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Qu’est-il arrivé au Rwanda en 1994 ?

Numéro 05/6 Mai-Juin 2010 par C. Stam Allan

mai 2010

Géno­cide ! Le mot peut par­fois téta­ni­ser et pré­ve­nir toute appré­hen­sion plus appro­fon­die de l’hé­ca­tombe qui s’est pro­duite au Rwan­da en 1994. Les deux auteurs de cette contri­bu­tion prennent bien soin de prendre leurs dis­tances vis-à-vis de toute thèse aux relents « néga­tion­nistes » et encore moins de celle du « double géno­cide » que la dia­spo­ra rwan­daise affec­tionne de mettre en avant aujourd’­hui pour incul­per et pour­chas­ser de sa vin­dicte et au nom du « divi­sion­nisme » tout qui s’op­pose à elle, qu’il soit rwan­dais ou non. Tout a bel et bien débu­té par un géno­cide pla­ni­fié, mais tout s’est ter­mi­né par un effon­dre­ment social total qui a don­né lieu à de sor­dides règle­ments de compte, à des crimes de guerre par l’ar­mée de Paul Kagame ou à des auto­ri­sa­tions de tuer son voi­sin en toute impu­ni­té. Qui sont en défi­ni­tive les 800.000 ou un mil­lion de vic­times qui ont péri en 1994 au Rwan­da ? On ne le sau­ra sans doute jamais pré­ci­sé­ment comme le font valoir les auteurs, désor­mais per­so­na non gra­ta dans ce pays. Mais leur « récit » que nous publions ci-des­sous a de quoi inter­pe­ler cer­tains inqui­si­teurs qui refusent de s’é­car­ter du dis­cours convenu.

_ « L’his­toire conven­tion­nelle des meurtres de masse

com­mis au Rwan­da en 1994 est incomplète.

La véri­té — aus­si embar­ras­sante qu’elle puisse être

pour le gou­ver­ne­ment rwan­dais — doit encore être dite »
(Wikipedia.org)

En 1998 et 1999, nous sommes allés au Rwan­da et y sommes retour­nés plu­sieurs fois par la suite et ce pour une rai­son simple : nous sou­hai­tions décou­vrir ce qui s’était pas­sé pen­dant les cent jours d’une guerre civile et d’un géno­cide qui ont tué un nombre esti­mé à un mil­lion de per­sonnes. Quelle était l’origine de notre curio­si­té ? Nos moti­va­tions étaient com­plexes. D’abord, nous nous sen­tions en par­tie cou­pables d’avoir igno­ré des évè­ne­ments qui furent lar­ge­ment occul­tés par l’affaire O. J. Simp­son1. Nous sen­tions que nous pou­vions faire quelque chose pour res­pec­ter des morts et pré­ve­nir de telles atro­ci­tés de masse dans le futur. Nous avions aus­si besoin de quelque chose de neuf sur le plan pro­fes­sion­nel : nos agen­das de recherche étaient peu char­gés et le Rwan­da nous parais­sait un moyen de sor­tir de la rou­tine dans laquelle nous nous trouvions.

Bien que bien inten­tion­nés, nous n’étions pas du tout prêts à affron­ter ce que nous allions vivre. Rétros­pec­ti­ve­ment, nous étions naïfs et n’imaginions pas la réa­li­té que nous allions croi­ser. Dix années plus tard, à la fin de notre pro­jet, notre com­pré­hen­sion est en totale contra­dic­tion avec ce que nous croyions au début aus­si bien qu’avec les idées reçues sur ce qui s’était passé.

Au tri­bu­nal pénal pour le Rwan­da (TPIR), nous avons tra­vaillé à la fois pour ceux qui pour­sui­vaient et ceux qui défen­daient, et ce avec le même objec­tif : trou­ver ce qui s’était réel­le­ment pas­sé durant les cent jours de mas­sacres. Du fait même de ce que nous avons ras­sem­blé comme infor­ma­tions, nous avons été mena­cés par des membres du gou­ver­ne­ment rwan­dais et des indi­vi­dus un peu par­tout dans le monde. Nous avons été label­li­sés « néga­tion­nistes » à la fois dans la presse et dans la com­mu­nau­té tut­si expa­triée parce que nous refu­sions de dire que la seule forme de vio­lence poli­tique qui s’était pro­duite en 1994 rele­vait d’un géno­cide. Ce n’était pas le cas, et la com­pré­hen­sion de ce qui s’est réel­le­ment pas­sé est cru­ciale si la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale veut y répondre cor­rec­te­ment la pro­chaine fois qu’une telle vio­lence de masse se produit.

Une perspective convenue au départ

Comme la plu­part de ceux qui n’ont qu’une connais­sance super­fi­cielle de la poli­tique et de l’histoire du Rwan­da, nous avons débu­té notre recherche en croyant que nous avions
affaire à un des cas les plus simples de vio­lence poli­tique sur­ve­nue dans l’histoire récente. D’une part, il y avait un géno­cide avé­ré au cours duquel un groupe eth­nique domi­nant, les Hutu, s’était affron­té à un groupe eth­nique mino­ri­taire, les Tut­si. Le com­por­te­ment à l’égard du groupe mino­ri­taire avait été extrê­me­ment violent par­tout au Rwan­da et l’objectif de l’effort du gou­ver­ne­ment en place appa­rais­sait être l’éradication des Tut­si de sorte que l’épithète de géno­cide sem­blait s’appliquer avec évi­dence. D’autre part, il y avait aus­si une dimen­sion fort négli­gée de guerre civile et inter­na­tio­nale oppo­sant un enva­his­seur, le Front patrio­tique rwan­dais (FPR), venu d’Ouganda, à un gou­ver­ne­ment rwan­dais et son armée, les Forces armées rwan­daises (FAR). Il s’ensuivit une guerre qui dura quatre ans jusqu’à ce que le FPR rem­porte la victoire.

