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Qu’est-il arrivé au Rwanda en 1994 ?

Numéro 05/6 Mai-Juin 2010 par C. Stam Allan

mai 2010

Génocide ! Le mot peut parfois tétaniser et prévenir toute appréhension plus approfondie de l’hécatombe qui s’est produite au Rwanda en 1994. Les deux auteurs de cette contribution prennent bien soin de prendre leurs distances vis-à-vis de toute thèse aux relents « négationnistes » et encore moins de celle du « double génocide » que la diaspora rwandaise affectionne de mettre en avant aujourd’hui pour inculper et pourchasser de sa vindicte et au nom du « divisionnisme » tout qui s’oppose à elle, qu’il soit rwandais ou non. Tout a bel et bien débuté par un génocide planifié, mais tout s’est terminé par un effondrement social total qui a donné lieu à de sordides règlements de compte, à des crimes de guerre par l’armée de Paul Kagame ou à des autorisations de tuer son voisin en toute impunité. Qui sont en définitive les 800.000 ou un million de victimes qui ont péri en 1994 au Rwanda ? On ne le saura sans doute jamais précisément comme le font valoir les auteurs, désormais persona non grata dans ce pays. Mais leur « récit » que nous publions ci-dessous a de quoi interpeler certains inquisiteurs qui refusent de s’écarter du discours convenu.

_ « L’histoire conventionnelle des meurtres de masse

commis au Rwanda en 1994 est incomplète.

La vérité — aussi embarrassante qu’elle puisse être

pour le gouvernement rwandais — doit encore être dite »
(Wikipedia.org)

En 1998 et 1999, nous sommes allés au Rwanda et y sommes retournés plusieurs fois par la suite et ce pour une raison simple : nous souhaitions découvrir ce qui s’était passé pendant les cent jours d’une guerre civile et d’un génocide qui ont tué un nombre estimé à un million de personnes. Quelle était l’origine de notre curiosité ? Nos motivations étaient complexes. D’abord, nous nous sentions en partie coupables d’avoir ignoré des évènements qui furent largement occultés par l’affaire O. J. Simpson1. Nous sentions que nous pouvions faire quelque chose pour respecter des morts et prévenir de telles atrocités de masse dans le futur. Nous avions aussi besoin de quelque chose de neuf sur le plan professionnel : nos agendas de recherche étaient peu chargés et le Rwanda nous paraissait un moyen de sortir de la routine dans laquelle nous nous trouvions.

Bien que bien intentionnés, nous n’étions pas du tout prêts à affronter ce que nous allions vivre. Rétrospectivement, nous étions naïfs et n’imaginions pas la réalité que nous allions croiser. Dix années plus tard, à la fin de notre projet, notre compréhension est en totale contradiction avec ce que nous croyions au début aussi bien qu’avec les idées reçues sur ce qui s’était passé.

Au tribunal pénal pour le Rwanda (TPIR), nous avons travaillé à la fois pour ceux qui poursuivaient et ceux qui défendaient, et ce avec le même objectif : trouver ce qui s’était réellement passé durant les cent jours de massacres. Du fait même de ce que nous avons rassemblé comme informations, nous avons été menacés par des membres du gouvernement rwandais et des individus un peu partout dans le monde. Nous avons été labellisés « négationnistes » à la fois dans la presse et dans la communauté tutsi expatriée parce que nous refusions de dire que la seule forme de violence politique qui s’était produite en 1994 relevait d’un génocide. Ce n’était pas le cas, et la compréhension de ce qui s’est réellement passé est cruciale si la communauté internationale veut y répondre correctement la prochaine fois qu’une telle violence de masse se produit.

Une perspective convenue au départ

Comme la plupart de ceux qui n’ont qu’une connaissance superficielle de la politique et de l’histoire du Rwanda, nous avons débuté notre recherche en croyant que nous avions
affaire à un des cas les plus simples de violence politique survenue dans l’histoire récente. D’une part, il y avait un génocide avéré au cours duquel un groupe ethnique dominant, les Hutu, s’était affronté à un groupe ethnique minoritaire, les Tutsi. Le comportement à l’égard du groupe minoritaire avait été extrêmement violent partout au Rwanda et l’objectif de l’effort du gouvernement en place apparaissait être l’éradication des Tutsi de sorte que l’épithète de génocide semblait s’appliquer avec évidence. D’autre part, il y avait aussi une dimension fort négligée de guerre civile et internationale opposant un envahisseur, le Front patriotique rwandais (FPR), venu d’Ouganda, à un gouvernement rwandais et son armée, les Forces armées rwandaises (FAR). Il s’ensuivit une guerre qui dura quatre ans jusqu’à ce que le FPR remporte la victoire.

