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Quel avenir pour le secteur ambulatoire de la santé ?
Le secteur ambulatoire est né, il y a trente ans, des mouvements de contestation de la société industrielle dans le domaine de la santé. Il a fait l’objet d’une institutionnalisation à l’occasion de la réforme de l’Etat belge : un cadre légal et des mécanismes spécifiques de financement lui ont été attribués par décret communautaire. En effet, même si l’essentiel de la santé reste dans notre pays une compétence fédérale, les missions d’aide aux personnes (les fameuses « matières personnalisables ») relèvent des Communautés. Aujourd’hui, à Bruxelles, le secteur ambulatoire regroupe les services de santé mentale, les téléservices, les maisons médicales, les soins à domicile, les soins palliatifs et continués, les services d’aide aux toxicomanes, les habitations protégées, des hôpitaux psychiatriques et de revalidation, des projets de recherche… Mais on devrait aussi y adjoindre les centres de planning familial et, de proche en proche, d’autres structures qui sont peu ou prou concernées par les questions sanitaires, comme les centres psycho-médico-sociaux (centres P.M.S.), les organismes d’aide et d’insertion, les C.P.A.S. Le secteur ambulatoire est donc un ensemble flou, dont le cœur est fait d’institutions exclusivement tournées vers la santé et dont la périphérie se trouve dans le secteur de l’action sociale au sens très large. Sa définition institutionnelle (en fonction du critère des compétences communautaires) ne recoupe pas exactement sa définition réelle. Aujourd’hui, le secteur ambulatoire se pose la question de son avenir. Dans le paysage de la santé publique, son importance est de plus en plus évidente, mais son orientation politique, ses modes d’organisation et sa spécificité méritent d’être réinterrogés dans un contexte très différent de celui qui a présidé à sa naissance. L’article qui suit cherche à dégager une méthode de questionnement sur l’avenir de ce secteur. Il dégage les enjeux du débat : ils sont éthiques, thérapeutiques et politiques. On ne peut saisir le questionnement dans toute son ampleur qu’en renouant avec une interrogation critique sur la santé, qu’en renouant avec une volonté politique de démocratie et d’émancipation.
Méthodologiquement, il me semble que nous pourrions distinguer, dès l’abord, entre deux manières de poser la question de l’avenir du secteur ambulatoire de la santé. La première problématique s’interroge sur le devenir du secteur en termes purement fonctionnels. Dans ce cadre, on pose la question en termes de rapport entre une offre spécialisée et une demande, entre des prestataires et une clientèle. C’est le questionnement privilégié par les consultants, les ministères, les économistes. La question fondamentale est celle de l’adaptation du système des soins ambulatoire (ou plutôt, du sous-système) à un environnement nouveau. Il s’agit alors d’un questionnement synchronique, déshistoricisé, où les enjeux normatifs n’apparaissent que sous la forme de l’ajustement requis entre une offre instrumentale et une demande. C’est dans ce cadre qu’apparaissent des thématiques de modernisation, telles que la flexibilité, la contractualisation avec l’usager ou la coordination des équipes.
La deuxième approche consiste à prendre le secteur ambulatoire comme un ensemble d’institutions qui a une histoire, qui possède une identité tout à fait spécifique, qui porte une normativité éthique et politique et qui adresse autant de questions à son environnement qu’il n’en reçoit en retour. Bref, il s’agit pour le secteur de prendre son rapport au monde comme un rapport tout à fait réversible de questions et de réponses, en refusant l’adaptation d’une offre à une prétendue demande.
Ce second type de questionnement sera celui que je vais privilégier. Je pense qu’il est plus riche et plus fécond que le premier, et je suggère qu’il serve de fil conducteur à la délibération publique lancée dans le secteur. Il nous force à nous demander : avons-nous, en tant que secteur ambulatoire, quelque chose de spécifique à apporter, qui échapperait au reste du secteur de la santé publique ? Je pense en effet qu’il y a, dans l’histoire de l’ambulatoire en Belgique, une forme d’exigence originale qui mérite d’être exhibée, montrée, articulée, explicitée, argumentée. Cette exigence ne se laisse apercevoir que si l’on entreprend une reconstruction de l’histoire du secteur du point de vue du présent, du point de vue des blocages et des promesses du présent. Comme les vies individuelles, les existences collectives sont confrontées au problème de leur identité. Comment ne pas rompre le fil identitaire ? Comment écrire le chapitre suivant de l’histoire sans rompre la trame du récit, en réinterprétant les intuitions de départ dans les circonstances nouvelles ? Ce n’est qu’en clarifiant ce second type de questionnement que les questions plus instrumentales sur lesquelles se focalise le raisonnement fonctionnel peuvent prendre un sens nouveau.
On peut tenter de commencer à articuler cette problématique de trois points de vue. Le premier point de vue plonge loin dans l’histoire du secteur. Il remonte à ses origines. Il s’agit de la question de l’émancipation aujourd’hui. Le secteur est né d’une révolte et d’un espoir de liberté. Mais aujourd’hui, que signifie encore l’idée de liberté individuelle ? Le deuxième point de vue est thérapeutique. Il reprend la question : Qu’est-ce que soigner ? Qu’est-ce que c’est finalement apporter les soins ? Et le troisième angle d’attaque sera politique. Il reprend la question : Qu’est-ce qu’une démocratie ? Comment réinterpréter aujourd’hui le projet de la démocratisation du secteur sanitaire, et avec lui, du secteur social d’aide aux personnes ?
