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Quand le néolibéralisme ressuscite la figure du bon berger

Numéro 10 Octobre 2012 par John Pitseys

octobre 2012

Selon « la démo­cra­tie inache­vée », le régime d’ex­perts et l’é­mer­gence des think tanks par­tagent en com­mun une double influence : celle du néo­li­bé­ra­lisme et celle des cri­tiques contem­po­raines de la socié­té démo­cra­tique. Or, cette double influence ne pro­cède ni d’une concep­tion scien­tiste de l’é­co­no­mie ni d’un refus tech­nique du plu­ra­lisme poli­tique. Le néo­li­bé­ra­lisme n’est pas seule­ment une idéo­lo­gie éco­no­mique, mais aus­si un type de régime et de jus­ti­fi­ca­tion poli­tique repo­sant sur un idéal de gou­ver­ne­ment ration­nel, fût-il géré par l’ac­tion pas­to­rale de la « nou­velle gou­ver­nance » ou par l’ac­tion régu­la­trice des experts. C’est en ce sens que les défenses contem­po­raines d’une démo­cra­tie dite « réflexive » ou d’«intermédiaires » l’a­li­mentent para­doxa­le­ment. Au-delà de leurs diver­gences réelles, cha­cun de ces deux dis­cours se carac­té­rise en effet par un rejet com­mun du prin­cipe cen­tral de ce que doit être un régime démo­cra­tique : un régime légi­time dont le titre à gou­ver­ner est indé­ter­mi­né et à la défi­ni­tion duquel cha­cun de ses membres peut participer.

Lire « La démo­cra­tie inache­vée », et se rendre compte qu’il n’est pas néces­saire de prendre un café pour sor­tir fran­che­ment réveillé de sa pre­mière lec­ture du matin : à l’instar de Jacques Ran­cière, dont il s’inspire avec fidé­li­té, mais sans sui­visme, Albert Bas­te­nier nous rap­pelle qu’une socié­té ne peut assu­mer son carac­tère poli­tique qu’en se conce­vant sans cadre de der­nier res­sort. La démo­cra­tie — du moins dans son idée — est une socié­té sans père, qui cherche à être le plus pos­sible une asso­cia­tion d’êtres égaux dont aucun ne détient de titre acquis au pou­voir. Le texte d’Albert Bas­te­nier tranche avec les jus­ti­fi­ca­tions de type déli­bé­ra­tif de la démo­cra­tie ; la démo­cra­tie n’est pas un régime juste parce qu’elle garan­tit une déci­sion plus ration­nelle, mais parce que la défi­ni­tion de ce qu’est une déci­sion ration­nelle fera tou­jours l’objet d’un désac­cord rai­son­nable. Albert Bas­te­nier appuie sa jus­ti­fi­ca­tion de la par­ti­ci­pa­tion démo­cra­tique en cri­ti­quant le lan­gage et le sta­tut contem­po­rains de l’expertise poli­tique, ain­si que l’émergence depuis une tren­taine d’années de l’institution sociale des think tanks.

Le point de vue de l’auteur est celui-ci. La pra­tique de l’expertise contem­po­raine et l’émergence des think tanks ne sont pas neutres idéo­lo­gi­que­ment. Elles reposent toutes deux sur une concep­tion sem­blable de l’individu, ici iden­ti­fié à l’agent ration­nel égoïste des théo­ries clas­siques de l’économie. Elles illus­tre­raient par ailleurs le man­tra néo­li­bé­ral selon lequel les affaires publiques ne doivent pas être le lieu de la palabre poli­tique, mais de la ges­tion tech­nique des pro­blèmes posés à la col­lec­ti­vi­té. Dans ce cadre, Albert Bas­te­nier pointe par ailleurs les méca­nismes par les­quels l’expertise et le phé­no­mène des think tanks par­ti­cipent selon lui à une mar­chan­di­sa­tion du poli­tique et une concep­tion scien­tiste de l’économie. Dans ce cadre, Albert Bas­te­nier en appelle à un renou­vè­le­ment par le bas des pra­tiques démo­cra­tiques : « C’est l’inquiétante ins­tru­men­ta­li­sa­tion poli­tique actuelle de cer­tains savoirs qui oblige de réaf­fir­mer qu’en démo­cra­tie n’est admise aucune auto­ri­té intel­lec­tuelle mono­po­lis­tique qui légi­ti­me­rait le droit de cer­tains à gou­ver­ner […] C’est pour­quoi […] il faut aller vers la mise en place de pro­cé­dures démo­cra­tiques qui cassent les pré­ten­tions mono­po­lis­tiques de cer­tains pôles de la connais­sance. C’est à cet objec­tif que devront tendre les dif­fé­rentes formes ima­gi­nables de la démo­cra­tie par­ti­ci­pa­tive au sein de laquelle les savoirs dans leur diver­si­té auront cha­cun à voir recon­nue leur place, aus­si bien celle des experts du vécu que sont les citoyens ordi­naires que celle des experts de la connais­sance que sont les savants1.