Nous croyions aussi que l’Occident — en particulier les États-Unis — avait échoué à intervenir en grande partie parce qu’il avait été incapable de considérer rapidement les évènements qui se produisaient au Rwanda comme relevant d’un génocide.

Nous pensions enfin que le FPR, qui était alors constitué de « rebelles » et est maintenant le parti dominant au Rwanda, avait arrêté le génocide en mettant un terme à la guerre civile et en prenant le contrôle du pays.

À l’époque, tout ce qui précède était la vision acceptée pour ce qui regardait les cent jours de massacres. Mais cette vision n’était que partiellement correcte.

La violence semble avoir effectivement débuté avec les efforts des extrémistes hutu, y compris des milices comme les Interahamwe, de s’en prendre aux Tutsi. Toutefois, comme les données que nous avons récoltées le révèlent, la violence se répandit très rapidement, les Hutu et les Tutsi jouant à la fois les rôles d’attaquants et de victimes : beaucoup de personnes relevant des deux groupes ethniques utilisèrent la violence de masse pour régler des comptes politiques, économiques et personnels.

À l’encontre de la perspective convenue, nous en sommes venus à croire que les victimes de ces violences se répartissaient également entre Tutsi et Hutu. Il n’y avait en effet pas assez de Tutsi au Rwanda pour rendre compte du nombre des morts recensés à l’époque. Nous avons aussi compris à quel point il est inconfortable de mettre en question la vérité conventionnelle.

Les débuts d’une recherche

Nous avons débuté notre recherche alors que nous travaillions à un projet de l’Agence des États-Unis pour le développement international (Usaid) qui visait à fournir une formation méthodologique aux étudiants rwandais qui terminaient leur maitrise en sciences sociales. À la même époque, nous avons eu des contacts avec des organisations non gouvernementales qui avaient compilé des informations sur ce qui était arrivé pendant les cent jours de massacres. Beaucoup de ces organisations disposaient de données détaillées sur qui était mort, où et dans quelles circonstances ; ces données incluaient des informations sur qui avait été attaqué par qui. Plus nous investiguions sur la question de savoir ce qui s’était passé et qui était responsable, plus nous obtenions des informations et des données brutes.

Plusieurs raisons expliquent notre large accès aux données. Primo, nos hôtes à l’université nationale du Rwanda à Butare qui était associée au programme de l’Usaid avaient organisé de nombreuses conférences publiques dont l’une se tint à l’ambassade des États-Unis à Kigali. En définitive, ces causeries, qui visaient à initier les ONG rwandaises aux méthodes d’investigation en matière de violations des droits humains, aboutirent, particulièrement lors de la causerie à l’ambassade, à un retournement complet de la situation : ce furent les Rwandais eux-mêmes qui prirent les choses en main en rapportant des évènements et des publications qui traitaient des violences qui avaient eu lieu. Nous avons rencontré des représentants de diverses institutions impliquées qui discutèrent avec force détails avec nous des données qu’ils avaient compilées.

Deuxièmement, l’ambassadeur de l’époque, Georges McDade Staples, nous aida à avoir accès aux élites dirigeantes rwandaises, soit directement soit indirectement par l’intermédiaire du staff de l’ambassade.

Troisièmement, une Rwandaise qui était associée au projet de l’Usaid nous fut extrêmement utile dans l’identification de sources potentielles d’information. De surcroit, elle était intimement liée à un membre de la famille royale tutsi, ce qui était pour nous un plus.

De retour aux États-Unis, nous avons commencé à codifier les évènements, les lieux, les auteurs des meurtres, les victimes, le type d’armes et les actions. Nous avons compilé un listing de qui fit quoi à qui, quand et où — ce que le sociologue politique, Charles Tilly, appelait un « catalogue évènementiel ». Ce catalogue devait nous permettre d’identifier des modèles et mener des investigations statistiques plus rigoureuses.

En considérant les matériaux récoltés dans le temps et l’espace, il devint évident que tout le Rwanda n’était pas immergé dans la violence en même temps. En fait, la violence se répandit d’une colline à l’autre. Une séquence définie paraissait ressortir, mais nous ne comprenions pas son sens.

À l’université nationale du Rwanda, nous avons passé une semaine à préparer les étudiants à mener des enquêtes auprès de ménages par province. Comme nous apprenions aux étudiants comment concevoir un instrument de recherche, une question revenait sans cesse : « Qu’est-il arrivé à Butare durant l’été 1994 ? » Personne ne paraissait savoir. Nous trouvions cette absence de connaissance plutôt étrange et nous avons aidé les étudiants à élaborer une panoplie de questions pour leur enquête, laquelle révéla finalement une série d’informations intéressantes.

