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Qu’est-ce que le pluralisme situé ?

Numéro 10 Octobre 2009 par Luc Van Campenhoudt

octobre 2009

L’idée de plu­ra­lisme situé repré­sente une réfé­rence idéo­lo­gique pour une bonne par­tie du monde ins­ti­tu­tion­nel et asso­cia­tif chré­tien. Cette idée est d’abord une consta­ta­tion socio­lo­gique : que leur iden­ti­té offi­cielle ou ins­ti­tu­tion­nelle soit chré­tienne ou autre, à des degrés divers, nos ins­ti­tu­tions (écoles, par­tis poli­tiques, hôpi­taux, uni­ver­si­tés, mou­ve­ments asso­cia­tifs) sont de fait plu­ra­listes en ce qui concerne leur per­son­nel et leurs mili­tants comme leurs usa­gers (élèves, élec­teurs, patients, béné­fi­ciaires des ser­vices). Mais le plu­ra­lisme de cha­cune est « situé » dans un contexte his­to­rique, social et cultu­rel sin­gu­lier ; il est « struc­tu­ré » par des réfé­rences phi­lo­so­phiques et sym­bo­liques en par­tie spé­ci­fiques. Recon­naître plei­ne­ment ce plu­ra­lisme situé de nos ins­ti­tu­tions, ces plu­ra­lismes donc, ouvre des pers­pec­tives phi­lo­so­phiques pour ce qui concerne la manière dont les ins­ti­tu­tions conçoivent tant leur propre iden­ti­té que leurs liens avec leur propre per­son­nel et leurs usa­gers ain­si que les rap­ports entre elles. L’idée de plu­ra­lisme situé évite de s’enfermer dans l’alternative entre le rela­ti­visme et la confu­sion idéo­lo­giques, d’une part, et la concur­rence entre iden­ti­tés rigides et into­lé­rantes, d’autre part. Mais cela sup­pose que les diri­geants et agents ins­ti­tu­tion­nels en prennent plei­ne­ment acte et en tirent les consé­quences sans feindre d’ignorer leurs propres inté­rêts ins­ti­tu­tion­nels et la réa­li­té des rap­ports de force entre ins­ti­tu­tions concurrentes.

Depuis la fin des années nonante, l’idée de plu­ra­lisme situé consti­tue une réfé­rence idéo­lo­gique pour plu­sieurs ins­ti­tu­tions du monde chré­tien qui tentent de conju­guer leur iden­ti­té ins­ti­tu­tion­nelle chré­tienne avec le plu­ra­lisme crois­sant non seule­ment de leurs « usa­gers » (béné­fi­ciaires de ser­vices, élèves, patients), mais aus­si des membres de leur per­son­nel ou de leurs mili­tants, dont une grande par­tie n’est pas chré­tienne, n’est plus croyante ou l’est selon des amé­na­ge­ments très per­son­nels et flexibles. Conçue dans le monde aca­dé­mique chré­tien et adop­tée par une par­tie du monde ins­ti­tu­tion­nel chré­tien, l’idée de plu­ra­lisme situé peut s’appliquer à l’ensemble de l’espace ins­ti­tu­tion­nel et idéo­lo­gique de notre pays (par­mi bien d’autres). Elle consti­tue une res­source utile pour conce­voir un espace public et ins­ti­tu­tion­nel qui cor­res­ponde mieux à la réa­li­té socio­lo­gique actuelle avec laquelle le sys­tème des piliers et des cli­vages tra­di­tion­nels est de moins en moins en adéquation.

Un constat sociologique

L’idée de plu­ra­lisme situé est d’abord et avant tout une consta­ta­tion socio­lo­gique, une manière de rendre compte d’une réa­li­té empi­rique. C’est dans cette consis­tance socio­lo­gique que réside sa force car elle peut ser­vir de socle objec­tif à la redé­fi­ni­tion d’options phi­lo­so­phiques et de pro­jets ins­ti­tu­tion­nels dans un monde où la ques­tion des iden­ti­tés se pose en des termes nou­veaux. C’est en effet dans le cadre d’une recherche socio­lo­gique por­tant sur l’usage de la réfé­rence chré­tienne dans les rela­tions entre les membres du per­son­nel et les cadres d’institutions chré­tiennes1 que l’idée a été conçue et formulée.

