Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Quarante ans de belgitude. Nommer l’indéfinissable ?

Numéro 7 - 2016 par Nathalie Gillain Cristal Huerdo Moreno

novembre 2016

En novembre 1976, Pierre Mer­tens et Claude Javeau ques­tion­naient l’identité belge, cha­cun à tra­vers le prisme qui était le sien, les lettres pour l’un, la socio­lo­gie pour l’autre. Cette inter­ro­ga­tion sur­gis­sait dans une décen­nie qui s’était ouverte sur une pre­mière réforme de l’État ayant don­né nais­sance aux com­mu­nau­tés cultu­relles. De leurs contri­bu­tions au dos­sier inti­tu­lé Une […]

Dossier

En novembre 1976, Pierre Mer­tens et Claude Javeau ques­tion­naient l’identité belge1, cha­cun à tra­vers le prisme qui était le sien, les lettres pour l’un, la socio­lo­gie pour l’autre. Cette inter­ro­ga­tion sur­gis­sait dans une décen­nie qui s’était ouverte sur une pre­mière réforme de l’État ayant don­né nais­sance aux com­mu­nau­tés cultu­relles. De leurs contri­bu­tions au dos­sier inti­tu­lé Une autre Bel­gique, un terme nais­sait : la bel­gi­tude. Face à la tâche ardue de défi­nir ce que signi­fie « être belge » et à la ten­ta­tion d’une défi­ni­tion en creux, Pierre Mer­tens décri­vait la Bel­gique comme une « terre d’exil, d’exil inté­rieur » où le Belge se vivrait « comme un nègre blanc ». Cela l’amenait à se deman­der : « Quel voyage pour­rait encore accroitre [son] déracinement ? »

Il nous a sem­blé impor­tant, qua­rante ans plus tard, de reve­nir sur l’invention du terme bel­gi­tude et de l’interroger au présent.

Dans « Les ava­tars d’un néo­lo­gisme », Jacques De Decker décrit la genèse et l’évolution de ce terme né dans le micro­cosme de l’intelligentsia bruxel­loise fran­co­phone. En fili­grane de son article, se donne à voir une bel­gi­tude hési­tant entre concept révo­lu­tion­naire, éman­ci­pa­teur et exa­cer­ba­tion d’un chau­vi­nisme mal pla­cé. C’est en tant que témoin direct et acteur de ce pro­ces­sus de réflexion qu’il nous dresse un tableau des lettres belges tel qu’il s’est des­si­né au cours de ces qua­rante der­nières années.

Défi­nis­sant la bel­gi­tude comme le symp­tôme d’une posi­tion d’inconfort, d’une inca­pa­ci­té éton­nante à s’enorgueillir, à valo­ri­ser ce qui est propre au royaume de Bel­gique, Chris­tophe Meu­rée nous entraine dans un pas­sion­nant voyage lit­té­raire à tra­vers les grandes villes du pays (Bruxelles, Liège, Anvers…): si celles-ci recèlent bien des tré­sors, ces der­niers appa­raissent tou­te­fois sys­té­ma­ti­que­ment, sous la plume de nos écri­vains, comme étant des mer­veilles enfouies, cachées ou oubliées, sinon mépri­sées. Le trai­te­ment des villes belges résiste sin­gu­liè­re­ment à toute forme d’idéalisation : à la fas­ci­na­tion est pré­fé­rée la décep­tion et à la subli­ma­tion, la désa­cra­li­sa­tion. C’est sur la base de cette obser­va­tion que l’auteur nous livre sa propre vision de la bel­gi­tude, en insis­tant sur l’absence d’un réel mythe fon­da­teur, soit de fac­teurs d’identification forts à l’État-nation, et sur le doute onto­lo­gique qui en résulte.

