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Quand la mer monte

Numéro 8 - 2019 - consommation migration par Dominique Maes

décembre 2019

Consom­ma­trices, consom­ma­teurs, je vous sens sou­dain inquiets. Vous pico­rez sans convic­tion vos plats sur­ge­lés. En chi­chi­teux, vous virez bio. Pâles et hagards, vous êtes ten­tés par le véga­nisme. Vous vous inquié­tez désor­mais de la sen­si­bi­li­té ani­male et vous vous exta­siez de l’intelligence des arbres. Voi­là que vous cap­tez le fré­mis­se­ment radi­cu­laire du moindre poi­reau arraché […]

Billet d’humeur

Consom­ma­trices, consom­ma­teurs, je vous sens sou­dain inquiets.

Vous pico­rez sans convic­tion vos plats sur­ge­lés. En chi­chi­teux, vous virez bio. Pâles et hagards, vous êtes ten­tés par le véga­nisme. Vous vous inquié­tez désor­mais de la sen­si­bi­li­té ani­male et vous vous exta­siez de l’intelligence des arbres. Voi­là que vous cap­tez le fré­mis­se­ment radi­cu­laire du moindre poi­reau arra­ché à sa terre. Sa souf­france vous offense. Vous man­gez peu.

Le cad­die est désor­mais à moi­tié rem­pli lorsque vous vous adon­nez à votre ancien culte, les same­dis pas­sés en grande sur­face. Le gout n’y est plus. Et vous hési­tez beau­coup à rem­pla­cer la voi­ture : vous excluez le dié­sel, bien sûr, et l’essence vous culpa­bi­lise. Quant à l’électrique, vous vous angois­sez vague­ment pour la fabri­ca­tion des bat­te­ries qui, paraît-il, empoi­sonne l’indigène. Vous finis­sez par ne plus savoir par où dépen­ser. Ah ! Où sont vos agapes joyeuses et insou­ciantes d’antan ?

Et puis les médias ne cessent de vous le répé­ter : le « trans­mi­grant » (terme effroyable puisqu’il implique éty­mo­lo­gi­que­ment le pas­sage d’une âme d’un corps à un autre) se noie et cela ne fait que com­men­cer. Il en arrive bien d’autres. En quan­ti­té. Bien­tôt les migra­tions seront innom­brables comme le scande ce « col­lap­so­logue » mai­gri­chon, mais au cha­risme de pro­phète, si joli­ment mis en scène sur les pla­teaux de télé­vi­sion et vos réseaux sociaux.

La mer monte. Les terres inon­dables vont dis­pa­raitre. Et c’est un raz de marée humaine, zom­bis cher­chant leur métem­psy­chose, qui défer­le­ra bien­tôt pour cause de migra­tion climatique.

Vous avez beau virer à droite toute ce ne sont pas ces petits fas­cistes propres sur eux comme des gendres par­faits qui vont vous tirer d’affaire. Pas l’ombre d’un dic­ta­teur de grande enver­gure dans ce menu fre­tin. Il ne vous reste qu’à vous accro­cher, encore et à jamais, à cette der­nière bouée qu’est votre pou­voir d’achat. Vous nagez, vaille que vaille, cher­chant encore à dépen­ser sans penser.

Mais revoi­là le pro­phète diplô­mé qui mar­tèle l’inéluctable fin de notre socié­té indus­trielle. Il vous enfonce défi­ni­ti­ve­ment la tête sous l’eau, méta­pho­ri­que­ment bien sûr, car vous n’en êtes quand même pas au point de votre sem­blable, né à un moins bon endroit sur la terre.

Celui-là, son bateau n’a pas résis­té et comme ses com­pa­gnons d’infortune, il flotte défi­ni­ti­ve­ment entre deux eaux ou s’échoue sur une plage en indis­po­sant le tou­riste qui lui, écour­tant ses vacances, s’abstient à son tour de consom­mer. Cela n’arrange pas les affaires.

Bref, le navire prend l’eau. Le moral est à fond de cale. On cha­vire dans l’angoisse. On se pré­pare à cre­ver sur des radeaux de for­tune puisque de toute évi­dence, rien n’est éternel.