Nous croyions aus­si que l’Occident — en par­ti­cu­lier les États-Unis — avait échoué à inter­ve­nir en grande par­tie parce qu’il avait été inca­pable de consi­dé­rer rapi­de­ment les évè­ne­ments qui se pro­dui­saient au Rwan­da comme rele­vant d’un génocide.

Nous pen­sions enfin que le FPR, qui était alors consti­tué de « rebelles » et est main­te­nant le par­ti domi­nant au Rwan­da, avait arrê­té le géno­cide en met­tant un terme à la guerre civile et en pre­nant le contrôle du pays.

À l’époque, tout ce qui pré­cède était la vision accep­tée pour ce qui regar­dait les cent jours de mas­sacres. Mais cette vision n’était que par­tiel­le­ment correcte.

La vio­lence semble avoir effec­ti­ve­ment débu­té avec les efforts des extré­mistes hutu, y com­pris des milices comme les Inter­ahamwe, de s’en prendre aux Tut­si. Tou­te­fois, comme les don­nées que nous avons récol­tées le révèlent, la vio­lence se répan­dit très rapi­de­ment, les Hutu et les Tut­si jouant à la fois les rôles d’attaquants et de vic­times : beau­coup de per­sonnes rele­vant des deux groupes eth­niques uti­li­sèrent la vio­lence de masse pour régler des comptes poli­tiques, éco­no­miques et personnels.

À l’encontre de la pers­pec­tive conve­nue, nous en sommes venus à croire que les vic­times de ces vio­lences se répar­tis­saient éga­le­ment entre Tut­si et Hutu. Il n’y avait en effet pas assez de Tut­si au Rwan­da pour rendre compte du nombre des morts recen­sés à l’époque. Nous avons aus­si com­pris à quel point il est incon­for­table de mettre en ques­tion la véri­té conventionnelle.

Les débuts d’une recherche

Nous avons débu­té notre recherche alors que nous tra­vail­lions à un pro­jet de l’Agence des États-Unis pour le déve­lop­pe­ment inter­na­tio­nal (Usaid) qui visait à four­nir une for­ma­tion métho­do­lo­gique aux étu­diants rwan­dais qui ter­mi­naient leur mai­trise en sciences sociales. À la même époque, nous avons eu des contacts avec des orga­ni­sa­tions non gou­ver­ne­men­tales qui avaient com­pi­lé des infor­ma­tions sur ce qui était arri­vé pen­dant les cent jours de mas­sacres. Beau­coup de ces orga­ni­sa­tions dis­po­saient de don­nées détaillées sur qui était mort, où et dans quelles cir­cons­tances ; ces don­nées incluaient des infor­ma­tions sur qui avait été atta­qué par qui. Plus nous inves­ti­guions sur la ques­tion de savoir ce qui s’était pas­sé et qui était res­pon­sable, plus nous obte­nions des infor­ma­tions et des don­nées brutes.

Plu­sieurs rai­sons expliquent notre large accès aux don­nées. Pri­mo, nos hôtes à l’université natio­nale du Rwan­da à Butare qui était asso­ciée au pro­gramme de l’Usaid avaient orga­ni­sé de nom­breuses confé­rences publiques dont l’une se tint à l’ambassade des États-Unis à Kiga­li. En défi­ni­tive, ces cau­se­ries, qui visaient à ini­tier les ONG rwan­daises aux méthodes d’investigation en matière de vio­la­tions des droits humains, abou­tirent, par­ti­cu­liè­re­ment lors de la cau­se­rie à l’ambassade, à un retour­ne­ment com­plet de la situa­tion : ce furent les Rwan­dais eux-mêmes qui prirent les choses en main en rap­por­tant des évè­ne­ments et des publi­ca­tions qui trai­taient des vio­lences qui avaient eu lieu. Nous avons ren­con­tré des repré­sen­tants de diverses ins­ti­tu­tions impli­quées qui dis­cu­tèrent avec force détails avec nous des don­nées qu’ils avaient compilées.

Deuxiè­me­ment, l’ambassadeur de l’époque, Georges McDade Staples, nous aida à avoir accès aux élites diri­geantes rwan­daises, soit direc­te­ment soit indi­rec­te­ment par l’intermédiaire du staff de l’ambassade.

Troi­siè­me­ment, une Rwan­daise qui était asso­ciée au pro­jet de l’Usaid nous fut extrê­me­ment utile dans l’identification de sources poten­tielles d’information. De sur­croit, elle était inti­me­ment liée à un membre de la famille royale tut­si, ce qui était pour nous un plus.

De retour aux États-Unis, nous avons com­men­cé à codi­fier les évè­ne­ments, les lieux, les auteurs des meurtres, les vic­times, le type d’armes et les actions. Nous avons com­pi­lé un lis­ting de qui fit quoi à qui, quand et où — ce que le socio­logue poli­tique, Charles Tilly, appe­lait un « cata­logue évè­ne­men­tiel ». Ce cata­logue devait nous per­mettre d’identifier des modèles et mener des inves­ti­ga­tions sta­tis­tiques plus rigoureuses.

En consi­dé­rant les maté­riaux récol­tés dans le temps et l’espace, il devint évident que tout le Rwan­da n’était pas immer­gé dans la vio­lence en même temps. En fait, la vio­lence se répan­dit d’une col­line à l’autre. Une séquence défi­nie parais­sait res­sor­tir, mais nous ne com­pre­nions pas son sens.

À l’université natio­nale du Rwan­da, nous avons pas­sé une semaine à pré­pa­rer les étu­diants à mener des enquêtes auprès de ménages par pro­vince. Comme nous appre­nions aux étu­diants com­ment conce­voir un ins­tru­ment de recherche, une ques­tion reve­nait sans cesse : « Qu’est-il arri­vé à Butare durant l’été 1994 ? » Per­sonne ne parais­sait savoir. Nous trou­vions cette absence de connais­sance plu­tôt étrange et nous avons aidé les étu­diants à éla­bo­rer une pano­plie de ques­tions pour leur enquête, laquelle révé­la fina­le­ment une série d’informations intéressantes.