D’une critique à l’autre
Flash-back sur les années soixante. Le secteur ambulatoire nait dans un contexte culturel très précis qu’on peut qualifier de contexte de rupture. Les institutions dites de « planning familial » sont issues de la révolution sexuelle de ces années-là, de la transformation radicale des comportements en matière de reproduction et de famille. Les services de santé mentale, formalisés en 1975, émergent dans un contexte de contestation frontale du système de la santé mentale cristallisé dans la forme asilaire. Les maisons médicales tentent de rompre tant avec l’hôpital qu’avec la médecine libérale classique.
Le secteur ambulatoire jaillit ainsi dans les années soixante puis se stabilise dans les années septante comme une forme de cristallisation institutionnelle d’un puissant discours critique des systèmes sociaux en place. On peut se demander aujourd’hui sur quoi portait exactement cette critique, quelle en fut la signification profonde. Il me semble que deux interprétations de ce moment sont aujourd’hui, quarante ans plus tard, en conflit. La première consiste à y voir, comme les acteurs eux-mêmes, un épisode quasi révolutionnaire, axé sur les valeurs du collectif, et profondément politique. Comme on s’en aperçoit en consultant les archives, le discours était en effet truffé de références politiques, d’ailleurs extrêmement chaotiques, où le discours libertaire se mêlait au discours marxiste. Mais dans l’après-coup, on peut cependant jeter un soupçon sur cette (auto)compréhension collectiviste et n’y voir qu’une étape de plus dans le processus d’individualisation et de dépolitisation des sociétés modernes. C’est la seconde interprétation : en faisant sauter les cadres de la médecine, de l’école, de l’hôpital, de l’asile, les contestations n’annonçaient nullement la prise de pouvoir par les masses, l’assomption de la liberté collective, un souci renouvelé du social, mais une nouvelle avancée du petit individu, égoïste et bourgeois, né avec le libéralisme du XVIIIe siècle. Il trouvera, dans les années quatre-vingt et nonante les institutions qui lui conviennent : le marché dérégulé, le narcissisme des psychothérapies, l’expressivisme culturel. Dans cette perspective d’après-coup, le discours politique des années soixante-septante n’aura été qu’une ruse de la raison individualiste. En réalité, c’est le néolibéralisme qui s’avançait masqué dans le carnaval gauchiste. Il faisait exploser les derniers cadres collectifs et traditionnels de l’existence. Une fois les lampions révolutionnaires éteints — rapidement, dès 1975 -, il ne restera plus que des sujets désarrimés, sans repères moraux ou politiques. Le capitalisme postindustriel triomphe sur les ruines de la société conventionnelle.
Cette native ambigüité va profondément peser sur le secteur ambulatoire. Elle accompagnera son développement, tout au long des vingt dernières années. C’est que, dès les années quatre-vingt-cinq et nonante, les yeux étaient dessillés. On ne pouvait plus échapper à un constat paradoxal. En un sens, la révolte avait atteint sa cible. Le régime asilaire faisait place au secteur hospitalier et ambulatoire, l’école entrait dans une crise dont elle n’est (à ce jour) pas encore sortie, la sexualité se libérait à une vitesse foudroyante, la famille traditionnelle se désagrégeait non moins rapidement. Les premiers mouvements de déshospitalisation s’esquissaient au milieu des années quatre-vingt, et le processus s’est accéléré dans les années nonante, avec les mesures Busquin. Mais d’un autre côté, rien ne se passait comme on le souhaitait : la sexualité libérée tourne au triomphe du sexe triste (dans le style lamentable des « Particules élémentaires »), quand elle n’est pas happée par les lois du marché le plus vil, celui de la pornographie désormais allié à celui de la publicité ; la déshospitalisation rime avec solitude, exclusion et nouveaux contrôles « individualisés » ; les « droits du patient » tournent à la judiciarisation de la relation médicale ; l’explosion de la famille traditionnelle, la destitution de l’autorité débouchent sur de nouvelles errances, de nouvelles souffrances ; l’augmentation jamais démentie, au cours des trente dernières années, de la fréquentation des psychothérapies semble aller de pair avec le délitement de la citoyenneté, le repli des égoïsmes et un culte désespéré du Moi.
Dans ce grand chamboulement auquel il a participé si activement, le secteur ambulatoire est d’autant plus mal pris que le voilà très rapidement mis en position non d’émancipateur, mais de régulateur. On attend désormais de lui qu’il remplisse le rôle de régulateur d’une société qu’il a contribué à faire émerger. Le voilà donc appelé à gérer les décrochages scolaires dans l’enseignement « rénové », les adolescents attardés qui ne quittent plus leurs parents « libérés », les petites délinquances urbaines ; les maisons médicales sont mobilisées dans les quartiers au nom de la sécurité, les services de santé mentale sont appelés à faire des thérapies contraintes, le planning familial doit gérer la violence sexuelle dans les écoles. C’est qu’il ne s’agit plus seulement de libérer les sexualités, le sourire aux lèvres et la paille dans les cheveux. Il s’agit aussi de cadrer… Comment dire ? De réguler. De mettre des limites. D’enseigner que la sexualité est toujours proche, si proche, de la violence, et même du mépris.
