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Quatremer, que ne t’es-tu vraiment lâché ?

Numéro 07/8 Juillet-Août 2013 par Thomas Lemaigre

décembre 2014

Jean Qua­tre­mer, cor­res­pon­dant de Libé­ra­tion à Bruxelles, se fend le 14 mai d’une double page, « Bruxelles, pas belle », qui défraie lit­té­ra­le­ment la chro­nique. Per­sonne ne sait au juste ce qu’il lui a pris. Est-ce la démis­sion une semaine plus tôt de Charles Pic­qué, le pre­mier Bruxel­lois, qui veut finir sa car­rière dans sa com­mune ? Est-ce un an […]

Jean Qua­tre­mer, cor­res­pon­dant de Libé­ra­tion à Bruxelles, se fend le 14 mai d’une double page, « Bruxelles, pas belle », qui défraie lit­té­ra­le­ment la chro­nique. Per­sonne ne sait au juste ce qu’il lui a pris. Est-ce la démis­sion une semaine plus tôt de Charles Pic­qué, le pre­mier Bruxel­lois, qui veut finir sa car­rière dans sa com­mune ? Est-ce un an révo­lu de météo délé­tère qui finit par lui taper sur le sys­tème ? Tou­jours est-il que sa des­crip­tion de la situa­tion de la capi­tale de l’Europe a fait mouche.

Qua­tre­mer décrit un pay­sage urbain au-delà du chaos. Urba­nisme désar­ti­cu­lé, pay­sage sinis­tré, espaces publics amé­na­gés en dépit du bon sens, domi­na­tion totale et irré­ver­sible de la bagnole, bref : arrié­ra­tion et déla­bre­ment à tous les étages. Le pro­cès est com­plè­te­ment à charge, il s’inscrit dans le débat fran­çais sur l’impôt sur les grandes for­tunes et les « exi­lés fis­caux », ce qui lui donne des accents iro­niques pas néces­saire ment per­çus de ce côté-ci de Quiévrain.

Le por­trait fait mal à l’amour-propre zin­neke d’autant qu’il est le fait d’un jour­na­liste star, polé­miste à ses heures et popu­laire à toute heure, qui a encore mon­tré sa pro­bi­té et son indé­pen­dance tout récem­ment lors de l’affaire DSK. Sans comp­ter que le sur­len­de­main, la Bel­gique pre­nait un autre coup dans l’aile, avec un rap­port de la Com­mis­sion euro­péenne sur les finances de l’État, on ne peut plus cri­tique, on ne peut plus libé­ral-dog­ma­tique, et sur­tout lar­ge­ment relayé dans la presse éco­no­mique mondiale.

Les réac­tions outrées n’ont pas tar­dé. À coups de sta­tis­tiques, les quo­ti­diens natio­naux ont ten­té en vain de mon­trer que, non, Bruxelles n’est pas la ville d’Europe où le plus de pié­tons et de cyclistes se font écra­ser ; n’est pas la ville la plus sale et la plus satu­rée d’automobiles. Et La Der­nière Heure de répli­quer en allant enquê­ter à Paris sur quelques pou­belles éven­trées et quelques pavés déchaus­sés, et en tom­bant dans l’injure « Casse-toi p’tit con » (édi­to web du 16 mai).

Sur les réseaux sociaux, le robi­net est ouvert à la plainte du peuple de la capi­tale : un trou dans ma rue, un chan­tier mal signa­lé dans la mienne, un arrêt de bus sur mon pas­sage pié­ton… Les poli­tiques ont eux aus­si démar­ré au quart de tour, socia­listes en tête. La ministre Laa­nan repre­nait — en des termes certes plus pon­dé­rés — l’invitation à aller s’installer ailleurs tan­dis que Rudi Ver­voort, le frais émou­lu nou­veau pré­sident régio­nal com­pa­rait l’argumentaire de Qua­tre­mer à ce que furent jadis les tracts du Vlaamse Blok. Alain Des­texhe (MR), lui, ne s’est pas gêné pour sau­ter sur une aus­si belle occa­sion de cas­ser du rouge.

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Les poli­tiques bruxel­lois ont réagi vite et fort. Qua­tre­mer ne recon­nait pas leurs mérites, ou à tout le moins leurs efforts. Il ne prend pas la peine de com­pa­rer la situa­tion à la déré­lic­tion sau­vage qui carac­té­ri­sait Bruxelles dans les années 1980. Il ne les cré­dite pas des com­bats gagnés, de s’être don­nés au maxi­mum, et de la qua­li­té de vie qui carac­té­rise Bruxelles, envers et contre-tout, en par­ti­cu­lier aux yeux des Pari­siens qui s’y acoquinent.

