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Quatremer, que ne t’es-tu vraiment lâché ?
Jean Quatremer, correspondant de Libération à Bruxelles, se fend le 14 mai d’une double page, « Bruxelles, pas belle », qui défraie littéralement la chronique. Personne ne sait au juste ce qu’il lui a pris. Est-ce la démission une semaine plus tôt de Charles Picqué, le premier Bruxellois, qui veut finir sa carrière dans sa commune ? Est-ce un an […]
Jean Quatremer, correspondant de Libération à Bruxelles, se fend le 14 mai d’une double page, « Bruxelles, pas belle », qui défraie littéralement la chronique. Personne ne sait au juste ce qu’il lui a pris. Est-ce la démission une semaine plus tôt de Charles Picqué, le premier Bruxellois, qui veut finir sa carrière dans sa commune ? Est-ce un an révolu de météo délétère qui finit par lui taper sur le système ? Toujours est-il que sa description de la situation de la capitale de l’Europe a fait mouche.
Quatremer décrit un paysage urbain au-delà du chaos. Urbanisme désarticulé, paysage sinistré, espaces publics aménagés en dépit du bon sens, domination totale et irréversible de la bagnole, bref : arriération et délabrement à tous les étages. Le procès est complètement à charge, il s’inscrit dans le débat français sur l’impôt sur les grandes fortunes et les « exilés fiscaux », ce qui lui donne des accents ironiques pas nécessaire ment perçus de ce côté-ci de Quiévrain.
Le portrait fait mal à l’amour-propre zinneke d’autant qu’il est le fait d’un journaliste star, polémiste à ses heures et populaire à toute heure, qui a encore montré sa probité et son indépendance tout récemment lors de l’affaire DSK. Sans compter que le surlendemain, la Belgique prenait un autre coup dans l’aile, avec un rapport de la Commission européenne sur les finances de l’État, on ne peut plus critique, on ne peut plus libéral-dogmatique, et surtout largement relayé dans la presse économique mondiale.
Les réactions outrées n’ont pas tardé. À coups de statistiques, les quotidiens nationaux ont tenté en vain de montrer que, non, Bruxelles n’est pas la ville d’Europe où le plus de piétons et de cyclistes se font écraser ; n’est pas la ville la plus sale et la plus saturée d’automobiles. Et La Dernière Heure de répliquer en allant enquêter à Paris sur quelques poubelles éventrées et quelques pavés déchaussés, et en tombant dans l’injure « Casse-toi p’tit con » (édito web du 16 mai).
Sur les réseaux sociaux, le robinet est ouvert à la plainte du peuple de la capitale : un trou dans ma rue, un chantier mal signalé dans la mienne, un arrêt de bus sur mon passage piéton… Les politiques ont eux aussi démarré au quart de tour, socialistes en tête. La ministre Laanan reprenait — en des termes certes plus pondérés — l’invitation à aller s’installer ailleurs tandis que Rudi Vervoort, le frais émoulu nouveau président régional comparait l’argumentaire de Quatremer à ce que furent jadis les tracts du Vlaamse Blok. Alain Destexhe (MR), lui, ne s’est pas gêné pour sauter sur une aussi belle occasion de casser du rouge.
Les politiques bruxellois ont réagi vite et fort. Quatremer ne reconnait pas leurs mérites, ou à tout le moins leurs efforts. Il ne prend pas la peine de comparer la situation à la déréliction sauvage qui caractérisait Bruxelles dans les années 1980. Il ne les crédite pas des combats gagnés, de s’être donnés au maximum, et de la qualité de vie qui caractérise Bruxelles, envers et contre-tout, en particulier aux yeux des Parisiens qui s’y acoquinent.
Et si l’éminence française s’était retenue ? Et si c’était sciemment qu’elle s’est limitée aux aspects visibles de la dimension matérielle de la ville ? Qu’elle avait délibérément préféré ne pas aborder la situation de pénurie épouvantable dans les écoles fondamentales ou dans les infrastructures de garde d’enfants ? Et si elle avait consciemment pris le parti d’éviter l’angoissante insuffisance des perspectives de financement des politiques régionales pour investir dans l’emploi des jeunes, dans le logement public, dans l’aide à l’autonomie des personnes âgées, sans parler de nombreux défis démographiques encore à peine balisés ? Si elle avait à dessein zappé l’ahurissante longueur prise par les travaux du RER ou encore les débats si apaisés et constructifs sur un nouveau stade de foot, l’élargissement du ring, l’implantation d’incinérateurs ou la gestion du trafic aérien, etc.? Si un accès de bienveillance l’avait retenu d’aller chercher les causes du mal plus loin que dans la trop grande prégnance des communes dans les structures politiques régionales, en stigmatisant par exemple le retard bruxellois dans la mise en œuvre de la dernière réforme de l’État, ou en faisant le parallèle entre le quasi-blocage des institutions belges depuis trois ans et la faiblesse des réponses des élites régionales ? Car si ces dernières sont au maximum de leurs possibilités, ce n’est pas pour autant qu’elles sont à la hauteur des immenses défis des deux prochaines décennies. C’est dans ce hiatus que Quatremer porte le fer, et c’est là que cela fait mal.
Au lieu de sortir les boucliers, la réponse politique à Quatremer du point de vue bruxellois, la plus crédible, c’est celle qui consiste à déplacer les frontières du projet régional sur le terrain de l’approfondissement démocratique. Comment fabriquer de la décision politique cohérente, légitime et efficace ? En commençant par affirmer le primat de l’institution régionale. Affirmer en actes, c’est-à-dire en fusionnant les dix-neuf communes et en transférant leurs prérogatives à la Région puis en dotant l’administration régionale d’un vrai projet de décentralisation de certains services. Ensuite — puisqu’aura été réouverte la question des équilibres Flamands-francophones — on lancera sérieusement le débat sur le monocommunautaire (n’y a‑t-il pas des matières « personnalisables » comme la formation des chômeurs ou l’accueil des migrants qu’il est plus cohérent de gérer à la Région plutôt que dans deux circuits unilingues non coordonnés et parfois concurrents?). Et tant qu’à faire — ô tabou —, dans la prochaine réforme de l’État qui suivra les scrutins de 2014, les francophones mettront sur la table la régionalisation de matières communautaires cruciales pour Bruxelles, histoire de jeter les bases d’un enseignement bilingue pilotable au lieu de faire coexister neuf (!) réseaux scolaires.
C’est moins glamour que les trous dans les routes. Mais sans courage en politique, sans sortir des accommodements avec l’inertie des choses, sans sortir de la schizophrénie particratique1 qui porte à la présidence régionale un autre bourgmestre, Bruxelles se prépare d’autres bobos, qui feront un peu plus mal dans pas si longtemps.