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Quel accès à la « bibliothèque » coloniale ?
L’accès aux sources de l’histoire coloniale pose problème. Certaines d’entre elles, disponibles sur internet, ne sont pas innocentes par les implicites et les valeurs qu’elles véhiculent. Les autres reposent dans les bibliothèques, centres d’archives, dont celui du ministère des Affaires étrangères, et ne sont consultées que par les spécialistes. C’est le rapport à l’archive, sa mise en sens culturelle en vue de son usage public qui est interrogé ici. Il montre le chemin encore à parcourir en direction d’une « décolonisation » des mises à disposition et traitements des sources documentaires.
La remise en question générale que traverse actuellement notre société justifie sans doute la place qu’occupent les théories postcoloniales dans les débats contemporains. Dans ce contexte, nombreux sont ceux qui défendent l’idée qu’il y a lieu de réécrire la vision du passé que se donne notre société à la lumière des nouvelles considérations théoriques.
Dans le domaine des affaires coloniales et postcoloniales, plusieurs intellectuels comme Valentin Mudimbe ou Achille Mbembe ont développé un des concepts clés, celui de la « bibliothèque coloniale ». Il symbolise la dynamique d’élaboration des savoirs représentant le continent africain comme un objet d’étude. Un Autre dont l’étrangeté est à analyser. Cela permet de dépasser la dimension économique et politique du fait colonial à propos de laquelle beaucoup a déjà été écrit pour en venir à la critique de sa dimension socioculturelle.
Lors des indépendances des État-nations africains, les élites nationales ont eu à se confectionner une identité propre. Pour ce faire, elles ont puisé dans les études culturelles dans le but de valoriser une africanité authentique et traditionnelle opposée à l’Europe ancienne colonisatrice. Cette vision binaire ordonne toujours la majorité des savoirs disponibles via la technologie internet.
Les technologies internet ne permettent donc pas de dépasser la vision « culturelle » du fait colonial et laissent l’internaute face à une compréhension binaire d’un passé scindé entre culture occidentale et culture africaine. Cette colonisation culturelle du social imposant une simplification de l’écriture du passé s’observe notamment dans les écrits donnés à lire aux écoliers dès leur plus jeune âge. C’est ainsi qu’en matière d’histoire du continent africain, les Belges ont accès à un enseignement basé sur des manuels scolaires. Cette histoire y est généralement abordée dans le cadre de l’histoire nationale, sous le règne du roi Léopold II, parfois dans les parties consacrées à la Belle Époque et à la période des indépendances africaines aux alentours des années soixante.
Au sortir du monde scolaire, la technologie internet offre une quantité de savoirs nourrissant l’intérêt culturel des internautes. Malgré les possibilités nouvelles offertes en matière de digitalisation, l’idée d’un choc culturel entre l’Occident et l’Afrique est maintenue quand il s’agit de donner un sens au passé commun de la Belgique et de la République démocratique du Congo. Pour analyser ce cycle culturel du passé colonial, nous développerons principalement la critique d’un ouvrage rédigé par des élites médicales en matière de médecine tropicale en Afrique centrale. Sur la base de ces propos, nous en analyserons l’accès possible via les technologies internet.
L’hégémonie du « choc culturel » en médecine tropicale
L’originalité de la Belgique est sans doute d’avoir dû écrire son histoire coloniale au moment où plusieurs puissances européennes étaient déjà implantées à travers le globe. Lorsqu‘elle annexe la propriété personnelle du roi Léopold II, l’État indépendant du Congo, la nouvelle métropole n’a que quelques expériences avortées en cette matière. En ce qui concerne la médecine, un laboratoire tropical avait été érigé à Kinshasa quelques années avant la mort du roi, mais les textes de loi belges alors existants n’apportaient aucune solution au développement de la médecine sociale. Durant la période de l’État indépendant du Congo (1885 à 1908), les rares médecins, souvent militaires, agissaient de façon pragmatique. Comme dans les domaines géographiques et législatifs, certains spécialistes se réservaient un champ propre d’investigation africaine : la médecine tropicale. Dans les années vingt, un premier plan d’organisation de l’assistance médicale indigène est mis sur pied sur la base des réseaux de dispensaires à l’est de l’État du Congo belge. Contrairement aux politiques de soins visant jusque-là à étudier et à soigner les malades via des missions scientifiques, ces premiers dispensaires étaient construits pour attirer les malades en quête de soins non ordinaires.