Le néolibéralisme ou le retour du bon berger

Disons-le sim­ple­ment avant d’entrer davan­tage dans la dis­cus­sion de son texte : nous fai­sons plei­ne­ment nôtre la défi­ni­tion de la démo­cra­tie que pro­pose Albert Bas­te­nier, à savoir que le prin­cipe fon­da­teur de la démo­cra­tie réside dans l’affirmation du pou­voir de tous et l’absence de titre acquis à gou­ver­ner. Dif­fé­rents points sus­citent néan­moins nos inter­ro­ga­tions et le désir de pro­lon­ger le débat lan­cé par le texte.

Albert Bas­te­nier construit sa cri­tique des démo­cra­ties libé­rales contem­po­raines sur l’argument sui­vant. L’expertise contem­po­raine — ou ses dérives du moins, Albert Bas­te­nier ne dis­qua­li­fiant pas en tant quel tel le prin­cipe de l’expertise dans nos régimes démo­cra­tiques — et le tra­vail des think tanks illus­trent l’idéologie néo­li­bé­rale : et l’idéologie néo­li­bé­rale conçoit l’économie comme une science cau­sale et l’individu comme un agent ration­nel égoïste. Or, une telle défi­ni­tion est-elle si ce cer­taine ? Il est bien sûr pos­sible — voire utile — de cri­ti­quer les pos­sibles effets per­vers du néo­li­bé­ra­lisme et de contes­ter les prin­cipes de jus­tice sur les­quels il repose. Il est éga­le­ment loi­sible de mon­trer com­ment la sphère de l’expertise poli­tique s’est, depuis une ving­taine d’années, consti­tuée autour de récits et de codes sociaux com­muns pré­sen­tant comme des poli­tiques de bon sens des mesures sacra­li­sant les prin­cipes de flexi­bi­li­té, d’ouverture, de déré­gu­la­tion — ici bap­ti­sée « bet­ter regu­la­tion » — de l’activité éco­no­mique. Néan­moins, il n’est pas inter­dit de pen­ser que la phrase de Mario Mon­ti, citée par Albert Bas­te­nier, selon laquelle « l’absence de res­pon­sables poli­tiques dans le gou­ver­ne­ment faci­li­te­rait la vie de l’exécutif, enle­vant des motifs d’embarras » consti­tuait davan­tage une cri­tique du sys­tème poli­tique ita­lien de ces vingt der­nières années — et repré­sente à ce titre une inter­ven­tion pro­pre­ment poli­tique — davan­tage qu’un éloge uni­voque du régime des experts. Et il n’est pas inter­dit de dou­ter que les éco­no­mistes « ortho­doxes » ou les repré­sen­tants de la finance inter­na­tio­nale soient stu­pides au point de pen­ser que l’économie est une science exacte englo­bant l’ensemble des com­por­te­ments humains : comme le rap­pelle par exemple l’excellent film Mar­gin Call, la plu­part des grands fauves du monde ban­caire sont tout à fait conscients que les règles de la finance tiennent davan­tage du grand mika­do de psy­cho­lo­gie sociale.

