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Québec. Le printemps érable

Numéro 9 Septembre 2012 par Philippe Barré

septembre 2012

Le Qué­bec tra­verse depuis près de six mois une crise sociale sans pré­cé­dent. Une grève étu­diante, la plus longue de toute l’his­toire du Qué­bec, a mobi­li­sé jus­qu’à 320.000 étu­diants des col­lèges et uni­ver­si­tés (sur un total de 420.000) entre février et aout 2012. Des dizaines de mil­liers de citoyens, de tous âges et de diverses ori­gines sociales et cultu­relles, ont rapi­de­ment rejoint ce mou­ve­ment étu­diant. De grandes mani­fes­ta­tions natio­nales orga­ni­sées tous les 22 du mois depuis le mois de mars, et qui ont réuni jus­qu’à 250.000 per­sonnes, aux ras­sem­ble­ments de cas­se­roles dans les quar­tiers, et aux marches de nuit dans les rues de Mont­réal, les mul­tiples ini­tia­tives étu­diantes et citoyennes qui se sont mises en place témoignent à la fois d’une créa­ti­vi­té extra­or­di­naire, d’une capa­ci­té de mobi­li­sa­tion poli­tique peu pré­vi­sible et de dyna­miques d’ac­tions poli­tiques inédites à l’é­chelle du Qué­bec. Le mou­ve­ment dépasse lar­ge­ment la ques­tion de l’aug­men­ta­tion des droits d’ins­crip­tion. Sa fina­li­té vise à réas­si­gner la jus­tice sociale et le bien com­mun au cœur du fonc­tion­ne­ment des institutions

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Nous avan­çons nous avan­çons le front comme un del­ta / « Good-bye fare­well ! » / nous revien­drons et nous aurons à dos le pas­sé / et à force d’avoir pris en haine toutes les ser­vi­tudes / nous serons deve­nus des bêtes féroces de l’espoir
Gas­ton Miron (1928 – 1996), poète québécois 

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Plus de 3.000 arres­ta­tions sont direc­te­ment reliées aux cen­taines de mani­fes­ta­tions qui se sont dérou­lées prin­ci­pa­le­ment à Mont­réal, mais aus­si dans les villes de Qué­bec et de Sher­brooke, ain­si que dans les dif­fé­rentes régions de la pro­vince. L’exercice des droits indi­vi­duels et col­lec­tifs liés à liber­té d’expression et d’association a été for­te­ment mis à mal dans le cadre de ce conflit, en par­ti­cu­lier à la suite de la loi spé­ciale (pro­jet de loi 78 deve­nu loi 12) votée par le gou­ver­ne­ment du Qué­bec au mois de mai, et dont la léga­li­té a été notam­ment contes­tée par le bâton­nier du Qué­bec, la Com­mis­sion des droits de la per­sonne du Qué­bec (ins­ti­tu­tion gou­ver­ne­men­tale), l’Organisation des Nations unies, Amnes­ty Inter­na­tio­nal, ain­si que par de nom­breuses autres orga­ni­sa­tions syn­di­cales et com­mu­nau­taires qui ont dénon­cé sa nature inique.

L’augmentation des droits de sco­la­ri­té (frais d’inscription) à l’université, pré­vue dans le bud­get du gou­ver­ne­ment libé­ral de Jean Cha­rest, est à l’origine de ce conflit. Ce der­nier ne pour­rait cepen­dant être réduit à cette ques­tion. Dif­fé­rents élé­ments nous obligent à inter­pré­ter le « prin­temps érable » (ou « prin­temps qué­bé­cois ») comme por­teur d’un mou­ve­ment social beau­coup plus large. Sa fina­li­té vise à réas­si­gner la jus­tice sociale et le bien com­mun au cœur du fonc­tion­ne­ment des ins­ti­tu­tions poli­tiques et publiques du Qué­bec, et des méca­nismes de gou­ver­nance qui leur sont liés. En cela, ce mou­ve­ment heurte de plein fouet, et prend d’ailleurs pour cible, la ratio­na­li­té ins­tru­men­tale et éco­no­mique qui est aujourd’hui au cœur du fonc­tion­ne­ment et de la gou­ver­nance de la sphère publique, et la rhé­to­rique gou­ver­ne­men­tale de la « juste part » qui repose sur cette ratio­na­li­té. L’extrême vio­lence et le mépris que ren­contrent les étu­diants du Qué­bec dans le cadre de ce conflit sont en grande par­tie expli­cables par la por­tée cri­tique et réfor­ma­trice de leur mouvement.

Les droits de scolarité et la « juste part »

À l’échelle du Cana­da, le Qué­bec consti­tue la pro­vince dans laquelle les droits d’inscription à l’université sont les moins éle­vés. De 2.168 dol­lars (cana­diens) payés annuel­le­ment par un étu­diant du Qué­bec1 (hors frais affé­rents), un étu­diant du Mani­to­ba paye en moyenne 3.400 dol­lars, 4.800 dol­lars en Colom­bie-Bri­tan­nique et plus de 6.000 dol­lars en Ontario.

Cette dif­fé­rence doit être repla­cée dans le contexte his­to­rique du Qué­bec. Jusque dans les années 1960, cette pro­vince était carac­té­ri­sée par un taux d’accès aux études uni­ver­si­taires le plus bas au Cana­da : seuls 3% des jeunes fran­co­phones et 11% des jeunes anglo­phones ont accès à l’université. Au cours des années 1960, la com­mis­sion Parent2, qui joue­ra un rôle cen­tral dans la « Révo­lu­tion tran­quille » du Qué­bec, va s’attacher à démo­cra­ti­ser l’accès à l’enseignement supé­rieur et à décon­fes­sion­na­li­ser sa ges­tion en la confiant à un minis­tère de l’éducation, dont la créa­tion remonte seule­ment à 1964. L’élimination pro­gres­sive des droits de sco­la­ri­té a consti­tué l’un des prin­cipes adop­tés par cette com­mis­sion. Selon le socio­logue Guy Rocher, qui a par­ti­ci­pé aux tra­vaux de celle-ci, la gra­tui­té pro­gres­sive était au cœur d’un véri­table pro­jet de socié­té, ins­ti­tué dans un but de jus­tice sociale, et nour­ris­sait un espoir, celui de voir la popu­la­tion qué­bé­coise deve­nir l’une des plus sco­la­ri­sées du xxie siècle3. Au Qué­bec, la réduc­tion des droits de sco­la­ri­té s’est ain­si ins­crite his­to­ri­que­ment dans un double objec­tif de jus­tice sociale et de moder­ni­sa­tion, et l’éducation a été pla­cée au cœur des valeurs col­lec­tives de cette province.