La consta­ta­tion est double, comme l’indique la for­mule en deux termes. Le pre­mier est sans doute très banal, mais il faut prendre toute la mesure du constat et le recon­naître plei­ne­ment (ce qui ne va pas for­cé­ment de soi dans des ins­ti­tu­tions, chré­tiennes ou non, où il n’est pas évident de décla­rer sans crainte des convic­tions qui s’écartent de la ligne offi­cielle): qu’elles soient his­to­ri­que­ment et for­mel­le­ment chré­tiennes ou laïques, nos ins­ti­tu­tions sont toutes, en fait, plu­ra­listes. Pre­nons une de nos uni­ver­si­tés catho­liques, au choix, avec ses étu­diants et les membres de son per­son­nel, notam­ment ensei­gnants. S’y retrouvent, dans des pro­por­tions variables, non seule­ment des catho­liques mais aus­si des athées, des agnos­tiques, des juifs, des musul­mans, des pro­tes­tants, des ortho­doxes et mêmes des hin­douistes, ain­si qu’un cer­tain nombre de per­sonnes qui ne savent plus exac­te­ment elles-mêmes où elles en sont. Par­mi les catho­liques eux-mêmes, on en trouve qui pra­tiquent assi­dû­ment leur foi et d’autres qui ne fré­quentent l’église qu’aux grandes occa­sions, sans convic­tion. On y dis­tingue aus­si des « tra­di­tio­na­listes » et des « pro­gres­sistes ». Les variantes sont en fait infi­nies. Bref, du point de vue de leur popu­la­tion (per­son­nel et usa­gers), nos uni­ver­si­tés catho­liques sont en fait plu­ra­listes, comme le sont chaque ins­ti­tu­tion à sa manière, les écoles, les hôpi­taux, les mou­ve­ments (de jeu­nesse, de femmes…) et les mul­tiples asso­cia­tions qui font par­tie du « pilier chré­tien ». Mais nos uni­ver­si­tés non catho­liques, « libres » ou de l’État, l’université libre de Bruxelles ou l’université de Liège, par exemple, ne sont pas moins plu­ra­listes. S’y côtoient, notam­ment, des laïques mili­tants ou non, des agnos­tiques de diverses ten­dances, mais aus­si des juifs, des musul­mans, des pro­tes­tants et des catho­liques — de plus en plus sans doute — pour qui l’identité phi­lo­so­phique de l’institution a moins d’importance que d’autres cri­tères comme la proxi­mi­té avec le domi­cile ou la réputation.

Ce plu­ra­lisme n’est pas seule­ment inter­per­son­nel, il est aus­si intra-per­son­nel dans la mesure où cha­cune des per­sonnes que l’on tend à pla­cer dans une caté­go­rie (comme chré­tien ou athée, par exemple) est en réa­li­té plu­rielle, tra­ver­sée de part en part par le plu­ra­lisme. Comme l’expliquait Jean Ladrière, « le plu­ra­lisme est la coexis­tence de plu­sieurs réfé­ren­tiels de sens et de valeurs au niveau le plus fon­da­men­tal de la des­ti­née humaine ». L’identité de cha­cun est un com­plexe dyna­mique où se conjugue une diver­si­té de réfé­rences rele­vant d’une plu­ra­li­té de registres. À sup­po­ser même que ces caté­go­ries soient clai­re­ment déli­mi­tables, on n’est pas seule­ment chré­tien ou athée, on est aus­si plus ou moins mar­qué par des convic­tions et des valeurs telles que l’individualisme, la liber­té, la démo­cra­tie, la soli­da­ri­té, la res­pon­sa­bi­li­té, le natio­na­lisme, l’universalisme, la jus­tice sociale, l’égalité… qui ne trouvent pas for­cé­ment leur ins­pi­ra­tion dans des convic­tions reli­gieuses ou athées, et ne s’y réduisent pas. On est aus­si citoyen d’un pays, atta­ché à une région, à une ville ou à une com­mu­nau­té cultu­relle et lin­guis­tique. Qu’on le regrette ou non, l’identité est de plus en plus mar­quée par l’ethnicité ain­si que par des cultures et des conni­vences « vir­tuelles ». Bref, la com­po­sante reli­gieuse n’est qu’une dimen­sion de l’identité d’un « chré­tien » par exemple, essen­tielle ou acces­soire selon le cas au regard d’autres com­po­santes. Cette plu­ra­li­té des réfé­rences dans un contexte de chan­ge­ments sociaux et cultu­rels constants conduit à consi­dé­rer l’identité non comme une qua­li­té stable ni même comme une confi­gu­ra­tion de carac­té­ris­tiques, mais plu­tôt comme un pro­ces­sus dyna­mique, un inces­sant tra­vail que l’individu exerce sur lui-même en inter­ac­tion avec les autres, autant ses proches que ceux dont il veut se dis­tin­guer. L’identité n’est plus don­née, elle pro­cède par sédi­men­ta­tion de diverses couches qui se super­posent et s’interpénètrent dans des com­po­si­tions instables. Elle s’élabore sans fin au cours de toute la vie, de telle sorte que l’on peut même se deman­der si le concept est encore adéquat.