En 1930 est voté un financement massif de l’assistance médicale indigène nommé « Fonds reine Élisabeth pour l’assistance médicale aux indigènes » (Foreami) tendant à financer massivement l’assistance médicale, sociale et l’enseignement médical déjà en place. Cette action recouvrant toutes les dimensions de la médecine sociale a constitué une nouveauté pour beaucoup de médecins qui s’étaient jusque-là davantage préoccupés de soins et d’expérimentations. La Belgique détenait une autorité sur une région presque quatre-vingt fois plus grande que son propre territoire, laquelle devait dès lors être organisée. Dans cette optique, la colonisation médicale fut pensée comme quelque chose de nouveau par rapport à ce qui avait précédé. Les différents scientifiques en charge de la médecine eurent à intégrer les études ethnographiques et médicales dans le but de mettre sur pied les campagnes globales de lutte contre des maladies épidémiques telles que la maladie du sommeil. Pour ce faire, les médecins en chef de la colonie devaient intégrer les différences régionales qui expliquaient la réussite ou l’échec de leur travail. Ces différences régionales furent conceptualisées grâce au terme de « cultures ». Les théories culturelles furent utilisées par la suite par les acteurs politiques, sociaux ou médicaux pour expliquer leurs difficultés ; ce qui donna et donne encore aujourd’hui aux cultures un caractère conflictuel contribuant au « choc des civilisations ».
C’est précisément cette vision des « chocs culturels » que l’on retrouve dans la principale synthèse belge en matière de médecine tropicale. Janssens, Kivits et Vuylsteke dans Médecine et hygiène en Afrique centrale de 1885 à nos jours proposent un bilan scientifique du progrès médical opéré en Afrique centrale. Leur argumentation s’intéressant au « développement des services de santé » suggère une rupture entre deux ensembles : d’une part, l’«aperçu historique » qui a trait à la médecine d’avant les années vingt et, d’autre part, l’«organisation et évolution » qui trouve son point culminant dans la création du Foreami en 1930. Cette vision évolutive implique que la médecine occidentale est séparée de la médecine traditionnelle à laquelle est consacrée une section particulière concernant l’«anthropologie sociale, culturelle et médicale », où il est question d’un « choc culturel pour les jeunes médecins occidentaux » arrivant au Congo belge.
Pour saisir cette distinction présentée comme allant de soi dans leur livre, il est intéressant d’étudier le parcours des rédacteurs de l’histoire belge de la médecine en Afrique centrale tout au long du XXe siècle. De cette manière, il est possible de comprendre le rapprochement entre les problématiques médicale et culturelle.
Naissance et maintien de la vision coloniale et culturelle du passé tropical
Au moment d’organiser les campagnes prophylactiques contre la maladie du sommeil à une échelle aussi grande que celle de l’administration du Congo belge, les autorités médicales ont dû penser les significations culturelles des entités régionales. Ces élites se rassemblent alors autour d’une vision révolutionnaire prônant l’étude de toutes les pathologies tropicales qui freinaient, par leur caractère géographiquement « inexploré » et médicalement « inexpérimenté », la connaissance de la nature intérieure du continent africain. Lorsque ces intellectuels donnèrent un sens colonial à leurs pratiques médicales, il fallut dissocier les « pionniers » qui entreraient dans l’histoire coloniale des acteurs d’une colonisation nouvelle et entièrement belge. Cela a constitué une colonisation à posteriori des pratiques médicales de certains « pionniers » de la médecine tropicale par les élites coloniales. La colonisation culturelle du passé médical s’observe, d’un point de vue académique, dans la rédaction du parcours biographique de deux acteurs médicaux.
Le cas de la biographie du docteur Émile Van Campenhout illustre la colonisation d’une action médicale pensée à posteriori. Vers 1965, l’Académie royale coloniale belge confie à Albert Dubois la rédaction de la notice biographique de Van Campenhout, lequel avait été professeur d’hygiène à l’école de médecine tropicale. Professeur de pathologie tropicale à partir de 1929 à l’École de médecine tropicale de Bruxelles et ensuite à l’Institut de médecine tropicale prince Léopold à Anvers jusqu’en 1957, Albert Dubois donnera le cours de microbiologie à l’université de Lovanium et sera aussi membre du conseil d’administration du Foreami, de l’Institut national pour l’étude agronomique du Congo belge (Ineac), de l’Institut de recherche scientifique d’Afrique centrale et de l’Académie royale coloniale belge devenue ensuite l’Académie royale des sciences d’outre-mer.