Les droits de sco­la­ri­té qui étaient de 540 dol­lars en 1968 seront ain­si gelés jusqu’en 1990. Le gou­ver­ne­ment libé­ral de Robert Bou­ras­sa les fera cepen­dant tri­pler de 1990 à 1994. Puis ils seront à nou­veau gelés de 1994 à 2007, jusqu’à ce que le gou­ver­ne­ment libé­ral de Jean Cha­rest, au pou­voir depuis 2003, les aug­mente à nou­veau. Une pre­mière hausse, de 30%, a eu lieu de 2007 à 2012, fai­sant pas­ser ceux-ci de 1.668 dol­lars à 2.168 dol­lars. Aujourd’hui, c’est une aug­men­ta­tion de 75% que vise ce gou­ver­ne­ment sur une période de cinq ans (2012 – 2017), soit une hausse de 325 dol­lars par année qui amè­ne­rait les étu­diants à payer 3.793 dol­lars en 2016. Si l’on ajoute les frais affé­rents exi­gés par les uni­ver­si­tés, la fac­ture étu­diante avoi­si­ne­rait les 4.500 dollars.

Ins­crit au bud­get de ce gou­ver­ne­ment, ce pro­jet a cepen­dant pour ori­gine les direc­tions des uni­ver­si­tés du Qué­bec. Réunies au sein de la Confé­rence des rec­teurs et des prin­ci­paux des uni­ver­si­tés du Qué­bec (cre­puq), celles-ci font état depuis plu­sieurs années d’un sous-finan­ce­ment des uni­ver­si­tés du Qué­bec (de l’ordre de 620 mil­lions de dol­lars) par rap­port à la moyenne des autres pro­vinces du Cana­da. Tant le mon­tant de l’augmentation des droits de sco­la­ri­té qui est aujourd’hui visée par le gou­ver­ne­ment Cha­rest, que le scé­na­rio de son éta­le­ment sur quatre années, pro­viennent ain­si des uni­ver­si­tés elles-mêmes.

Dans un ouvrage pam­phlé­taire, Éric Mar­tin et Maxime Ouel­let font état d’un lob­byisme impor­tant de la part de plu­sieurs direc­tions des uni­ver­si­tés du Qué­bec depuis le milieu des années 2000, ain­si que de leur mobi­li­sa­tion de dif­fé­rents groupes de pres­sion auprès des milieux d’affaires et de la classe poli­tique, afin que les droits de sco­la­ri­tés soient rele­vés. Dans leur ana­lyse des dis­cours pro­non­cés par les repré­sen­tants de ces uni­ver­si­tés, ces auteurs notent que leur jus­ti­fi­ca­tion d’une hausse des res­sources des uni­ver­si­tés est cen­trée sur l’importance du capi­tal humain dans le fonc­tion­ne­ment de l’économie du Qué­bec, et ils concluent que «[…] lorsque l’élite parle d’éducation, elle parle en fait d’économie. Elle ne parle jamais de culture, encore moins d’enseignement4 ».

L’hypothèse d’un sous-finan­ce­ment des uni­ver­si­tés du Qué­bec fait cepen­dant débat. Alors qu’elle est sou­li­gnée par un groupe d’économistes5 proches des milieux gou­ver­ne­men­taux, d’autres études6 mettent au contraire en évi­dence que le finan­ce­ment total par étu­diant (si l’on prend en compte à la fois les dépenses publiques, les sources pri­vées de finan­ce­ment et les droits d’inscription payés par les étu­diants) est en réa­li­té plus impor­tant au Qué­bec (29.242 dol­lars) que dans le reste du Cana­da (28.735 dol­lars) ou de l’Ontario (26.383 dollars).

À l’échelle de l’OCDE, seuls les États-Unis et la Corée devancent le Qué­bec en termes de dépenses totales par étu­diant. L’on pour­rait croire, sur cette base, que le Qué­bec se situe au pre­mier rang au niveau du finan­ce­ment public des uni­ver­si­tés. Or, la part des dépenses publiques dans le finan­ce­ment des uni­ver­si­tés du Qué­bec (65,8%) est rela­ti­ve­ment com­pa­rable à celle de la moyenne cana­dienne (61,1%), et même infé­rieure à celle des pro­vinces de l’Ouest cana­dien (66,6%). La dif­fé­rence prin­ci­pale tient à la part du finan­ce­ment pri­vé. Le Qué­bec se place à cet égard en tête (22%) par rap­port à la moyenne cana­dienne (16,8%) et loin devant l’Ontario (15,6%) ou les pro­vinces de l’Ouest (14,5%). Par ailleurs, en matière de recherche sub­ven­tion­née, la dépense par étu­diant au Qué­bec est de 7878 dol­lars, ce qui est net­te­ment supé­rieur à la moyenne des autres pro­vinces cana­diennes (6225 dol­lars). L’existence d’un sous-finan­ce­ment des uni­ver­si­tés du Qué­bec par rap­port à celles des autres pro­vinces cana­diennes, que ce soit en matière d’enseignement ou de recherche, est par consé­quent dif­fi­ci­le­ment admis­sible sur la base des don­nées mobi­li­sées dans le cadre de ces deux études.

Au-delà de ces chiffres, deux élé­ments doivent être sou­li­gnés. Le pre­mier touche à l’absence totale de négo­cia­tion de cette hausse des droits de sco­la­ri­té avec les par­ties concer­nées. Le Qué­bec fait pour­tant figure d’exception en Amé­rique du Nord avec une longue tra­di­tion de concer­ta­tion sociale dans les domaines éco­no­miques et sociaux. Or, la ren­contre des « par­te­naires en édu­ca­tion » orga­ni­sée par le gou­ver­ne­ment le 6 décembre 2010 afin de débattre de ce pro­jet fut un échec total. Les trois grandes asso­cia­tions étu­diantes du Qué­bec7 impli­quées dans ce pro­ces­sus de concer­ta­tion, mais éga­le­ment la Confé­dé­ra­tion des syn­di­cats natio­naux (CSN), quit­tèrent rapi­de­ment cette table de concer­ta­tion esti­mant, d’une part, qu’aucune place n’était lais­sée à la dis­cus­sion, le gou­ver­ne­ment étant bien déci­dé à mettre en œuvre cette hausse et, d’autre part, que celle-ci n’était asso­ciée à aucune dis­cus­sion de fond sur l’avenir des uni­ver­si­tés8. Les par­te­naires en édu­ca­tion se résu­mèrent dès lors au gou­ver­ne­ment, aux asso­cia­tions repré­sen­tant les direc­tions des uni­ver­si­tés et des col­lèges, et aux milieux d’affaires, qui déci­dèrent de cette hausse sans la par­ti­ci­pa­tion des étu­diants et des professeurs.