Les premiers chocs

D’abord, et ce fut la plus importante découverte, il y eut une confirmation de ce qu’une grande majorité de la population de la province de Butare avait été déplacée entre 1993 et 1995, plus particulièrement durant l’année 1994 : pratiquement personne n’était resté sur place. Nous découvrîmes aussi que les rebelles du FPR avaient bloqué la route menant vers la frontière avec le Burundi. Le nombre de ménages qui fournirent cette information soulevait pour nous des questions significatives sur la responsabilité des massacres dans la région.

Durant cette période, nous pûmes confirmer les constats d’Human Rights Watch selon lesquels beaucoup de tueries avaient été organisées par les FAR, mais nous avons aussi découvert que beaucoup de meurtres avaient été spontanés, un type de violence auquel on s’attend lorsque l’ordre civil s’effondre complètement. Nos enquêtes révélèrent aussi que, neuf ans plus tard, une forte hostilité demeurait entre les groupes ethniques. Il y avait très peu de communication entre eux. Les Tutsi, désormais sous le leadeurship du FPR, dominaient tous les aspects du système politique, social et économique.

Enfin, il devint évident pour nous que les membres de la diaspora tutsi qui étaient rentrés au Rwanda après le conflit étaient totalement déconnectés de la situation dans le pays qu’ils avaient regagné. Une femme tutsi avec laquelle nous passâmes une journée entière sur les collines près de Butare éclata en larmes dans notre voiture alors que nous rentrions à l’université : lorsque nous lui demandâmes ce qui se passait, elle répondit : « Je n’ai jamais vu autant de pauvreté et de dénuement. » Nous étions tout à fait surpris par le degré de déconnexion entre l’élite estudiantine issue de la couche fortunée de la diaspora tutsi qui était largement anglophone et les Rwandais pauvres qui parlaient le kinyarwanda et parfois un peu le français. Il n’était pas surprenant que les pauvres et les riches ne se mélangent pas, mais ce qui nous frappait, c’était le manque total d’empathie et de connaissance sur les conditions des uns et des autres. Après tout, les Tutsi de l’extérieur disaient avoir envahi le Rwanda à partir de l’Ouganda au nom des Tutsi de l’intérieur, une communauté pour laquelle les premiers semblaient n’avoir que peu d’intérêt. Notre travail nous avait amenés à conclure que la force d’invasion rwandaise n’avait comme premier objectif que la conquête et non le respect pour les résidents tutsi.

Une position de moins en moins tenable

Pendant que les étudiants poursuivaient leurs recherches, posant des questions politiquement maladroites pour le gouvernement FPR, nous nous trouvâmes bientôt dans une position de plus en plus intenable. Un membre de notre équipe fut arrêté, détenu pendant une journée et interrogé par le chef de la police du district. La raison invoquée résidait dans l’absence d’autorisation des autorités locales : des autorisations sont requises pour tout au Rwanda, mais nous n’avions eu que peu de problèmes pour les obtenir au début de nos recherches. La raison réelle de cet interrogatoire semblait être que nous posions des questions gênantes sur l’identité des tueurs.

Quelques semaines plus tard, deux membres de notre équipe se rendirent pour une promenade touristique au nord du pays. À nouveau, ils furent détenus et interrogés pendant la plus grande partie de la journée dans une caserne du FPR : les interrogateurs désiraient savoir pourquoi nous posions des questions « difficiles », ce que nous faisions dans le pays, si nous travaillions pour la CIA américaine, si nous étions hébergés par des Européens et, en général, pourquoi nous étions en train de « créer des troubles ».

Durant un de nos séjours au Rwanda, Alison Des Forges, l’éminente chercheuse sur la politique rwandaise qui est morte l’an dernier dans le crash d’un avion de la Continental Airlines près de Buffalo, nous suggéra de nous présenter au TPIR à Arusha pour avoir une réponse aux questions que nous nous posions. Des Forges intervint en notre faveur. Nous nous rendîmes donc à Arusha pour un rendez-vous avec Donald Webster, le procureur principal chargé des questions politiques dans les procès du tribunal, avec Barbara Mulvaney, la procureure pour les affaires militaires ainsi qu’avec d’autres membres de leurs équipes respectives. Comme nous entamions notre conversation, nous découvrîmes que les deux procureurs — une partie des inculpés était selon eux des anciens membres des FAR, une autre était des membres de la machine politique hutu — manifestaient un grand intérêt pour notre projet de recherche.