Dire que nos ins­ti­tu­tions sont plu­ra­listes — à un double niveau donc puisque com­po­sées d’individus eux-mêmes plu­riels — n’est qu’une par­tie du constat. Si l’on s’en contente, on donne une vision défor­mée et dan­ge­reuse, parce que rela­ti­viste, du plu­ra­lisme de nos ins­ti­tu­tions. Reve­nant à l’exemple de nos uni­ver­si­tés, force est de consta­ter que le plu­ra­lisme n’est pas exac­te­ment le même à l’UCL qu’à l’ULB ; il s’en faut de beau­coup. Ori­gi­nal, le plu­ra­lisme de chaque ins­ti­tu­tion s’inscrit dans une his­toire sin­gu­lière au cours de laquelle s’est consti­tué un patri­moine sym­bo­lique et phi­lo­so­phique sin­gu­lier et sou­vent extrê­me­ment riche qui s’approfondit et se trans­forme au fil des années, avec des évé­ne­ments mar­quants, des débats et des ten­sions propres (par exemple, sur des ques­tions sen­sibles pour l’Église à l’UCL et sur la concep­tion de la laï­ci­té et le degré de tolé­rance à l’égard d’autres tra­di­tions phi­lo­so­phiques pour l’ULB), des conflits internes, avec d’autres ins­ti­tu­tions ou avec leur envi­ron­ne­ment. Cha­cune a ses cou­tumes, ses céré­mo­nies, ses fêtes et son folk­lore propre (comme la Saint-Verhae­gen et la Saint-Nico­las), son « esprit mai­son » for­gé dans la durée et auquel les nou­veaux arri­vants sont plus ou moins bien accul­tu­rés. Dans l’une et dans l’autre, on n’y dis­cute pas exac­te­ment des mêmes sujets ni de la même manière (de la vie et de la mort, par exemple) et on ne résout sans doute pas ses pro­blèmes exac­te­ment de la même façon. Qu’on y croie ou non, Dieu est aus­si une ins­ti­tu­tion et une sym­bo­lique avec ses effets concrets2. Il est plau­sible, pour se limi­ter volon­tai­re­ment à un exemple quelque peu cari­ca­tu­ral, que, dans cer­taines ins­ti­tu­tions chré­tiennes, la réfé­rence impli­cite ou expli­cite au modèle de la (sainte) famille, avec l’autorité ferme et pro­tec­trice du père, l’amour accueillant de la mère, l’esprit fra­ter­nel et la pro­pen­sion à arran­ger les choses « en famille » sans faire trop de vagues, reste rela­ti­ve­ment pré­gnante3. Par­mi les nom­breux non-chré­tiens tra­vaillant dans une ins­ti­tu­tion chré­tienne, beau­coup étaient jadis croyants et ont bai­gné toute leur jeu­nesse dans une culture chré­tienne dont ils connaissent les com­po­santes et les réfé­rences aus­si bien que la plu­part des croyants eux-mêmes et qui conti­nuent de les impré­gner, qu’ils le veuillent ou non.