Le second élé­ment tient à la rhé­to­rique employée par le gou­ver­ne­ment du Qué­bec pour jus­ti­fier cette mesure. Depuis le 17 mars 2011, lorsqu’il a confir­mé sa déci­sion de mettre en œuvre cette hausse et de l’inscrire dans le bud­get de l’année 2012, toute son argu­men­ta­tion est basée sur l’idée, simple, que les étu­diants doivent assu­mer la « juste part » qui leur revient dans la prise en charge des couts de l’éducation supé­rieure. Cet argu­ment est mis en avant par ce gou­ver­ne­ment comme étant au cœur d’une véri­table « révo­lu­tion cultu­relle » qui doit par­ti­ci­per à redé­fi­nir le finan­ce­ment des ser­vices publics au Qué­bec. Selon le ministre des Finances, Ray­mond Bachand, il faut que « chaque citoyen, quand il demande quelque chose à l’État, se demande c’est quoi la juste part […] ça devrait s’appliquer par­tout [pour tous les ser­vices publics, ndlr]. Je veux des ser­vices, mais je ne peux pas tou­jours deman­der aux autres de payer pour9 ».

Cet argu­ment repose sur une consi­dé­ra­tion pure­ment indi­vi­duelle et ins­tru­men­tale des ser­vices publics. Mar­te­lé par la ministre de l’éducation, Line Beau­champ, il s’appuie sur la pré­misse qu’un étu­diant uni­ver­si­taire va gagner au cours de sa car­rière en moyenne 600.000 dol­lars de plus qu’un diplô­mé du secon­daire. Il est donc nor­mal, d’après elle, que les étu­diants défraient « une par­tie de la valeur de leur diplôme10 » et que ceux qui ne vont pas à l’université n’aient pas à payer pour eux. Selon cette logique, la fina­li­té col­lec­tive qui a struc­tu­ré le rap­port à l’éducation au Qué­bec depuis la « révo­lu­tion tran­quille » cède la place à une ratio­na­li­té ins­tru­men­tale dans laquelle l’accès aux études supé­rieures n’est plus envi­sa­gé comme un droit qui s’insère dans un pro­jet de socié­té. C’est au contraire un choix indi­vi­duel ration­nel au sens éco­no­mique du terme. En choi­sis­sant d’aller à l’université, l’étudiant fait un cal­cul qui opti­mise ses inté­rêts. Ce choix doit par consé­quent être tari­fé à sa juste valeur. L’accès aux études supé­rieures est ain­si réduit à une équa­tion inves­tis­seur-béné­fi­ciaire, sans plus aucune prise en compte du prin­cipe de jus­tice sociale ou de l’éducation comme bien com­mun. Aux inquié­tudes légi­times des asso­cia­tions étu­diantes qui craignent que cette hausse ne dimi­nue l’accessibilité aux études, la ministre de l’Éducation répète ad nau­seam que cette aug­men­ta­tion, ça repré­sente 50 sous en plus par jour pour les étu­diants (si l’on tient compte des prêts et bourses qui seraient accor­dés aux étu­diants les plus dému­nis). Le cynisme d’un tel dis­cours va faire des­cendre dans la rue plus de 300.000 étudiants.

Le sens du conflit

Les votes de grève au sein des asso­cia­tions étu­diantes vont se mul­ti­plier à par­tir du début du mois de mars 2012. Les mani­fes­ta­tions et les actions de per­tur­ba­tion mises en place par les étu­diants (blo­cage du pont Jacques Quar­tier et du port de Mont­réal, façade des bureaux du minis­tère de l’Éducation peinte en rouge, sac­cage du bureau de la ministre de l’éducation, etc.), qui s’intensifient, vont être très vio­lem­ment répri­mées par la police. Celle-ci fait preuve d’une bru­ta­li­té jusque-là rare au Qué­bec. De la vio­lence et des infrac­tions au code de déon­to­lo­gie poli­cière sont rap­por­tées par dizaines dans le cadre de vidéos prises par les mani­fes­tants et qui cir­culent sur les médias sociaux.

À la mi-mars, la mani­fes­ta­tion qui se tient devant le salon du Plan Nord11, orga­ni­sée par le Pre­mier ministre, est sévè­re­ment repous­sée par la police alors que Jean Cha­rest, à l’Intérieur, annonce devant les milieux d’affaires : « Le salon du Plan Nord que nous allons ouvrir aujourd’hui, qui est déjà très popu­laire — les gens courent de par­tout pour entrer — est une occa­sion, notam­ment pour les cher­cheurs d’emploi. Alors à ceux qui frap­paient à notre porte ce matin [les mani­fes­tants, ndlr], on pour­ra leur offrir un emploi, dans le Nord autant que pos­sible. » Ces pro­pos cyniques et mépri­sants vont créer un élec­tro­choc auprès de nom­breux Qué­bé­cois. Une pre­mière mani­fes­ta­tion d’envergure natio­nale est orga­ni­sée le 22 mars à Mont­réal par les trois grandes fédé­ra­tions étu­diantes. Alors que celles-ci visaient 100.000 par­ti­ci­pants, c’est plus de 200.000 per­sonnes qui vont mani­fes­ter dans les rues de la métro­pole : étu­diants, pro­fes­seurs, artistes, asso­cia­tions, familles, etc., sont mobilisés.

Six semaines après le début des pre­mières mani­fes­ta­tions, alors que le gou­ver­ne­ment reste fer­mé à toute négo­cia­tion avec les étu­diants, Gabriel Nadeau-Dubois (vingt-et-un ans, étu­diant en his­toire), l’un des prin­ci­paux porte-paroles du mou­ve­ment étu­diant, pro­nonce un dis­cours dont l’histoire du Qué­bec se sou­vien­dra cer­tai­ne­ment12. Il remer­cie iro­ni­que­ment le Pre­mier ministre du Qué­bec « d’avoir décla­ré la guerre à une géné­ra­tion en entier » : « Vous nous avez mon­tré la vio­lence de votre monde pour nous per­mettre peut-être d’un peu mieux ima­gi­ner le nôtre. Parce que nous aspi­rons à plus que votre monde qui meurt. Nous aspi­rons à plus que votre édu­ca­tion mar­chan­dise, qu’à vos écoles labo­ra­toires et qu’à votre socié­té du Moi Inc. Nous avons main­te­nant confiance en nous. Nous avons main­te­nant confiance en l’histoire. Nous avons confiance en nos cama­rades de classe. Nous avons confiance en notre peuple et il ne s’arrêtera pas là. Notre colère, déjà, la colère étu­diante a déjà des échos aux quatre coins de la pro­vince. Et déjà les oreilles de nos enfants, de nos nièces, de nos cou­sins, de nos cou­sines en sont remplies. »

