Ce site utilise des cookies afin que nous puissions vous fournir la meilleure expérience utilisateur possible. Les informations sur les cookies sont stockées dans votre navigateur et remplissent des fonctions telles que vous reconnaître lorsque vous revenez sur notre site Web et aider notre équipe à comprendre les sections du site que vous trouvez les plus intéressantes et utiles.
Quai d’Orsay, Chroniques diplomatiques
Pour ceux qui s’en souviennent, l’été 2011 dans Le Monde a été marqué par la publication quotidienne, du 18 juillet au 21 aout, de deux pages de l’excellent deuxième tome de Quai d’Orsay, une bande dessinée signée Blain et Lanzac. Christophe Blain est un dessinateur bien établi de la BD contemporaine. On lui doit notamment quatre […]
Pour ceux qui s’en souviennent, l’été 2011 dans Le Monde a été marqué par la publication quotidienne, du 18 juillet au 21 aout, de deux pages de l’excellent deuxième tome de Quai d’Orsay, une bande dessinée signée Blain et Lanzac1. Christophe Blain est un dessinateur bien établi de la BD contemporaine. On lui doit notamment quatre albums de la série Donjon Potront-Minet (Delcourt) et, en tant qu’auteur, les cinq tomes d’Isaac le Pirate ainsi que, bientôt, quatre tomes de Gus (ces deux dernières séries chez Dargaud). Abel Lanzac, scénariste, est le pseudonyme d’un ancien fonctionnaire du ministère français des Affaires étrangères. Son identité réelle est à ce jour inconnue du public.
Quai d’Orsay raconte les tribulations d’Arthur Vlaminck, jeune thésard délaissant son œuvre et progressivement ses amours pour devenir conseiller chargé des « langages » du ministre Alexandre Taillard de Vorms. Si Arthur/Abel est difficilement identifiable, il n’en est rien de son patron : tant par la taille que par l’allure et le verbe, c’est bien Dominique de Villepin, alors ministre des Affaires étrangères de Jacques Chirac, qui se cache derrière le tempétueux Alexandre Taillard de Vorms. À travers le prisme des expériences de cabinet du jeune conseiller Vlaminck, ces Chroniques diplomatiques retracent le tragique épisode du début du XXIe siècle que fut, fin 2002, la crise suscitée par le désarmement de l’Irak — le « Lousdem » dans les albums — et l’inexorable montée vers la guerre de 2003. Tout le monde se souvient de la joute inédite qui eut lieu entre Colin Powell et Dominique de Villepin au Conseil de sécurité de l’ONU, transformé pour l’occasion en tribunal de l’opinion publique mondiale : tandis que l’Américain fit état avec aplomb des « preuves » de l’existence d’armes de destruction massive dissimulées par le régime irakien, le Français, à défaut de démonter ce qui se révéla n’être qu’une fabrication, en appela à l’Histoire et au respect de principes jugés essentiels. Alors que tout était déjà joué, la paix du monde sembla comme suspendue à l’entente ou à la discorde entre les deux protagonistes, voire à l’issue de cette pièce qui se jouait en direct et dont nul, naïvement, ne pensait que le scénario avait été écrit par avance. Les faits contre le verbe, mais comment discerner entre l’un et l’autre lorsque les faits ne sont que des mots ?
Le deuxième tome de cette série s’achève sur le célèbre discours du flamboyant ministre Taillard de Vorms/de Villepin. Sa paternité n’y est pas attribuée au jeune Arthur/Abel/…?, mais on devine toutefois la part qu’il a dû prendre à sa préparation. Dans l’angoisse suscitée par le souci de plaire à son tempétueux et imprévisible patron, les « langages » préparés par Arthur, fasciné et séduit, sont sans cesse remis sur le métier, amendés, corrigés, adaptés, et ce sont autant de nuits blanches pour tenter de marquer l’histoire. Par le privilège de membre permanent du Conseil de sécurité, la France éternelle parla donc, et brillamment, d’égal à égal, avec le vieil allié va-t-en-guerre, et elle ne bouda pas son plaisir de se retrouver ainsi porte-parole des peuples épris de paix. On connait la suite : le baroud était bien d’honneur, les principes essentiels furent bafoués et si la guerre fut, selon les standards de l’efficacité militaire, facilement gagnée, la paix n’est pas encore tout à fait revenue entre le Tigre et l’Euphrate.