Les premiers chocs

D’abord, et ce fut la plus impor­tante décou­verte, il y eut une confir­ma­tion de ce qu’une grande majo­ri­té de la popu­la­tion de la pro­vince de Butare avait été dépla­cée entre 1993 et 1995, plus par­ti­cu­liè­re­ment durant l’année 1994 : pra­ti­que­ment per­sonne n’était res­té sur place. Nous décou­vrîmes aus­si que les rebelles du FPR avaient blo­qué la route menant vers la fron­tière avec le Burun­di. Le nombre de ménages qui four­nirent cette infor­ma­tion sou­le­vait pour nous des ques­tions signi­fi­ca­tives sur la res­pon­sa­bi­li­té des mas­sacres dans la région.

Durant cette période, nous pûmes confir­mer les constats d’Human Rights Watch selon les­quels beau­coup de tue­ries avaient été orga­ni­sées par les FAR, mais nous avons aus­si décou­vert que beau­coup de meurtres avaient été spon­ta­nés, un type de vio­lence auquel on s’attend lorsque l’ordre civil s’effondre com­plè­te­ment. Nos enquêtes révé­lèrent aus­si que, neuf ans plus tard, une forte hos­ti­li­té demeu­rait entre les groupes eth­niques. Il y avait très peu de com­mu­ni­ca­tion entre eux. Les Tut­si, désor­mais sous le lea­deur­ship du FPR, domi­naient tous les aspects du sys­tème poli­tique, social et économique.

Enfin, il devint évident pour nous que les membres de la dia­spo­ra tut­si qui étaient ren­trés au Rwan­da après le conflit étaient tota­le­ment décon­nec­tés de la situa­tion dans le pays qu’ils avaient rega­gné. Une femme tut­si avec laquelle nous pas­sâmes une jour­née entière sur les col­lines près de Butare écla­ta en larmes dans notre voi­ture alors que nous ren­trions à l’université : lorsque nous lui deman­dâmes ce qui se pas­sait, elle répon­dit : « Je n’ai jamais vu autant de pau­vre­té et de dénue­ment. » Nous étions tout à fait sur­pris par le degré de décon­nexion entre l’élite estu­dian­tine issue de la couche for­tu­née de la dia­spo­ra tut­si qui était lar­ge­ment anglo­phone et les Rwan­dais pauvres qui par­laient le kinyar­wan­da et par­fois un peu le fran­çais. Il n’était pas sur­pre­nant que les pauvres et les riches ne se mélangent pas, mais ce qui nous frap­pait, c’était le manque total d’empathie et de connais­sance sur les condi­tions des uns et des autres. Après tout, les Tut­si de l’extérieur disaient avoir enva­hi le Rwan­da à par­tir de l’Ouganda au nom des Tut­si de l’intérieur, une com­mu­nau­té pour laquelle les pre­miers sem­blaient n’avoir que peu d’intérêt. Notre tra­vail nous avait ame­nés à conclure que la force d’invasion rwan­daise n’avait comme pre­mier objec­tif que la conquête et non le res­pect pour les rési­dents tutsi.

Une position de moins en moins tenable

Pen­dant que les étu­diants pour­sui­vaient leurs recherches, posant des ques­tions poli­ti­que­ment mal­adroites pour le gou­ver­ne­ment FPR, nous nous trou­vâmes bien­tôt dans une posi­tion de plus en plus inte­nable. Un membre de notre équipe fut arrê­té, déte­nu pen­dant une jour­née et inter­ro­gé par le chef de la police du dis­trict. La rai­son invo­quée rési­dait dans l’absence d’autorisation des auto­ri­tés locales : des auto­ri­sa­tions sont requises pour tout au Rwan­da, mais nous n’avions eu que peu de pro­blèmes pour les obte­nir au début de nos recherches. La rai­son réelle de cet inter­ro­ga­toire sem­blait être que nous posions des ques­tions gênantes sur l’identité des tueurs.

Quelques semaines plus tard, deux membres de notre équipe se ren­dirent pour une pro­me­nade tou­ris­tique au nord du pays. À nou­veau, ils furent déte­nus et inter­ro­gés pen­dant la plus grande par­tie de la jour­née dans une caserne du FPR : les inter­ro­ga­teurs dési­raient savoir pour­quoi nous posions des ques­tions « dif­fi­ciles », ce que nous fai­sions dans le pays, si nous tra­vail­lions pour la CIA amé­ri­caine, si nous étions héber­gés par des Euro­péens et, en géné­ral, pour­quoi nous étions en train de « créer des troubles ».

Durant un de nos séjours au Rwan­da, Ali­son Des Forges, l’éminente cher­cheuse sur la poli­tique rwan­daise qui est morte l’an der­nier dans le crash d’un avion de la Conti­nen­tal Air­lines près de Buf­fa­lo, nous sug­gé­ra de nous pré­sen­ter au TPIR à Aru­sha pour avoir une réponse aux ques­tions que nous nous posions. Des Forges inter­vint en notre faveur. Nous nous ren­dîmes donc à Aru­sha pour un ren­dez-vous avec Donald Webs­ter, le pro­cu­reur prin­ci­pal char­gé des ques­tions poli­tiques dans les pro­cès du tri­bu­nal, avec Bar­ba­ra Mul­va­ney, la pro­cu­reure pour les affaires mili­taires ain­si qu’avec d’autres membres de leurs équipes res­pec­tives. Comme nous enta­mions notre conver­sa­tion, nous décou­vrîmes que les deux pro­cu­reurs — une par­tie des incul­pés était selon eux des anciens membres des FAR, une autre était des membres de la machine poli­tique hutu — mani­fes­taient un grand inté­rêt pour notre pro­jet de recherche.

Webs­ter et Mul­va­nay nous deman­dèrent de les aider à contex­tua­li­ser les affaires qu’ils inves­ti­guaient. Pas besoin de dire que nous étions très exci­tés par cette demande : désor­mais, nous allions tra­vailler direc­te­ment avec ceux qui essayaient de rendre la justice.