Et si l’éminence fran­çaise s’était rete­nue ? Et si c’était sciem­ment qu’elle s’est limi­tée aux aspects visibles de la dimen­sion maté­rielle de la ville ? Qu’elle avait déli­bé­ré­ment pré­fé­ré ne pas abor­der la situa­tion de pénu­rie épou­van­table dans les écoles fon­da­men­tales ou dans les infra­struc­tures de garde d’enfants ? Et si elle avait consciem­ment pris le par­ti d’éviter l’angoissante insuf­fi­sance des pers­pec­tives de finan­ce­ment des poli­tiques régio­nales pour inves­tir dans l’emploi des jeunes, dans le loge­ment public, dans l’aide à l’autonomie des per­sonnes âgées, sans par­ler de nom­breux défis démo­gra­phiques encore à peine bali­sés ? Si elle avait à des­sein zap­pé l’ahurissante lon­gueur prise par les tra­vaux du RER ou encore les débats si apai­sés et construc­tifs sur un nou­veau stade de foot, l’élargissement du ring, l’implantation d’incinérateurs ou la ges­tion du tra­fic aérien, etc.? Si un accès de bien­veillance l’avait rete­nu d’aller cher­cher les causes du mal plus loin que dans la trop grande pré­gnance des com­munes dans les struc­tures poli­tiques régio­nales, en stig­ma­ti­sant par exemple le retard bruxel­lois dans la mise en œuvre de la der­nière réforme de l’État, ou en fai­sant le paral­lèle entre le qua­si-blo­cage des ins­ti­tu­tions belges depuis trois ans et la fai­blesse des réponses des élites régio­nales ? Car si ces der­nières sont au maxi­mum de leurs pos­si­bi­li­tés, ce n’est pas pour autant qu’elles sont à la hau­teur des immenses défis des deux pro­chaines décen­nies. C’est dans ce hia­tus que Qua­tre­mer porte le fer, et c’est là que cela fait mal.

Au lieu de sor­tir les bou­cliers, la réponse poli­tique à Qua­tre­mer du point de vue bruxel­lois, la plus cré­dible, c’est celle qui consiste à dépla­cer les fron­tières du pro­jet régio­nal sur le ter­rain de l’approfondissement démo­cra­tique. Com­ment fabri­quer de la déci­sion poli­tique cohé­rente, légi­time et effi­cace ? En com­men­çant par affir­mer le pri­mat de l’institution régio­nale. Affir­mer en actes, c’est-à-dire en fusion­nant les dix-neuf com­munes et en trans­fé­rant leurs pré­ro­ga­tives à la Région puis en dotant l’administration régio­nale d’un vrai pro­jet de décen­tra­li­sa­tion de cer­tains ser­vices. Ensuite — puisqu’aura été réou­verte la ques­tion des équi­libres Fla­mands-fran­co­phones — on lan­ce­ra sérieu­se­ment le débat sur le mono­com­mu­nau­taire (n’y a‑t-il pas des matières « per­son­na­li­sables » comme la for­ma­tion des chô­meurs ou l’accueil des migrants qu’il est plus cohé­rent de gérer à la Région plu­tôt que dans deux cir­cuits uni­lingues non coor­don­nés et par­fois concur­rents?). Et tant qu’à faire — ô tabou —, dans la pro­chaine réforme de l’État qui sui­vra les scru­tins de 2014, les fran­co­phones met­tront sur la table la régio­na­li­sa­tion de matières com­mu­nau­taires cru­ciales pour Bruxelles, his­toire de jeter les bases d’un ensei­gne­ment bilingue pilo­table au lieu de faire coexis­ter neuf (!) réseaux scolaires.

C’est moins gla­mour que les trous dans les routes. Mais sans cou­rage en poli­tique, sans sor­tir des accom­mo­de­ments avec l’inertie des choses, sans sor­tir de la schi­zo­phré­nie par­ti­cra­tique1 qui porte à la pré­si­dence régio­nale un autre bourg­mestre, Bruxelles se pré­pare d’autres bobos, qui feront un peu plus mal dans pas si longtemps.

  1. Voir l’édito épo­nyme de La Revue nou­velle de juin 2013.

Thomas Lemaigre


Auteur

Thomas Lemaigre est économiste et journaliste. Il opère depuis 2013 comme chercheur indépendant, spécialisé sur les politiques sociales et éducatives, ainsi que sur les problématiques socio-économiques régionales. Il exerce également des activités de traduction NL>FR et EN>FR. Il est co-fondateur de l'Agence Alter, éditrice, entre autres, du mensuel {Alter Echos}, qu'il a dirigée jusqu'en 2012. Il enseigne ou a enseigné dans plusieurs Hautes écoles sociales (HE2B, Helha, Henallux).