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Quand la ville fait son cinéma

Numéro 07/8 Juillet-Août 2010 par Degraef

juillet 2010

Une rapide consul­ta­tion du cata­logue de la média­thèque de la Com­mu­nau­té fran­çaise Wal­lo­nie Bruxelles suf­fit pour consta­ter la rare­té de la pro­duc­tion de ciné­ma docu­men­taire sur l’urbanisme et l’architecture contem­po­raine. Elle montre aus­si que les pro­grammes de la radio télé­vi­sion de ser­vice public sur le sujet remontent aux années nonante et que ne sub­sistent aujourd’hui […]

Une rapide consul­ta­tion du cata­logue de la média­thèque de la Com­mu­nau­té fran­çaise Wal­lo­nie Bruxelles suf­fit pour consta­ter la rare­té de la pro­duc­tion de ciné­ma docu­men­taire sur l’urbanisme et l’architecture contem­po­raine. Elle montre aus­si que les pro­grammes de la radio télé­vi­sion de ser­vice public sur le sujet remontent aux années nonante et que ne sub­sistent aujourd’hui sur les antennes que des maga­zines consa­crés au patri­moine ou à la construction/rénovation de loge­ment pri­vé (Une brique dans le ventre). Ain­si, les grands chan­tiers qui défi­gurent nos villes et les rendent aus­si dif­fi­ciles à habi­ter et à pra­ti­quer, sus­citent peu de débats publics et ne laissent guère de mémoire audiovisuelle.

Deux films récents font heu­reu­se­ment excep­tion à la règle. Méta­mor­phose d’une gare1 du cinéaste Thier­ry Michel met en scène les moments emblé­ma­tiques de la construc­tion de la nou­velle gare de Liège-Guille­mins, œuvre monu­men­tale de l’ingénieur-architecte San­tia­go Cala­tra­va, inau­gu­rée en grandes pompes en sep­tembre 2009 à l’issue d’un chan­tier pha­rao­nique de neuf ans. Le film a été dif­fu­sé en février 2010 sur Arte Bel­gique ain­si que sur La Deux et a fait l’objet de quelques pro­jec­tions sui­vies de débats avec le public dans des ciné­mas de Liège et de Bruxelles. Réa­li­sé par un col­lec­tif dans le cadre des ate­liers urbains créés par le Centre vidéo de Bruxelles (CVB) et Plus Tôt Te Laat (PTTL), #1Flagey2 res­ti­tue les regards croi­sés d’habitants de la plus grande place de Bruxelles, la place Fla­gey, qui a fait peau neuve en 2009 au terme de six années de chan­tier lié à la construc­tion d’un bas­sin d’orage en son sous-sol. Une pre­mière pro­jec­tion du film, sui­vie d’un débat, a eu lieu début mai, d’autres sont pro­gram­mées à Fla­gey en sep­tembre 2010.

Place à la gare, gare à la place

Deux films radi­ca­le­ment dif­fé­rents, en termes de démarche, de fond et de forme, mais qui, vision­nés l’un à la suite de l’autre, révèlent les mul­tiples enjeux des grands tra­vaux d’aménagement de l’espace urbain — à quelles fins construit-on une nou­velle gare ou trans­forme-t-on une place publique ? Qui en décide et com­ment cette déci­sion est-elle ins­truite et infor­mée ? Et une fois le chan­tier ter­mi­né et inau­gu­ré, que se passe-t-il, qui fait quoi, pour­quoi et comment ?

Dis­ci­plines jumelles, mar­quées l’une comme l’autre par les inno­va­tions tech­no­lo­giques, celles de la fin du XIXe siècle (l’acier, le verre) et celles d’aujourd’hui (images digi­tales), le ciné­ma et l’architecture sont étroi­te­ment liés au temps et à l’espace qu’ils orga­nisent et repré­sentent à leur guise. La camé­ra est l’outil adé­quat pour explo­rer l’espace archi­tec­tu­ral et urba­nis­tique : de tra­vel­lings en pano­ra­miques, elle confère mobi­li­té à l’immobilité archi­tec­tu­rale. Archi­tecte d’un film, maitre d’œuvre d’importants moyens humains et finan­ciers, le cinéaste est à sa façon un bâtis­seur, un maitre construc­teur qui dresse le plan et dirige la construc­tion. Étran­ge­ment, à la dif­fé­rence du prêtre, du juge, du méde­cin, du poli­ti­cien, du poli­cier, du mal­frat et, plus rare­ment, du pro­mo­teur immo­bi­lier, l’architecte est plu­tôt bou­dé par le sep­tième art. D’où l’intérêt des deux films vision­nés qui mettent en scène le couple de l’architecte et du com­man­di­taire public dans Méta­mor­phose d’une gare, le pro­mo­teur immo­bi­lier dans le film #1Flagey.