Le monde a changé, la crise d’identité est donc profonde. Tout se ramène, finalement, à un grand paradoxe, profondément ressenti par les professionnels. D’un côté, s’il continuait à tenir le discours antisystème et anti-institution, le secteur entrait dans une étrange alliance avec les nouveaux pouvoirs. Le discours émancipateur se retourne, pour ainsi dire, contre luimême car les Maitres de 1995 ne sont plus ceux de 1960. Ils ne tiennent plus le discours de la tradition mais celui de la subversion. Doit-on donc faire le jeu des médias de masse, qui font exploser les références culturelles, qui ne connaissent que le zapping et la souveraineté du consommateur ? Doit-on se ranger du côté des dérégulateurs qui rêvent de faire sauter hôpitaux, asiles, écoles, pour en rattraper les débris dans la nasse du marché au nom de l’individu libre, c’est-à-dire, encore une fois, du consommateur souverain ? Doit-on prêter main forte aux innovateurs culturels postmodernes qui démantèlent les idées mêmes de choix et de cohérence, redoubler les discours intrusifs — psychologiques, publicitaires — qui agressent les formes culturelles traditionnelles, notamment celles du monde immigré ? Doit-on célébrer une sexualité libérée quand elle tourne à la sexualité consommée ou à la violence pure et simple ?
Non, bien sûr. Mais alors il faut bien tenir un tout autre discours que celui qui a fait florès à l’origine du secteur. Mais ne serait-ce pas encore se contredire que de faire l’éloge de l’institution et de la famille patriarcale, des normes et de l’ordre comme « chemin de la liberté » ? Et pourtant, dans le grand désarroi des années quatre-vingt, on a vu cela : non le retour subversif à Freud, mais le retour conservateur au Père, sans lequel on découvrait, tout d’un coup, qu’on ne pouvait pas faire une subjectivité et qu’on ne pouvait pas bander une liberté. On s’est alors mis à déplorer le fait que les juges n’étaient plus des vrais juges, qui décident et sanctionnent ; les médecins, des vrais médecins, bien bornés et bien positivistes ; les enseignants, des vrais professeurs, qui transmettent et répètent au lieu de communiquer et d’innover à tout bout de champ. Le tourniquet s’affole, les places s’échangent, les repères dansent. De là à penser qu’il faut tourner la page, tourner le dos à l’ambition critique, il n’y a qu’un pas. La confusion pousse donc certains à abandonner un débat si stérile pour se « professionnaliser » autour de « compétences ambulatoires » réduites à leurs aspects les plus instrumentaux. Adieu, le temps des cerises. Voici venu le temps des gestionnaires et des créneaux, des chiffres et des évaluations, des grands Executives et des petits compétents.
Installer une éthique du sujet au milieu des politiques de la subjectivité
Je n’ai pas rappelé les origines et la crise du développement du secteur ambulatoire pour jouer le répertoire de la nostalgie et du désenchantement. Je pense en réalité que la description que je viens de donner est très incomplète, même si elle éclaire une partie de la conjoncture où nous nous trouvons. Elle passe sous silence un autre versant de cette histoire. Je pense qu’il y a toujours dans le secteur ambulatoire, une force critique qui peut, qui doit être activée, pour de bonnes raisons. Mais la grammaire de cette critique doit être redéfinie si elle veut échapper aux paradoxes inhibants et destructeurs que je viens d’énoncer.
Si le secteur ambulatoire est original en quelque chose, c’est dans sa pratique. Une pratique tissée par une normativité qui ne vient pas toujours au discours et qui échappe, foncièrement, aux faux dilemmes de la liberté et de la norme, de l’individu et du collectif, de la domination et de la rébellion. Tout dans cette pratique n’est pas original, bien sûr. Ce qui me semble original, c’est la pratique de la subjectivité mise en oeuvre dans de multiples lieux de l’ambulatoire. Il me semble que la problématique de l’ambulatoire n’est pas celle de l’individualisme contre le collectif ; ni du collectif contre l’individu ; de la loi du Père contre l’autonomie déréglée ; ni de la célébration des profondeurs du sujet contre les normes et les Maitres. Elle est celle de l’invention d’une morale postconventionnelle. J’entends cette expression de « morale postconventionnelle » au sens que lui a donné Kohlberg : une moralité dégagée de la loyauté au groupe d’appartenance et libre des « conventions » supposées fixer à priori les normes du juste comportement ; une moralité indexée à des normes supérieures (droits de l’homme, respect du sujet) et demandant un travail de contextualisation des normes. Le secteur ambulatoire invente, sans toujours sans rendre compte, une moralité postconventionnelle qui aujourd’hui se distingue d’autres dispositifs, d’autres idéologies et d’autres pratiques qui ont tous, pour épicentre, la régulation de la subjectivité.
Des politiques de la subjectivité, il y en a beaucoup, en effet. Elles ont prospéré, dès les années septante, sur les ruines des institutions traditionnelles. Nikolas Rose1 n’a pas eu tort d’y découvrir le principe fondamental des nouveaux modes de contrôle, même s’il a eu tort de n’y voir que du contrôle. Il suffit d’ouvrir les magazines, de lire des revues de marketing. On y découvre des dispositifs de construction des figures de la subjectivité. On pourrait par exemple reprendre, en ces termes, la construction de la figure du consommateur. Le consommateur n’est pas un individu ordinaire. Il est construit, formaté, équipé, cadré, dans une direction précise. C’est un sujet qui a des préférences et qui, en fonction de ses préférences, est capable de se situer dans un éventail de choix, choix qu’il ne constitue pas mais dont il peut espérer qu’il soit aussi large que possible. Le problème d’une politique du sujet consiste ainsi à transformer les sujets que nous sommes, pleins de désirs, de valeurs, d’idéaux et de pulsions, en des sujets susceptibles de se comporter comme de tels sujets consommateurs. Il faut donc apprendre que le désir s’ordonne et se calcule, que l’objet du désir peut être un objet sur un marché, un bien acquis, aliéné, échangé, consommé. C’est une tâche extrêmement difficile de transformer un désir en un désir monnayable. Au cours des vingt dernières années, la société occidentale a fait en ce sens des progrès décisifs. On pourrait aussi évoquer la construction de l’individu expressif. Celui-là ne connait pour norme que son désir, qu’il prétend « authentique ». Il cherche à le dire, l’exprimer, le révéler comme le bien très précieux qui n’a pas d’équivalent (c’est pourquoi le sujet expressif se présente souvent comme l’antithèse du sujet consommateur). Pour cela, il est prêt à faire du yoga, du macramé, de la techno ou de la plongée, et bien sûr quinze années de thérapies. Sa problématique esthétique, politique, morale, sexuelle se ramène finalement au dilemme insoutenable du « j’aime/ j’aime pas ». On sait combien de multiples initiatives culturelles, psychothérapeutiques, éducatives, formatives offrent des dispositifs pour permettre l’épanouissement de cette figure du sujet.