Les pro­cu­reurs nous mon­trèrent la base de don­nées pré­li­mi­naires qu’ils avaient consti­tuée sur des mil­liers de témoi­gnages asso­ciés aux vio­lences de 1994. Ils n’avaient pas les res­sources humaines suf­fi­santes pour enco­der infor­ma­ti­que­ment toutes leurs don­nées ; ils nous deman­daient de les enco­der et de com­pa­rer les témoi­gnages à ceux que nous avions déjà com­pi­lés. Nous retour­nâmes aux États-Unis avec beau­coup d’enthousiasme : nous avions accès à des don­nées que per­sonne n’avait vues et nous étions en inter­ac­tion avec l’une des plus impor­tantes ins­ti­tu­tions de jus­tice de l’époque.

La coopé­ra­tion avec le TPIR ne se pro­lon­gea pas aus­si long­temps que nous l’aurions sou­hai­té, en par­tie parce qu’il devint très vite évident que notre recherche allait débou­cher sur le constat des mas­sacres com­mis, non pas seule­ment par le gou­ver­ne­ment hutu et les FAR, mais aus­si par les troupes du FPR. Jusqu’alors, nous nous étions effor­cés d’identifier toutes les morts sur­ve­nues. Au-delà des ques­tions de confi­den­tia­li­té, il n’apparut pas pour nous que l’identité de ceux qui avaient per­pé­tré les mas­sacres était pro­blé­ma­tique (en par­tie du fait que nous pen­sions que tous ou la plu­part d’entre eux seraient asso­ciés au gou­ver­ne­ment hutu). Mais, alors nous ten­tâmes d’obtenir des cartes détaillées qui conte­naient la loca­li­sa­tion des bases mili­taires des FAR au début de la guerre civile. Nous avion­s vu des copies de ces cartes sur les murs du bureau de la pro­cu­reure Mul­va­ney. En fait, durant notre entre­tien avec elle, elle nous avait expli­qué com­ment son bureau avait uti­li­sé ces cartes : nous avions pris des notes détaillées jusqu’à aller reco­pier cer­taines infor­ma­tions pro­ve­nant de ces cartes.

Après que la par­tie en charge des pour­suites nous eut indi­qué qu’elle n’était plus inté­res­sée à concep­tua­li­ser ce qui était arri­vé en 1994 — les pro­cu­reurs décla­rèrent qu’ils avaient chan­gé de stra­té­gie pour se concen­trer exclu­si­ve­ment sur les infor­ma­tions por­tant sur ceux qui étaient accu­sés de crimes —, nous avons deman­dé à la Cour une copie des cartes citées plus haut. À notre grand éton­ne­ment, les pro­cu­reurs décla­rèrent que ces cartes n’existaient pas. Heu­reu­se­ment, nous avions les notes que nous avions prises à par­tir d’elles. Après deux années de négo­cia­tions, un sym­pa­thique colo­nel d’une agence car­to­gra­phique cana­dienne pro­dui­sit les cartes que nous avions demandées.

Dans le pro­ces­sus devant éta­blir la culpa­bi­li­té des dif­fé­rents incul­pés accu­sés de poli­tique géno­ci­daire, le TPIR condui­sit, à par­tir de 1996, des entre­tiens avec cer­tains de ceux qui avaient été les témoins de vio­lences pen­dant cinq années : la cour enten­dit quelque douze-mille témoi­gnages. Les décla­ra­tions de ces témoins repré­sentent un échan­tillon hau­te­ment biai­sé : l’administration Kagame empê­cha les enquê­teurs du TPIR d’interviewer beau­coup de témoins qui pou­vaient four­nir de l’information impli­quant le FPR ou ceux qui étaient jugés « peu impor­tants » ou repré­sen­tant une menace pour le régime en place. Pour­tant, les décla­ra­tions des témoins étaient impor­tantes pour notre pro­jet : elles pou­vaient cor­ro­bo­rer les infor­ma­tions trou­vées dans les docu­ments de la CIA, d’autres témoi­gnages, des études scien­ti­fiques sur la vio­lence et d’autres sources autorisées.

Comme cela avait été le cas pour les cartes, cepen­dant, on nous affir­ma que ces témoi­gnages n’existaient pas. Fina­le­ment, les avo­cats de la défense — qui furent sur­pris par leur exis­tence dans la mesure où il n’existait pas de pro­ces­sus d’investigation for­melle au TPIR — les récla­mèrent. Après envi­ron un an, nous réus­sîmes à obte­nir les témoi­gnages sous la forme d’images infor­ma­ti­sées que nous conver­tîmes en docu­ments lisibles opti­que­ment. Nous avons alors éla­bo­ré un logi­ciel per­met­tant à tra­vers ces douze-mille témoi­gnages de loca­li­ser la vio­lence et les mas­sacres dans tout le Rwanda.

« Persona non grata » au Rwanda

La pre­mière publi­ci­té néga­tive asso­ciée à notre pro­jet inter­vint en novembre 2003 au cours d’une confé­rence aca­dé­mique à Kiga­li. L’université natio­nale du Rwan­da avait invi­té un groupe de scien­ti­fiques, y com­pris notre équipe, pour pré­sen­ter les résul­tats de la recherche sur les mas­sacres de 1994. Nous avions été conduits à pen­ser que la confé­rence allait être un évè­ne­ment pri­vé, avec une audience com­po­sée de pro­fes­seurs et d’un petit nombre de décideurs.

En fait, la confé­rence ne fut ni un évè­ne­ment confi­den­tiel ni un évè­ne­ment pri­vé. Elle se tint dans un bâti­ment muni­ci­pal de Kiga­li et nos réflexions allaient être tra­duites d’anglais en fran­çais et en kinyar­wan­da. Il y avait là des cen­taines de per­sonnes, y com­pris des membres des forces armées, de cabi­nets minis­té­riels, et d’autres per­son­na­li­tés du monde poli­tique et des affaires.

