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Quarante ans de belgitude. Nommer l’indéfinissable ?
En novembre 1976, Pierre Mertens et Claude Javeau questionnaient l’identité belge, chacun à travers le prisme qui était le sien, les lettres pour l’un, la sociologie pour l’autre. Cette interrogation surgissait dans une décennie qui s’était ouverte sur une première réforme de l’État ayant donné naissance aux communautés culturelles. De leurs contributions au dossier intitulé Une […]
En novembre 1976, Pierre Mertens et Claude Javeau questionnaient l’identité belge1, chacun à travers le prisme qui était le sien, les lettres pour l’un, la sociologie pour l’autre. Cette interrogation surgissait dans une décennie qui s’était ouverte sur une première réforme de l’État ayant donné naissance aux communautés culturelles. De leurs contributions au dossier intitulé Une autre Belgique, un terme naissait : la belgitude. Face à la tâche ardue de définir ce que signifie « être belge » et à la tentation d’une définition en creux, Pierre Mertens décrivait la Belgique comme une « terre d’exil, d’exil intérieur » où le Belge se vivrait « comme un nègre blanc ». Cela l’amenait à se demander : « Quel voyage pourrait encore accroitre [son] déracinement ? »
Il nous a semblé important, quarante ans plus tard, de revenir sur l’invention du terme belgitude et de l’interroger au présent.
Dans « Les avatars d’un néologisme », Jacques De Decker décrit la genèse et l’évolution de ce terme né dans le microcosme de l’intelligentsia bruxelloise francophone. En filigrane de son article, se donne à voir une belgitude hésitant entre concept révolutionnaire, émancipateur et exacerbation d’un chauvinisme mal placé. C’est en tant que témoin direct et acteur de ce processus de réflexion qu’il nous dresse un tableau des lettres belges tel qu’il s’est dessiné au cours de ces quarante dernières années.
Définissant la belgitude comme le symptôme d’une position d’inconfort, d’une incapacité étonnante à s’enorgueillir, à valoriser ce qui est propre au royaume de Belgique, Christophe Meurée nous entraine dans un passionnant voyage littéraire à travers les grandes villes du pays (Bruxelles, Liège, Anvers…): si celles-ci recèlent bien des trésors, ces derniers apparaissent toutefois systématiquement, sous la plume de nos écrivains, comme étant des merveilles enfouies, cachées ou oubliées, sinon méprisées. Le traitement des villes belges résiste singulièrement à toute forme d’idéalisation : à la fascination est préférée la déception et à la sublimation, la désacralisation. C’est sur la base de cette observation que l’auteur nous livre sa propre vision de la belgitude, en insistant sur l’absence d’un réel mythe fondateur, soit de facteurs d’identification forts à l’État-nation, et sur le doute ontologique qui en résulte.
Partant du même constat, Laurent Moosen aborde la problématique de la belgitude à travers la question du rapport ambigu des auteurs belges à la langue française — ce que met souvent en lumière, dans les œuvres, le traitement de l’héritage familial. Lorsqu’on vit dans un pays créé de toutes pièces, unissant vaille que vaille des peuples germains et latins, lorsqu’on a pour patrie un petit territoire constamment traversé, conquis et annexé au fil des siècles, lorsqu’on vit coincé entre deux grandes nations, comment ne pas douter de son identité, comment être certain de sa langue, comment être assuré d’exister vraiment ? Laurent Moosen évoque quelques auteurs qui traitent de la langue du père, langue singulière, ignorante des dictionnaires et dont ils doivent se défaire. Devenus orphelins à l’instar du premier héros de la littérature belge, Thyl Ulenspiegel, ils peuvent alors construire une œuvre sur une langue qui ne peut totalement être la leur puisqu’ils n’en ont pas réellement hérité.
Nathalie Gillain propose un article centré sur l’œuvre d’Henri Michaux, qui a souvent été considérée comme le parangon même de la belgitude. L’écrivain a en effet adopté une posture de dénégation de ses origines belges qui ne cesse d’étonner par sa radicalité. Pourtant, aux yeux de ceux qui ont su saisir la singularité de son écriture, son œuvre demeure empreinte d’un rapport charnel à la langue et d’un humour caractéristiques d’une position excentrée. Une autre approche consiste à démontrer que la volonté d’effacer toute trace des origines belges a partie liée avec un refus, plus général, de se laisser enfermer dans un carcan, en écrivant au nom d’une esthétique ou en s’inscrivant, par exemple, dans une histoire ou dans un rapport de filiation. C’est ce que propose de découvrir l’auteure au terme de son article.
Enfin, il était inconcevable de clore ce dossier sans parler de ce que la belgitude évoque pour nos voisins flamands. Matthieu Sergier nous apprend que le débat qui secoua la Belgique francophone il y a quarante ans fut inexistant en Flandre. Portée par d’autres projets, tendue vers son émancipation culturelle, elle avait pour ainsi dire d’autres chats à fouetter. Pourtant, selon l’auteur, il existe bien une « belgitude à la flamande », laquelle réside dans la lutte que livrent certains romanciers contre un nationalisme pur et dur qui s’est fait plus pesant au fil des années. Le danger, aux yeux de ces écrivains, ne vient pas d’une Belgique dont ils ne sont pas nostalgiques, mais bien du repli sur soi auquel conduit tout projet nationaliste. Ainsi, leur belgitude s’exprime par un rejet du nationalisme, par une volonté d’ouverture à l’autre et, en priorité, à l’«autre francophone » qui partage le même territoire.
- « De la difficulté d’être belge », dans Les Nouvelles Littéraires, dossier « Une autre Belgique », Bruxelles, 4 novembre 1976, p. 13 – 14.