Il me semble en revanche que le secteur ambulatoire a réussi, non sans tâtonnements et contradictions, à dégager une figure très particulière du devenir-sujet. Elle se distingue des figures que je viens d’évoquer non seulement dans son contenu mais aussi dans ses procédures. L’approfondissement de cette proposition culturelle et éthique singulière est, à mes yeux, la clef de sortie de la crise identitaire du secteur.
Comment caractériser la figure de la subjectivité qui se dessine dans le travail quotidien du secteur ambulatoire ? Au fond, d’une manière ou d’une autre, que vous soyez systémicien, psychanalyste ou médecin de maison médicale, le sujet qui souffre et qui se présente à vous, c’est un sujet que vous prenez d’emblée comme un sujet qui a affaire à un autre. Vous posez, par décision méthodologique, qu’il n’est pas seul, et vous essayez d’incarner ce choix méthodologique dans le fonctionnement professionnel d’une maison médicale, dans la relation transférentielle établie avec la personne, dans le rapport aux familles, au quartier. Le planning familial, la maison médicale, l’institution de santé mentale travaillent d’abord sur les interactions. Pourquoi ? Parce que l’hypothèse de départ est que l’interaction est au centre de la subjectivation. L’impasse de l’individualisme moderne, c’est de nier qu’il y a en moi, un autre constitutif de moi. Cette négation est une impasse aussi sérieuse que l’impasse faite, dans les sociétés traditionnelles, sur la liberté du sujet. Dans ce dernier cas, l’autre est fantasmé comme toutpuissant. Contre ces deux impasses, il faut soutenir le primat de l’interaction, l’irrévocabilité de la présence de l’autre, mais aussi la différence de l’autre et donc, l’irrévocabilité de la liberté du sujet. Voilà une proposition éthique décapante dans notre monde. Pour l’individu expressif, l’autre est devant lui, comme un autre sujet expressif qui n’est en rien constitutif de son être ; pour le consommateur, il n’y a pas d’autre, il n’y a que des objets. Eh bien, une thérapie du consommateur invétéré et du zombie expressif commence par la réintroduction de l’autre. La guérison, quand il y en a une, est une altération du sujet, au sens littéral du terme.
Le secteur ambulatoire a découvert, au fil de sa pratique, que ce n’étaient ni un surcroit d’individualisme ni un surcroit de collectivisme qui définissaient sa différence. Il a découvert qu’il pouvait se rassembler autour d’une formule simple aux conséquences infinies : il n’y a pas de sujet isolé et souverain. C’est vrai d’abord pour le patient qui souffre, qui souffre de l’autre, avec d’autres, entre autres. Et le sujet professionnel — médecin, psychologue, sexologue, éducateur — n’est lui-même pas un sujet souverain. C’est bien pourquoi il doit, lui aussi, apprendre à travailler avec les autres. Et, d’abord, avec son patient !
Ce simple axiome rompt avec les mythes constitutifs de la médecine libérale classique, qui mise sur la décontextualisation du patient et la souveraineté experte du médecin. Il rompt d’ailleurs avec la prétention de tous les experts. Il porte loin en matière de sexualité. Il constitue une vraie résistance par rapport à la plupart des psychothérapies qui sont construites sur le mythe de l’individualisme. Le secteur ambulatoire rappelle que le projet d’émancipation — il reste bien notre projet fondateur — passe nécessairement par des autres. Et qu’une thérapie est toujours une thérapie de l’Autre avant d’être celle de l’Un.
Que veut dire « soigner » ?
L’histoire du secteur ambulatoire présente cette double face : d’un côté un discours d’origine qui a cessé de nous parler, de l’autre une grammaire des pratiques qui est un vrai défi aux politiques de subjectivation qui ont prospéré sur les ruines de la morale conventionnelle. La crise d’identité qui mine le secteur peut être l’occasion de se débarrasser une fois pour toutes des faux dilemmes de l’un pour construire sur l’autre. Je pense donc que la première tâche d’une délibération du secteur consisterait à tenter d’élucider cette grammaire morale qui est la sienne dans le contexte nouveau des sociétés postconventionnelles. Et cela nous conduirait peut-être à un discours différent sur le soin, sur la santé. C’est la deuxième question que je voudrais aborder.
Qu’apporte le secteur ambulatoire à la politique de santé publique ? En quoi est-il porteur d’un concept spécifique de thérapie ou de soin ? J’aimerais distinguer deux spécificités du secteur qui me semblent importantes.