Par­tant du même constat, Laurent Moo­sen aborde la pro­blé­ma­tique de la bel­gi­tude à tra­vers la ques­tion du rap­port ambi­gu des auteurs belges à la langue fran­çaise — ce que met sou­vent en lumière, dans les œuvres, le trai­te­ment de l’héritage fami­lial. Lorsqu’on vit dans un pays créé de toutes pièces, unis­sant vaille que vaille des peuples ger­mains et latins, lorsqu’on a pour patrie un petit ter­ri­toire constam­ment tra­ver­sé, conquis et annexé au fil des siècles, lorsqu’on vit coin­cé entre deux grandes nations, com­ment ne pas dou­ter de son iden­ti­té, com­ment être cer­tain de sa langue, com­ment être assu­ré d’exister vrai­ment ? Laurent Moo­sen évoque quelques auteurs qui traitent de la langue du père, langue sin­gu­lière, igno­rante des dic­tion­naires et dont ils doivent se défaire. Deve­nus orphe­lins à l’instar du pre­mier héros de la lit­té­ra­ture belge, Thyl Ulens­pie­gel, ils peuvent alors construire une œuvre sur une langue qui ne peut tota­le­ment être la leur puisqu’ils n’en ont pas réel­le­ment hérité.

Natha­lie Gil­lain pro­pose un article cen­tré sur l’œuvre d’Henri Michaux, qui a sou­vent été consi­dé­rée comme le paran­gon même de la bel­gi­tude. L’écrivain a en effet adop­té une pos­ture de déné­ga­tion de ses ori­gines belges qui ne cesse d’étonner par sa radi­ca­li­té. Pour­tant, aux yeux de ceux qui ont su sai­sir la sin­gu­la­ri­té de son écri­ture, son œuvre demeure empreinte d’un rap­port char­nel à la langue et d’un humour carac­té­ris­tiques d’une posi­tion excen­trée. Une autre approche consiste à démon­trer que la volon­té d’effacer toute trace des ori­gines belges a par­tie liée avec un refus, plus géné­ral, de se lais­ser enfer­mer dans un car­can, en écri­vant au nom d’une esthé­tique ou en s’inscrivant, par exemple, dans une his­toire ou dans un rap­port de filia­tion. C’est ce que pro­pose de décou­vrir l’auteure au terme de son article.

Enfin, il était incon­ce­vable de clore ce dos­sier sans par­ler de ce que la bel­gi­tude évoque pour nos voi­sins fla­mands. Mat­thieu Ser­gier nous apprend que le débat qui secoua la Bel­gique fran­co­phone il y a qua­rante ans fut inexis­tant en Flandre. Por­tée par d’autres pro­jets, ten­due vers son éman­ci­pa­tion cultu­relle, elle avait pour ain­si dire d’autres chats à fouet­ter. Pour­tant, selon l’auteur, il existe bien une « bel­gi­tude à la fla­mande », laquelle réside dans la lutte que livrent cer­tains roman­ciers contre un natio­na­lisme pur et dur qui s’est fait plus pesant au fil des années. Le dan­ger, aux yeux de ces écri­vains, ne vient pas d’une Bel­gique dont ils ne sont pas nos­tal­giques, mais bien du repli sur soi auquel conduit tout pro­jet natio­na­liste. Ain­si, leur bel­gi­tude s’exprime par un rejet du natio­na­lisme, par une volon­té d’ouverture à l’autre et, en prio­ri­té, à l’«autre fran­co­phone » qui par­tage le même territoire.

  1. « De la dif­fi­cul­té d’être belge », dans Les Nou­velles Lit­té­raires, dos­sier « Une autre Bel­gique », Bruxelles, 4 novembre 1976, p. 13 – 14.

Nathalie Gillain


Auteur

professeure invitée à l’université Saint-Louis-Bruxelles, chercheuse et formatrice à l’université de Namur, spécialiste des rapports entre photographie et littérature. Elle a publié des articles sur différents auteurs belges et est membre du comité de la revue Textyles

Cristal Huerdo Moreno


Auteur

Cristal Huerdo Moreno est maitre de langue principal à l’Université Saint-Louis—Bruxelles, maitre de langue à l’UMONS et traductrice. Elle travaille sur l’écriture féminine engagée (Espagne 1920-1975), sur la fictionnalisation de la guerre civile dans la littérature du XXIe siècle et sur l’hétérolinguisme. Elle encadre la rubrique Italique de La Revue nouvelle.