Ce dis­cours met très clai­re­ment en évi­dence la nature et l’ampleur du mou­ve­ment étu­diant : « 250.000 per­sonnes ne sortent pas dans la rue parce que ça ne veut pas payer 1625 dol­lars de plus. Il est là le sens de notre grève, dans la durée, dans la pour­suite demain de la déso­béis­sance. Nous avons plan­té ce prin­temps les graines d’une révolte qui ne ger­me­ra peut-être que dans plu­sieurs années. Mais déjà ce qu’on peut dire, c’est que le peuple du Qué­bec n’est pas endor­mi, pas plus que ne l’est sa jeu­nesse. […] Mais cette lutte-là, ce n’est pas seule­ment une lutte étu­diante. […] Parce que les gens qui veulent aug­men­ter les frais de sco­la­ri­té, les gens qui ont déci­dé d’imposer une taxe san­té, les gens qui ont mis sur pied le Plan Nord, les gens qui ont mis à pied les tra­vailleurs et les tra­vailleuses d’Aveos, […] tous ces gens-là sont les mêmes. C’est les mêmes per­sonnes avec les mêmes inté­rêts dans les mêmes groupes, dans les mêmes par­tis poli­tiques, dans les mêmes ins­ti­tuts éco­no­miques. Ces gens-là, c’est une seule élite. Une élite glou­tonne, une élite vul­gaire, une élite cor­rom­pue, une élite qui ne voit l’éducation que comme un inves­tis­se­ment dans du capi­tal humain, qui ne voit un arbre que comme une feuille de papier et qui ne voit un enfant que comme un futur employé. Ces gens-là ont un pro­jet convergent, ils ont des inté­rêts poli­tiques conver­gents. Et c’est contre eux que l’on doit se battre, pas seule­ment contre le gou­ver­ne­ment libéral. »

Les occa­sions ouvertes par le gou­ver­ne­ment pour enta­mer des négo­cia­tions avec les étu­diants ont été à peu près nulles au cours de ces six mois de conflit. Au len­de­main de la grande mani­fes­ta­tion du 22 mars, la ministre de l’éducation annon­ce­ra qu’elle veut enta­mer une négo­cia­tion avec les trois asso­cia­tions étu­diantes à la condi­tion que celles-ci arrêtent les mani­fes­ta­tions. Quelques heures après le début des négo­cia­tions, la CLASSE est exclue par la ministre sous pré­texte qu’elle serait à la base d’une mani­fes­ta­tion qui se déroule au moment même à Mont­réal. La négo­cia­tion avor­te­ra avec le départ de la FEQ et de la FEUQ, refu­sant de dis­cu­ter en l’absence de la CLASSE.

De manière uni­la­té­rale, la ministre pro­po­se­ra quelques jours plus tard de révi­ser le pro­jet du gou­ver­ne­ment en éta­lant la hausse sur une période de sept ans au lieu de cinq. La hausse ne serait cepen­dant plus de 1.625 dol­lars, mais de 1.778 dol­lars, en échange d’une boni­fi­ca­tion des prêts et bourses étu­diants… La nou­velle « offre » est jugée insul­tante par les étu­diants qui la rejettent mas­si­ve­ment. Les mani­fes­ta­tions s’intensifient à nou­veau. Le 4 avril, en marge du congrès du Par­ti libé­ral du Qué­bec qui se tien­dra à Vic­to­ria­ville et qui se trans­for­me­ra en émeute, la ministre convoque les asso­cia­tions étu­diantes pour une seconde négo­cia­tion. Elle ne négo­cie pas direc­te­ment avec les étu­diants, pas plus que le Pre­mier ministre, et délègue celle-ci à un avo­cat. La négo­cia­tion, qui dure­ra un peu plus de vingt-quatre heures, accou­che­ra d’une entente por­tant sur la mise en place d’un conseil pro­vi­soire des uni­ver­si­tés. Les étu­diants y voient une manière de géné­rer des éco­no­mies qui pour­raient faire bais­ser la hausse des frais de sco­la­ri­té. Le Pre­mier ministre dément immé­dia­te­ment cette hypo­thèse. Les asso­cia­tions étu­diantes ont le sen­ti­ment d’avoir été trom­pées par le gou­ver­ne­ment et cette entente sera fina­le­ment reje­tée par les dif­fé­rentes assem­blées étu­diantes. Le gou­ver­ne­ment arrê­te­ra défi­ni­ti­ve­ment les négo­cia­tions avec les étu­diants. Au total, ces négo­cia­tions n’auront pas duré plus de trois jours et le Pre­mier ministre y aura par­ti­ci­pé moins d’une heure.

La loi et l’ordre contre « la violence et l’intimidation » de la rue

D’un point de vue stric­te­ment éco­no­mique, il est pour­tant peu ration­nel que le gou­ver­ne­ment du Qué­bec se soit obs­ti­né à vou­loir main­te­nir à tout prix son pro­jet de hausse des droits de sco­la­ri­té, dans un contexte mar­qué par une telle conflic­tua­li­té sociale. Il a d’ailleurs été démon­tré que cette hausse ne per­met­trait pas d’augmenter signi­fi­ca­ti­ve­ment les reve­nus des uni­ver­si­tés13. Celle-ci amè­ne­rait 185 mil­lions de dol­lars sup­plé­men­taires aux uni­ver­si­tés, ce qui repré­sente seule­ment 1,2% du bud­get du minis­tère de l’Éducation. Ces reve­nus seraient cepen­dant réduits par la dimi­nu­tion des ins­crip­tions que pro­vo­que­rait cette hausse auprès des étu­diants dont les res­sources finan­cières sont proches du reve­nu médian qui ne per­met plus l’accès à une bourse d’étude. Les auteurs de cette recherche ont cal­cu­lé que l’instauration de la gra­tui­té sco­laire ferait épar­gner au Qué­bec 140 mil­lions de dol­lars par année.

Au fil des semaines, les étu­diants du Qué­bec riva­lisent de créa­ti­vi­té pour mettre en place des mani­fes­ta­tions qui visi­bi­lisent leur cause et mobi­lisent la popu­la­tion : tour de l’ile de Mont­réal en rouge (à vélo), plus de cent marches de nuit dans les rues de Mont­réal à par­tir du 19 mai (« tous les soirs jusqu’à la vic­toire »), mani­fes­ta­tions en sous-vête­ments (manu­fes­ta­tions), actions cos­tu­mées, tour­nage de clips vidéos, etc. Très rapi­de­ment, la popu­la­tion se mobi­lise notam­ment dans le cadre de ras­sem­ble­ments de cas­se­roles qui regroupent tous les soirs, dans un tin­ta­marre fes­tif et fami­lial, plu­sieurs cen­taines de per­sonnes à cer­tains coins de rue.

