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Quatorze millions de morts, un rendez-vous mondain ?

Numéro 05/6 Mai-Juin 2012 par Bernard De Backer

juin 2012

Ce lun­di 7 mai à 16 heures 30, la pluie s’est enfin arrê­tée. Fait banal pour un voya­geur abri­té, mais don­née impor­tante pour un cycliste hydro­phobe. En des­cen­dant l’avenue Jeanne, celui-ci aper­çoit poli­ciers et poli­cières, voi­tures sombres et lus­trées, hommes aux che­veux ras por­tant une oreillette au bout d’un fil tor­sa­dé. Des bandes de plas­tique rouge et […]

Ce lun­di 7 mai à 16 heures 30, la pluie s’est enfin arrê­tée. Fait banal pour un voya­geur abri­té, mais don­née impor­tante pour un cycliste hydro­phobe. En des­cen­dant l’avenue Jeanne, celui-ci aper­çoit poli­ciers et poli­cières, voi­tures sombres et lus­trées, hommes aux che­veux ras por­tant une oreillette au bout d’un fil tor­sa­dé. Des bandes de plas­tique rouge et blanc, hâti­ve­ment nouées et fré­mis­sant sous les bour­rasques, inter­disent l’accès des auto­mo­biles au péri­style d’un haut bâti­ment gris. Le cycliste range sa bécane de l’autre côté de la rue, l’accroche par un cade­nas d’acier à un pylône. Il entre et se dirige vers l’auditoire du pre­mier étage. Dans le grand déam­bu­la­toire adja­cent, le bourg­mestre d’Ixelles vient de faire son entrée, écharpe tri­co­lore nouée au ventre. Un éche­vin libé­ral au visage rubi­cond fait des ronds de jambes, des aca­dé­miques d’âge et tenues variés devisent. Pas grand monde encore, une demi-heure avant la confé­rence, mais le nou­vel entrant tenait à dis­po­ser d’une bonne place.

Bris­tol bleu-blanc en main et sac au dos (pour le livre, l’imperméable et la pompe à vélo), il fran­chit trois contrôles suc­ces­sifs avant de choi­sir une place au milieu de l’amphithéâtre, der­rière un jeune homme timide aux prises avec une petite camé­ra, éri­gée au som­met d’un grand pied. La par­tie arrière de l’auditoire se rem­plit len­te­ment, mais la par­tie avant, celle des places nomi­na­tives réser­vées aux invi­tés de marque, est encore vide. Les gens impor­tants arrivent sou­vent les der­niers. L’homme der­rière le camé­ra­man s’assied, feuillette un gros bou­quin blanc au titre rouge, prend quelques notes. Cela fait des années qu’il atten­dait ce livre, vingt ans qu’il avait décou­vert le pays des confins, au cœur des mas­sacres de masse suc­ces­sifs qui s’y sont dérou­lés entre 1933 et 1945. Il n’a pas encore entiè­re­ment lu le livre, mais il sou­haite écou­ter l’auteur qui va par­ler aujourd’hui.

La salle conti­nue de se rem­plir, et les invi­tés de marque font leur appa­ri­tion en grappes gra­cieuses et babillantes. Ils sont beaux, bron­zés, bien habillés, légers. Avec de tels vête­ments, ils ne sont cer­tai­ne­ment pas venus à vélo. Des chauf­feurs vont devoir patien­ter quelques heures avec les poli­ciers. Arri­vés aux pre­miers rangs, les flashes cré­pitent. On se congra­tule, on se hèle, on éclate de rire, on semble tel­le­ment habi­tué à occu­per tou­jours les places d’honneur. D’autres arrivent encore, se joignent aux pre­miers qui leur indiquent leurs sièges réser­vés. Une dame vêtue de rouge vif les accueille et les accom­pagne dans le dédale des rangs et des places. Ils sont presque tous debout, incroya­ble­ment bavards et ani­més, tel­le­ment heu­reux de se retrou­ver en cette occa­sion inté­res­sante et rehaus­sée. Un petit gar­çon endi­man­ché bavarde debout, entre ses parents, à quelques mètres du siège cen­tral encore inoc­cu­pé. Que fait-il là ? Que sait-il de la famine de 1933, de Katyn, de Babi-Yar, du Gou­lag, d’Auschwitz, des mil­lions de sol­dats sovié­tiques morts de faim dans les camps nazis ? Com­prend-il seule­ment l’anglais, la langue de la confé­rence ? Est-il venu pour se retrou­ver avec des membres du cercle de Lor­raine qui annonce cette « acti­vi­té » (« pré­vue pour membre et conjoint, gra­tuite ») sur son site ?

