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Quand dire, c’est taire

Numéro 4 Avril 2012 par Joëlle Kwaschin

décembre 2014

On pour­rait croire que la dif­fi­cul­té consiste à dire non. Sur­tout pour les femmes. Elles, qui ont des capa­ci­tés d’expression limi­tées. C’est en tout cas ce que pensent cer­tains hommes puisque lorsqu’elles disent « non », en réa­li­té, même si elles n’en sont pas conscientes, cela veut dire « oui ». Si, par­fois, il arrive qu’un homme inter­prète mal une […]

On pour­rait croire que la dif­fi­cul­té consiste à dire non. Sur­tout pour les femmes. Elles, qui ont des capa­ci­tés d’expression limi­tées. C’est en tout cas ce que pensent cer­tains hommes puisque lorsqu’elles disent « non », en réa­li­té, même si elles n’en sont pas conscientes, cela veut dire « oui ». Si, par­fois, il arrive qu’un homme inter­prète mal une atti­tude, ma foi, il n’y a pas de quoi en faire tout un plat. N’a‑t-on pas enten­du par­ler il y a peu d’un « trous­sage de domes­tique », le désuet de l’expression bana­li­sant avec élé­gance une réa­li­té vul­gaire et vio­lente ? Ou pire, beau­coup feignent de croire que les cham­brières des grands hôtels se dis­traient volon­tiers de leur labeur par un « rap­port sexuel hâtif ». Hâtif, mais non for­cé d’une manière ou d’une autre. Cha­cun juge­ra de la vrai­sem­blance de la situation.

À peu près tout ce que la France compte d’artistes, ministre de la Culture en tête, est venu au secours de Roman Polans­ki, impor­tu­né il y a quelques mois par la jus­tice pour une vieille affaire de viol et de sodo­mie sur une enfant de treize ans, ce qui, pour qui fait preuve d’une mai­trise rai­son­nable du fran­çais, en fait un pédo­phile, que la petite l’ait pro­vo­qué, ait eu l’air d’avoir vingt-cinq ans ou autres sidé­rantes bêtises que l’on a pu lire dans la presse.

Très média­ti­sées, juteuses pour la vente des jour­naux, ces « affaires » et le large sou­tien dont béné­fi­cient les vic­times de l’acharnement média­tique (les­quelles, ne nous y trom­pons pas, sont en l’occurrence les vio­leurs ou les pédo­philes) confirment les hommes dans leur opi­nion, non, c’est oui. Si l’on en croit le baro­mètre uni­ver­sel d’internet et la plé­thore de livres de déve­lop­pe­ment de soi consa­crée au sujet, dire « non » quel que soit le sujet est très déli­cat ; et l’affaire se corse quand il s’agit de « dire non à un homme », sur­tout si l’on veut être « gen­tille » et ne pas offen­ser, ni vexer celui à qui l’on dit non, c’est non. Les hommes, enfin cer­tains, et, misère, cer­taines femmes éga­le­ment, vous le diront, être gen­tille équi­vaut tou­jours à acquies­cer et à se taire.

Un récent film publi­ci­taire com­mence par la vision d’un trou­peau de mou­tons et énonce une série de ques­tions à laquelle, paraît-il, nous répon­dons tous oui. « Tu veux tra­vailler le dimanche ? Oui, patron» ; Vous vou­lez obéir aux ordres ? Oui, chef ; « Tu veux faire du shop­ping ? Oui, ma ché­rie»… et sug­gère d’être « non confor­miste et d’essayer de dire non pour décou­vrir une voi­ture qui ne res­semble à aucune autre ».

De cette brève étude, il res­sort donc que dire non est infi­ni­ment com­plexe et requiert des com­pé­tences éten­dues. Mais que dire de la sorte de pudeur dont on use pour évi­ter de répondre à une ques­tion en disant sim­ple­ment oui ? La vieille Aca­dé­mie fran­çaise, avec la gra­vi­té et la len­teur qui siéent à son grand âge, vient de s’aviser de la griè­ve­té de la ques­tion. La sage ins­ti­tu­tion cri­tique toute une série de mau­vais usages, abus et autres emplois fau­tifs qu’elle vient de décou­vrir et « remet les pen­dules à l’heure » : « Oui est, en fran­çais, l’adverbe qui marque l’approbation, l’acquiescement. On évi­te­ra de lui sub­sti­tuer d’autres adverbes ou locu­tions adver­biales que l’on détourne de leur sens propre, croyant sans doute don­ner plus de poids à sa réponse ou à son affir­ma­tion. Abso­lu­ment, effec­ti­ve­ment, tout à fait, exac­te­ment, par­fai­te­ment sont exces­sifs quand il suf­fit sou­vent de dire oui. » Cette insis­tance tra­duit pro­ba­ble­ment le consen­sua­lisme1 de l’époque qui refoule le conflit et trans­forme une grève qui para­lyse l’ensemble du réseau fer­ro­viaire en un « mou­ve­ment de grogne » des cheminots.

Sur sa lan­cée, l’Académie fran­çaise fus­tige les « au niveau de », les « quelque part » (que l’écrit a presque oublié), les « sur », et autres « impac­ter » et « gérer ». Ces tics de lan­gage ne sont pas très graves et leur durée de vie sera, sans doute aucun, limitée.

Mais une langue sert à dire un monde — ain­si le lapon dis­pose d’une mul­ti­tude de mots pour dire le renne ou la neige —, pro­duit (« génère », dit-on aujourd’hui) et trans­met une vision des rap­ports sociaux. « Gérer » est plus révé­la­teur et plus inquié­tant que les tra­vers qui pas­se­ront avec la sai­son. Issu de la langue des affaires et du com­merce, il s’infiltre (« per­cole ») désor­mais par­tout et par­ti­cipe à la réi­fi­ca­tion de l’humain depuis que l’on gère les « res­sources humaines » (GRH, puisqu’il y a un acro­nyme pour tout), ou pire, son couple qu’il s’agit pro­ba­ble­ment de faire tour­ner comme une entre­prise. Et que dire des flux et des stocks de migrants que, confor­mé­ment aux récentes res­tric­tions en matière d’asile, l’on empile dans les sta­tis­tiques en atten­dant de les faire cir­cu­ler, ce qui est le des­tin des flux ?

  1. Luc Van Cam­pen­houdt, « Le nou­vel opium du peuple », La Revue nou­velle, mars 2003.

Joëlle Kwaschin


Auteur

Licenciée en philosophie