À Mont­réal, ceux-ci se trans­forment très sou­vent en marches dans les rues de la ville, dont la fusion conduit à des for­ma­tions de plu­sieurs mil­liers de per­sonnes qui finissent par rejoindre les marches de nuit des étu­diants. Les artistes appuie­ront le mou­ve­ment des car­rés rouges par plu­sieurs actions spec­ta­cu­laires : concerts, péti­tions, appui logis­tique aux étu­diants… Les actions de soli­da­ri­té natio­nale et inter­na­tio­nale se mul­ti­plient éga­le­ment à par­tir du moi de mai : Van­cou­ver, Toron­to, New York, Paris, Bruxelles (le 30 mai à l’initiative de la FEF), Madrid…

Pour le gou­ver­ne­ment, ces mani­fes­ta­tions consti­tuent des atteintes à l’ordre et à la sécu­ri­té14. La ministre de la Culture, Chris­tine St-Pierre, résu­me­ra très bien le point de vue du gou­ver­ne­ment à ce sujet : « Nous, on sait ce que ça veut dire le car­ré rouge, ça veut dire l’intimidation, la vio­lence, ça veut dire aus­si le fait qu’on empêche des gens d’aller étu­dier15. » Ce gou­ver­ne­ment consis­te­ra en une posi­tion de déni de la grève étu­diante, pré­fé­rant par­ler de « boy­cott » des cours, et dans une atti­tude d’opposition légale face aux manifestants.

Mais les pre­mières réac­tions vien­dront des direc­tions des col­lèges et des uni­ver­si­tés dont les étu­diants sont en grève. De nom­breuses requêtes en injonc­tion16 sont intro­duites par celles-ci devant la Cour supé­rieure du Qué­bec afin de per­mettre l’accès aux cours aux étu­diants, même si les membres de leurs assem­blées ont voté majo­ri­tai­re­ment en faveur de la grève. De la sorte, ces direc­tions ne recon­naissent pas la légi­ti­mi­té de ces grèves et parlent, comme le gou­ver­ne­ment, de boy­cott des cours. Or les asso­cia­tions au Qué­bec béné­fi­cient d’une recon­nais­sance légale, très simi­laire à celle dont béné­fi­cient les orga­ni­sa­tions syn­di­cales17. Comme dans le cadre des rela­tions indus­trielles en Amé­rique du Nord, ces asso­cia­tions étu­diantes dis­posent d’un mono­pole de repré­sen­ta­tion et les étu­diants ont l’obligation de leur ver­ser une coti­sa­tion. Elles béné­fi­cient ain­si, selon le juriste Chris­tian Bru­nelle, d’une léga­li­té qua­si consti­tu­tion­nelle, qui rend dif­fi­ci­le­ment oppo­sable une grève votée par une majo­ri­té des membres de ces asso­cia­tions18. Cer­taines direc­tions de col­lèges et d’universités, ain­si qu’un étu­diant non gré­viste, ont eu cepen­dant gain de cause dans le cadre de leur injonc­tion. C’est en invo­quant devant la Cour supé­rieure du Qué­bec les droits indi­vi­duels fon­dés sur les contrats qui lient les éta­blis­se­ments aux étu­diants par le ver­se­ment de droits d’inscription. Les tri­bu­naux ont majo­ri­tai­re­ment, sur la base de ces droits indi­vi­duels, obli­gé que les cours se donnent de « façon nor­male », ren­dant par consé­quent impos­sible la tenue de piquets de grève devant les salles de cours, et « bana­li­sant la démo­cra­tie étu­diante19 ».

L’obligation d’enseigner et de per­mettre l’accès aux cours a engen­dré une situa­tion inte­nable pour les étu­diants et les pro­fes­seurs dans les dépar­te­ments en grève. Ceux-ci étaient pas­sibles d’outrage au tri­bu­nal en cas de non-res­pect de ces injonc­tions. Plu­sieurs débor­de­ments ont eu lieu dans dif­fé­rentes uni­ver­si­tés, notam­ment dans le cadre d’interventions poli­cières20 — ou même de firmes pri­vées de sécu­ri­té ! — des­ti­nées à for­cer le retour en classe des étu­diants et des pro­fes­seurs. Cela contri­bue­ra for­te­ment à accé­lé­rer la mobi­li­sa­tion des asso­cia­tions syn­di­cales des pro­fes­seurs en faveur de la grève. Leurs pres­sions face aux direc­tions des uni­ver­si­tés feront pro­gres­si­ve­ment renon­cer celles-ci à appli­quer ces injonc­tions. Dans les dépar­te­ments en grève, les cours seront alors sus­pen­dus et plus aucun étu­diant et pro­fes­seur ne sera obli­gé de s’y présenter.

Quant au gou­ver­ne­ment, c’est par la voie légis­la­tive qu’il ten­te­ra de com­battre ce mou­ve­ment. Le 16 mai, au len­de­main de la démis­sion de la ministre Beau­champ21, un pro­jet de loi spé­ciale (pro­jet de loi 78) est dépo­sé par le gou­ver­ne­ment. Il vise à réor­ga­ni­ser le calen­drier sco­laire en repor­tant les ses­sions de cours inter­rom­pues à la mi-aout, oblige les direc­tions et les pro­fes­seurs à dis­pen­ser leurs cours, inter­dit toute entrave aux salles de cours (de la part des asso­cia­tions étu­diantes, des syn­di­cats ou de n’importe quel indi­vi­du), inter­dit les mani­fes­ta­tions à moins de cin­quante mètres des uni­ver­si­tés, réduit for­te­ment les droits de se ras­sem­bler et de mani­fes­ter, et pré­voit de lourdes amendes allant de 1.000 dol­lars pour un indi­vi­du à 125.000 dol­lars pour une asso­cia­tion en cas de non-res­pect de cette loi. Les asso­cia­tions étu­diantes sont par­ti­cu­liè­re­ment visées par celle-ci. Ce pro­jet de loi a été adop­té et est entré en vigueur le 18 mai. Sur la base de cette loi, la police a pro­cé­dé à plus de 700 arres­ta­tions (518 à Mont­réal, 176 à Qué­bec) le soir du 23 mai dans le cadre d’une mani­fes­ta­tion pour­tant paci­fique. Les per­sonnes arrê­tées ont décla­ré avoir été prises en sou­ri­cière et ne pas avoir pu obtem­pé­rer aux ordres de la police22.

Cette loi (loi 12) a été dénon­cée de toutes parts comme un abus de pou­voir de la part du gou­ver­ne­ment. Me Louis Mas­son, bâton­nier du Qué­bec, a décla­ré à son pro­pos qu’il « estime que ce pro­jet de loi […] porte des atteintes aux droits consti­tu­tion­nels et fon­da­men­taux des citoyens. L’ampleur de ces limi­ta­tions aux liber­tés fon­da­men­tales n’est pas jus­ti­fiée pour atteindre les objec­tifs visés par le gou­ver­ne­ment23 ». Des rap­por­teurs spé­ciaux de l’Organisation des Nations unies, dans le cadre d’un rap­port dépo­sé à la fin du moi de mai, ont fait état d’«actes de vio­lence grave » com­mis par la police à l’encontre des mani­fes­tants et ont sou­li­gné qu’«il est regret­table que les auto­ri­tés aient recours à une approche res­tric­tive, plu­tôt qu’au dia­logue et à une média­tion pour résoudre la situa­tion actuelle ». Leur rap­port condamne sévè­re­ment la loi 12 et sou­ligne qu’elle « res­treint indu­ment le droit d’association et de réunion paci­fique au Qué­bec » et fait por­ter une charge trop impor­tante aux asso­cia­tions étu­diantes « de nature à dis­sua­der les étu­diants d’exercer leur droit à la liber­té de réunion paci­fique24 ».

