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Quand la ville fait son cinéma
Une rapide consultation du catalogue de la médiathèque de la Communauté française Wallonie Bruxelles suffit pour constater la rareté de la production de cinéma documentaire sur l’urbanisme et l’architecture contemporaine. Elle montre aussi que les programmes de la radio télévision de service public sur le sujet remontent aux années nonante et que ne subsistent aujourd’hui […]
Une rapide consultation du catalogue de la médiathèque de la Communauté française Wallonie Bruxelles suffit pour constater la rareté de la production de cinéma documentaire sur l’urbanisme et l’architecture contemporaine. Elle montre aussi que les programmes de la radio télévision de service public sur le sujet remontent aux années nonante et que ne subsistent aujourd’hui sur les antennes que des magazines consacrés au patrimoine ou à la construction/rénovation de logement privé (Une brique dans le ventre). Ainsi, les grands chantiers qui défigurent nos villes et les rendent aussi difficiles à habiter et à pratiquer, suscitent peu de débats publics et ne laissent guère de mémoire audiovisuelle.
Deux films récents font heureusement exception à la règle. Métamorphose d’une gare1 du cinéaste Thierry Michel met en scène les moments emblématiques de la construction de la nouvelle gare de Liège-Guillemins, œuvre monumentale de l’ingénieur-architecte Santiago Calatrava, inaugurée en grandes pompes en septembre 2009 à l’issue d’un chantier pharaonique de neuf ans. Le film a été diffusé en février 2010 sur Arte Belgique ainsi que sur La Deux et a fait l’objet de quelques projections suivies de débats avec le public dans des cinémas de Liège et de Bruxelles. Réalisé par un collectif dans le cadre des ateliers urbains créés par le Centre vidéo de Bruxelles (CVB) et Plus Tôt Te Laat (PTTL), #1Flagey2 restitue les regards croisés d’habitants de la plus grande place de Bruxelles, la place Flagey, qui a fait peau neuve en 2009 au terme de six années de chantier lié à la construction d’un bassin d’orage en son sous-sol. Une première projection du film, suivie d’un débat, a eu lieu début mai, d’autres sont programmées à Flagey en septembre 2010.
Place à la gare, gare à la place
Deux films radicalement différents, en termes de démarche, de fond et de forme, mais qui, visionnés l’un à la suite de l’autre, révèlent les multiples enjeux des grands travaux d’aménagement de l’espace urbain — à quelles fins construit-on une nouvelle gare ou transforme-t-on une place publique ? Qui en décide et comment cette décision est-elle instruite et informée ? Et une fois le chantier terminé et inauguré, que se passe-t-il, qui fait quoi, pourquoi et comment ?
Disciplines jumelles, marquées l’une comme l’autre par les innovations technologiques, celles de la fin du XIXe siècle (l’acier, le verre) et celles d’aujourd’hui (images digitales), le cinéma et l’architecture sont étroitement liés au temps et à l’espace qu’ils organisent et représentent à leur guise. La caméra est l’outil adéquat pour explorer l’espace architectural et urbanistique : de travellings en panoramiques, elle confère mobilité à l’immobilité architecturale. Architecte d’un film, maitre d’œuvre d’importants moyens humains et financiers, le cinéaste est à sa façon un bâtisseur, un maitre constructeur qui dresse le plan et dirige la construction. Étrangement, à la différence du prêtre, du juge, du médecin, du politicien, du policier, du malfrat et, plus rarement, du promoteur immobilier, l’architecte est plutôt boudé par le septième art. D’où l’intérêt des deux films visionnés qui mettent en scène le couple de l’architecte et du commanditaire public dans Métamorphose d’une gare, le promoteur immobilier dans le film #1Flagey.