Webster et Mulvanay nous demandèrent de les aider à contextualiser les affaires qu’ils investiguaient. Pas besoin de dire que nous étions très excités par cette demande : désormais, nous allions travailler directement avec ceux qui essayaient de rendre la justice.

Les procureurs nous montrèrent la base de données préliminaires qu’ils avaient constituée sur des milliers de témoignages associés aux violences de 1994. Ils n’avaient pas les ressources humaines suffisantes pour encoder informatiquement toutes leurs données ; ils nous demandaient de les encoder et de comparer les témoignages à ceux que nous avions déjà compilés. Nous retournâmes aux États-Unis avec beaucoup d’enthousiasme : nous avions accès à des données que personne n’avait vues et nous étions en interaction avec l’une des plus importantes institutions de justice de l’époque.

La coopération avec le TPIR ne se prolongea pas aussi longtemps que nous l’aurions souhaité, en partie parce qu’il devint très vite évident que notre recherche allait déboucher sur le constat des massacres commis, non pas seulement par le gouvernement hutu et les FAR, mais aussi par les troupes du FPR. Jusqu’alors, nous nous étions efforcés d’identifier toutes les morts survenues. Au-delà des questions de confidentialité, il n’apparut pas pour nous que l’identité de ceux qui avaient perpétré les massacres était problématique (en partie du fait que nous pensions que tous ou la plupart d’entre eux seraient associés au gouvernement hutu). Mais, alors nous tentâmes d’obtenir des cartes détaillées qui contenaient la localisation des bases militaires des FAR au début de la guerre civile. Nous avion­s vu des copies de ces cartes sur les murs du bureau de la procureure Mulvaney. En fait, durant notre entretien avec elle, elle nous avait expliqué comment son bureau avait utilisé ces cartes : nous avions pris des notes détaillées jusqu’à aller recopier certaines informations provenant de ces cartes.

Après que la partie en charge des poursuites nous eut indiqué qu’elle n’était plus intéressée à conceptualiser ce qui était arrivé en 1994 — les procureurs déclarèrent qu’ils avaient changé de stratégie pour se concentrer exclusivement sur les informations portant sur ceux qui étaient accusés de crimes —, nous avons demandé à la Cour une copie des cartes citées plus haut. À notre grand étonnement, les procureurs déclarèrent que ces cartes n’existaient pas. Heureusement, nous avions les notes que nous avions prises à partir d’elles. Après deux années de négociations, un sympathique colonel d’une agence cartographique canadienne produisit les cartes que nous avions demandées.

Dans le processus devant établir la culpabilité des différents inculpés accusés de politique génocidaire, le TPIR conduisit, à partir de 1996, des entretiens avec certains de ceux qui avaient été les témoins de violences pendant cinq années : la cour entendit quelque douze-mille témoignages. Les déclarations de ces témoins représentent un échantillon hautement biaisé : l’administration Kagame empêcha les enquêteurs du TPIR d’interviewer beaucoup de témoins qui pouvaient fournir de l’information impliquant le FPR ou ceux qui étaient jugés « peu importants » ou représentant une menace pour le régime en place. Pourtant, les déclarations des témoins étaient importantes pour notre projet : elles pouvaient corroborer les informations trouvées dans les documents de la CIA, d’autres témoignages, des études scientifiques sur la violence et d’autres sources autorisées.

Comme cela avait été le cas pour les cartes, cependant, on nous affirma que ces témoignages n’existaient pas. Finalement, les avocats de la défense — qui furent surpris par leur existence dans la mesure où il n’existait pas de processus d’investigation formelle au TPIR — les réclamèrent. Après environ un an, nous réussîmes à obtenir les témoignages sous la forme d’images informatisées que nous convertîmes en documents lisibles optiquement. Nous avons alors élaboré un logiciel permettant à travers ces douze-mille témoignages de localiser la violence et les massacres dans tout le Rwanda.

« Persona non grata » au Rwanda

La première publicité négative associée à notre projet intervint en novembre 2003 au cours d’une conférence académique à Kigali. L’université nationale du Rwanda avait invité un groupe de scientifiques, y compris notre équipe, pour présenter les résultats de la recherche sur les massacres de 1994. Nous avions été conduits à penser que la conférence allait être un évènement privé, avec une audience composée de professeurs et d’un petit nombre de décideurs.

En fait, la conférence ne fut ni un évènement confidentiel ni un évènement privé. Elle se tint dans un bâtiment municipal de Kigali et nos réflexions allaient être traduites d’anglais en français et en kinyarwanda. Il y avait là des centaines de personnes, y compris des membres des forces armées, de cabinets ministériels, et d’autres personnalités du monde politique et des affaires.