Mais nous qui avons choi­si de poé­ti­ser le quo­ti­dien en nous éloi­gnant de toute rela­tion bou­ti­quière et en créant des pro­duits ima­gi­naires qui ne peuvent ni se vendre ni s’acheter, tenons à vous ras­su­rer. Et défi­ni­ti­ve­ment. Vous trem­blez, la peur vous enva­hit, le burn-out vous para­lyse, votre hypo­tha­la­mus dégé­nère à force de stress et de créa­ti­vi­té endi­guée. Nous com­pa­tis­sons. Mais il est temps de vous le révé­ler comme en avait si plei­ne­ment pris conscience notre vieux Mon­taigne en son pota­ger : tout cela n’a pas d’importance car de toute façon, dans tous les cas, iné­luc­ta­ble­ment, vous allez mourir.

Les fic­tions reli­gieuses, vos diverses super­sti­tions, l’aliénation au tra­vail et votre obses­sion d’accumulation, vous ont per­mis de l’oublier. Mais la réa­li­té s’impose : vous allez dis­pa­raitre. N’être rien.

Il est grand temps de le com­prendre même si c’est dif­fi­cile à avaler.

Seule votre brève et insi­gni­fiante petite exis­tence, tout comme la nôtre (et ce n’est pas parce que vous n’avez aucune impor­tance que nous ne vous pre­nons pas très au sérieux) est un véri­table miracle. C’est d’ailleurs le seul auquel nous croyons. Songez‑y : les pro­ba­bi­li­tés d’exister un ins­tant et de durer un peu sont infimes.

Notre concep­tion rele­vait déjà du plus aléa­toire ense­men­ce­ment et à com­bien de mala­dies ou d’accidents n’avons-nous pas échap­pé ? Un rien suf­fit pour nous anni­hi­ler, depuis le micro­sco­pique caillot de sang jusqu’à l’absurde chute d’un quel­conque objet d’une fenêtre. Cer­tains même meurent de rire. C’est dire ! Et nous n’évoquerons que briè­ve­ment notre insi­gni­fiance à l’échelle de l’univers, his­toire de ne pas ris­quer le ver­tige fatal. Nous ne vou­drions pas plom­ber l’ambiance.

Nous ne savons évi­dem­ment rien du moment où nous pas­se­rons de l’être au néant. Dans quelques secondes peut-être, ou plus vieux de quelques années. N’allez pas croire, jeu­nesse, être pré­ser­vée ! Nous qui deve­nons plus véné­rables, vous sur­vi­vrons peut-être. Nous n’en savons abso­lu­ment rien.

Mais pas de panique ! Dans quelques années, quelques siècles ou davan­tage (pour les plus opti­mistes), l’humanité aura peut-être aus­si dis­pa­ru comme le firent bien d’autres espèces. Cela n’a fina­le­ment pas beau­coup d’importance, même si cela nous angoisse. Ce n’est pas pour rien que nous avons ima­gi­né mille et une fic­tions pour nous fabri­quer un espoir de sur­vivre. Nous avons ten­té de lais­ser des traces, d’accumuler encore et de créer des œuvres réin­ven­tées par ceux qui nous sur­vivent. Et nous avons consom­mé, consom­mé encore, en croyant comme des enfants avides à la péren­ni­té de nos res­sources vitales.

Voi­là que peut-être, au-delà de l’angoisse de mort, une qua­si-conscience s’éveille. Au point de se rendre sou­dain compte de nos limites et de ce temps, infime, qui nous est compté.

Bien sûr, il n’en a jamais été autre­ment. Com­pa­ré au pas­sé, nous avons même gagné pas mal de temps d’espérance de vie lorsque nous en avons les moyens et la bonne situa­tion géo­gra­phique. L’homme du Moyen-Âge ne dépas­sait pas qua­torze années. Mais qu’en faisons-nous ?

Comme l’exprimait avec tru­cu­lence Michel Serres dis­pa­ru lui aus­si dans le néant : « Les 3h37 d’espérance de vie moyenne gagnée par jour sont pas­sées à deve­nir con devant la télé ».

Dès lors, nous qui nous effor­çons de tra­vailler le moins pos­sible (ce qui est un bou­lot à temps com­plet), vous pro­po­sons de ne plus ter­gi­ver­ser. La chose est dite : nous allons tous mou­rir. Cela n’implique-t-il pas l’immédiate néces­si­té de nous débar­ras­ser de tout ce qui nous aliène et sacri­fie à l’argent ce qui vit et palpite ?

Vivre est l’urgence absolue.

Dominique Maes


Auteur

imagier, écrivain, musicien et président directeur généreux de la Grande Droguerie poétique, magasin de produits imaginaires, www.grandedrogueriepoetique.net