La première spécificité porte sans conteste sur la question de l’accès aux soins. Cette question, vous le savez, est au coeur du projet d’État social qui s’est déployé à partir de la fin du XIXe siècle et a donné naissance, au milieu du XXe siècle, aux institutions complexes de l’assurance maladie obligatoire. Dans ce cas, il s’agissait de garantir, par des moyens juridiques et financiers appropriés, un accès généralisé aux soins de santé — y compris aux soins de santé mentale. Par tout un aspect de sa pratique, le secteur ambulatoire s’inscrit dans cette logique. Les centres de santé mentale, les maisons médicales, diverses institutions ambulatoires visent bien à approfondir ce mouvement de démocratisation de l’accès. L’originalité de leur pratique doit sans doute être trouvée dans l’idée que les moyens financiers et juridiques ne sont pas suffisants pour véritablement démocratiser la santé. Il faut aussi y adjoindre des moyens culturels et sociaux intraduisibles en termes juridiques ou monétaires. Ainsi par exemple, une maison médicale dans un quartier multiculturel peut déployer une politique d’accessibilité à ses services sensible au contexte très complexe dans lequel elle travaille. Ce contexte est tissé non seulement de difficultés financières, mais aussi de clandestinités, de représentations culturelles hétérogènes, de multiples langues et coutumes qui constituent de vrais obstacles à l’accès aux soins. Ils ne peuvent être traités par les droits sociaux standards. Les hôpitaux et la médecine libérale ne peuvent prendre en charge ces problèmes. Ce vide est alors comblé par les pratiques atypiques du secteur ambulatoire. Cela représente une part importante du secteur ambulatoire à la santé publique, et rien que cela justifierait son existence.
Mais ce premier aspect de sa pratique ne met pas en question la notion de soin puisqu’il ne s’agit que du travail sur l’accès aux soins. Ceux-ci restent formatés par les deux grands modèles de la relation thérapeutique qui nous ont été légués par la médecine du XIXe siècle, qu’on peut identifier à deux lieux prototypiques : le cabinet de consultation et la chambre d’hôpital. Certes, le domicile du malade demeure un des lieux d’exercice de la médecine au cours des deux derniers siècles. Mais il n’est pas perçu comme un lieu idéal. On a vu en effet sans cesse se réduire la mobilité des praticiens, pour la réduire aux situations d’urgence. Une nette préférence est donnée à la consultation en cabinet et au lit d’hôpital. Le motif sous-jacent de ce privilège doit être recherché dans un idéal-type bien précis de la médecine moderne, idéal qui a orienté les pratiques et les politiques de santé dans la modernité récente. Au coeur de ce modèle, il y a une volonté de décontextualiser la relation médicale pour la centrer sur les aspects les plus différenciés de la maladie. L’activité thérapeutique dans ce modèle doit en effet porter sur l’individu malade, et non sur son contexte. Cette décontextualisation va de pair avec la technicisation de l’acte médical, qui suppose un bureau monofonctionnel, des instruments à portée de la main, un entourage professionnalisé. Elle passe aussi par les normes de différenciation de l’interaction médecin-patient dont Parsons s’est fait le théoricien.
Lorsque nous disons que le secteur ambulatoire favorise l’accès aux soins, il ne met pas nécessairement en cause ce mode d’organisation de la relation thérapeutique. Après tout, un centre de guidance comme une maison médicale offrent des consultations « classiques », et c’est fort bien. Mais, par un autre aspect, ce secteur ambulatoire a aussi développé un modèle alternatif de pratique soignante. Je pense aux soins à domicile et aux initiatives institutionnelles multiples qui se sont concentrées, surtout, dans le domaine de la santé mentale (au sens large).
Dans ces pratiques se dessine un modèle de médecine contextualisée qui n’a pas encore vraiment trouvé sa théorie. Il ne s’agit plus seulement de guérir (to cure), mais de prendre soin de… (to care). Il s’agit d’inclure, dans une pratique thérapeutique, l’aménagement d’un environnement. Il s’agit non seulement de prendre soin du malade, mais de prendre soin du soin, si j’ose dire, de veiller à sa permanence, sa diversité, sa qualité, sa multidimensionnalité. Il s’agit de prendre soin du thérapeute, de sa présence, de sa capacité de communiquer, autant que du malade lui-même. Il s’agit d’offrir des lieux de vie, des refuges, des promontoires, des passerelles, des abris, des stations, des résidences. Il s’agit d’inventer des fonctionnements collectifs originaux, où le pouvoir et la norme font l’objet d’une réflexivité attentive. Dans cette perspective, instituer la santé consiste à instituer une dimension du monde plutôt qu’un système fonctionnel et les passerelles qui y conduisent.
C’est bien d’une institutionnalisation dont il s’agit. On doit prendre la mesure de ce fait important : nul secteur de la santé n’a fait autant pour désinstitutionnaliser le monde médical, pour réduire l’importance de l’asile ou de l’hôpital. Et aucun secteur n’a été, tout au long de sa jeune existence, aussi fécond dans l’invention d’alternatives institutionnelles. À telle enseigne qu’il joue un rôle phare, probablement paradigmatique, dans la redéfinition contemporaine des coordonnées très profondes de l’institutionnalité du social. Je veux dire ceci : le secteur ambulatoire est un lieu d’expériences réflexives très élaborées de nouveaux modes d’institution du lien social avec le malade, le handicap, la dépendance, la souffrance. Il est à ce titre un laboratoire de la santé du XXIe siècle. Par-delà cette innovation spécialisée, il est aussi, sans doute, un laboratoire du lien social lui-même, dans toute sa généralité. Il propose non seulement, dans les meilleures de ses versions, une ébauche d’une éthique postconventionnelle (c’était mon premier point). Mais il esquisse aussi, dans les meilleurs des cas, des institutions, c’est-à-dire des dispositifs sociaux, qui n’obéissent plus aux cadres disciplinaires dont l’hôpital est l’héritier. C’est pourquoi son expérience a une portée globale.