Ain­si que Fou­cault l’exposait, le néo­li­bé­ra­lisme repose moins sur la règle du chiffre que sur le gou­ver­ne­ment des âmes et des popu­la­tions (Fou­cault, 2004). Comme l’exprime presque en fait la par­tie de son texte que Bas­te­nier consacre aux think tanks et à la « nou­velle gou­ver­nance », ce n’est pas au nom de la science toute puis­sante que le poli­tique consen­ti­rait à se dépar­tir de son pou­voir de déci­der, mais au nom des idéaux du dis­cours de la bonne gou­ver­nance. C’est parce que seuls les experts sont aptes à prendre en compte la mul­ti­pli­ci­té du réel qu’ils doivent assu­mer un rôle de pre­mier plan dans la ges­tion de la crise. Le nou­veau dis­cours de l’expertise assume plei­ne­ment les prin­cipes de trans­ver­sa­li­té, d’interdisciplinarité, de gou­ver­nance par réseau que ses cri­tiques habi­tuels l’accusent d’esquiver. Le prin­cipe même de la gou­ver­nance qu’Albert Bas­te­nier cri­tique repose sur la ges­tion sociale d’une plu­ra­li­té de dis­cours et de dis­po­si­tifs de pou­voir, et intègre donc en son sein la dis­pa­ri­tion d’un cadre cog­ni­tif com­mun (Ost et Van de Ker­chove, 2002). Là où, pour reprendre un voca­bu­laire fou­cal­dien, la dis­ci­pline éco­no­mique impose une règle, les méca­nismes de gou­ver­ne­men­ta­li­té mis en place par le dis­cours de la gou­ver­nance ins­taurent une toile poly­pho­nique de dis­cours, de méthodes, de pro­ces­sus d’appréhension et de mai­trise de la réa­li­té. Les par­ti­sans de la « bonne gou­ver­nance » asso­cient aujourd’hui le terme à l’élaboration de nou­velles tech­niques de gou­ver­ne­ment, et à la sub­sti­tu­tion de l’action uni­la­té­rale de l’État par un mode plus consen­suel et plu­ra­liste de for­mu­la­tion de la norme. Comme l’écrivaient déjà Bol­tans­ki et Chia­pel­lo en 1999, le dis­cours du mana­ge­ment est aujourd’hui d’autant plus per­cu­tant qu’il intègre les cri­tiques tra­di­tion­nelles adres­sées aux théo­ries clas­siques de l’économie et aux modes tra­di­tion­nels de gou­ver­ne­ment des ins­ti­tu­tions capitalistes.

Une bonne démocratie est une démocratie sans peuple : les défenses contemporaines d’un régime mixte

Le pro­blème sou­le­vé par la « démo­cra­tie inache­vée » n’a peut-être pas uni­que­ment, voire essen­tiel­le­ment trait, à une concep­tion scien­tiste de l’économie, mais à la reprise sous forme mana­gé­riale d’une idée cen­trale — mais contes­table : la légi­ti­mi­té d’une déci­sion s’évalue au regard de sa capa­ci­té à repré­sen­ter le bien com­mun, et donc une cer­taine idée de la rai­son publique.

Les théo­ri­ciens de la démo­cra­tie — Gau­chet, Mil­ner, Rosan­val­lon — qu’Albert Bas­te­nier men­tionne dans la par­tie intro­duc­tive de son texte n’ont en fait pas grand-chose en com­mun avec l’idéologie néo­li­bé­rale. Leurs ouvrages sont par ailleurs loin de consti­tuer des défenses uni­vo­que­ment conser­va­trices d’une sorte de régime mixte com­bi­nant la recon­nais­sance des liber­tés publiques et un éli­tisme repré­sen­ta­tif. Au contraire, il n’est pas inutile de rap­pe­ler le cou­si­nage de ces théo­ries avec l’émergence dans la deuxième moi­tié du siècle pas­sé de ce qu’on a appe­lé les théo­ries anti­to­ta­li­taires de la démo­cra­tie. La cri­tique de la socié­té démo­cra­tique dans la théo­rie poli­tique fran­çaise est en effet éga­le­ment, et dès l’origine, une cri­tique du répu­bli­ca­nisme clas­sique et du mythe de l’unité politique.

