Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Quai d’Orsay, Chroniques diplomatiques

Numéro 07/8 Juillet-Août 2012 par Pierre d'Argent

juillet 2012

Pour ceux qui s’en sou­viennent, l’é­té 2011 dans Le Monde a été mar­qué par la publi­ca­tion quo­ti­dienne, du 18 juillet au 21 aout, de deux pages de l’ex­cellent deuxième tome de Quai d’Or­say, une bande des­si­née signée Blain et Lan­zac. Chris­tophe Blain est un des­si­na­teur bien éta­bli de la BD contem­po­raine. On lui doit notam­ment quatre […]

Dossier

quaidorsay_PETIt.jpg

Pour ceux qui s’en sou­viennent, l’é­té 2011 dans Le Monde a été mar­qué par la publi­ca­tion quo­ti­dienne, du 18 juillet au 21 aout, de deux pages de l’ex­cellent deuxième tome de Quai d’Or­say, une bande des­si­née signée Blain et Lan­zac1. Chris­tophe Blain est un des­si­na­teur bien éta­bli de la BD contem­po­raine. On lui doit notam­ment quatre albums de la série Don­jon Potront-Minet (Del­court) et, en tant qu’au­teur, les cinq tomes d’Isaac le Pirate ain­si que, bien­tôt, quatre tomes de Gus (ces deux der­nières séries chez Dar­gaud). Abel Lan­zac, scé­na­riste, est le pseu­do­nyme d’un ancien fonc­tion­naire du minis­tère fran­çais des Affaires étran­gères. Son iden­ti­té réelle est à ce jour incon­nue du public.

Quai d’Or­say raconte les tri­bu­la­tions d’Ar­thur Vla­minck, jeune thé­sard délais­sant son œuvre et pro­gres­si­ve­ment ses amours pour deve­nir conseiller char­gé des « lan­gages » du ministre Alexandre Taillard de Vorms. Si Arthur/Abel est dif­fi­ci­le­ment iden­ti­fiable, il n’en est rien de son patron : tant par la taille que par l’al­lure et le verbe, c’est bien Domi­nique de Vil­le­pin, alors ministre des Affaires étran­gères de Jacques Chi­rac, qui se cache der­rière le tem­pé­tueux Alexandre Taillard de Vorms. À tra­vers le prisme des expé­riences de cabi­net du jeune conseiller Vla­minck, ces Chro­niques diplo­ma­tiques retracent le tra­gique épi­sode du début du XXIe siècle que fut, fin 2002, la crise sus­ci­tée par le désar­me­ment de l’I­rak — le « Lous­dem » dans les albums — et l’i­nexo­rable mon­tée vers la guerre de 2003. Tout le monde se sou­vient de la joute inédite qui eut lieu entre Colin Powell et Domi­nique de Vil­le­pin au Conseil de sécu­ri­té de l’O­NU, trans­for­mé pour l’oc­ca­sion en tri­bu­nal de l’o­pi­nion publique mon­diale : tan­dis que l’A­mé­ri­cain fit état avec aplomb des « preuves » de l’exis­tence d’armes de des­truc­tion mas­sive dis­si­mu­lées par le régime ira­kien, le Fran­çais, à défaut de démon­ter ce qui se révé­la n’être qu’une fabri­ca­tion, en appe­la à l’His­toire et au res­pect de prin­cipes jugés essen­tiels. Alors que tout était déjà joué, la paix du monde sem­bla comme sus­pen­due à l’en­tente ou à la dis­corde entre les deux pro­ta­go­nistes, voire à l’is­sue de cette pièce qui se jouait en direct et dont nul, naï­ve­ment, ne pen­sait que le scé­na­rio avait été écrit par avance. Les faits contre le verbe, mais com­ment dis­cer­ner entre l’un et l’autre lorsque les faits ne sont que des mots ?

Le deuxième tome de cette série s’a­chève sur le célèbre dis­cours du flam­boyant ministre Taillard de Vorms/de Vil­le­pin. Sa pater­ni­té n’y est pas attri­buée au jeune Arthur/Abel/…?, mais on devine tou­te­fois la part qu’il a dû prendre à sa pré­pa­ra­tion. Dans l’an­goisse sus­ci­tée par le sou­ci de plaire à son tem­pé­tueux et impré­vi­sible patron, les « lan­gages » pré­pa­rés par Arthur, fas­ci­né et séduit, sont sans cesse remis sur le métier, amen­dés, cor­ri­gés, adap­tés, et ce sont autant de nuits blanches pour ten­ter de mar­quer l’his­toire. Par le pri­vi­lège de membre per­ma­nent du Conseil de sécu­ri­té, la France éter­nelle par­la donc, et brillam­ment, d’é­gal à égal, avec le vieil allié va-t-en-guerre, et elle ne bou­da pas son plai­sir de se retrou­ver ain­si porte-parole des peuples épris de paix. On connait la suite : le baroud était bien d’hon­neur, les prin­cipes essen­tiels furent bafoués et si la guerre fut, selon les stan­dards de l’ef­fi­ca­ci­té mili­taire, faci­le­ment gagnée, la paix n’est pas encore tout à fait reve­nue entre le Tigre et l’Euphrate.