La Com­mis­sion des droits de la per­sonne et des droits de la jeu­nesse, ins­ti­tu­tion gou­ver­ne­men­tale char­gée de veiller au res­pect de la Charte des droits et liber­tés de la per­sonne du Qué­bec, a récem­ment ren­du public un rap­port dans lequel la loi 12 est sévè­re­ment condam­née. Cette com­mis­sion estime que plu­sieurs articles de cette loi « portent atteinte direc­te­ment ou indi­rec­te­ment aux liber­tés de conscience, d’opinion, d’expression, de réunion paci­fique et d’association » qui sont garan­ties par la Charte qué­bé­coise. Cette der­nière ayant un sta­tut qua­si consti­tu­tion­nel, elle doit avoir pré­séance sur les autres lois votées par les dépu­tés, rap­pelle l’organisme. Par­tant de là, les com­mis­saires jugent que plu­sieurs articles de la loi 12 devraient être décla­rés inap­pli­cables en droit. Le rap­port ren­du par cette com­mis­sion n’a cepen­dant valeur que d’avis et le Pre­mier ministre a choi­si de ne pas en tenir compte, argüant que la loi spé­ciale a été adop­tée pour « pro­té­ger les Qué­bé­cois et s’assurer que les étu­diants puissent étu­dier […]. Le droit à l’éducation, c’est sacré », a‑t-il dit25. Cette loi fait actuel­le­ment l’objet d’un recours en incons­ti­tu­tion­na­li­té devant la Cour supé­rieure du Québec.

Une parole, un débat moral, un projet de société

L’attitude répres­sive du gou­ver­ne­ment par l’intermédiaire de cette loi spé­ciale, mais aus­si, et sur­tout, par son déni du mou­ve­ment social que consti­tue le Prin­temps érable, a été vécue par de nom­breuses per­sonnes comme une humi­lia­tion. Là se situe d’ailleurs la vraie vio­lence de ce conflit. À côté des quelques vitres bri­sées par des mani­fes­tants, sur un total de plu­sieurs cen­taines de mani­fes­ta­tions, la vio­lence et l’intimidation, tant dénon­cées par le gou­ver­ne­ment à l’égard des car­rés rouges, et le mépris de celui-ci vis-à-vis de sa jeu­nesse et de nom­breux groupes sociaux consti­tuent une vio­lence bien plus grave encore que celle com­mise par des poli­ciers en armure sur des mani­fes­tants paci­fiques. Cette colère et ce sen­ti­ment de pro­fonde injus­tice auront cepen­dant eu comme effet posi­tif de ren­for­cer ce mou­ve­ment. À chaque ten­ta­tive du gou­ver­ne­ment de bri­ser ce der­nier, les étu­diants du Qué­bec ont répon­du à la force par l’imagination et la créa­ti­vi­té, en met­tant en place des actions nou­velles, ras­sem­bleuses et por­teuses d’espoir. Cette mobi­li­sa­tion citoyenne dont les étu­diants sont res­pon­sables, consti­tue un acte véri­ta­ble­ment moral.

Le phi­lo­sophe Chris­tian Nadeau, dans une lettre ouverte aux étu­diants du Qué­bec, a sou­li­gné magni­fi­que­ment la parole qu’ils ont redon­née à bon nombre de citoyens : « Vous avez dénon­cé les fastes dou­ce­reux de nos para­dis arti­fi­ciels. Vous nous avez rap­pe­lé ce qu’est un peuple dans ce qu’il peut être de plus beau : un grand acte de confiance. Vous nous avez par­lé, vous nous avez ten­du la main, même lorsque nous vous lais­sions sans réponses […] vous nous avez mon­tré la voie. On dit de vous que vous exi­gez l’impossible. Au contraire, vous ouvrez les pos­sibles26. »

Cette parole per­mise par les étu­diants porte sur dif­fé­rents thèmes qui dépassent, comme nous l’avons dit, la ques­tion des droits de sco­la­ri­té. Lors d’une mani­fes­ta­tion, une porte-parole étu­diante a décla­ré fort à pro­pos que ce conflit cris­tal­lise un ras-le-bol géné­ral à l’égard d’un sys­tème qui car­bure à l’exploitation sociale et envi­ron­ne­men­tale. En effet, sans être pour autant un four­re­tout inco­hé­rent, les dis­cours por­tés par les car­rés rouges portent sur la ges­tion des res­sources natu­relles du Qué­bec (en s’opposant par­ti­cu­liè­re­ment à la logique d’exploitation qui carac­té­rise la poli­tique indus­trielle du Qué­bec, notam­ment dans les sec­teurs miniers et fores­tiers, et dont le Plan Nord est por­teur), sur la place et les fina­li­tés de l’économie dans la socié­té, sur la gou­ver­nance des ins­ti­tu­tions, etc.

Les dis­cours qui sont for­mu­lés sur ces sujets sont cri­tiques, mais aus­si par­ti­cu­liè­re­ment bien infor­més et por­teurs d’alternatives concrètes basées sur des don­nées bien docu­men­tées. Parce qu’il vise à réas­si­gner les prin­cipes de jus­tice sociale, d’égalité et de bien com­mun au cœur des sphères éco­no­miques, poli­tiques, sociales et envi­ron­ne­men­tales, et des ins­ti­tu­tions qui les régulent, ce mou­ve­ment social ouvre un débat d’ordre moral sur ces ques­tions. La ques­tion des valeurs et des grands prin­cipes sur la base des­quels se défi­nit un pro­jet de socié­té est en effet au cœur du mes­sage por­té par les étu­diants. À une logique indi­vi­dua­liste et uti­li­ta­riste, fon­dée sur une ratio­na­li­té et une fina­li­té éco­no­miques, ceux-ci opposent des prin­cipes de jus­tice, d’égalité et de soli­da­ri­té, visant à recons­truire le modèle social-démo­crate qu’avait édi­fié le Qué­bec au cours de son his­toire récente et qui consti­tue pro­ba­ble­ment sa plus grande sin­gu­la­ri­té à l’échelle de l’Amérique du Nord. Cette oppo­si­tion fon­da­men­tale de valeurs et de pro­jets de socié­té explique en grande par­tie la gra­vi­té et l’intensité de ce conflit social.