La gare du Bon Dieu

Pas vrai­ment éton­nant que le réa­li­sa­teur de Mobu­tu Roi du Zaïre, de Congo River et de Katan­ga Busi­ness, qui aime les grandes épo­pées et les per­son­na­li­tés hors normes, ait vou­lu rele­ver le défi de fil­mer la construc­tion de la gare lié­geoise. Cette « cathé­drale des temps modernes », ain­si qu’il la désigne dès les pre­mières images, gigan­tesque ossa­ture de fer et de verre, est l’œuvre de San­tia­go Cala­tra­va, archi­tecte inter­na­tio­na­le­ment recon­nu qui fait éri­ger, depuis une tren­taine d’années, un peu par­tout sur la pla­nète, de gigan­tesques struc­tures com­plexes, aériennes, d’une blan­cheur imma­cu­lée3. Entre deux tour­nages à l’étranger, le réa­li­sa­teur a fil­mé à un rythme régu­lier durant huit ans, la vie du chan­tier, véri­table four­mi­lière humaine, les moments de confron­ta­tion, de doute, d’exaspération, mais aus­si d’enthousiasme et de fier­té vécus par les ouvriers, chefs de chan­tier, ingé­nieurs et com­man­di­taires. Celui qui « gamin rêvait d’être ingé­nieur », ain­si qu’il le confie à La Libre Bel­gique, ne cache pas sa fas­ci­na­tion pour la prouesse tech­nique et le geste créa­teur de l’architecte. Le cinéaste, qui déclare avoir vou­lu « faire œuvre de mémoire », rend compte de cette aven­ture humaine avec le lyrisme qu’on lui connait. Dans une dra­ma­tur­gie savam­ment orches­trée, il met en scène l’éclosion de la nou­velle gare. L’emboitement des arches de béton blanc, l’installation de la voute métal­lique, le pous­sage mil­li­mètre par mil­li­mètre des trente-neuf arches au-des­sus des quais encom­brés de pas­sa­gers, la réa­li­sa­tion de la grande ver­rière, la des­truc­tion de l’ancienne gare, la course contre la montre pour effa­cer les salis­sures du béton blanc et repeindre la char­pente métal­lique dont la pein­ture blanche était, foi d’architecte, garan­tie vingt ans. Et, bien sûr, la grande fête d’inauguration « Gare à toi », orches­trée par Fran­co Dra­gone, pour une foule débon­naire et admi­ra­tive et un par­terre de ministres satisfaits.

Tom­bé sous le charme de l’œuvre d’art archi­tec­tu­rale, le réa­li­sa­teur en res­ti­tue toute la beau­té (jeux de formes, d’espaces, de lumières) et nous régale de somp­tueuses et sai­sis­santes images. Ce spec­tacle enchan­teur décon­te­nance le spec­ta­teur qui attend du docu­men­ta­riste une prise de posi­tion cri­tique sur le deve­nir du quar­tier, l’expulsion/expropriation des rive­rains, la gabe­gie finan­cière, l’entretien dif­fi­cile et dis­pen­dieux de l’édifice. La trans­for­ma­tion du quar­tier des Guille­mins est trai­tée en fili­grane : des archi­tectes en visite sur le chan­tier doutent de l’insertion de la gare dans le tis­su urbain et un rive­rain cri­tique avec humour et imper­ti­nence l’architecture monu­men­tale et pom­pière pré­co­ni­sée par le duo Cala­tra­va-Bour­lard pour l’aménagement des abords de la gare.