Nous présentâmes deux de nos principales découvertes, la première étant dérivée des cartes spatiotemporelles obtenues des sources précédemment citées2. Les cartes montraient que, pendant que les massacres prenaient place dans différentes parties du pays, ceux-ci survenaient suivant des magnitudes et des degrés d’intensité différents : nous n’avions pas encore d’explication définitive à ce sujet. La seconde découverte consista en une comparaison entre les données du recensement de 1991 et les données sur les violences que nous avions collectées. D’après le recensement, il y avait approximativement six-cent-mille Tutsi dans le pays en 1991. D’après l’ONG Ibuka qui s’occupe des survivants, trois-cent-mille d’entre eux avaient survécu au génocide de 1994. Cela signifiait que sur les huit-cent-mille à un million de personnes que l’on estimait avoir été massacrées, plus de la moitié étaient des Hutu. Ce décompte était significatif en ce qu’il suggérait que la majorité des victimes de 1994 étaient du même groupe ethnique que celui du pouvoir alors en place. Il suggérait aussi que le génocide, c’est-à-dire la tentative du gouvernement d’exterminer un groupe ethnique donné, n’avait été qu’un des motifs de la plupart des massacres qui se produisirent pendant les cent jours de 1994.

Au milieu de notre présentation, un militaire en uniforme vert se leva et nous interrompit. Le ministre de l’Intérieur, annonce-t-il, était radicalement opposé à nos constats. On nous déclara que notre numéro de passeport était connu, que nous allions devoir quitter le Rwanda et ne plus jamais y revenir. Notre présentation se termina brusquement et, dans le même temps, notre travail de terrain au Rwanda.

Les résultats de notre communication et les interviews dans les médias se répandirent largement à travers la communauté qui étudiait les génocides en général et en particulier celui qui s’était produit au Rwanda. La principale conséquence de ceci fut que nous fûmes paradoxalement taxés de « négationnistes », alors que notre recherche documentait bien qu’un génocide était survenu. Tous deux avons depuis lors reçu une quantité significative de courriels haineux et hostiles. Dans la communauté tutsi et la diaspora, notre travail est devenu anathème. Au fil des années, nous avons affiné nos résultats et sommes devenus de plus en plus confiants dans les résultats de notre recherche, mais la voix de nos critiques est devenue plus forte et de plus en plus stridente.

Naturellement, nous n’avons jamais nié qu’un génocide avait eu lieu : nous relevions que le génocide n’avait été qu’une seule parmi plusieurs autres formes de violence. Dans le contexte post-génocide au Rwanda, la divergence par rapport à ce qui est convenu était considérée comme de l’hérésie politique.

Des procureurs peu courageux

À la suite de la « débâcle » de la conférence donnée à Kigali, l’équipe des procureurs du TPIR nous a fait savoir, en termes assez clairs, qu’elle n’avait plus besoin de nos services. Les raisons de ce « licenciement » nous frappèrent comme une insulte. Dès le départ, les procureurs avaient déclaré qu’ils n’étaient pas intéressés par tout ce qui pouvait prouver ou non la culpabilité des individus dans les massacres de masse. Maintenant, disaient-ils, les données que nous avions rendues publiques à la conférence de Kigali rendaient nos futures recherches superflues.

Peu après notre mise à pied, toutefois, Peter Erlinder qui était le défenseur d’anciens officiers des FAR dans leur procès, nous contacta. D’autres membres de la défense s’y essayèrent aussi, mais en vain. Nous avions des doutes à propos d’une coopération ou d’une association avec la défense : une telle collaboration pourrait être perçue comme un soutien aux « négationnistes ». Après des mois de négociation, nous rencontrâmes finalement Erlinder à Philadelphie. La défense aurait pu faire un meilleur choix pour nous « entuber » : Erlinder, professeur au William Mitchell College of Law, était devenu l’avocat des moins « aimables » parmi les inculpés. Assis calmement à l’arrière d’un restaurant, Erlinder y alla carrément : il était, bien sûr, intéressé à établir l’innocence de son client, mais il estimait que cela aiderait la défense si l’on pouvait établir l’arrière-plan de ce qui s’était produit en 1994. « Mon client, expliqua-t-il, peut s’être rendu coupable de certaines choses, mais il n’est pas coupable de tout ce dont sont accusés le gouvernement rwandais et les militaires en 1994. Ils ont tous été conduits à être des démons. »