Arrivé à ce qui commence27

Après six mois de grève, le mou­ve­ment social auquel les étu­diants du Qué­bec ont don­né nais­sance est à un tour­nant. Le gou­ver­ne­ment du Qué­bec, en fin de man­dat, a vou­lu fon­der sa réélec­tion sur la base de la dénon­cia­tion des « actes d’intimidations, de van­da­lisme, de vio­lence28 » qui ont été per­pé­trés, d’après lui, dans le cadre du mou­ve­ment étu­diant. Des élec­tions auront lieu le 4 sep­tembre, et il fait le pari, un peu auda­cieux, qu’une « majo­ri­té silen­cieuse » appuie­ra le par­ti libé­ral du Qué­bec qui est « le seul par­ti à défendre le droit à l’éducation29 ». Au milieu du mois d’aout, à l’heure où les par­tis poli­tiques sont en pleine cam­pagne élec­to­rale, les étu­diants votent majo­ri­tai­re­ment, au sein de leurs assem­blées, en faveur de la reprise de cours. Ils n’ont mal­heu­reu­se­ment pas d’autre choix. Une ses­sion de rat­tra­page des cours inter­rom­pus cet hiver a été amé­na­gée afin de leur per­mettre de sau­ver leur année aca­dé­mique. Se pro­non­cer en faveur de l’arrêt de leur grève aura été, pour les étu­diants impli­qués dans ce mou­ve­ment, la plus dure épreuve qu’ils auront eue à subir. Ils ne renoncent pas à la lutte, mais savent qu’ils doivent l’envisager dif­fé­rem­ment, et que les par­tis poli­tiques tra­di­tion­nels ne pour­ront pas tra­duire entiè­re­ment ce que porte leur mou­ve­ment30.

Les dyna­miques d’action et de mobi­li­sa­tion poli­tiques qui ont carac­té­ri­sé ces mani­fes­ta­tions étu­diantes sont inédites au Qué­bec, du moins dans le cadre d’un mou­ve­ment de cette ampleur. Elles sont le fait d’une jeu­nesse dont per­sonne ne pres­sen­tait une quel­conque par­ti­ci­pa­tion poli­tique. Le sté­réo­type d’une géné­ra­tion Y mar­quée par la quête indi­vi­dua­liste du sujet a mon­tré dans ces cir­cons­tances toute son incon­sis­tance. Le groupe des 18 – 25 ans est bien plus poli­ti­sé et atta­ché au bien com­mun que nous n’aurions pu l’imaginer. Leur fer­veur à défendre les valeurs col­lec­tives de l’éducation et à repla­cer celle-ci dans un pro­jet de socié­té en est le signe le plus évident.

Cette jeu­nesse est ins­truite, curieuse, mili­tante et por­teuse de rêves pour elle-même, mais aus­si pour les géné­ra­tions futures. Ils auront mis en évi­dence l’impérieuse néces­si­té que nous avons de repen­ser le sens et la place qu’occupent nos ins­ti­tu­tions au cœur d’un pro­jet de socié­té à refon­der. Ils nous auront appris aus­si à envi­sa­ger avec plus d’audace et d’imagination d’autres modes de par­ti­ci­pa­tion, de déli­bé­ra­tion et d’action. Il est d’ailleurs frap­pant de consta­ter que les prin­ci­paux repré­sen­tant de ce mou­ve­ment (qui était consti­tué d’autant de gar­çons que de filles) ont tous refu­sé d’être asso­ciés à des lea­deurs et se sont posi­tion­nés comme de simples porte-paroles du mou­ve­ment étudiant.

Dans ce contexte, l’université est appa­rue comme une ins­ti­tu­tion fra­gi­li­sée. Sa quête de per­for­mance tech­nique, qu’elle soit jus­ti­fiable ou non, l’a dans une cer­taine mesure cou­pée de sa fina­li­té socié­tale. Les dis­cours aujourd’hui cen­trés sur l’élargissement des « clien­tèles étu­diantes » ou des « plans d’affaires » liés à la créa­tion de nou­veaux pro­grammes en sont des signes affli­geants. Dans un dis­cours mar­quant, Michel Moli­tor a un jour sou­li­gné que le plus grand défi des uni­ver­si­tés était à la fois de leur réas­si­gner des fins plei­ne­ment cultu­relles, c’est-à-dire qui donnent un sens à l’action, ain­si que de retrou­ver au cœur de l’expérience uni­ver­si­taire une facul­té que nous devons emprun­ter aux plus jeunes : la facul­té de rêver.

Au cours de ces six der­niers mois, les étu­diants du Qué­bec auront fait cette démons­tra­tion édi­fiante que cette capa­ci­té de rêver ensemble est non seule­ment pos­sible, mais aus­si impé­rieuse. Per­son­nel­le­ment, je leur suis d’une infi­nie recon­nais­sance pour cet appren­tis­sage qui m’aura été don­né à vivre à leurs côtés. J’aurai autant appris que rêvé à une uni­ver­si­té nouvelle.