« École de médecine tropicale de Bruxelles. La première session. Octobre à décembre 1906 ». L’assistance médicale indigène dans l’État Indépendant du Congo,
Fédération pour la défense des intérêts belges à l’étranger, 1907, p. 51.
Ces quatre institutions constituaient la base de l’expertise scientifique belge en matière coloniale, embrassant des domaines aussi variés que la médecine, l’agriculture ou les sciences humaines. Dubois attire aussi l’attention par son appartenance au Conseil supérieur de l’hygiène, organe consultatif qui aura son mot à dire sur les décisions du ministre des Colonies. Au moment de rédiger la notice biographique de Van Campenhout, Dubois présente ce « pionnier » de manière élitiste en insistant sur la pratique de médecine générale et militaire qui le caractérise. Il est vrai qu’aux yeux de Dubois qui a, pour sa part, connu les sphères élitaires coloniales, l’action de Van Campenhout n’entre pas dans le cadre académique. C’est pour cette raison qu’il mentionne les propos d’un autre membre de l’Institut royal colonial belge, Jérôme Rodhain, qui qualifia Van Campenhout de « pionnier tant pratique que scientifique dans nos territoires africains » « dont il est facile de se moquer par son caractère de bureau ». Il était entré dans l’administration du Service de l’hygiène ; ce qui l’éloignait du milieu académique.
D’autre part, la réappropriation culturelle s’observe dans la rédaction de l’histoire de Hyacinthe Vanderyst. Avant que l’enseignement médical ne soit centralisé à l’Institut de médecine tropicale prince Léopold à Anvers, les « pionniers » désireux d’être formés à la théorie et à la pratique de la médecine tropicale devaient suivre un enseignement de quatre mois à l’École de médecine tropicale de Bruxelles au parc Duden. D’autres aventuriers suivirent une formation administrative dans les écoles coloniales non médicales où l’enseignement des matières médicales était limité à sa composante législative. À la suite de ces diverses formations, les nouveaux diplômés se trouvaient confrontés à des cas pratiques pour lesquels il fallait trouver des solutions. C’est dans le but de combler cette carence de savoirs que l’auxiliaire médical sorti de l’École de médecine tropicale, Hyacinthe Vanderyst, décida de rédiger un manuel destiné à compléter certaines bases hygiéniques.
La deuxième édition de ce manuel de Notions élémentaires concernant les maladies tropicales a été éditée, en 1930, par une association significative : l’Association universitaire catholique d’aide aux missions (Aucam). La reprise du manuel de Vanderyst dans le corpus éditorial de l’Aucam n’est pas anodine dans le sens où il s’agit d’une association qui, en plus d’organiser le recrutement médical à l’université de Louvain, éditait une revue de vulgarisation en matière d’ethnographie d’outre-mer. Les maladies devaient, pensait-on, être combattues en fonction des mœurs de l’Africain pensé comme un corps à soigner. Il fallait les étudier, les objectiver. Aux yeux des lecteurs africanistes belges, le travail de Vanderyst est donc catalogué comme colonial car édité par l’Aucam et pouvant logiquement être synthétisé avec les autres travaux ethnographiques édités par l’institution universitaire dite spécialiste du sujet.
C’est précisément cette Afrique culturellement colonisée que l’on retrouve dans la présentation purement anthropologique de la médecine non occidentale faite dans la synthèse Médecine et hygiène en Afrique centrale de 1885 à nos jours. On aurait pu croire que les indépendances politiques des années soixante en Afrique aient contribué à donner au passé du continent une décolonisation, mais cela n‘a pas été le cas. Les élites médicales africaines ont utilisé les études culturelles pour se créer une identité par rapport aux anciens colonisateurs tout en gardant les outils analytiques de ces derniers. Quelle que soit la discipline scientifique, la naissance de l’altérité culturelle est maintenue dans les sphères académiques les plus reconnues. À titre d’exemple, on peut revenir à la synthèse critiquée plus haut : les scientifiques des sciences « dures » comme la médecine ont étudié leur spécialité dans la deuxième partie divisée en spécialités pathologiques, alors que les historiens ont fait de même de leur côté en exposant une vision évolutionniste de la médecine moderne tout en laissant la problématique de la médecine prémoderne aux anthropologues médicaux.