Ce qu’il demandait était raisonnable. En fait, il nous faisait les mêmes propositions que les procureurs : en échange de nos efforts à contextualiser les évènements de 1994, Erlinder ferait du mieux qu’il pourrait pour nous aider à obtenir des données supplémentaires. Avec son appui, nous pourrions obtenir les cartes que nous avions
vues dans le bureau de Mulvaney et les douze-mille témoignages. Munis de ces informations, nous serions mieux capables de localiser dynamiquement les positions réelles des FAR et du FPR durant la guerre civile. Cette localisation des deux parties en guerre nous rendait — et nous rend — plus certains de la culpabilité des FAR dans la majorité des massacres survenus pendant les cent jours de 1994. En même temps, cependant, nous commencions aussi à développer une meilleure compréhension du rôle significatif joué par le FPR dans les massacres de masse.

À peu près au même moment, nous fûmes approchés par une personne associée à une société de cartographie informatique qui entendait améliorer les cartes plutôt sommaires que nous avions développées, voulant démontrer à la même occasion les capacités de cette société. Cette personne nous montra que le logiciel de sa société pourrait, entre autres choses, nous fournir jour après jour la dynamique du champ de bataille et des massacres pour lesquels nous étions déjà documentés.

Ceci était une étape majeure. Dans la ligne de ce qui était convenu, nous avions assumé que le gouvernement était responsable pour la plupart des meurtres au Rwanda en 1994 ; notre attention avait initialement été peu attirée par la localisation des forces du FPR. Mais il devint vite évident que les massacres étaient survenus, non seulement dans les territoires contrôlés par les FAR, mais aussi dans ceux pris par les FPR aussi bien qu’aux frontières séparant les deux forces. Il nous semblait possible que les trois zones d’engagement influaient les unes sur les autres.

« Nous poursuivons envers et contre tout »

Dans son livre The Limits of Humanitarian Intervention, Alan J. Kuperman émet l’argumentation que, étant donné les défis logistiques d’une opération en Afrique centrale, il y avait peu de possibilités pour que les États-Unis et l’Europe puissent limiter les massacres de 1994. Pour soutenir cette position, Kuperman utilisa les informations de l’Usaid qui pouvaient documenter les positions approximatives des unités du FPR durant cette période. Nous avons peaufiné ces informations avec les données et les estimations en provenance de la CIA que d’autres chercheurs avaient obtenues à travers le Freedom of Information Act3 et nous les avons encore améliorées en incluant des interviews avec d’anciens membres du FPR dont les souvenirs étaient confrontés aux informations en provenance des FAR.

Notre recherche démontrait qu’une large majorité des massacres de 1994 avaient été le fait des FAR, les Interahamwe, et leurs associés. Une autre proportion significative des massacres avait été commise, non pas par les forces gouvernementales, mais par des citoyens engagés dans des meurtres « opportunistes » du fait de l’effondrement sociétal lié à la guerre civile. Mais le FPR était clairement responsable pour une autre partie significative des massacres.

Dans certains cas, les tueries des FPR étaient, selon toute vraisemblance, des représailles. Dans d’autres cas, le FPR a été impliqué directement dans des massacres à grande échelle pour ce qui regarde des camps de réfugiés ainsi que des enclos individuels. Un grand nombre de personnes, parmi lesquelles beaucoup tentaient de gagner la frontière, sont mortes à des barrages routiers, dans des centres municipaux, des marais et des champs.

Le résultat le plus choquant de nos informations combinées sur les localisations des troupes concernait l’invasion elle-même : les meurtres dans les zones contrôlées par les FAR paraissaient augmenter à mesure que le FPR se déplaçait dans le pays et gagnait du terrain. Lorsque le FPR avançait, les massacres à grande échelle prenaient de l’ampleur ; lorsque le FPR arrêtait son avance, ces massacres diminuaient. Les données contenues sur nos cartes coïncidaient avec les déclarations des FAR selon lesquelles ils auraient arrêté les tueries si le FPR avait mis fin à sa progression. Cette conclusion était contradictoire avec les affirmations de l’administration Kagame sur la poursuite de son offensive pour mettre fin aux massacres.

Sur le plan de l’appartenance ethnique, la réponse à la question « Qui furent les victimes des massacres ? » est que « Nous le saurons probablement jamais ». D’une manière générale, les Hutu et les Tutsi ne sont pas distinguables physiquement. Ils partagent une langue commune. Ils n’ont pas un accent identifiable. Historiquement, ils se sont mariés les uns avec les autres et ont vécu dans les mêmes lieux depuis des centaines d’années. Dans les années vingt et trente, les Belges, en tant que pouvoir occupant, mirent en place un programme visant à identifier les individus selon leur type physique : ce programme, entrepris dans l’espoir que les administrateurs coloniaux n’auraient pas besoin d’établir des cartes d’identité ethniques, échoua à créer une nomenclature ethnique suivant des mesures telles que la taille, la largeur du nez et le poids.