Bref, chaque plu­ra­lisme est « situé » dans une tra­di­tion et dans des espaces par­ti­cu­liers ; chaque plu­ra­lisme est « struc­tu­ré » par ses racines et par un ensemble de repères concrets et sym­bo­liques4 ; chaque plu­ra­lisme se réfère à sa propre « iden­ti­té nar­ra­tive », dirait Paul Ricœur.

Une orientation philosophique

En tant que consta­ta­tion et caté­go­rie socio­lo­giques, le plu­ra­lisme situé n’a pas pour voca­tion de se trans­po­ser méca­ni­que­ment dans des dis­po­si­tifs ins­ti­tu­tion­nels par­ti­cu­liers. Mais il rend plus plau­sibles cer­taines orien­ta­tions phi­lo­so­phiques qui peuvent ali­men­ter les débats au sein des ins­ti­tu­tions et entre celles-ci.

Par­ler de plu­ra­lisme situé implique tout d’abord la recon­nais­sance pleine et entière tant du carac­tère plu­ra­liste de nos ins­ti­tu­tions (et pas seule­ment de la socié­té dans son ensemble) que du carac­tère tou­jours situé et struc­tu­ré de ce plu­ra­lisme. Cette double recon­nais­sance induit la pos­si­bi­li­té de rela­tions entre indi­vi­dus et entre groupes qui ne soient carac­té­ri­sées ni par l’amalgame d’identités floues et incon­sis­tantes où nul ne sau­rait à quoi s’en tenir tant sur l’autre que sur soi-même ni par la jux­ta­po­si­tion d’identités tota­li­santes, rigides et imper­méables qui ne pour­raient que s’ignorer mutuel­le­ment ou s’affronter comme enti­tés incom­pa­tibles. Amal­game et jux­ta­po­si­tion sont deux formes oppo­sées d’absence de com­mu­ni­ca­tion et, plus fon­da­men­ta­le­ment, de néga­tion de la dimen­sion conflic­tuelle — qui ne veut pas dire vio­lente — de la réa­li­té sociale, cultu­relle et ins­ti­tu­tion­nelle. L’inconfort résul­tant de la plus grande indé­ter­mi­na­tion dans laquelle cha­cun baigne aujourd’hui a pour corol­laire le récon­fort de pou­voir s’entendre avec les autres sans devoir par­ta­ger en bloc les mêmes véri­tés et les mêmes valeurs qu’eux à condi­tion tou­te­fois qu’on puisse se situer cha­cun par rap­port à l’autre et que l’on ait dès lors la pos­si­bi­li­té d’avoir quelque chose de spé­ci­fique à se dire l’un à l’autre.

D’un point de vue col­lec­tif, le débat idéo­lo­gique a besoin d’axes de réfé­rence non rigides, mais struc­tu­rants, de points de repères à par­tir des­quels les uns et les autres peuvent se situer, éven­tuel­le­ment par un clair désac­cord, et se com­prendre. Tel est l’antidote du rela­ti­visme, ce mal du siècle. Cela sup­pose deux condi­tions, qui ne sont contra­dic­toires qu’en appa­rence : pri­mo, de ne pas se cris­per sur une iden­ti­té ins­ti­tu­tion­nelle que le plu­ra­lisme de fait dément, fai­sant ain­si vio­lence à celles et ceux grâce à qui nos ins­ti­tu­tions conti­nuent d’exister, mais qui ne se recon­naissent plus dans cette iden­ti­té ou ne s’y sont jamais recon­nus (en par­ti­cu­lier en les contrai­gnant à se taire et à faire « comme si »); secun­do, de ne pas refou­ler pour autant le patri­moine phi­lo­so­phique et sym­bo­lique construit au fil de l’histoire et qui est de nature à nour­rir et à struc­tu­rer encore dura­ble­ment un espace ins­ti­tu­tion­nel plu­ra­liste dans un monde expo­sé au relativisme.