Soigner, ce n’est donc pas seulement soigner le corps au sens organique du terme. Soigner, ce n’est pas seulement soigner le mental au sens psychologiste du terme. Soigner, c’est soigner le corps et l’esprit dans des contextes de normes et de pouvoirs qui doivent être travaillés pour eux-mêmes, si c’est bien de santé dont on parle. Dans une institution dite « ambulatoire », on peut travailler le mode d’insertion des personnes dans leur milieu, dans leur quartier, dans leur famille. On peut problématiser la capacité de se présenter en public, la capacité de se lier à un employeur, le style de vie, les coutumes du quotidien. On peut commencer à construire les repères des relations que doivent tisser des familles non occidentales dans des milieux de travail et de culture occidentaux. Tout cela suppose évidemment beaucoup d’innovation, et donc beaucoup d’expérimentations.
Le secteur ambulatoire est né dans un bain de langage politique et a été imbibé par l’imaginaire de la révolution sociale et politique, culturelle et sociale. Aujourd’hui, ces discours nous font sourire. Nous ne devons en avoir aucune nostalgie. Ils ont cessé de faire sens, c’est tout. Mais pourtant, le fil n’est pas rompu. Il y a dans ce discours des origines un thème à reformuler, à partir de l’expérience historique des trente dernières années. Ce thème, c’est celui de l’incapacité du médical et du psychologique traditionnels à assurer, par leurs propres forces, une santé globale. C’est pourquoi, dans les pratiques quotidiennes du secteur, le désir de révolution a fait place à une clinique du social, articulant directement maladie et contexte, soin et socialisation, normalité et normativité. Cette nouvelle étape dialectique du projet thérapeutique de l’ambulatoire mérite aujourd’hui d’être assumée en pleine conscience, fièrement et ouvertement : elle condense, dans son noeud de questions, un des enjeux majeurs de la réorganisation du champ médical des prochaines années.
Une crise de la démocratie en matière de santé
La problématique de la démocratie constitue la troisième perspective à partir de laquelle nous pouvons interroger le secteur ambulatoire. Le secteur ambulatoire porte-t-il encore un projet politique spécifique ? Est-il le lieu d’invention d’un mode particulier de construction collective des questions de santé publique dans la société belge aujourd’hui ? Se caractérise-t-il par un mode de coordination plus démocratique que celui qui organise le secteur hospitalier ? Dans les années soixante, personne n’était gêné de parler de ce problème politique ; j’observe que le secteur est beaucoup plus discret aujourd’hui sur cette question qui est pourtant inscrite dans l’histoire de sa genèse. Or sa conception a été étroitement liée à la critique de l’expertise médicale et de son mode de fonctionnement hiérarchisé, liée aussi à la critique des modèles bureaucratiques et gestionnaires de la santé publique. Sur ce plan-là également, nous devrions rouvrir un débat sérieux.
Dans les politiques de santé, il n’est évidemment pas difficile d’apercevoir que nous disposons de deux modèles de régulation : la régulation par l’État et la régulation par le marché. On peut dire que, grosso modo, la régulation par l’État a prévalu dans notre pays, depuis 1945 à la suite de l’introduction du système de sécurité sociale. Tout de suite, nous devons cependant nuancer. Nous n’avons pas nationalisé le secteur de la santé, comme d’autres pays. Un marché libéral de la médecine subsiste, et les grands équipements eux-mêmes (les hôpitaux) sont aux mains d’associations puissantes. Pourtant, ce qui reste de marché dans notre système est très faible puisque la formation des prix échappe aux agents économiques. Or, vous le savez bien, un marché n’est un système de coordination que si la formation des prix y est libre. Ce n’est pas le cas : la formation des prix de la santé dépend du système politique. Celui-ci est étroitement contrôlé par les associations, mais il dépend aussi des partis politiques et de leurs stratégies électorales.
Dans un tel contexte, on devine que l’administration est puissante. Mais il faut préciser qu’elle est double : d’un côté, on a les fonctionnaires des ministères et, d’un autre côté, les bureaucraties des « corps intermédiaires » du secteur (les mutualités et les associations professionnelles). Il faut dire qu’en Belgique, la connexion entre les deux corps est très dense (c’est ce que les politologues ont appelé le « lotissement de l’État belge »), de sorte que des ajustements quasi automatiques permettent d’éviter les conflits. En termes de modèles de démocratie, on peut dire qu’on a affaire à une double source de légitimité de la décision : d’un côté la représentation parlementaire, d’un autre côté la représentation des groupes d’intérêts (qu’on peut réduire, en schématisant fortement, au face-à-face des mutualités et des médecins). En matière de santé publique, la décision se prend à la conjonction de ces deux systèmes de représentation.
En réalité, cette situation donne un pouvoir énorme aux bureaucraties. Elles ont été le lieu fondamental de la gestion du système sanitaire belge depuis 1945. Elles ont développé un instrument de gestion tout à fait typique : la planification. L’État médico-social a été un État planificateur. Son action consistait à réguler le système par le haut, à partir d’un centre administratif expert, qui établit des plans, quadrille le territoire, accumule du capital, nomme des gestionnaires, programme des lits, évalue les besoins, construit des nomenclatures d’actes, fixe les barêmes, distribue les statuts, homologue les diplômes, etc.