Ce type de programme eut pour résultat de démontrer de manière probante qu’il n’y avait pas de différences observables entre un type Hutu et un type Tutsi. Certains clans, comme ceux du président actuel, Paul Kagame, ou l’ancien président, Juvénal Habyarimana, ont des traits physiques distincts, mais les Rwandais partagent tous de tels traits archétypiques : l’identité ethnique d’une personne n’est connue qu’au sein de son clan et il est évidemment impossible de l’établir à partir des corps découverts dans les fosses communes. Ainsi, l’ONG Physicians for Human Rights, a exhumé une fosse commune dans l’ouest du Rwanda et ne découvrit que six cartes d’identité.

Dans les transcriptions des procès au TPIR, des témoins ont décrit qu’ils ont survécu simplement en se cachant parmi les membres du groupe ethnique opposé. Il est clair qu’en 1994, les tueurs auraient eu beaucoup de difficultés à établir l’identité ethnique de leurs victimes, à moins qu’ils n’aient visé que des voisins immédiats.

Ce qui complique encore les choses, ce sont les déplacements de populations qui accompagnèrent l’invasion du FPR. Durant l’année 1994, quelque deux millions de citoyens rwandais sont devenus des réfugiés extérieurs, un à deux millions, des déplacés intérieurs et environ un million, des victimes de la guerre civile et du génocide.

L’identité ethnique au Rwanda est une affaire de connaissance locale de la même manière qu’aux Indes, l’appartenance à une caste n’est connue qu’au niveau local. Lorsque la toute grande majorité de la population est en mouvement, la connaissance locale et l’identité ethnique disparaissent. Cela ne signifie pas que les Tutsi ne furent pas recherchés pour être physiquement exterminés, mais, dans leurs campagnes d’extermination, les FAR, les Interahamwe et les individus massacrèrent des victimes dans les deux camps ethniques. Et les personnes des deux groupes ethniques, massivement déplacés, cherchèrent surtout à se trouver en dehors du front des massacres à mesure que le FPR avançait.

En définitive, nos meilleures estimations du nombre de morts dans les massacres de 1994 ne relevaient, en fait, que sur des suppositions fondées sur les estimations du nombre de Tutsi au moment où la guerre débuta et le nombre de ceux qui lui survécurent. Utilisant une méthode simple — soustraire le nombre de survivants du nombre de Tutsi vivant au début de la guerre —, nous sommes arrivés à un total se situant entre 300.000 et 500.000 victimes tutsi. Si nous croyons que le nombre de morts durant la guerre et le génocide peut être estimé à environ 1 million, cela signifie qu’il y aurait eu entre 500.000 et 700.000 morts hutu et que la meilleure hypothèse est que la majorité des victimes étaient en fait des Hutu et non des Tutsi.

Cette conclusion qui a suscité des critiques de la part du régime Kagame et de ses soutiens, est renforcée par les cartes que nous avons difficilement élaborées à partir des meilleures données disponibles et qui montrent un nombre significatif de personnes tuées dans les régions sous contrôle du FPR.

Et toujours des questions non résolues

Un fait commence à être bien compris : durant le génocide et la guerre civile qui ont eu lieu au Rwanda en 1994, des processus multiples de violences se sont produits d’une manière simultanée. Il est évident qu’il y a eu une campagne génocidaire orchestrée par le gouvernement hutu et qui a abouti à la mort de plus de 100000 Tutsi. Au même moment, une guerre civile faisait rage, une guerre qui avait débuté en 1990 et dont les racines plongent dans les années cinquante. Il est tout aussi clair qu’il y a eu une violence débridée, aléatoire et associée à l’effondrement de l’ordre durant la guerre civile. Enfin, il y eut aussi des représailles sur une large échelle, des représailles de Hutu sur des Tutsi et vice-versa.

Dès le départ, les investigations du TPIR sur les meurtres de masse et les crimes contre l’humanité perpétrés au Rwanda en 1994 se sont centrées non sans myopie sur la culpabilité des leadeurs hutu et celle d’autres participants présumés. L’administration Kagame a travaillé avec assiduité pour prévenir toute enquête sur la culpabilité du FPR dans des massacres et des tueries aléatoires associées à la guerre civile. En évoquant la possibilité qu’en plus des méfaits des FAR, le FPR était impliqué, directement ou indirectement, dans beaucoup de morts, nous sommes devenues persona non grata au Rwanda et au TPIR.