Alors seule­ment pour­rait-on construire, dans le res­pect des uns et des autres et dans la dyna­mique de coopé­ra­tion conflic­tuelle dont la socié­té a besoin, un espace public et ins­ti­tu­tion­nel qui ne soit ni celui du pur rap­port de force entre les idéo­lo­gies et les milieux qui les portent ni celui du n’importe quoi où plus per­sonne ne se retrouve, au risque de faire le lit de nou­velles idéo­lo­gies qui se jus­ti­fient comme sur­sauts face à la confusion.

Convictions et intérêts

De tels prin­cipes peuvent ins­pi­rer et ali­men­ter le débat, mais n’induisent pas auto­ma­ti­que­ment des dis­po­si­tions ins­ti­tu­tion­nelles par­ti­cu­lières. La luci­di­té oblige à recon­naître que les choix poli­tiques et stra­té­giques des ins­ti­tu­tions (comme les par­tis poli­tiques, les réseaux sco­laires, les uni­ver­si­tés, les hôpi­taux, les asso­cia­tions et les mou­ve­ments divers) à l’égard de la manière de concré­ti­ser leur propre plu­ra­lisme situé résultent moins d’analyses impar­tiales et de convic­tions que de l’idée que leurs diri­geants se font de leur res­pon­sa­bi­li­té et de leurs inté­rêts stra­té­giques. Si le Par­ti social chré­tien (PSC) est deve­nu en 2001 le Centre démo­crate huma­niste (CDH), ce n’est pas parce qu’il refou­le­rait son héri­tage chré­tien ou aurait ven­du son âme au diable — l’idée de fra­ter­ni­té par exemple est au cœur de sa nou­velle charte —, c’est parce que ce chan­ge­ment était jugé néces­saire à sa sur­vie comme par­ti poli­tique de poids dans un contexte où de plus en plus de chré­tiens ne lient plus leur vote à la réfé­rence reli­gieuse et où les non-chré­tiens, notam­ment les musul­mans, auraient des réti­cences à voter pour un par­ti ouver­te­ment éti­que­té chré­tien5. Quant au Secré­ta­riat géné­ral de l’enseignement catho­lique (Segec), il a intel­li­gem­ment don­né à l’idée de plu­ra­lisme situé une place de choix dans l’argument lui per­met­tant de conju­guer le main­tien de son iden­ti­té chré­tienne avec l’ouverture de ses écoles à une popu­la­tion très lar­ge­ment non chré­tienne, notam­ment musul­mane. Si une ins­ti­tu­tion aban­donne l’étiquette chré­tienne (outre le PSC, la Fédé­ra­tion des scouts catho­liques, par exemple) tan­dis que l’autre la réaf­firme (le Segec)6, c’est dans tous les cas avec le sou­ci (certes non exclu­sif) de veiller aux inté­rêts très concrets de l’institution : son recru­te­ment ou car­ré­ment sa pérennité.

C’est dire que le plu­ra­lisme est aus­si « situé » dans un espace de concur­rence et de rap­ports de force. Les argu­ments sont d’autant plus uti­li­sés qu’ils sont sus­cep­tibles de concou­rir à ces inté­rêts ins­ti­tu­tion­nels. Ce qui ne signi­fie pas qu’ils ne sont pas sin­cères ni soli­de­ment construits. La réflexion sur les valeurs ne se déve­loppe donc pas en ape­san­teur ins­ti­tu­tion­nelle et poli­tique. Sans doute est-ce nor­mal et légi­time, mais il n’en faut pas moins gar­der constam­ment à l’esprit que, lorsqu’ils débattent de valeurs et d’identité phi­lo­so­phique, les diri­geants et agents ins­ti­tu­tion­nels sont, par leur fonc­tion même, mus par des inté­rêts et qu’ils seront d’autant plus convain­cants qu’ils réus­si­ront à pas­ser pour dés­in­té­res­sés. Il est alors indis­pen­sable qu’un vrai débat ait chaque fois le temps de mûrir, dans lequel l’ensemble des per­sonnes concer­nées, et notam­ment la « base », ait effec­ti­ve­ment voix au chapitre.