Deux hommes fort élé­gants viennent de s’assoir der­rière le cycliste. Ils ne dis­posent pas de place numé­ro­tées, mais semblent appar­te­nir au même monde que les ci-devant. Il peut cap­ter leur conver­sa­tion en ten­dant légè­re­ment l’oreille. Cela lui don­ne­ra peut-être une idée de ce qui se raconte plus loin. Ils dis­sertent sur les avan­tages et incon­vé­nients de la moto à leur âge, puis d’un évè­ne­ment qui a eu lieu au Zoute. Ensuite, ce bout de phrase : « Là, au pre­mier rang, tu as vu ? Je crois que c’est Hen­ri de…». Du côté de Guer­mantes à l’institut de socio­lo­gie, en somme. Un homme à la cra­vate oran­gée, très assu­ré, inter­pelle le cycliste. « C’est vous le camé­ra­man ? » Il répond néga­ti­ve­ment, pointe le doigt vers le jeune homme au tré­pied devant lui. Mais l’autre conti­nue comme s’il n’avait rien enten­du, comme s’il était cer­tain qu’il ne pou­vait pas se trom­per, que ce type a évi­dem­ment une allure de tech­ni­cien : « Mais elle est si petite, votre camé­ra ? Vous êtes sûr que cela suf­fi­ra ? » Le pseu­do-camé­ra­man le rem­barre, l’homme à la cra­vate orange recule, sou­rit, fait « Non ? Ah ! Ah ! Ah ! », mais ne s’excuse pas de la méprise répé­tée, puis s’adresse au jeune homme du rang sui­vant. Plus loin, un mon­sieur très chic feuillette le pro­gramme, comme si, peut-être, il le décou­vrait à l’instant, ain­si que le sujet du jour.

D’un coup, le silence enva­hit la salle. Tout le monde se lève et se retourne. Des mili­taires font leur entrée, enca­drant le prince. Il ne l’avait jamais vu de près, avec sa barbe blanche comme son ancêtre, si mince dans son cos­tume fon­cé, un peu timide peut-être. Il s’assied au pre­mier rang, non loin du petit gar­çon. Les dis­cours offi­ciels peuvent com­men­cer. Le rec­teur, un fils du baron récem­ment décé­dé qui a lan­cé et finan­cé la chaire inter­na­tio­nale, d’autres encore — il ne se sou­vient pas, il n’est pas venu pour cela, mais cela l’intéresse quand même, c’est comme un autre sujet, arti­cu­lé au pre­mier. Puis, enfin, l’auteur du livre1, dans lequel le cycliste est immer­gé depuis des jours, donne la leçon inau­gu­rale de la chaire. Il com­mence par racon­ter. On est en 1933, un pay­san creuse sa tombe. Il sait qu’il va bien­tôt mou­rir de faim, mais il sait aus­si que les cadavres seront jetés dans des fosses com­munes. Voi­là pour­quoi il creuse sa propre tombe.

Dans le livre, le début est dif­fé­rent. C’est un enfant qui parle. « Main­te­nant nous allons vivre!, aimait à dire le petit gar­çon affa­mé en mar­chand sur le bord de la route pai­sible ou à tra­vers les champs déserts. Mais la nour­ri­ture qu’il voyait n’était que dans son ima­gi­na­tion. » Le petit gar­çon est mort de faim, il est une des pre­mières vic­times par­mi les qua­torze mil­lions de civils mas­sa­crés entre 1933 et 1945 dans le ter­ri­toire que l’historien nomme les « terres de sang » : Ukraine, Bié­lo­rus­sie, Pologne, Rus­sie occi­den­tale, pays baltes. Qu’en sau­ra donc jamais celui qui est sage­ment assis au pre­mier rang ?

  1. Timo­thy Sny­der, Terres de sang. L’Europe entre Hit­ler et Sta­line, Gal­li­mard, « Biblio­thèque des his­toires », 2012.

Bernard De Backer


Auteur

sociologue et chercheur