Nous pré­sen­tâmes deux de nos prin­ci­pales décou­vertes, la pre­mière étant déri­vée des cartes spa­tio­tem­po­relles obte­nues des sources pré­cé­dem­ment citées2. Les cartes mon­traient que, pen­dant que les mas­sacres pre­naient place dans dif­fé­rentes par­ties du pays, ceux-ci sur­ve­naient sui­vant des magni­tudes et des degrés d’intensité dif­fé­rents : nous n’avions pas encore d’explication défi­ni­tive à ce sujet. La seconde décou­verte consis­ta en une com­pa­rai­son entre les don­nées du recen­se­ment de 1991 et les don­nées sur les vio­lences que nous avions col­lec­tées. D’après le recen­se­ment, il y avait approxi­ma­ti­ve­ment six-cent-mille Tut­si dans le pays en 1991. D’après l’ONG Ibu­ka qui s’occupe des sur­vi­vants, trois-cent-mille d’entre eux avaient sur­vé­cu au géno­cide de 1994. Cela signi­fiait que sur les huit-cent-mille à un mil­lion de per­sonnes que l’on esti­mait avoir été mas­sa­crées, plus de la moi­tié étaient des Hutu. Ce décompte était signi­fi­ca­tif en ce qu’il sug­gé­rait que la majo­ri­té des vic­times de 1994 étaient du même groupe eth­nique que celui du pou­voir alors en place. Il sug­gé­rait aus­si que le géno­cide, c’est-à-dire la ten­ta­tive du gou­ver­ne­ment d’exterminer un groupe eth­nique don­né, n’avait été qu’un des motifs de la plu­part des mas­sacres qui se pro­dui­sirent pen­dant les cent jours de 1994.

Au milieu de notre pré­sen­ta­tion, un mili­taire en uni­forme vert se leva et nous inter­rom­pit. Le ministre de l’Intérieur, annonce-t-il, était radi­ca­le­ment oppo­sé à nos constats. On nous décla­ra que notre numé­ro de pas­se­port était connu, que nous allions devoir quit­ter le Rwan­da et ne plus jamais y reve­nir. Notre pré­sen­ta­tion se ter­mi­na brus­que­ment et, dans le même temps, notre tra­vail de ter­rain au Rwanda.

Les résul­tats de notre com­mu­ni­ca­tion et les inter­views dans les médias se répan­dirent lar­ge­ment à tra­vers la com­mu­nau­té qui étu­diait les géno­cides en géné­ral et en par­ti­cu­lier celui qui s’était pro­duit au Rwan­da. La prin­ci­pale consé­quence de ceci fut que nous fûmes para­doxa­le­ment taxés de « néga­tion­nistes », alors que notre recherche docu­men­tait bien qu’un géno­cide était sur­ve­nu. Tous deux avons depuis lors reçu une quan­ti­té signi­fi­ca­tive de cour­riels hai­neux et hos­tiles. Dans la com­mu­nau­té tut­si et la dia­spo­ra, notre tra­vail est deve­nu ana­thème. Au fil des années, nous avons affi­né nos résul­tats et sommes deve­nus de plus en plus confiants dans les résul­tats de notre recherche, mais la voix de nos cri­tiques est deve­nue plus forte et de plus en plus stridente.

Natu­rel­le­ment, nous n’avons jamais nié qu’un géno­cide avait eu lieu : nous rele­vions que le géno­cide n’avait été qu’une seule par­mi plu­sieurs autres formes de vio­lence. Dans le contexte post-géno­cide au Rwan­da, la diver­gence par rap­port à ce qui est conve­nu était consi­dé­rée comme de l’hérésie politique.

Des procureurs peu courageux

À la suite de la « débâcle » de la confé­rence don­née à Kiga­li, l’équipe des pro­cu­reurs du TPIR nous a fait savoir, en termes assez clairs, qu’elle n’avait plus besoin de nos ser­vices. Les rai­sons de ce « licen­cie­ment » nous frap­pèrent comme une insulte. Dès le départ, les pro­cu­reurs avaient décla­ré qu’ils n’étaient pas inté­res­sés par tout ce qui pou­vait prou­ver ou non la culpa­bi­li­té des indi­vi­dus dans les mas­sacres de masse. Main­te­nant, disaient-ils, les don­nées que nous avions ren­dues publiques à la confé­rence de Kiga­li ren­daient nos futures recherches superflues.

Peu après notre mise à pied, tou­te­fois, Peter Erlin­der qui était le défen­seur d’anciens offi­ciers des FAR dans leur pro­cès, nous contac­ta. D’autres membres de la défense s’y essayèrent aus­si, mais en vain. Nous avions des doutes à pro­pos d’une coopé­ra­tion ou d’une asso­cia­tion avec la défense : une telle col­la­bo­ra­tion pour­rait être per­çue comme un sou­tien aux « néga­tion­nistes ». Après des mois de négo­cia­tion, nous ren­con­trâmes fina­le­ment Erlin­der à Phi­la­del­phie. La défense aurait pu faire un meilleur choix pour nous « entu­ber » : Erlin­der, pro­fes­seur au William Mit­chell Col­lege of Law, était deve­nu l’avocat des moins « aimables » par­mi les incul­pés. Assis cal­me­ment à l’arrière d’un res­tau­rant, Erlin­der y alla car­ré­ment : il était, bien sûr, inté­res­sé à éta­blir l’innocence de son client, mais il esti­mait que cela aide­rait la défense si l’on pou­vait éta­blir l’arrière-plan de ce qui s’était pro­duit en 1994. « Mon client, expli­qua-t-il, peut s’être ren­du cou­pable de cer­taines choses, mais il n’est pas cou­pable de tout ce dont sont accu­sés le gou­ver­ne­ment rwan­dais et les mili­taires en 1994. Ils ont tous été conduits à être des démons. »