Dans la fou­lée des tra­vaux de Lefort ou d’Aron sur la méca­nique tota­li­taire et la défense de la démo­cra­tie comme lieu « vide » ou « ouvert » de débats, une par­tie impor­tante de la lit­té­ra­ture poli­tique fran­çaise s’est en effet sai­sie du thème de l’unité poli­tique. Par­tant de pré­misses phi­lo­so­phiques diverses, dif­fé­rents auteurs convergent pour cri­ti­quer les fan­tasmes d’une socié­té sans classes, sans divi­sions, sans repré­sen­ta­tion, fusion­née à l’État. C’est ain­si que Fran­çois Furet (1978) entend mon­trer com­ment le désir démo­cra­tique de fusion du peuple a pu culmi­ner dans la Ter­reur, le mépris éprou­vé pour la vie de l’individu n’étant là que l’envers de l’identification fan­tas­mée du pou­voir avec le peuple (Mon­nier, 1994); que Pierre Rosan­val­lon (2008) ana­lyse en quoi l’émergence du suf­frage uni­ver­sel a para­doxa­le­ment contri­bué à pro­blé­ma­ti­ser la fon­da­tion « popu­laire » de l’idéal démo­cra­tique, et entend élar­gir le champ de la démo­cra­tie à une mul­ti­tude de pra­tiques tan­tôt « réflexives », tan­tôt « contre-démo­cra­tiques », tan­tôt « inter­ac­tives» ; ou qu’un auteur comme Mar­cel Gau­chet (2003, p. 325 – 328) couple son ana­lyse de la dis­tinc­tion pro­gres­sive du poli­tique et du reli­gieux à un pes­si­misme tem­pé­ré pour les formes actuelles de la démocratie.

Ces dif­fé­rents tra­vaux se carac­té­risent tous par une inter­ro­ga­tion sur la ques­tion de l’unité poli­tique, qu’elle prenne la forme du « Tout » (Manent, 1994, p. 264 – 265), de la géné­ra­li­té poli­tique (Rosan­val­lon, 2008), ou de l’ultradémocratie (Gau­chet, 2003, p. 264): com­ment construire une géné­ra­li­té sociale dans un espace plu­ra­liste, carac­té­ri­sé par une mul­ti­pli­ci­té de situa­tions et de sin­gu­la­ri­tés sociales (Rosan­val­lon, 2008, p. 17)? La démo­cra­tie ne désigne pas seule­ment l’accès au vote mais aus­si la capa­ci­té de l’individu à se retran­cher à la fois de l’État et de la socié­té — en ce com­pris les excès de ses méca­nismes capi­ta­listes. Elle doit mettre en valeur l’action des strates inter­mé­diaires de la socié­té, qu’il s’agisse de cana­li­ser la com­plexi­té à tra­vers l’émergence d’une socié­té civile orga­ni­sée ou d’articuler de manière fine les fonc­tions éli­tistes et repré­sen­ta­tives de la repré­sen­ta­tion poli­tique (Manin, 1985, p. 72 – 94).

Ce qui est inté­res­sant dès lors, c’est d’observer en quoi l’analyse cri­tique des formes de tota­lisme poli­tique peut éga­le­ment pous­ser, un peu para­doxa­le­ment, à une cri­tique de plus en plus insis­tante de la démo­cra­tie elle-même.

La pre­mière étape du rai­son­ne­ment sou­li­gne­rait que l’idéal rous­seauiste de volon­té géné­rale ne par­tage ni ne limite l’exercice de la sou­ve­rai­ne­té : si la volon­té expri­mée col­lec­ti­ve­ment est effec­ti­ve­ment démo­cra­tique, elle ne sau­rait accep­ter de s’enchainer à aucune loi, aucune règle, y com­pris celles qu’elle proclame.

La deuxième étape du rai­son­ne­ment condui­rait à assi­mi­ler la domi­na­tion sans par­tage du sou­ve­rain à l’idéal démo­cra­tique dans sa géné­ra­li­té, et à oppo­ser dans la fou­lée l’esprit démo­cra­tique à l’esprit libé­ral. L’esprit démo­cra­tique impli­que­rait le pou­voir de l’État sur le peuple, mais aus­si le pou­voir du peuple sur l’individu ; le libé­ra­lisme authen­tique vise­rait quant à lui à pro­té­ger les droits de l’individu dans sa recherche de la liber­té. Dans ce cadre, la cri­tique fus­tige à la fois la tyran­nie de la majo­ri­té et l’arasement de l’opinion publique par la socié­té. Anti­ci­pant l’espace public actuel à par­tir de la trans­for­ma­tion de la publi­ci­té au XIXe siècle, Jean-Marc Fer­ry écrit par exemple que « l’opinion publique cesse […] d’être sujet de la com­mu­ni­ca­tion poli­tique pour en deve­nir plu­tôt l’objet. Au lieu de se for­mer cen­sé­ment elle-même sur le prin­cipe auto­nome de la dis­cus­sion, elle tend à être sol­li­ci­tée ou mobi­li­sée sur le prin­cipe dif­fé­rent de la repré­sen­ta­tion » (Fer­ry, 2000, p. 234 – 235).