  1. Soit un peu plus du double de ce que payent les étu­diants en Belgique.
  2. Com­mis­sion royale d’enquête sur l’enseignement dans la pro­vince de Qué­bec (1961 – 1964).
  3. Guy Rocher (2011), « Une men­ta­li­té com­mer­ciale », dans Éric Mar­tin et Maxime Oue­let, Uni­ver­si­tés Inc. Des mythes sur la hausse des frais de sco­la­ri­té et de l’économie du savoir, Luc Édi­teur, p. 125 – 128.
  4. Éric Mar­tin et Maxime Oue­let (2011), op. cit, p. 14.
  5. Par exemple, Robert Lacroix et Michel Tra­han (2007), « Le Qué­bec et les droits de sco­la­ri­té uni­ver­si­taire », Centre inter­uni­ver­si­taire de recherche en ana­lyse des orga­ni­sa­tions – Cira­no, rap­port bour­gogne, 2007rb-01, 33 p.
  6. Éric Mar­tin et Simon Trem­blay-Pepin (2011), « Faut-il aug­men­ter les frais de sco­la­ri­té ? », Ins­ti­tut de recherche et d’informations socioé­co­no­miques, note de recherche, 20 p.; Phi­lippe Hur­teau (2012), « Le finan­ce­ment des uni­ver­si­tés : aide mémoire », Confé­dé­ra­tion des syn­di­cats natio­naux, Ser­vice des rela­tions de tra­vail – recherche, 18 p.
  7. Coa­li­tion large de l’association pour une soli­da­ri­té syn­di­cale étu­diante (CLASSE), Fédé­ra­tion étu­diante uni­ver­si­taire du Qué­bec (FEUQ), Fédé­ra­tion étu­diante col­lé­giale du Qué­bec (FECQ).
  8. Radio-Cana­da, « Syn­di­cats et étu­diants claquent la porte », 6 décembre 2010 : www.radio-canada.ca/nouvelles/Politique/2010/12/06/001-universite-financement-
    manifestation.shtml.
  9. Joce­lyne Richer, «“Que cha­cun paye sa juste part”, plaide Bachand », quo­ti­dien Le Soleil, 11 mars 2012.
  10. « Il y a des prin­cipes qu’on défend et aux­quels la popu­la­tion adhère. On demande à l’étudiant […] de payer une par­tie de la valeur de son diplôme. […] la déci­sion est bud­gé­taire et fait par­tie des équi­libres finan­ciers du gou­ver­ne­ment » : Lisa-Marie Ger­vais, « Pas ques­tion d’annuler la ses­sion, dit Beau­champ », quo­ti­dien Le Devoir, 24 mars 2012.
  11. Le « Plan Nord » est une ini­tia­tive du gou­ver­ne­ment Cha­rest qui veut exploi­ter les mine­rais rares conte­nus dans le sous-sol du Qué­bec, au nord du 49e paral­lèle. Ce pro­jet est extrê­me­ment contro­ver­sé quant à ses effets sur les Pre­mières Nations qui vivent sur ces ter­ri­toires, ses impacts éco­lo­giques, ain­si qu’en ce qui concerne le modèle éco­no­mique qui le sous-tend (basé sur des conces­sions octroyées par l’État à des entre­prises pri­vées sur la base de redevances).
  12. Gabriel Nadeau-Dubois, co-porte-parole de la CLASSE, dis­cours pro­non­cé à Mont­réal le 7 avril 2012 : http://youtu.be/EdQvqsEYBO4.
  13. Jules Bélan­ger et Oscar Cal­de­ron (2012), « La hausse des droits de sco­la­ri­té et ses impacts sur le cout de pro­gramme de l’aide finan­cière aux études », Rap­port de recherche de l’Institut de recherche en éco­no­mie contem­po­raine, 46 p.
  14. Le ministre Gignac a décla­ré le 17 mai 2012 devant le Par­le­ment du Qué­bec : « Ça ne sera pas les lea­deurs étu­diants, ça ne sera pas les lea­deurs syn­di­caux qui vont gou­ver­ner le Qué­bec. Si vous vou­lez gou­ver­ner le Qué­bec, met­tez votre face sur le poteau et faites-vous élire. On n’est pas dans une dic­ta­ture, on est une démo­cra­tie » (rap­por­té par Jean-Marc Sal­vet, « Le gou­ver­ne­ment Cha­rest prône la ligne dure contre la contes­ta­tion étu­diante », quo­ti­dien Le Soleil, 17 mai 2012).
  15. Jean-Fran­çois Nadeau, « Le car­ré rouge de Fred Pel­le­rin : vio­lence et inti­mi­da­tion, affirme la ministre de la Culture », quo­ti­dien Le Devoir, 9 juin 2012.
  16. L’injonction est une pro­cé­dure spé­ciale per­met­tant à un jus­ti­ciable de faire valoir ses droits. Par défi­ni­tion (article 751 Code de pro­cé­dure civile du Qué­bec), il s’agit d’une ordon­nance émise par la Cour supé­rieure enjoi­gnant à une per­sonne (phy­sique ou morale), à ses diri­geants, repré­sen­tants ou employés de ne pas faire ou de ces­ser de faire quelque chose. Des condi­tions s’appliquent à de telles demandes, dont l’existence d’un pré­ju­dice et l’urgence.
  17. La loi sur l’accréditation et le finan­ce­ment des asso­cia­tions d’élèves ou d’étudiants (LAFAEE) confère à toute asso­cia­tion accré­di­tée le mono­pole de repré­sen­ter les étu­diants et de pro­mou­voir leurs intérêts.
  18. Chris­tian Bru­nelle, « Injonc­tions et grève étu­diante — La pri­mau­té du droit en péril ? », quo­ti­dien Le Devoir, 30 avril 2012. Chris­tian Bru­nelle est pro­fes­seur titu­laire à la Facul­té de droit de l’université Laval.
  19. Chris­tian Bru­nelle, op. cit.
  20. C’est le cas notam­ment de l’université du Qué­bec en Outaouais où, le 19 avril, plus de 150 étu­diants et pro­fes­seurs ont été arrê­tés par la police pour infrac­tion au code criminel.
  21. Les cir­cons­tances qui entourent cette démis­sion res­tent floues. Line Beau­champ a affir­mé qu’elle avait le sen­ti­ment « qu’elle ne fai­sait plus par­tie de la solu­tion » à ce conflit (Radio Cana­da, « Line Beau­champ démis­sionne, Michelle Cour­chesne lui suc­cède », 14 mai 2012). Les porte-paroles du mou­ve­ment étu­diant ont annon­cé récem­ment qu’ils avaient le sen­ti­ment que la ministre était en faveur d’un mora­toire sur la hausse des frais de sco­la­ri­té, mais qu’elle n’avait pas le pou­voir de le négo­cier (Jes­si­ca Nadeau, « Les lea­deurs étu­diants ont été “très, très durs” avec Line Beau­champ, recon­nait Mar­tine Des­jar­dins », quo­ti­dien Le Devoir, 17 mai 2012).
  22. Guillaume Bour­gault-Côté, « Mani­fes­ta­tions étu­diantes. 700 arres­ta­tions », quo­ti­dien Le Devoir, 24 mai 2012.
  23. Le bar­reau du Qué­bec, « Le bar­reau du Qué­bec for­mule de sérieuses inquié­tudes », com­mu­ni­qué, 18 mai 2012.
  24. Lisa-Marie Ger­vais, « L’onu fait la leçon à Qué­bec sur sa loi spé­ciale », quo­ti­dien Le Devoir, 31 mai 2012.
  25. Radio-Canada.ca, « La Com­mis­sion des droits de la per­sonne condamne la loi 78 », 19 juillet 2012.
  26. Chris­tian Nadeau, « Un grand ton­nerre. Lettre ouverte aux étu­diantes et aux étu­diants en grève ». Cette lettre est notam­ment dis­po­nible sur le site http://profscontrelahausse.org/. Chris­tian Nadeau est pro­fes­seur de phi­lo­so­phie à l’Université de Montréal.
  27. « J’ai fait de plus loin que moi un voyage abra­ca­da­brant ; il y a long­temps que je ne m’étais pas revu ; me voi­ci en moi comme un homme dans une mai­son ; qui s’est faite en son absence ; […] je suis arri­vé à ce qui com­mence », Gas­ton Miron (1999), L’homme rapaillé, Limi­naire, NRF Gal­li­mard, p. 19.
  28. Radio-Canada.ca, « Jean Cha­rest inter­pelle la majo­ri­té silen­cieuse », 2 aout 2012.
  29. Idem.
  30. Le Par­ti qué­bé­cois, en tête dans les son­dages, a fait cepen­dant savoir qu’il abo­li­rait la loi 12 une fois élu et que des états géné­raux de l’enseignement seraient mis en place. Il est en faveur d’une indexa­tion des droits de sco­la­ri­té sur l’évolution des prix. Seul Qué­bec Soli­daire, un petit par­ti poli­tique, dont l’ascension est impor­tante, reprend plus lar­ge­ment les reven­di­ca­tions et les posi­tions des étu­diants en matière d’éducation, de poli­tique indus­trielle, d’écologie et de gouvernance.

Philippe Barré


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