  1. Maroy C., Remy J. et Van Cam­pen­houdt L., « Tran­sac­tions sym­bo­liques dans les ins­ti­tu­tions chré­tiennes », dans Une san­té « chré­tienne » ?, Recherche inter­uni­ver­si­taire sur l’identité chré­tienne des ins­ti­tu­tions sociales et de san­té affi­liées à Cari­tas catho­li­ca fran­co­phone, Bruxelles, publi­ca­tions des facul­tés uni­ver­si­taires Saint-Louis, 1995, p. 109 – 166, en par­ti­cu­lier les p. 153 – 164, troi­sième par­tie : Vers un « plu­ra­lisme situé ».
  2. Van Cam­pen­houdt L., « Com­ment res­ter Dieu dans un monde plu­ra­liste ? », dans Ges­ché A. et Sco­las P. (dir.), Et si Dieu n’existait pas ?, Paris, éd. du Cerf, uni­ver­si­té catho­lique de Lou­vain, facul­té de théo­lo­gie, p. 122 – 137.
  3. On trou­ve­ra une ana­lyse de cer­tains aspects de la manière « chré­tienne » de régler un cer­tain nombre de pro­blèmes dans les ins­ti­tu­tions chré­tiennes (hôpi­taux et crèches) dans Maroy C., Remy J. et Van Cam­pen­houdt L., « La foi et le métier : tran­sac­tions sym­bo­liques dans les ins­ti­tu­tions chré­tiennes », Cahiers inter­na­tio­naux de socio­lo­gie, vol. 100 [91 – 124], 1996, publi­ca­tion éga­le­ment issue de la recherche signa­lée plus haut.
  4. Dans un pre­mier temps, nous avions par­lé de « plu­ra­lisme struc­tu­ré » pour bien mar­quer la dis­tance avec un point de vue rela­ti­viste, avant de rete­nir le plus sou­vent l’expression de « plu­ra­lisme situé » sur la sug­ges­tion de notre col­lègue Hugues Dumont. C’est ce der­nier qua­li­fi­ca­tif « situé » qui a géné­ra­le­ment été rete­nu au sein des ins­ti­tu­tions chrétiennes.
  5. Voir à ce sujet Van Cam­pen­houdt L., « Le PSC dans la socié­té et dans le jeu démo­cra­tique aujourd’hui : ques­tions sur son pro­jet, son iden­ti­té phi­lo­so­phique, sa démo­cra­tie interne », La Revue poli­tique, CEPESS, n°4 – 5, 1996, p. 99 – 118.
  6. Pour ce qui concerne l’UCL, voir l’article de Jean De Munck et la réac­tion de Luc Van Cam­pen­houdt plus loin dans ce même numéro.

Luc Van Campenhoudt


Auteur

Docteur en sociologie. Professeur émérite de l’Université Saint-Louis – Bruxelles et de l’Université catholique de Louvain. Principaux enseignements : sociologie générale, sociologie politique et méthodologie. Directeur du Centre d’études sociologiques de l’Université Saint-Louis durant une quinzaine d’années, jusqu’en 2006, il a dirigé ou codirigé une quarantaine de recherches, notamment sur l’enseignement, les effets des politiques sécuritaires, les comportements face au risque de contamination par le VIH et les transformations des frontières de la Justice pénale. Ces travaux ont fait l’objet de plusieurs dizaines d’articles publiés dans des revues scientifiques, de nombreux ouvrages, et de plusieurs invitations et chaires dans des universités belges et étrangères. À travers ces travaux, il s’est intéressé plus particulièrement ces dernières années aux problématiques des relations entre champs (par exemple la justice et la médecine), du pouvoir dans un système d’action dit « en réseau » et du malentendu. Dans le cadre de ces recherches il a notamment développé la « méthode d’analyse en groupe » (MAG) exposée dans son ouvrage La méthode d’analyse en groupe. Applications aux phénomènes sociaux, coécrit avec J.-M. Chaumont J. et A. Franssen (Paris, Dunod, 2005). Le plus connu de ses ouvrages, traduit en plusieurs langues, est le Manuel de recherche en sciences sociales, avec Jacques Marquet et Raymond Quivy (Paris, Dunod, 2017, 5e édition). De 2007 à 2013, il a été directeur de La Revue Nouvelle.