Ce n’est pas parce qu’on est en train de sortir partiellement de ce modèle qu’il faut le peindre en noir. Il y eut là un vrai modèle de démocratie, c’està- dire d’habilitation des acteurs, d’implication des citoyens dans des décisions de santé publique qui les concernent au premier chef. Cependant, ce modèle de régulation est progressivement entré en crise d’efficience et en crise de légitimité.
Il y a d’abord un problème d’efficience. Le secteur est caractérisé par une diversification croissante des situations. Les situations sont complexes, volatiles, transitoires, intriquées. L’hétérogénéité des demandes est telle qu’aucun planificateur n’est plus capable de gérer le secteur au-delà du court terme. Ce n’est pas un problème de bonne volonté, ni même un problème technique. Même le meilleur bureau d’étude, qui disposerait de la plus sophistiquée des techniques d’analyse, serait incapable de programmer sur dix ans les besoins de santé publique à Bruxelles. L’incertitude est partout, le risque nous attend tous les jours. On peut expliquer cette situation de multiples façons : la société s’est complexifiée, les services se sont différenciés, nous avons une conscience accrue de la multiplicité des causalités, etc. Quelle que soit l’explication, on n’aborde pas un monde complexe avec des plans et des programmes ! Pour être efficaces, nous avons besoin d’un système beaucoup moins centralisé, ouvert à l’innovation, à l’apprentissage, capable de suivre des évolutions sociales imprévisibles sans pour autant se briser.
En second lieu, se présente un problème de légitimité. Il faut oser parler de la crise de la représentation politique. On connait bien la crise de la représentation parlementaire. Mais il y a aussi une crise de la représentation mutualiste et médicale. Ce n’est un secret pour personne que les assemblées mutualistes ne passionnent plus les foules et que la moyenne d’âge y est, désormais, assez élevée. Ce n’est pas un mystère que, pour des raisons structurelles liées à la dynamique même du système politique dont je viens de rappeler les coordonnées, le pouvoir des experts y apparait prépondérant. Je ne pense pas que le rôle des mutualités soit terminé et j’espère qu’elles conserveront un pouvoir réel. Mais il faut reconnaitre que le type de représentation des usagers qu’elles mettent en oeuvre, les affiliations idéologiques qu’elles proposent, la construction cognitive du secteur qu’elles tentent de construire laissent échapper des morceaux importants de la réalité. Quant à la représentation des médecins, il faut aussi s’interroger sur le fait de savoir si les organisations professionnelles qui ont pignon sur rue sont encore représentatives des savoirs médico-sociaux des professionnels. Il faut aussi s’interroger sur la représentation, le plus souvent inexistante, des professionnels non-médecins — psychologues, infirmières, assistants sociaux — au sein des processus de décision du secteur de la santé. Leur omniprésence dans le quotidien du secteur ne semble trouver un équivalent inversé que dans leur grande absence de la scène politique de la santé — celle de l’élaboration des problèmes, de la négociation des politiques, de la gestion des dispositifs.
La polyarchie délibérative
Je pense que le problème de l’efficience des politiques publiques est fortement lié au projet de planification du secteur. Ce projet repose sur des dispositifs cognitifs qui ne sont plus assez complexes. La planification médicale et hospitalière organise un système reposant fondamentalement sur deux modalités de la relation thérapeutique : l’hôpital ou la consultation. Cela l’amène à catégoriser la réalité à travers des lits et des nomenclatures d’actes médicaux. Sauf quelques exceptions, tout ce qui ne rentre pas dans ces schèmes n’existe pas. Il me semble remarquable que le secteur ambulatoire rompt avec cette sous-complexité. Vous y trouvez une panoplie considérable d’offres. Il n’y a plus, pour aucun modèle, de monopole institutionnel : le soin à domicile, la consultation, la résidence, le centre de jour, le centre de nuit, tout cela coexiste et se combine. Et il me semble que, dans une large mesure, quand elle est audacieuse, l’administration du secteur ambulatoire ne se pose pas en centre planificateur. Elle fonctionne plus sur la base de l’appel d’offres que sur la base du programme. Elle est plutôt un lieu de gestion continue, d’accompagnement de processus d’expérimentation institutionnelle qu’un lieu qui prétend disposer du savoir centralisé.
Comment qualifier le modèle de régulation qui s’incarne dans le secteur ambulatoire ? Je propose, pour le qualifier, une expression empruntée à des sociologues américains, Charles Sabel et Joshua Cohen : la « polyarchie délibérative ». Ce concept me semble parfaitement convenir à ce que pourrait être le modèle de démocratie porté par les professionnels de l’ambulatoire.
La polyarchie n’est ni l’anarchie ni la hiérarchie. La polyarchie suppose, au contraire de l’anarchie, une structuration de systèmes de pouvoir, de lieux de décision, d’instances de coordination ayant de vraies capacités d’action unilatérale. Et au contraire de la hiérarchie, la polyarchie a abandonné l’idée qu’une rationalisation effective du pouvoir doit nécessairement passer par un schéma pyramidal, accordant tout pouvoir au sommet. La polyarchie est adéquate à un monde complexe. Dans ce monde non planifiable au niveau global, il faut résolument habiliter des pouvoirs locaux. Eux seuls disposent du savoir de leur environnement ; eux seuls peuvent disposer des capacités d’action et de mobilisation dans leurs contextes particuliers. Au fond, l’administration elle-même ne dispose que d’un savoir particulier, qui doit se coordonner avec celui des autres entités, tout aussi particulières. On ne peut absolument pas penser que l’administration résume, ou subsume, tous les savoirs particuliers dans des catégories englobantes. Cela signifie aussi que l’administration a une vraie autorité, qu’elle constitue un pouvoir, même s’il ne s’agit évidemment pas d’un pouvoir absolu.