La gare du Bon Dieu
Pas vraiment étonnant que le réalisateur de Mobutu Roi du Zaïre, de Congo River et de Katanga Business, qui aime les grandes épopées et les personnalités hors normes, ait voulu relever le défi de filmer la construction de la gare liégeoise. Cette « cathédrale des temps modernes », ainsi qu’il la désigne dès les premières images, gigantesque ossature de fer et de verre, est l’œuvre de Santiago Calatrava, architecte internationalement reconnu qui fait ériger, depuis une trentaine d’années, un peu partout sur la planète, de gigantesques structures complexes, aériennes, d’une blancheur immaculée3. Entre deux tournages à l’étranger, le réalisateur a filmé à un rythme régulier durant huit ans, la vie du chantier, véritable fourmilière humaine, les moments de confrontation, de doute, d’exaspération, mais aussi d’enthousiasme et de fierté vécus par les ouvriers, chefs de chantier, ingénieurs et commanditaires. Celui qui « gamin rêvait d’être ingénieur », ainsi qu’il le confie à La Libre Belgique, ne cache pas sa fascination pour la prouesse technique et le geste créateur de l’architecte. Le cinéaste, qui déclare avoir voulu « faire œuvre de mémoire », rend compte de cette aventure humaine avec le lyrisme qu’on lui connait. Dans une dramaturgie savamment orchestrée, il met en scène l’éclosion de la nouvelle gare. L’emboitement des arches de béton blanc, l’installation de la voute métallique, le poussage millimètre par millimètre des trente-neuf arches au-dessus des quais encombrés de passagers, la réalisation de la grande verrière, la destruction de l’ancienne gare, la course contre la montre pour effacer les salissures du béton blanc et repeindre la charpente métallique dont la peinture blanche était, foi d’architecte, garantie vingt ans. Et, bien sûr, la grande fête d’inauguration « Gare à toi », orchestrée par Franco Dragone, pour une foule débonnaire et admirative et un parterre de ministres satisfaits.
Tombé sous le charme de l’œuvre d’art architecturale, le réalisateur en restitue toute la beauté (jeux de formes, d’espaces, de lumières) et nous régale de somptueuses et saisissantes images. Ce spectacle enchanteur décontenance le spectateur qui attend du documentariste une prise de position critique sur le devenir du quartier, l’expulsion/expropriation des riverains, la gabegie financière, l’entretien difficile et dispendieux de l’édifice. La transformation du quartier des Guillemins est traitée en filigrane : des architectes en visite sur le chantier doutent de l’insertion de la gare dans le tissu urbain et un riverain critique avec humour et impertinence l’architecture monumentale et pompière préconisée par le duo Calatrava-Bourlard pour l’aménagement des abords de la gare.
Sillonnant le chantier caméra à l’épaule, et suivant à la trace les compagnons bâtisseurs, le cinéaste s’y prend autrement pour rompre le charme. Il donne à voir les difficultés, tensions et exaspérations vécues au cours de l’édification de ce bâtiment aux formes organiques qualifiées de « biscornues » par un ouvrier, les aberrations dans le choix des matériaux, qui dénotent l’arrogance et la mégalomanie du duo formé par l’ingénieur-architecte et le patron de la SNCB. Il aura ainsi fallu des mois de travail pour enfin obtenir le béton blanc exigé par le « maitre » Calatrava, exigence qui dès le départ a fait exploser le budget, ainsi que le constate un chef de chantier usé par les problèmes de délais et de couts. « Il ne faut surtout pas lâcher, déclare l’architecte à Vincent Bourlard, administrateur de la SNCB et directeur d’Euro-Liège TGV, responsable du projet et de son financement. Vous avez tenu l’entreprise avec un bras de fer, il faut continuer à avoir une surveillance extrême. Parce qu’ils vont résister, vous comprenez ? » Ou encore lorsque Calatrava déclare sans le moindre état d’âme que « la cohabitation entre la gare et le quartier n’est plus possible », justifiant ainsi son projet de destruction du tissu urbain avoisinant ainsi que la tour des Finances qui lui fait face afin « d’ouvrir l’espace jusqu’à La Meuse en créant une esplanade traversée d’un canal où l’on circulerait en vaporetto ».
Calatrava se révèle ainsi au fur et à mesure homme d’affaires plus qu’homme de chantier, peu porté au dialogue avec les équipes d’entrepreneurs et d’ouvriers, mais habile à discourir devant un parterre de journalistes et de politiciens sur le « formidable instrument de projection dans le futur que représente la nouvelle gare Euro Liège TGV ». Et Bourlard d’ajouter en écho : « La gare sera un phare pour la ville. Sa construction est un premier acte, il faudra poursuivre en créant un écrin digne de sa qualité architecturale. »
Le contribuable-spectateur ne peut s’empêcher de frissonner à l’idée du cout colossal réservé à ce futur écrin virginal si d’aventure la conception/construction devait être confiée à ce duo de bâtisseurs obsédés de courbes ondulantes et transparentes, remplies de vide et ceintes de blancheur. Réflexe vulgaire, certainement, comme en atteste la mine exaspérée de Bourlard lorsque des journalistes, fustigeant le cout exorbitant de « sa gare4 », s’entendent répondre : « À peine le cout d’un Airbus 380. »
C’est ainsi que la pierre angulaire du film, le couple de héros bâtisseurs, se transforme peu à peu, sous l’œil au début amusé puis de plus en plus ahuri du spectateur, en un duo de manipulateurs aveugles au monde et à tous ceux qui l’habitent, en particulier les usagers du train. Ce que démontre, de façon éblouissante, la scène enchâssée au milieu du récit, du jeune homme de septante ans, modeste photographe amateur, qui agrémente ses loisirs de retraité en grimpant avec agilité au sommet des grues pour prendre toute la mesure de la petitesse humaine. Précieuse leçon d’humanité et de bon sens !