La métaphore la plus fréquemment invoquée pour les violences rwandaises de 1994 est l’Holocauste. Ailleurs, nous avons suggéré que peut-être les guerres civiles en Angleterre, en Grèce, en Chine ou en Russie pourraient bien être comparables dans la mesure où elles impliquaient toutes une combinaison de violences ethniques, de représailles et de meurtres aléatoires qui se produisent lorsque la société civile s’effondre. Aujourd’hui, toutefois, il est difficile de faire des comparaisons qui font autorité du fait que ce qui s’est passé au cours du génocide et de la guerre civile n’est pas complètement clarifié.

Des observateurs contemporains, y compris Romeo Dallaire, le commandant de la force de paix qui fut si peu efficiente en 1993 et 1994, affirment que le gros des tueries génocidaires avait commencé à être planifié par le gouvernement hutu deux années avant l’invasion du FPR. Malheureusement, il ne nous a pas été possible d’avoir accès aux personnes qui ont des informations sur ce sujet, soit pour corroborer cette hypothèse soit pour l’infirmer. La raison ? Les génocidaires condamnés et impliqués dans la planification des massacres résident, en dehors de tout contact avec des intervieweurs potentiels, dans une prison sponsorisée par l’ONU au Mali.

Nous souhaitions poser des questions à ces planificateurs et plus spécifiquement leur demander quels étaient leurs buts. Le plan du génocide fut-il une tentative de dissuasion, une manière pour le leadeurship des FAR de contenir le FPR en Ouganda et ailleurs ? Le gouvernement et l’armée escomptèrent-ils une guerre qu’ils pensaient gagner, ce qui fut en définitive une erreur ? Furent-ils surpris par l’étendue des massacres ? Si oui, pourquoi les chefs militaires des FAR estimèrent que les évènements avaient échappé à tout contrôle, comparés aux spasmes de violence dans les années soixante, septante et quatre-vingt ?

Malheureusement, les procureurs nous dirent qu’il n’était pas en leur pouvoir d’organiser des rencontres avec ces planificateurs et ces tueurs, mais nous étions libres d’aller au Mali par nos propres moyens. On nous dit que nous pourrions probablement voir les prisonniers, mais la prison était au milieu de nulle part, dans un pays où nous n’avions aucun contact. Nous avons donc « laissé tomber ».

Sans possibilité d’accès à ces génocidaires, nous avons continué à reconstituer ce qui était survenu en 1994 avec l’aide d’une bourse de la National Science Foundation. Cette bourse nous permettait d’être plus ambitieux dans notre poursuite de divers informateurs qui ont commencé à apparaitre partout dans le monde, de peaufiner notre cartographie et d’explorer des pistes alternatives permettant de générer de nouvelles estimations sur ce qui avait eu lieu. Bien que notre compréhension ait beaucoup avancé depuis notre premier séjour à Kigali, il est difficile de ne pas percevoir l’ironie de la réalité actuelle : une des informations les plus importantes sur ce qui était arrivé au Rwanda en 1994 a été envoyée — par les mêmes autorités chargées d’enquêter sur les violences et de les prévenir, au Rwanda et ailleurs — dans une prison isolée où elle reste non examinée, comme un artéfact dans la scène finale d’un film d’Indiana Jones.

  1. O.J. Simpson est un ancien joueur professionnel de football américain et un acteur de cinéma. Simpson est également connu pour avoir été accusé d’avoir assassiné son ex-femme et le compagnon de celle-ci en 1994 et pour avoir été acquitté en 1995 à la suite d’un long procès très controversé et très médiatisé.
  2. Ces cartes et d’autres matériaux pertinents démontrant la dynamique des massacres commis pendant la guerre du FPR ont été présentés au cours d’une conférence donnée par l’un des auteurs à l’université du Michigan en 2009.
  3. Le Freedom of Information Act (FOIA) est une loi américaine signée le 4 juillet 1966 par le président Lyndon B. John­son, et entrée en application l’année suivante. Fondée sur le principe de la liberté d’information, elle oblige les agences fédérales à transmettre leurs documents, à quiconque en fait la demande, quelle que soit sa nationalité, à l’exception de documents portant sur la sécurité nationale, le secret lié à la défense, la politique étrangère, les secrets de fabrication, le respect du secret médical et de la vie privée.

C. Stam Allan


Auteur

Allan C. Stam est professeur en sciences politique à l'[Université du Michigan->http://www.umich.edu].