Ce qu’il deman­dait était rai­son­nable. En fait, il nous fai­sait les mêmes pro­po­si­tions que les pro­cu­reurs : en échange de nos efforts à contex­tua­li­ser les évè­ne­ments de 1994, Erlin­der ferait du mieux qu’il pour­rait pour nous aider à obte­nir des don­nées sup­plé­men­taires. Avec son appui, nous pour­rions obte­nir les cartes que nous avions
vues dans le bureau de Mul­va­ney et les douze-mille témoi­gnages. Munis de ces infor­ma­tions, nous serions mieux capables de loca­li­ser dyna­mi­que­ment les posi­tions réelles des FAR et du FPR durant la guerre civile. Cette loca­li­sa­tion des deux par­ties en guerre nous ren­dait — et nous rend — plus cer­tains de la culpa­bi­li­té des FAR dans la majo­ri­té des mas­sacres sur­ve­nus pen­dant les cent jours de 1994. En même temps, cepen­dant, nous com­men­cions aus­si à déve­lop­per une meilleure com­pré­hen­sion du rôle signi­fi­ca­tif joué par le FPR dans les mas­sacres de masse.

À peu près au même moment, nous fûmes appro­chés par une per­sonne asso­ciée à une socié­té de car­to­gra­phie infor­ma­tique qui enten­dait amé­lio­rer les cartes plu­tôt som­maires que nous avions déve­lop­pées, vou­lant démon­trer à la même occa­sion les capa­ci­tés de cette socié­té. Cette per­sonne nous mon­tra que le logi­ciel de sa socié­té pour­rait, entre autres choses, nous four­nir jour après jour la dyna­mique du champ de bataille et des mas­sacres pour les­quels nous étions déjà documentés.

Ceci était une étape majeure. Dans la ligne de ce qui était conve­nu, nous avions assu­mé que le gou­ver­ne­ment était res­pon­sable pour la plu­part des meurtres au Rwan­da en 1994 ; notre atten­tion avait ini­tia­le­ment été peu atti­rée par la loca­li­sa­tion des forces du FPR. Mais il devint vite évident que les mas­sacres étaient sur­ve­nus, non seule­ment dans les ter­ri­toires contrô­lés par les FAR, mais aus­si dans ceux pris par les FPR aus­si bien qu’aux fron­tières sépa­rant les deux forces. Il nous sem­blait pos­sible que les trois zones d’engagement influaient les unes sur les autres.

« Nous poursuivons envers et contre tout »

Dans son livre The Limits of Huma­ni­ta­rian Inter­ven­tion, Alan J. Kuper­man émet l’argumentation que, étant don­né les défis logis­tiques d’une opé­ra­tion en Afrique cen­trale, il y avait peu de pos­si­bi­li­tés pour que les États-Unis et l’Europe puissent limi­ter les mas­sacres de 1994. Pour sou­te­nir cette posi­tion, Kuper­man uti­li­sa les infor­ma­tions de l’Usaid qui pou­vaient docu­men­ter les posi­tions approxi­ma­tives des uni­tés du FPR durant cette période. Nous avons peau­fi­né ces infor­ma­tions avec les don­nées et les esti­ma­tions en pro­ve­nance de la CIA que d’autres cher­cheurs avaient obte­nues à tra­vers le Free­dom of Infor­ma­tion Act3 et nous les avons encore amé­lio­rées en incluant des inter­views avec d’anciens membres du FPR dont les sou­ve­nirs étaient confron­tés aux infor­ma­tions en pro­ve­nance des FAR.

Notre recherche démon­trait qu’une large majo­ri­té des mas­sacres de 1994 avaient été le fait des FAR, les Inter­ahamwe, et leurs asso­ciés. Une autre pro­por­tion signi­fi­ca­tive des mas­sacres avait été com­mise, non pas par les forces gou­ver­ne­men­tales, mais par des citoyens enga­gés dans des meurtres « oppor­tu­nistes » du fait de l’effondrement socié­tal lié à la guerre civile. Mais le FPR était clai­re­ment res­pon­sable pour une autre par­tie signi­fi­ca­tive des massacres.

Dans cer­tains cas, les tue­ries des FPR étaient, selon toute vrai­sem­blance, des repré­sailles. Dans d’autres cas, le FPR a été impli­qué direc­te­ment dans des mas­sacres à grande échelle pour ce qui regarde des camps de réfu­giés ain­si que des enclos indi­vi­duels. Un grand nombre de per­sonnes, par­mi les­quelles beau­coup ten­taient de gagner la fron­tière, sont mortes à des bar­rages rou­tiers, dans des centres muni­ci­paux, des marais et des champs.

Le résul­tat le plus cho­quant de nos infor­ma­tions com­bi­nées sur les loca­li­sa­tions des troupes concer­nait l’invasion elle-même : les meurtres dans les zones contrô­lées par les FAR parais­saient aug­men­ter à mesure que le FPR se dépla­çait dans le pays et gagnait du ter­rain. Lorsque le FPR avan­çait, les mas­sacres à grande échelle pre­naient de l’ampleur ; lorsque le FPR arrê­tait son avance, ces mas­sacres dimi­nuaient. Les don­nées conte­nues sur nos cartes coïn­ci­daient avec les décla­ra­tions des FAR selon les­quelles ils auraient arrê­té les tue­ries si le FPR avait mis fin à sa pro­gres­sion. Cette conclu­sion était contra­dic­toire avec les affir­ma­tions de l’administration Kagame sur la pour­suite de son offen­sive pour mettre fin aux massacres.

Sur le plan de l’appartenance eth­nique, la réponse à la ques­tion « Qui furent les vic­times des mas­sacres ? » est que « Nous le sau­rons pro­ba­ble­ment jamais ». D’une manière géné­rale, les Hutu et les Tut­si ne sont pas dis­tin­guables phy­si­que­ment. Ils par­tagent une langue com­mune. Ils n’ont pas un accent iden­ti­fiable. His­to­ri­que­ment, ils se sont mariés les uns avec les autres et ont vécu dans les mêmes lieux depuis des cen­taines d’années. Dans les années vingt et trente, les Belges, en tant que pou­voir occu­pant, mirent en place un pro­gramme visant à iden­ti­fier les indi­vi­dus selon leur type phy­sique : ce pro­gramme, entre­pris dans l’espoir que les admi­nis­tra­teurs colo­niaux n’auraient pas besoin d’établir des cartes d’identité eth­niques, échoua à créer une nomen­cla­ture eth­nique sui­vant des mesures telles que la taille, la lar­geur du nez et le poids.