Quai d’Orsay n’est pas pour autant un livre d’histoire, ni une parodie de l’histoire. C’est une bande dessinée et ce qu’elle raconte ne pourrait être dit par aucun autre média. Ni le roman ni le cinéma ne permettent en effet cette fulgurance de laquelle tout kitsch est absent, celle qui résulte par exemple d’emprunts bien placés à l’imagerie de Star Wars ou de X‑Or, le shérif de l’espace. Il faut donc et les mots et le dessin pour faire passer ce qu’elle réussit à communiquer : la personnalité des protagonistes, la tension permanente et chaotique qui règne dans un cabinet ministériel, les « coups de pute » que suscitent la rivalité, l’ambition et l’envie, les mesquineries des hiérarchies symboliques, l’esprit de service qui confine au sacrifice ou au masochisme gratifiant, la culture diplomatique surannée, ou encore celle des hauts fonctionnaires de la République toujours avides de vacheries vaguement méprisantes dissimulées dans des bons mots. Il y a aussi, tout au long de ces deux volumes dont le crayonné est si adéquatement expressif, le contraste entre l’hyperactivité débridée du ministre et le calme olympien de son chef de cabinet, grand coordonnateur vers qui tout converge, sans cesse pendu au téléphone pour de brèves et efficaces conversations, arrangeur des « merdes » et des contretemps presque avant même qu’ils ne surviennent, à la fois exigeant et bienveillant à l’égard de ses collaborateurs, toujours jalousé par ses pairs, héros infatigable sans lequel Taillard de Vorms — dont il comprend mieux que d’autres les humeurs, le mode de fonctionnement et l’égo — ne serait qu’un pantin ridicule.
Bien sûr, Quai d’Orsay est avant tout un magnifique moment de détente pour son lecteur. Au-delà des sourires amusés que suscitent ces planches, il reste l’impression globale qui s’en dégage et qui demeure, au sujet de ce qu’est le style de ceux qui prennent la parole en notre nom dans les relations internationales, de ce qu’est la politique, son rythme effréné, son irrationalité, l’égo surdimensionné de ceux qui, en première ligne, pensent la faire à eux tout seuls, et la servitude consentante de ceux qui, en deuxième ligne, se sentent appelés et, devenus accros par proximité à l’exercice du pouvoir, permettent à ce jeu d’être joué. Quai d’Orsay donne à voir ce qu’on ne voit pas, les coulisses de la scène et l’enivrement que procure le tourbillon des plus hautes sphères, tout en permettant de comprendre de quel tempérament il faut être pour tenir le coup dans le microcosme un peu fat des affaires internationales.
Quant à nos chères affaires européennes, à l’heure où se joue la paix du monde dans ce face-à-face entre les deux républiques messianiques, elles sont réduites à une crise de l’anchois dans le golfe de Gascogne tandis que l’Europe se résume à l’amitié franco-allemande — cette précieuse relation sentimentalement déséquilibrée puisque jamais un Français, en se sentant bien, ne dira qu’il est comme Dieu en Allemagne.
Le lecteur belge est sans doute d’autant plus amusé qu’à tout cela s’ajoute un petit côté très parisien, avec ses prises de tête, son esprit de cour et son ministre féru de littérature voulant émailler ses discours de fragments d’Héraclite. La flamboyance s’est arrêtée à Quiévrain et pour ne pas trop souffrir de son absence, nous préférons nous en moquer, traitant ainsi nos cousins du Sud comme nous-mêmes. Blain et Lanzac nous y aident, et le résultat est très thérapeutique !