Quai d’Or­say n’est pas pour autant un livre d’his­toire, ni une paro­die de l’his­toire. C’est une bande des­si­née et ce qu’elle raconte ne pour­rait être dit par aucun autre média. Ni le roman ni le ciné­ma ne per­mettent en effet cette ful­gu­rance de laquelle tout kitsch est absent, celle qui résulte par exemple d’emprunts bien pla­cés à l’i­ma­ge­rie de Star Wars ou de X‑Or, le shé­rif de l’es­pace. Il faut donc et les mots et le des­sin pour faire pas­ser ce qu’elle réus­sit à com­mu­ni­quer : la per­son­na­li­té des pro­ta­go­nistes, la ten­sion per­ma­nente et chao­tique qui règne dans un cabi­net minis­té­riel, les « coups de pute » que sus­citent la riva­li­té, l’am­bi­tion et l’en­vie, les mes­qui­ne­ries des hié­rar­chies sym­bo­liques, l’es­prit de ser­vice qui confine au sacri­fice ou au maso­chisme gra­ti­fiant, la culture diplo­ma­tique sur­an­née, ou encore celle des hauts fonc­tion­naires de la Répu­blique tou­jours avides de vache­ries vague­ment mépri­santes dis­si­mu­lées dans des bons mots. Il y a aus­si, tout au long de ces deux volumes dont le crayon­né est si adé­qua­te­ment expres­sif, le contraste entre l’hy­per­ac­ti­vi­té débri­dée du ministre et le calme olym­pien de son chef de cabi­net, grand coor­don­na­teur vers qui tout converge, sans cesse pen­du au télé­phone pour de brèves et effi­caces conver­sa­tions, arran­geur des « merdes » et des contre­temps presque avant même qu’ils ne sur­viennent, à la fois exi­geant et bien­veillant à l’é­gard de ses col­la­bo­ra­teurs, tou­jours jalou­sé par ses pairs, héros infa­ti­gable sans lequel Taillard de Vorms — dont il com­prend mieux que d’autres les humeurs, le mode de fonc­tion­ne­ment et l’é­go — ne serait qu’un pan­tin ridicule.

Bien sûr, Quai d’Or­say est avant tout un magni­fique moment de détente pour son lec­teur. Au-delà des sou­rires amu­sés que sus­citent ces planches, il reste l’im­pres­sion glo­bale qui s’en dégage et qui demeure, au sujet de ce qu’est le style de ceux qui prennent la parole en notre nom dans les rela­tions inter­na­tio­nales, de ce qu’est la poli­tique, son rythme effré­né, son irra­tio­na­li­té, l’é­go sur­di­men­sion­né de ceux qui, en pre­mière ligne, pensent la faire à eux tout seuls, et la ser­vi­tude consen­tante de ceux qui, en deuxième ligne, se sentent appe­lés et, deve­nus accros par proxi­mi­té à l’exer­cice du pou­voir, per­mettent à ce jeu d’être joué. Quai d’Or­say donne à voir ce qu’on ne voit pas, les cou­lisses de la scène et l’en­ivre­ment que pro­cure le tour­billon des plus hautes sphères, tout en per­met­tant de com­prendre de quel tem­pé­ra­ment il faut être pour tenir le coup dans le micro­cosme un peu fat des affaires internationales.

Quant à nos chères affaires euro­péennes, à l’heure où se joue la paix du monde dans ce face-à-face entre les deux répu­bliques mes­sia­niques, elles sont réduites à une crise de l’an­chois dans le golfe de Gas­cogne tan­dis que l’Eu­rope se résume à l’a­mi­tié fran­co-alle­mande — cette pré­cieuse rela­tion sen­ti­men­ta­le­ment dés­équi­li­brée puisque jamais un Fran­çais, en se sen­tant bien, ne dira qu’il est comme Dieu en Allemagne.

Le lec­teur belge est sans doute d’au­tant plus amu­sé qu’à tout cela s’a­joute un petit côté très pari­sien, avec ses prises de tête, son esprit de cour et son ministre féru de lit­té­ra­ture vou­lant émailler ses dis­cours de frag­ments d’Hé­ra­clite. La flam­boyance s’est arrê­tée à Quié­vrain et pour ne pas trop souf­frir de son absence, nous pré­fé­rons nous en moquer, trai­tant ain­si nos cou­sins du Sud comme nous-mêmes. Blain et Lan­zac nous y aident, et le résul­tat est très thérapeutique !

  1. Dar­gaud, Tomes 1 (2010) et 2 (2011).

Pierre d'Argent


Auteur