La troi­sième étape asso­cie la démo­cra­tie au dévoie­ment de l’esprit du libé­ra­lisme. Le triomphe de la démo­cra­tie s’identifie avec le règne de l’individu socio­lo­gique. Mar­cel Gau­chet asso­cie par exemple ce qu’il pense être la crise de la démo­cra­tie avec « l’autonomisation de la logique éco­no­mique, […] la dis­so­cia­tion indi­vi­dua­liste […], l’affaiblissement des sys­tèmes poli­tiques » (Gau­chet, 2003, p. 326). La démo­cra­tie contem­po­raine dis­sout la dis­cus­sion publique sous l’agrégation des pré­fé­rences de l’individu consom­ma­teur : ses mani­fes­ta­tions semblent dès lors se situer entre le repli sur soi de l’individu-roi et le triomphe caco­pho­nique de la masse abru­tie. Dans ce cadre, la cri­tique anti­to­ta­li­taire est loin de s’affirmer comme anti­dé­mo­crate et pro­clame même la renou­ve­ler2. Elle mani­feste tou­te­fois une égale réti­cence devant la figure de l’individu et celle de la repré­sen­ta­tion popu­laire : comme Ran­cière le note iro­ni­que­ment, la seule bonne démo­cra­tie semble être alors « celle qui réprime la catas­trophe de la civi­li­sa­tion démo­cra­tique » (Ran­cière, 2005, p. 10).

Un régime légi­time devra dès lors tem­pé­rer la vie poli­tique par­ti­sane non seule­ment en ins­tau­rant des contrôles juri­diques sur l’action du légis­la­teur, mais en ins­tau­rant des ins­tances char­gées d’assurer la réflexi­vi­té et l’impartialité du débat public (Rosan­val­lon, 2008, p. 121 – 194 et p. 258). Il repo­se­ra sur la mise en place de méca­nismes dis­cur­sifs et édu­ca­tifs visant à l’édification d’une nou­velle culture civique, voire éthique (Fer­ry, 2000). Il sera en tout cas posé en contraste d’une légi­ti­mi­té démo­cra­tique repo­sant uni­que­ment sur l’expression de la sou­ve­rai­ne­té du peuple. La légi­ti­mi­té démo­cra­tique consiste soit « dans une expres­sion saine et ouverte des conflits d’intérêts et des dif­fé­rends d’appréciation », soit en l’instauration de lieux d’impartialité char­gés d’assurer les condi­tions équi­tables du débat poli­tique (Rosan­val­lon, 2008, p. 191). Mais l’expression de ces conflits, la pro­tec­tion de l’État de droit et la menée d’une déli­bé­ra­tion réflexive semblent ne plus concer­ner les pré­ten­tions réelles au pou­voir des membres de l’espace social. Au peuple invi­sible semble devoir se sub­sti­tuer le peuple disparu.

Dans ce cadre, il ne s’agit ni d’assimiler les théo­ries anti­to­ta­li­taires de la démo­cra­tie aux défenses contem­po­raines des démo­cra­ties d’«intermédiaires » et de « contre-pou­voirs » ni même d’assimiler ces der­nières aux experts et think tanks abor­dés par le texte d’Albert Bas­te­nier. Mais de mon­trer néan­moins ce qu’elle par­tage en com­mun : la réti­cence à jus­ti­fier la légi­ti­mi­té poli­tique sur la base de la sou­ve­rai­ne­té des membres de la com­mu­nau­té ne pro­cède pas concep­tuel­le­ment d’un refus du plu­ra­lisme, au contraire, mais d’un rem­pla­ce­ment du peuple par une sorte de plu­ra­lisme tem­pé­ré par les exi­gences de la rai­son publique — du moins aux yeux des auteurs qu’Albert Bas­te­nier convoque dans la pre­mière par­tie de son article.