Ce type de pro­gramme eut pour résul­tat de démon­trer de manière pro­bante qu’il n’y avait pas de dif­fé­rences obser­vables entre un type Hutu et un type Tut­si. Cer­tains clans, comme ceux du pré­sident actuel, Paul Kagame, ou l’ancien pré­sident, Juvé­nal Habya­ri­ma­na, ont des traits phy­siques dis­tincts, mais les Rwan­dais par­tagent tous de tels traits arché­ty­piques : l’identité eth­nique d’une per­sonne n’est connue qu’au sein de son clan et il est évi­dem­ment impos­sible de l’établir à par­tir des corps décou­verts dans les fosses com­munes. Ain­si, l’ONG Phy­si­cians for Human Rights, a exhu­mé une fosse com­mune dans l’ouest du Rwan­da et ne décou­vrit que six cartes d’identité.

Dans les trans­crip­tions des pro­cès au TPIR, des témoins ont décrit qu’ils ont sur­vé­cu sim­ple­ment en se cachant par­mi les membres du groupe eth­nique oppo­sé. Il est clair qu’en 1994, les tueurs auraient eu beau­coup de dif­fi­cul­tés à éta­blir l’identité eth­nique de leurs vic­times, à moins qu’ils n’aient visé que des voi­sins immédiats.

Ce qui com­plique encore les choses, ce sont les dépla­ce­ments de popu­la­tions qui accom­pa­gnèrent l’invasion du FPR. Durant l’année 1994, quelque deux mil­lions de citoyens rwan­dais sont deve­nus des réfu­giés exté­rieurs, un à deux mil­lions, des dépla­cés inté­rieurs et envi­ron un mil­lion, des vic­times de la guerre civile et du génocide.

L’identité eth­nique au Rwan­da est une affaire de connais­sance locale de la même manière qu’aux Indes, l’appartenance à une caste n’est connue qu’au niveau local. Lorsque la toute grande majo­ri­té de la popu­la­tion est en mou­ve­ment, la connais­sance locale et l’identité eth­nique dis­pa­raissent. Cela ne signi­fie pas que les Tut­si ne furent pas recher­chés pour être phy­si­que­ment exter­mi­nés, mais, dans leurs cam­pagnes d’extermination, les FAR, les Inter­ahamwe et les indi­vi­dus mas­sa­crèrent des vic­times dans les deux camps eth­niques. Et les per­sonnes des deux groupes eth­niques, mas­si­ve­ment dépla­cés, cher­chèrent sur­tout à se trou­ver en dehors du front des mas­sacres à mesure que le FPR avançait.

En défi­ni­tive, nos meilleures esti­ma­tions du nombre de morts dans les mas­sacres de 1994 ne rele­vaient, en fait, que sur des sup­po­si­tions fon­dées sur les esti­ma­tions du nombre de Tut­si au moment où la guerre débu­ta et le nombre de ceux qui lui sur­vé­curent. Uti­li­sant une méthode simple — sous­traire le nombre de sur­vi­vants du nombre de Tut­si vivant au début de la guerre —, nous sommes arri­vés à un total se situant entre 300.000 et 500.000 vic­times tut­si. Si nous croyons que le nombre de morts durant la guerre et le géno­cide peut être esti­mé à envi­ron 1 mil­lion, cela signi­fie qu’il y aurait eu entre 500.000 et 700.000 morts hutu et que la meilleure hypo­thèse est que la majo­ri­té des vic­times étaient en fait des Hutu et non des Tutsi.

Cette conclu­sion qui a sus­ci­té des cri­tiques de la part du régime Kagame et de ses sou­tiens, est ren­for­cée par les cartes que nous avons dif­fi­ci­le­ment éla­bo­rées à par­tir des meilleures don­nées dis­po­nibles et qui montrent un nombre signi­fi­ca­tif de per­sonnes tuées dans les régions sous contrôle du FPR.

Et toujours des questions non résolues

Un fait com­mence à être bien com­pris : durant le géno­cide et la guerre civile qui ont eu lieu au Rwan­da en 1994, des pro­ces­sus mul­tiples de vio­lences se sont pro­duits d’une manière simul­ta­née. Il est évident qu’il y a eu une cam­pagne géno­ci­daire orches­trée par le gou­ver­ne­ment hutu et qui a abou­ti à la mort de plus de 100000 Tut­si. Au même moment, une guerre civile fai­sait rage, une guerre qui avait débu­té en 1990 et dont les racines plongent dans les années cin­quante. Il est tout aus­si clair qu’il y a eu une vio­lence débri­dée, aléa­toire et asso­ciée à l’effondrement de l’ordre durant la guerre civile. Enfin, il y eut aus­si des repré­sailles sur une large échelle, des repré­sailles de Hutu sur des Tut­si et vice-versa.

Dès le départ, les inves­ti­ga­tions du TPIR sur les meurtres de masse et les crimes contre l’humanité per­pé­trés au Rwan­da en 1994 se sont cen­trées non sans myo­pie sur la culpa­bi­li­té des lea­deurs hutu et celle d’autres par­ti­ci­pants pré­su­més. L’administration Kagame a tra­vaillé avec assi­dui­té pour pré­ve­nir toute enquête sur la culpa­bi­li­té du FPR dans des mas­sacres et des tue­ries aléa­toires asso­ciées à la guerre civile. En évo­quant la pos­si­bi­li­té qu’en plus des méfaits des FAR, le FPR était impli­qué, direc­te­ment ou indi­rec­te­ment, dans beau­coup de morts, nous sommes deve­nues per­so­na non gra­ta au Rwan­da et au TPIR.

