il fau­drait donc réflé­chir aux moyens de rec­ti­fier cet équi­libre en appro­fon­dis­sant les condi­tions d’ef­fec­ti­vi­té de la délibération.

L’ambulatoire : une éthique, une thérapeutique et une politique

Le sec­teur ambu­la­toire a trente ans. Né dans des dis­cours d’é­man­ci­pa­tion qui ont fait date dans notre his­toire, il n’a pas encore l’âge de res­sas­ser des sou­ve­nirs et de se résoudre à accep­ter le monde tel qu’il est. Face aux évo­lu­tions sociales, il n’est, fort heu­reu­se­ment, pas obli­gé de s’en­fer­mer dans la fausse alter­na­tive de l’a­dap­ta­tion et du refus. Une autre posi­tion est pos­sible. Elle consiste à se réap­pro­prier dans toute son inté­gri­té un pro­jet qui, on l’a vu, pré­sente trois dimen­sions. Une dimen­sion éthique d’a­bord. Le pro­jet d’é­man­ci­pa­tion qui a pré­si­dé à la nais­sance des ins­ti­tu­tions les plus anciennes du sec­teur mérite d’être assu­mé à nou­veaux frais dans le contexte modi­fié d’un monde qui n’est plus conven­tion­nel, mais qui est colo­ni­sé par des dis­po­si­tifs poli­tiques de sub­jec­ti­va­tion qui, au plan de l’é­man­ci­pa­tion, méritent d’être mis en ques­tion et com­bat­tus. Une dimen­sion thé­ra­peu­tique ensuite : l’art de gué­rir a conquis, avec le sec­teur ambu­la­toire, une nou­velle dimen­sion, sociale, cultu­relle et ins­ti­tu­tion­nelle. Cette concep­tion de la méde­cine et de la thé­ra­pie men­tale n’est pas à l’a­bri d’une remé­di­ca­li­sa­tion et d’une repsy­cho­lo­gi­sa­tion à outrance. C’est pour­quoi il faut en expli­ci­ter les fon­de­ments et en démon­trer les bien­faits. Une dimen­sion poli­tique enfin : la poly­ar­chie déli­bé­ra­tive qui s’es­quisse dans le sec­teur ouvre de nou­veaux hori­zons à la démo­cra­tie des pro­fes­sion­nels et des usa­gers. Une élu­ci­da­tion réflexive de cette pra­tique, atten­tive aux dévia­tions de fait comme aux exi­gences de droit, est désor­mais à l’ordre du jour d’un sec­teur qui doit se renou­ve­ler tout en res­tant fidèle à une impul­sion nor­ma­tive qui, somme toute, fait sa grandeur.

  1. Rose, Niko­las (1989), Gover­ning the Soul. The Sha­ping of the Pri­vate Self, London/New York, Free Asso­cia­tion Books.

Jean De Munck


Auteur

Jean De Munck est professeur de sociologie à l'Université catholique de Louvain ([UCL->http://www.uclouvain.be]).