La réti­cence à trai­ter le prin­cipe démo­cra­tique à par­tir des idéaux d’égalité poli­tique et de par­ti­ci­pa­tion popu­laire est liée à la connexion intel­lec­tuelle per­sis­tante qui est opé­rée entre uni­té poli­tique et démo­cra­tie d’une part, légi­ti­mi­té poli­tique et ratio­na­li­té de l’autre. La socié­té démo­cra­tique est cri­ti­quée au nom même de l’autonomie de l’individu, et le sys­tème démo­cra­tique ne sera accep­té que s’il cor­res­pond aux exi­gences de rai­son publique. Dans ce cadre, le texte d’Albert Bas­te­nier convainc moins par sa cri­tique du scien­tisme néo­li­bé­ral que par son ana­lyse de la manière dont les régimes démo­cra­tiques lient leur fonc­tion­ne­ment à un prin­cipe de jus­ti­fi­ca­tion qui est pour­tant cen­sé leur res­ter extrin­sèque, à savoir l’idée qu’une déci­sion n’est légi­time que si elle est rationnelle.

Retour sur l’expertise

L’argument de l’expertise poli­tique, pour reve­nir briè­ve­ment à lui, se heurte clas­si­que­ment à une ques­tion concep­tuelle : qui est l’expert ? Comme le sou­ligne Dewey, l’opposition entre la figure de l’expert et celle de l’«homme de la rue » s’avère poreuse : « c’est l’homme qui porte la chaus­sure qui sait le mieux qu’elle fait mal et où elle fait mal, même si le cor­don­nier est le meilleur juge pour savoir com­ment y remé­dier […] Une classe d’expertise est inévi­ta­ble­ment si éloi­gnée des inté­rêts com­muns qu’elle en devient une classe d’intérêts pri­vés et un savoir pri­vé, ce qui en matière sociale équi­vaut à un non-savoir3 » (Dewey, 1954, p. 207). Or, le pro­blème que Ran­cière tente de sou­le­ver, ce n’est pas tel­le­ment d’ajouter tel ou tel cri­tère d’expertise pour rendre la liste d’experts accep­table au grand public, mais plu­tôt que le conte­nu de cette liste est pra­ti­que­ment indéterminable.

D’une part, le pro­ces­sus de for­ma­tion de la norme sup­pose mal­gré tout que les consé­quences aux­quelles mène l’application de la norme sont éva­luées au fur et à mesure de la dis­cus­sion publique. Les acteurs ne peuvent anti­ci­per l’ensemble des argu­ments posés sur la table au cours de la dis­cus­sion, sans quoi la dis­cus­sion elle-même n’a plus de rai­son d’être. Si tous les argu­ments pos­sibles sont en effet connus, trai­tés et réso­lus avant même le début de la dis­cus­sion, l’entrée en déli­bé­ra­tion ne se jus­ti­fie plus et il suf­fit de com­pu­ter méca­ni­que­ment les exper­tises néces­saires : c’est pré­ci­sé­ment un des rôles de la déli­bé­ra­tion d’envisager des enjeux ou des consé­quences poli­tiques encore inex­plo­rés. Dans ce cadre, il est impos­sible de pré­voir la liste des com­pé­tences et qua­li­fi­ca­tions qui per­met­tront de faire pro­gres­ser la déli­bé­ra­tion (Est­lund, p. 84 – 85). Il est donc néces­saire d’ouvrir le débat à des exper­tises qui n’étaient pas atten­dues au départ. Puisque ces exper­tises ain­si que leur titu­laire ne peuvent être déter­mi­nés à l’avance, il s’agit donc de lais­ser la déli­bé­ra­tion ouverte au plus grand nombre.

D’autre part, même si les gou­ver­nants dis­po­saient d’une com­pé­tence com­plète — qu’il s’agisse de connais­sances scien­ti­fiques ou d’une simple connais­sance d’usage —, cela suf­fit-il néan­moins à pro­duire avec cer­ti­tude le meilleur juge­ment moral ? Rien n’est moins sûr. Si un acteur mal infor­mé peut voir la per­ti­nence de son juge­ment affec­tée par des connais­sances inexactes et incom­plètes, cela ne signi­fie pas que des connais­sances exactes et com­plètes suf­fisent à pro­duire un juge­ment cor­rect d’un point de vue pra­ti­co-moral. Les connais­sances de l’expert ne pré­jugent pas de sa capa­ci­té de com­pré­hen­sion des pro­blèmes qui lui sont sou­mis. Le juge­ment du repré­sen­tant dépend des infé­rences stra­té­giques, éthiques, morales qu’il déve­loppe dans la dis­cus­sion. Dans ce cadre, la mise en place d’une liste spé­ci­fique d’«experts moraux » carac­té­ri­sés par leur haut degré de civi­li­té et leur enga­ge­ment au bien com­mun serait elle-même sujette à diver­gences4.