La méta­phore la plus fré­quem­ment invo­quée pour les vio­lences rwan­daises de 1994 est l’Holocauste. Ailleurs, nous avons sug­gé­ré que peut-être les guerres civiles en Angle­terre, en Grèce, en Chine ou en Rus­sie pour­raient bien être com­pa­rables dans la mesure où elles impli­quaient toutes une com­bi­nai­son de vio­lences eth­niques, de repré­sailles et de meurtres aléa­toires qui se pro­duisent lorsque la socié­té civile s’effondre. Aujourd’hui, tou­te­fois, il est dif­fi­cile de faire des com­pa­rai­sons qui font auto­ri­té du fait que ce qui s’est pas­sé au cours du géno­cide et de la guerre civile n’est pas com­plè­te­ment clarifié.

Des obser­va­teurs contem­po­rains, y com­pris Romeo Dal­laire, le com­man­dant de la force de paix qui fut si peu effi­ciente en 1993 et 1994, affirment que le gros des tue­ries géno­ci­daires avait com­men­cé à être pla­ni­fié par le gou­ver­ne­ment hutu deux années avant l’invasion du FPR. Mal­heu­reu­se­ment, il ne nous a pas été pos­sible d’avoir accès aux per­sonnes qui ont des infor­ma­tions sur ce sujet, soit pour cor­ro­bo­rer cette hypo­thèse soit pour l’infirmer. La rai­son ? Les géno­ci­daires condam­nés et impli­qués dans la pla­ni­fi­ca­tion des mas­sacres résident, en dehors de tout contact avec des inter­vie­weurs poten­tiels, dans une pri­son spon­so­ri­sée par l’ONU au Mali.

Nous sou­hai­tions poser des ques­tions à ces pla­ni­fi­ca­teurs et plus spé­ci­fi­que­ment leur deman­der quels étaient leurs buts. Le plan du géno­cide fut-il une ten­ta­tive de dis­sua­sion, une manière pour le lea­deur­ship des FAR de conte­nir le FPR en Ougan­da et ailleurs ? Le gou­ver­ne­ment et l’armée escom­ptèrent-ils une guerre qu’ils pen­saient gagner, ce qui fut en défi­ni­tive une erreur ? Furent-ils sur­pris par l’étendue des mas­sacres ? Si oui, pour­quoi les chefs mili­taires des FAR esti­mèrent que les évè­ne­ments avaient échap­pé à tout contrôle, com­pa­rés aux spasmes de vio­lence dans les années soixante, sep­tante et quatre-vingt ?

Mal­heu­reu­se­ment, les pro­cu­reurs nous dirent qu’il n’était pas en leur pou­voir d’organiser des ren­contres avec ces pla­ni­fi­ca­teurs et ces tueurs, mais nous étions libres d’aller au Mali par nos propres moyens. On nous dit que nous pour­rions pro­ba­ble­ment voir les pri­son­niers, mais la pri­son était au milieu de nulle part, dans un pays où nous n’avions aucun contact. Nous avons donc « lais­sé tomber ».

Sans pos­si­bi­li­té d’accès à ces géno­ci­daires, nous avons conti­nué à recons­ti­tuer ce qui était sur­ve­nu en 1994 avec l’aide d’une bourse de la Natio­nal Science Foun­da­tion. Cette bourse nous per­met­tait d’être plus ambi­tieux dans notre pour­suite de divers infor­ma­teurs qui ont com­men­cé à appa­raitre par­tout dans le monde, de peau­fi­ner notre car­to­gra­phie et d’explorer des pistes alter­na­tives per­met­tant de géné­rer de nou­velles esti­ma­tions sur ce qui avait eu lieu. Bien que notre com­pré­hen­sion ait beau­coup avan­cé depuis notre pre­mier séjour à Kiga­li, il est dif­fi­cile de ne pas per­ce­voir l’ironie de la réa­li­té actuelle : une des infor­ma­tions les plus impor­tantes sur ce qui était arri­vé au Rwan­da en 1994 a été envoyée — par les mêmes auto­ri­tés char­gées d’enquêter sur les vio­lences et de les pré­ve­nir, au Rwan­da et ailleurs — dans une pri­son iso­lée où elle reste non exa­mi­née, comme un arté­fact dans la scène finale d’un film d’Indiana Jones.

  1. O.J. Simp­son est un ancien joueur pro­fes­sion­nel de foot­ball amé­ri­cain et un acteur de ciné­ma. Simp­son est éga­le­ment connu pour avoir été accu­sé d’avoir assas­si­né son ex-femme et le com­pa­gnon de celle-ci en 1994 et pour avoir été acquit­té en 1995 à la suite d’un long pro­cès très contro­ver­sé et très médiatisé.
  2. Ces cartes et d’autres maté­riaux per­ti­nents démon­trant la dyna­mique des mas­sacres com­mis pen­dant la guerre du FPR ont été pré­sen­tés au cours d’une confé­rence don­née par l’un des auteurs à l’uni­ver­si­té du Michi­gan en 2009.
  3. Le Free­dom of Infor­ma­tion Act (FOIA) est une loi amé­ri­caine signée le 4 juillet 1966 par le pré­sident Lyn­don B. John­son, et entrée en appli­ca­tion l’année sui­vante. Fon­dée sur le prin­cipe de la liber­té d’information, elle oblige les agences fédé­rales à trans­mettre leurs docu­ments, à qui­conque en fait la demande, quelle que soit sa natio­na­li­té, à l’exception de docu­ments por­tant sur la sécu­ri­té natio­nale, le secret lié à la défense, la poli­tique étran­gère, les secrets de fabri­ca­tion, le res­pect du secret médi­cal et de la vie privée.

C. Stam Allan


Auteur

Allan C. Stam est professeur en sciences politique à l'[Université du Michigan->http://www.umich.edu].