« L’homme de l’âge du papier timbré aux prises avec les monstres de la civilisation », dans L’illustration, n° 2333, Paris, 15 décembre 1888, p. 443.
Quel accès à une nouvelle lecture du passé tropical ?
Comment donc considérer l’accès aux conceptions de l’histoire dite postcoloniale en faisant usage des techniques les plus contemporaines comme internet ? En d’autres mots, la technologie internet permet-elle de se dégager de façon plus claire de la « bibliothèque coloniale » ? La participation massive des professionnels médicaux érudits à la rédaction de la synthèse Médecine et hygiène a favorisé son entrée dans les bibliothèques personnelles ou institutionnelles belges. La version digitalisée est même disponible sur le site internet de l’Institut de médecine tropicale d’Anvers. Cela dit, l’internaute désireux de consulter les documents utilisés plus haut pour critiquer la composante culturelle de la colonisation, devra se rendre dans diverses bibliothèques. Dès lors, la nature imprimée et non digitalisée des différentes sources comme la Revue de l’Aucam, les écrits de Vanderyst ou encore la Biographie coloniale belge/ Biographie belge d’outre-mer, limite, d’une certaine manière, la compréhension du passé colonial.
En ce qui concerne les archives d’outre-mer, les documents concernant la médecine tropicale sont consultables aux archives du ministère des Affaires étrangères dans le « Fonds hygiène », mais leur accès est difficile1. Les jeunes internautes considèrent bien souvent le centre d’archives comme un lieu vétuste fréquenté par des ancêtres à la recherche du passé. Les plus âgés le voient, quant à eux, comme un lieu inaccessible, exclusivement fréquenté par les professionnels de l’«Histoire ». À défaut de se déplacer aux archives, les curieux utiliseront les systèmes d’information de leur génération comme le réseau internet ou les conférences.
En Belgique, peu d’institutions en charge des anciennes affaires d’outre-mer ont entamé la digitalisation des archives permettant d’en offrir un accès direct comme cela a été fait, par exemple, pour le passé des cultures noires anglophones. La recherche de certains connaisseurs de l’offre culturelle virtuelle se tournera donc vers des moteurs de recherche plus globaux comme Google Book ou le service Gallica de la Bibliothèque nationale de France2.
À l’heure actuelle, la technologie internet circonscrit la connaissance du passé médical tropical à sa vision culturelle. En effet, les sources que nous avons analysées pour démystifier la séparation catégorique entre cultures médicales occidentale et africaine ne sont pas accessibles en ligne. Dès lors, l’analyse des différentes sources du passé médical tropical reste symboliquement cultivée par une élite professionnelle.
À l’instar de la démarche des théories postcoloniales, il a été question ici de prendre plus globalement en compte l’influence des institutions coloniales en matière de diffusion de l’histoire. La nouveauté que connait aujourd’hui la technologie internet a été l’objet d’une mobilisation particulière par l’Académie royale de Belgique, dont nous désirons souligner l’initiative. Cette institution et son partenaire, les Archives générales du Royaume, se proposent de centraliser les sources du passé national. Or, les archives du passé d’outre-mer sont toujours conservées dans les bâtiments du ministère des Affaires étrangères. Ce maintien symbolique et les difficultés d’accès qu’il implique sont préoccupants. La colonisation belge ne constituerait pas seulement un objet historique étranger impliquant une domination d’une culture sur une autre, mais plutôt un système de mise en sens culturelle qu’il reste à critiquer, sur papier comme sur internet.
- Il est intéressant de mentionner l’initiative française de Marie-Albane de Suremain qui a participé à la mise en ligne d’une plate-forme internet qui propose des archives concernant l’esclavage : www.eurescl.eu (onglet site pédagogique). Il s’agit là d’une alternative aux manuels scolaires traditionnels. Interactif, cet outil pédagogique permet une mise en accès harmonisée aux dépouillements de fonds nouvellement accessibles.
- On peut mentionner la digitalisation chinoise de la bibliothèque de l’université d’Harvard.