Plu­tôt que de voir dans les mani­fes­ta­tions poli­tiques de l’expertise ou des ins­ti­tu­tions contem­po­raines de « cadrage » poli­tique la main de l’idéologie libé­rale, pour­quoi ne pas y déce­ler dès lors le vieux rêve moderne d’un gou­ver­ne­ment enfin ration­nel, fût-il géré par l’action pas­to­rale de la « nou­velle gou­ver­nance » ou par l’action régu­la­trice des experts ?

Pour­quoi ne pas reprendre l’injonction de Ran­cière comme un retour aux sources même du libé­ra­lisme poli­tique : com­ment assu­rer l’égale pré­ro­ga­tive de chaque citoyen de faire avan­cer ses pré­ten­tions au bon­heur, au pou­voir à la par­ti­ci­pa­tion poli­tique ? Com­ment jus­ti­fier la légi­ti­mi­té d’un régime à par­tir du constat de l’irréductible plu­ra­li­té des expres­sions qui le com­posent, qu’il s’agisse du conte­nu des idées expri­mées que du mode — déli­bé­ra­tion, mani­fes­ta­tion publique, expres­sion experte — sous lequel elles sont exprimées ?

  1. A. Bas­te­nier, « La démo­cra­tie inache­vée…», dans ce numéro. »
  2. « Je dirais que je suis démo­crate […], parce que je pense qu’il est pos­sible d’aménager le fait libé­ral, qui lui est indé­pas­sable, dans le sens du gou­ver­ne­ment des hommes par eux-mêmes et dans le sens de la jus­tice sociale » (Fer­ry, 2000., p. 269). Sur la ques­tion plus spé­ci­fique de la démo­cra­tie euro­péenne, Mar­cel Gau­chet plaide de manière claire pour une par­ti­ci­pa­tion plus étroite des citoyens, là où Jean-Marc Fer­ry insiste avant tout dans la créa­tion d’une culture civique. La néces­si­té de cette par­ti­ci­pa­tion semble tou­te­fois moins moti­vée par une exi­gence démo­cra­tique que l’Europe por­te­rait que par la néces­si­té de faire vivre la dimen­sion uni­ver­sa­liste du pro­jet euro­péen (Gau­chet, 2004, p. 465 – 504).
  3. Dans son plai­doyer en faveur de l’opinion publique, Jacques Jul­liard estime dans la même veine que l’acheteur d’une auto­mo­bile, fût-il tota­le­ment incom­pé­tent en méca­nique, exerce sa com­pé­tence d’usager qui l’amène à déci­der sou­ve­rai­ne­ment si cette voi­ture fonc­tionne bien ou non ; com­pé­tence d’une nature dif­fé­rente de celle de l’ingénieur, qui lui per­met d’imaginer les moyens tech­niques de la faire fonc­tion­ner. Le consom­ma­teur est un tech­ni­cien d’usage ; l’ingénieur est un tech­ni­cien de fabri­ca­tion (Jul­liard, 2008, p. 49).
  4. « Just as moral experts will be too contro­ver­sial, even if they exist, to figure in any jus­ti­fi­ca­tion of autho­ri­ta­rian poli­ti­cal arran­ge­ments, any par­ti­cu­lar set of cri­te­ria for deter­mi­ning whe­ther the ave­rage voter is bet­ter that ran­dom […] will be just as contro­ver­sial. If the qua­li­fi­ca­tions of an alle­ged moral expert will always be sub­ject to rea­so­nable disa­gree­ment, then so will any list of qua­li­fi­ca­tions itself » (Est­lund, 2003, p. 80).

John Pitseys


Auteur

John Pitseys est licencié en droit et en philosophie, docteur en philosophie à l’UCLouvain (Chaire Hoover d’éthique économique et sociale), député au Parlement bruxellois et sénateur, chef du groupe Ecolo au Parlement régional bruxellois