Sillon­nant le chan­tier camé­ra à l’épaule, et sui­vant à la trace les com­pa­gnons bâtis­seurs, le cinéaste s’y prend autre­ment pour rompre le charme. Il donne à voir les dif­fi­cul­tés, ten­sions et exas­pé­ra­tions vécues au cours de l’édification de ce bâti­ment aux formes orga­niques qua­li­fiées de « bis­cor­nues » par un ouvrier, les aber­ra­tions dans le choix des maté­riaux, qui dénotent l’arrogance et la méga­lo­ma­nie du duo for­mé par l’ingénieur-architecte et le patron de la SNCB. Il aura ain­si fal­lu des mois de tra­vail pour enfin obte­nir le béton blanc exi­gé par le « maitre » Cala­tra­va, exi­gence qui dès le départ a fait explo­ser le bud­get, ain­si que le constate un chef de chan­tier usé par les pro­blèmes de délais et de couts. « Il ne faut sur­tout pas lâcher, déclare l’architecte à Vincent Bour­lard, admi­nis­tra­teur de la SNCB et direc­teur d’Euro-Liège TGV, res­pon­sable du pro­jet et de son finan­ce­ment. Vous avez tenu l’entreprise avec un bras de fer, il faut conti­nuer à avoir une sur­veillance extrême. Parce qu’ils vont résis­ter, vous com­pre­nez ? » Ou encore lorsque Cala­tra­va déclare sans le moindre état d’âme que « la coha­bi­ta­tion entre la gare et le quar­tier n’est plus pos­sible », jus­ti­fiant ain­si son pro­jet de des­truc­tion du tis­su urbain avoi­si­nant ain­si que la tour des Finances qui lui fait face afin « d’ouvrir l’espace jusqu’à La Meuse en créant une espla­nade tra­ver­sée d’un canal où l’on cir­cu­le­rait en vaporetto ».

Cala­tra­va se révèle ain­si au fur et à mesure homme d’affaires plus qu’homme de chan­tier, peu por­té au dia­logue avec les équipes d’entrepreneurs et d’ouvriers, mais habile à dis­cou­rir devant un par­terre de jour­na­listes et de poli­ti­ciens sur le « for­mi­dable ins­tru­ment de pro­jec­tion dans le futur que repré­sente la nou­velle gare Euro Liège TGV ». Et Bour­lard d’ajouter en écho : « La gare sera un phare pour la ville. Sa construc­tion est un pre­mier acte, il fau­dra pour­suivre en créant un écrin digne de sa qua­li­té architecturale. »

Le contri­buable-spec­ta­teur ne peut s’empêcher de fris­son­ner à l’idée du cout colos­sal réser­vé à ce futur écrin vir­gi­nal si d’aventure la conception/construction devait être confiée à ce duo de bâtis­seurs obsé­dés de courbes ondu­lantes et trans­pa­rentes, rem­plies de vide et ceintes de blan­cheur. Réflexe vul­gaire, cer­tai­ne­ment, comme en atteste la mine exas­pé­rée de Bour­lard lorsque des jour­na­listes, fus­ti­geant le cout exor­bi­tant de « sa gare4 », s’entendent répondre : « À peine le cout d’un Air­bus 380. »

C’est ain­si que la pierre angu­laire du film, le couple de héros bâtis­seurs, se trans­forme peu à peu, sous l’œil au début amu­sé puis de plus en plus ahu­ri du spec­ta­teur, en un duo de mani­pu­la­teurs aveugles au monde et à tous ceux qui l’habitent, en par­ti­cu­lier les usa­gers du train. Ce que démontre, de façon éblouis­sante, la scène enchâs­sée au milieu du récit, du jeune homme de sep­tante ans, modeste pho­to­graphe ama­teur, qui agré­mente ses loi­sirs de retrai­té en grim­pant avec agi­li­té au som­met des grues pour prendre toute la mesure de la peti­tesse humaine. Pré­cieuse leçon d’humanité et de bon sens !

Place à qui ?

