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Quand dire, c’est taire
On pourrait croire que la difficulté consiste à dire non. Surtout pour les femmes. Elles, qui ont des capacités d’expression limitées. C’est en tout cas ce que pensent certains hommes puisque lorsqu’elles disent « non », en réalité, même si elles n’en sont pas conscientes, cela veut dire « oui ». Si, parfois, il arrive qu’un homme interprète mal une […]
On pourrait croire que la difficulté consiste à dire non. Surtout pour les femmes. Elles, qui ont des capacités d’expression limitées. C’est en tout cas ce que pensent certains hommes puisque lorsqu’elles disent « non », en réalité, même si elles n’en sont pas conscientes, cela veut dire « oui ». Si, parfois, il arrive qu’un homme interprète mal une attitude, ma foi, il n’y a pas de quoi en faire tout un plat. N’a‑t-on pas entendu parler il y a peu d’un « troussage de domestique », le désuet de l’expression banalisant avec élégance une réalité vulgaire et violente ? Ou pire, beaucoup feignent de croire que les chambrières des grands hôtels se distraient volontiers de leur labeur par un « rapport sexuel hâtif ». Hâtif, mais non forcé d’une manière ou d’une autre. Chacun jugera de la vraisemblance de la situation.
À peu près tout ce que la France compte d’artistes, ministre de la Culture en tête, est venu au secours de Roman Polanski, importuné il y a quelques mois par la justice pour une vieille affaire de viol et de sodomie sur une enfant de treize ans, ce qui, pour qui fait preuve d’une maitrise raisonnable du français, en fait un pédophile, que la petite l’ait provoqué, ait eu l’air d’avoir vingt-cinq ans ou autres sidérantes bêtises que l’on a pu lire dans la presse.
Très médiatisées, juteuses pour la vente des journaux, ces « affaires » et le large soutien dont bénéficient les victimes de l’acharnement médiatique (lesquelles, ne nous y trompons pas, sont en l’occurrence les violeurs ou les pédophiles) confirment les hommes dans leur opinion, non, c’est oui. Si l’on en croit le baromètre universel d’internet et la pléthore de livres de développement de soi consacrée au sujet, dire « non » quel que soit le sujet est très délicat ; et l’affaire se corse quand il s’agit de « dire non à un homme », surtout si l’on veut être « gentille » et ne pas offenser, ni vexer celui à qui l’on dit non, c’est non. Les hommes, enfin certains, et, misère, certaines femmes également, vous le diront, être gentille équivaut toujours à acquiescer et à se taire.
Un récent film publicitaire commence par la vision d’un troupeau de moutons et énonce une série de questions à laquelle, paraît-il, nous répondons tous oui. « Tu veux travailler le dimanche ? Oui, patron» ; Vous voulez obéir aux ordres ? Oui, chef ; « Tu veux faire du shopping ? Oui, ma chérie»… et suggère d’être « non conformiste et d’essayer de dire non pour découvrir une voiture qui ne ressemble à aucune autre ».
De cette brève étude, il ressort donc que dire non est infiniment complexe et requiert des compétences étendues. Mais que dire de la sorte de pudeur dont on use pour éviter de répondre à une question en disant simplement oui ? La vieille Académie française, avec la gravité et la lenteur qui siéent à son grand âge, vient de s’aviser de la grièveté de la question. La sage institution critique toute une série de mauvais usages, abus et autres emplois fautifs qu’elle vient de découvrir et « remet les pendules à l’heure » : « Oui est, en français, l’adverbe qui marque l’approbation, l’acquiescement. On évitera de lui substituer d’autres adverbes ou locutions adverbiales que l’on détourne de leur sens propre, croyant sans doute donner plus de poids à sa réponse ou à son affirmation. Absolument, effectivement, tout à fait, exactement, parfaitement sont excessifs quand il suffit souvent de dire oui. » Cette insistance traduit probablement le consensualisme1 de l’époque qui refoule le conflit et transforme une grève qui paralyse l’ensemble du réseau ferroviaire en un « mouvement de grogne » des cheminots.
Sur sa lancée, l’Académie française fustige les « au niveau de », les « quelque part » (que l’écrit a presque oublié), les « sur », et autres « impacter » et « gérer ». Ces tics de langage ne sont pas très graves et leur durée de vie sera, sans doute aucun, limitée.
Mais une langue sert à dire un monde — ainsi le lapon dispose d’une multitude de mots pour dire le renne ou la neige —, produit (« génère », dit-on aujourd’hui) et transmet une vision des rapports sociaux. « Gérer » est plus révélateur et plus inquiétant que les travers qui passeront avec la saison. Issu de la langue des affaires et du commerce, il s’infiltre (« percole ») désormais partout et participe à la réification de l’humain depuis que l’on gère les « ressources humaines » (GRH, puisqu’il y a un acronyme pour tout), ou pire, son couple qu’il s’agit probablement de faire tourner comme une entreprise. Et que dire des flux et des stocks de migrants que, conformément aux récentes restrictions en matière d’asile, l’on empile dans les statistiques en attendant de les faire circuler, ce qui est le destin des flux ?