Place à qui ?
Une perle de même valeur est nichée au cœur de #1 Flagey. Organisé en une série de chroniques sonores et visuelles, dans une succession bien rythmée de portraits de riverains, de montages de photos noir et blanc, de vues panoramiques de la place et des étangs alentour, d’images joyeusement décadrées et travaillées, hautes en couleurs, sur la place, ses usagers, le chantier qui l’a défigurée pendant des années, ce film collectif adopte le parti pris inverse de celui de Thierry Michel. Il s’intéresse ainsi moins au chantier de la place en tant que tel qu’à l’histoire de celle-ci, son destin, les usages qui en sont faits ou qui lui sont réservés, les regards portés sur elle. Dénonçant, sans toutefois s’y appesantir, l’inconséquence de la décision d’y creuser un grand trou pour y installer un parking et un bassin d’orage, le film ironise sur le coupage de cheveu en cent-vingt-quatre qui caractérise la gouvernance urbaine bruxelloise. Le cheveu a disparu, mais pas le gouffre à millions qui flotte sous la place !
Il s’attache surtout à mettre en lumière la transformation de ce quartier en partie très populaire en un quartier de bobos, et pour eux seuls, par l’installation de bars, de restaurants et de boutiques branchés. Projet qu’explicite clairement, avec force référence étymologique, un producteur de films et promoteur immobilier qui, après avoir considéré qu’une place publique était lieu de passages, de rencontres, d’échanges, de flux, semble incapable d’imaginer d’autre finalité que commerciale à ceux-ci ! Pour faire venir du monde place Flagey le week-end, il faut ouvrir des commerces attractifs, point barre. Mutation économique et commerciale que préfigure l’installation sur la place d’un écran publicitaire géant où défilent de consternantes images sexistes ou l’organisation, tout aussi consternante, d’évènements publicitaires pour des grandes marques d’électro-ménager ! Outre par sa bande sonore, qui est excellente, le film se distingue par le délicieux portrait de Mme Charlier. Cette magnifique jeune dame de nonante-et-un printemps, danseuse de cabaret à la retraite, commente avec beaucoup de malice la saga des travaux d’aménagement de la place, dont elle est riveraine, tout en effeuillant les souvenirs de sa vie bien remplie, notamment ses rencontres avec Charlie Chaplin et Orson Welles, pour lequel elle a dansé dans le film Le Troisième Homme. Rien que ça !
- Métamorphose d’une gare, 80’, production : Christine Pireaux, scénario et réalisation : Thierry Michel, une coproduction Les Films de la Passerelle — RTBF avec la participation d’Euro Liège TGV et du ministère de la Communauté française, administration générale de l’infrastructure — cellule architecture, distribué par les Films de la Passerelle.
- #1 Flagey, 62’, production : Martine Depauw et Michel Steyaert, scénario et réalisation : Nadine Abril, Soufiane Bouabaya, Gwenaël Breës, Axel Claes, Caroline Jadot, Élisabeth Legrand, Rachel Mauffroy, Cécile Michel, Charles Puttevils, Jan Soenen, Patrice Vareltis, Karle Vayens. Pour en savoir plus sur le projet http://pttl.cvb-videp.be/.
- Il a dessiné la gare de Lyon, celle de Lisbonne ou encore la plate-forme multimodale à New York sur le site Ground Zero, mais aussi le stade olympique d’Athènes ou un pont sur le grand canal de Venise.
- Aucun chiffre n’est mentionné dans le film, mais, au moment de l’inauguration, la presse fait état de plus de 350 millions d’euros alors qu’Inter-Environnement Wallonie déclare que la facture finale de la gare atteindra le demi-milliard d’euros.