Une perle de même valeur est nichée au cœur de #1 Fla­gey. Orga­ni­sé en une série de chro­niques sonores et visuelles, dans une suc­ces­sion bien ryth­mée de por­traits de rive­rains, de mon­tages de pho­tos noir et blanc, de vues pano­ra­miques de la place et des étangs alen­tour, d’images joyeu­se­ment déca­drées et tra­vaillées, hautes en cou­leurs, sur la place, ses usa­gers, le chan­tier qui l’a défi­gu­rée pen­dant des années, ce film col­lec­tif adopte le par­ti pris inverse de celui de Thier­ry Michel. Il s’intéresse ain­si moins au chan­tier de la place en tant que tel qu’à l’histoire de celle-ci, son des­tin, les usages qui en sont faits ou qui lui sont réser­vés, les regards por­tés sur elle. Dénon­çant, sans tou­te­fois s’y appe­san­tir, l’inconséquence de la déci­sion d’y creu­ser un grand trou pour y ins­tal­ler un par­king et un bas­sin d’orage, le film iro­nise sur le cou­page de che­veu en cent-vingt-quatre qui carac­té­rise la gou­ver­nance urbaine bruxel­loise. Le che­veu a dis­pa­ru, mais pas le gouffre à mil­lions qui flotte sous la place !

Il s’attache sur­tout à mettre en lumière la trans­for­ma­tion de ce quar­tier en par­tie très popu­laire en un quar­tier de bobos, et pour eux seuls, par l’installation de bars, de res­tau­rants et de bou­tiques bran­chés. Pro­jet qu’explicite clai­re­ment, avec force réfé­rence éty­mo­lo­gique, un pro­duc­teur de films et pro­mo­teur immo­bi­lier qui, après avoir consi­dé­ré qu’une place publique était lieu de pas­sages, de ren­contres, d’échanges, de flux, semble inca­pable d’imaginer d’autre fina­li­té que com­mer­ciale à ceux-ci ! Pour faire venir du monde place Fla­gey le week-end, il faut ouvrir des com­merces attrac­tifs, point barre. Muta­tion éco­no­mique et com­mer­ciale que pré­fi­gure l’installation sur la place d’un écran publi­ci­taire géant où défilent de conster­nantes images sexistes ou l’organisation, tout aus­si conster­nante, d’évènements publi­ci­taires pour des grandes marques d’électro-ménager ! Outre par sa bande sonore, qui est excel­lente, le film se dis­tingue par le déli­cieux por­trait de Mme Char­lier. Cette magni­fique jeune dame de nonante-et-un prin­temps, dan­seuse de caba­ret à la retraite, com­mente avec beau­coup de malice la saga des tra­vaux d’aménagement de la place, dont elle est rive­raine, tout en effeuillant les sou­ve­nirs de sa vie bien rem­plie, notam­ment ses ren­contres avec Char­lie Cha­plin et Orson Welles, pour lequel elle a dan­sé dans le film Le Troi­sième Homme. Rien que ça !

  1. Méta­mor­phose d’une gare, 80’, pro­duc­tion : Chris­tine Pireaux, scé­na­rio et réa­li­sa­tion : Thier­ry Michel, une copro­duc­tion Les Films de la Pas­se­relle — RTBF avec la par­ti­ci­pa­tion d’Euro Liège TGV et du minis­tère de la Com­mu­nau­té fran­çaise, admi­nis­tra­tion géné­rale de l’infrastructure — cel­lule archi­tec­ture, dis­tri­bué par les Films de la Pas­se­relle.
  2. #1 Fla­gey, 62’, pro­duc­tion : Mar­tine Depauw et Michel Steyaert, scé­na­rio et réa­li­sa­tion : Nadine Abril, Sou­fiane Boua­baya, Gwe­naël Breës, Axel Claes, Caro­line Jadot, Éli­sa­beth Legrand, Rachel Mauf­froy, Cécile Michel, Charles Put­te­vils, Jan Soe­nen, Patrice Varel­tis, Karle Vayens. Pour en savoir plus sur le pro­jet http://pttl.cvb-videp.be/.
  3. Il a des­si­né la gare de Lyon, celle de Lis­bonne ou encore la plate-forme mul­ti­mo­dale à New York sur le site Ground Zero, mais aus­si le stade olym­pique d’Athènes ou un pont sur le grand canal de Venise.
  4. Aucun chiffre n’est men­tion­né dans le film, mais, au moment de l’inauguration, la presse fait état de plus de 350 mil­lions d’euros alors qu’Inter-Environnement Wal­lo­nie déclare que la fac­ture finale de la gare attein­dra le demi-mil­liard d’euros.

Degraef


Auteur

Véronique Degreef est sociologue, elle a mené de nombreuses missions de recherche et d'évaluation pour des centres universitaires belges et étrangers, des autorités publiques belges et des organisations internationales.