Mais la polyarchie doit être délibérée. Il faut introduire cette spécification normative pour bien marquer que l’essentiel du modèle repose sur une certaine qualité de ses processus d’échange et de coordination. La délibération n’est pas l’agrégation. La coordination par agrégation est une coordination qui repose sur des alliances, des sommations de pouvoirs particuliers sur des bases occasionnelles, comme dans une coalition gouvernementale. Dans ce cas, on ne suppose pas nécessairement l’échange des raisons d’agir et l’établissement, par le dialogue, d’une carte du monde commune. Les compromis suffisent à l’action collective. La délibération n’est pas non plus réductible à la représentation. La représentation collective constitue un mode de coordination qui fonctionne sur un mandat : les représentants doivent être fidèles aux représentés. Mais cette sémiologie politique naïve, qui suppose l’adéquation du signifiant au signifié, est sans cesse défaite dans les processus de décision. La délibération, c’est l’effort permanent d’échanger non seulement sur les positions et les décisions, mais surtout sur les raisons et les justifications. Son objectif est de parvenir à créer des consensus en donnant ses raisons. C’est-à-dire en choisissant une autre voie que celle de l’influence latérale, secrète, de la stratégie manipulatoire ou celle de l’autorité par un pouvoir central.
La délibération permanente suppose des forums, des réunions et des colloques, des médias de communication et une éthique de la discussion. Elle est le milieu dans lequel les savoirs locaux peuvent se lier et se globaliser. Elle est, en un mot, le milieu des apprentissages.
On pourrait peut-être s’essayer à un exercice instructif : décrire le secteur ambulatoire comme la tentative d’établissement d’une polyarchie délibérative. Cette redescription nous réserverait quelques surprises. Je pense par exemple à l’étrange description du fonctionnaire qui en résulterait. Dans la polyarchie délibérative, le fonctionnaire reçoit sa légitimité d’action autant du terrain que du pouvoir politique qui le paie. Il n’est pas en position de pouvoir hiérarchique ; il est un pouvoir parmi d’autres, avec une vraie capacité d’action unilatérale. Mais, comme les autres, il doit se justifier, dire ses raisons et objectiver ses cartes cognitives. Sa mission consiste surement à veiller au fonctionnement global du système. Il est donc en charge des médias de communication, des forums et de l’éthique de la discussion. Il doit veiller à ce que les couts de transaction soient remboursés, et donc dépasser un système de financement qui ne connait que les prestations des opérateurs (et non leurs communications).
Suis-je en train de rêver ? Je ne le crois pas. Interrogez les fonctionnaires : ils ne seront pas vraiment étonnés de cette description de leur rôle, même si elle est bien sûr partielle. C’est que le secteur ambulatoire fonctionne déjà comme un système de polyarchie délibérative. À cet égard, il contraste fortement avec le système hospitalier qui correspond à un tout autre modèle. On pourrait d’ailleurs ajouter que la polyarchie l’emporte un peu trop, dans les pratiques quotidiennes, sur la délibération. Il faudrait donc réfléchir aux moyens de rectifier cet équilibre en approfondissant les conditions d’effectivité de la délibération.
L’ambulatoire : une éthique, une thérapeutique et une politique
Le secteur ambulatoire a trente ans. Né dans des discours d’émancipation qui ont fait date dans notre histoire, il n’a pas encore l’âge de ressasser des souvenirs et de se résoudre à accepter le monde tel qu’il est. Face aux évolutions sociales, il n’est, fort heureusement, pas obligé de s’enfermer dans la fausse alternative de l’adaptation et du refus. Une autre position est possible. Elle consiste à se réapproprier dans toute son intégrité un projet qui, on l’a vu, présente trois dimensions. Une dimension éthique d’abord. Le projet d’émancipation qui a présidé à la naissance des institutions les plus anciennes du secteur mérite d’être assumé à nouveaux frais dans le contexte modifié d’un monde qui n’est plus conventionnel, mais qui est colonisé par des dispositifs politiques de subjectivation qui, au plan de l’émancipation, méritent d’être mis en question et combattus. Une dimension thérapeutique ensuite : l’art de guérir a conquis, avec le secteur ambulatoire, une nouvelle dimension, sociale, culturelle et institutionnelle. Cette conception de la médecine et de la thérapie mentale n’est pas à l’abri d’une remédicalisation et d’une repsychologisation à outrance. C’est pourquoi il faut en expliciter les fondements et en démontrer les bienfaits. Une dimension politique enfin : la polyarchie délibérative qui s’esquisse dans le secteur ouvre de nouveaux horizons à la démocratie des professionnels et des usagers. Une élucidation réflexive de cette pratique, attentive aux déviations de fait comme aux exigences de droit, est désormais à l’ordre du jour d’un secteur qui doit se renouveler tout en restant fidèle à une impulsion normative qui, somme toute, fait sa grandeur.
- Rose, Nikolas (1989), Governing the Soul. The Shaping of the Private Self, London/New York, Free Association Books.