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Professions critiques, le cercle vicieux de la précarité

Numéro 5 Mai 2013 par Caroline Van Wynsberghe

mai 2013

Il est cou­rant d’aborder la pro­blé­ma­tique du sta­tut des cher­cheurs uni­ver­si­taires en Com­mu­nau­té fran­çaise de Bel­gique en par­ti­cu­lier (mais cette situa­tion n’est pas propre à la Bel­gique) sous l’angle de la pro­duc­tion scien­ti­fique. Ran­kings, cita­­tion-index et autres indi­ca­teurs chif­frés mono­po­lisent le plus sou­vent le débat, élu­dant ain­si la ques­tion de la qua­li­té de la car­rière des […]

Il est cou­rant d’aborder la pro­blé­ma­tique du sta­tut des cher­cheurs uni­ver­si­taires en Com­mu­nau­té fran­çaise de Bel­gique en par­ti­cu­lier (mais cette situa­tion n’est pas propre à la Bel­gique) sous l’angle de la pro­duc­tion scien­ti­fique. Ran­kings, cita­tion-index et autres indi­ca­teurs chif­frés mono­po­lisent le plus sou­vent le débat, élu­dant ain­si la ques­tion de la qua­li­té de la car­rière des cher­cheurs ou en y appor­tant une réponse péremp­toire. Ces indices tendent à camou­fler la réa­li­té, fai­sant croire qu’il suf­fi­rait de publier en quan­ti­té dans les revues les plus cotées pour voir s’ouvrir les portes de la car­rière aca­dé­mique, syno­nyme d’un emploi à durée indé­ter­mi­née. Hélas, le pro­blème est bien plus com­plexe que le simple Publish or Per­ish, sorte de dar­wi­nisme qu’il est fré­quent d’appliquer aux scien­ti­fiques universitaires.

Maria del Río Car­ral et Ber­nard Fusu­lier, deux socio­logues, dévoilent un aspect de la pro­blé­ma­tique dans un récent ouvrage1. Inté­res­sés par l’articulation travail/famille dont ils ne manquent pas de sou­li­gner, dès le titre, l’incompatibilité, ils abordent avec la rigueur métho­do­lo­gique néces­saire les pro­blèmes cau­sés par la pré­ca­ri­té du « job ». Ils se foca­lisent sur une caté­go­rie par­ti­cu­lière de cher­cheurs, mais en réa­li­té, on pour­rait évo­quer la pré­ca­ri­té des sta­tuts, même dans la petite Com­mu­nau­té fran­çaise, puisqu’au sein d’une même uni­ver­si­té, les scien­ti­fiques peuvent être rému­né­rés par dif­fé­rents orga­nismes sous dif­fé­rents « contrats », cer­tains étant stric­te­ment membres du per­son­nel de l’université, d’autres y tra­vaillant sans béné­fi­cier des avan­tages qu’elle peut offrir à ses employés. Les périodes d’engagement varient de quelques semaines à deux années (éven­tuel­le­ment renou­ve­lables), par­fois à temps (très) par­tiel avec des horaires flexibles ne per­met­tant pas tou­jours faci­le­ment la conci­lia­tion avec un autre emploi en dehors du centre de recherche. Si grâce aux barèmes, les salaires sont ali­gnés et pro­gressent avec l’ancienneté, les cher­cheurs sous sta­tut de bour­sier béné­fi­cient d’une rému­né­ra­tion défis­ca­li­sée les empê­chant — par défi­ni­tion — de pro­fi­ter des poli­tiques fédé­rales ou régio­nales mises en œuvre sous forme de déduc­tion fis­cale (frais de garde, épargne-pension…).

Il peut paraitre déli­cat de dénon­cer ces situa­tions, cer­tai­ne­ment dans le contexte éco­no­mique actuel où les annonces de fer­me­ture d’entreprises rythment dra­ma­ti­que­ment les jour­naux télé­vi­sés. Cepen­dant, une des conclu­sions des socio­logues ne manque pas d’interpeler. À un âge où leurs anciens condis­ciples d’études se voient confir­més dans une car­rière pro­fes­sion­nelle, tout en fon­dant une famille et/ou en inves­tis­sant dans l’immobilier, les cher­cheurs sont géné­ra­le­ment ame­nés à effec­tuer un choix — confi­nant au sacri­fice — entre vie pro­fes­sion­nelle (pas­sant inévi­ta­ble­ment par un séjour plus ou moins long dans une uni­ver­si­té étran­gère) et vie privée/familiale. Or, les scien­ti­fiques par­ti­ci­pant à l’étude ne dénoncent pas ce dilemme en tant que tel, mais bien son carac­tère néces­saire et non suf­fi­sant à garan­tir l’obtention d’un poste définitif.

Alors que l’ONU vient de célé­brer ce 20 mars la pre­mière jour­née inter­na­tio­nale du bon­heur et que les res­pon­sables des res­sources humaines les plus poin­tus se sont empa­rés de ce concept allant jusqu’à se décla­rer « Chief Hap­pi­ness Offi­cer », la pré­ca­ri­té du sta­tut de nos cher­cheurs uni­ver­si­taires tranche et sur­pren­drait presque. Cette insta­bi­li­té n’est pour­tant ni nou­velle ni propre à ces tra­vailleurs. Regrou­pés sous l’étiquette « intel­lec­tuels pré­caires2 », les scien­ti­fiques des uni­ver­si­tés côtoient, entre autres, les ensei­gnants des écoles ou les jour­na­listes. Or, qu’ont en com­mun ces pro­fes­sions ? La for­ma­tion ou l’information d’un grand public, soit les citoyens d’aujourd’hui et ceux de demain.

En regrou­pant ces pro­fes­sions cri­tiques, on s’éloigne déli­bé­ré­ment du Publish or Per­ish pour s’intéresser à la qua­li­té des condi­tions de pro­duc­tion du tra­vail. Le pro­grès social n’est pas un com­bat d’arrière-garde, ni la seule pré­oc­cu­pa­tion des ouvriers. Sans doute touche-t-on ici une forme de tabou interne. Non seule­ment le contexte socioé­co­no­mique impose une cer­taine dis­cré­tion dans la dénon­cia­tion de ces pré­ca­ri­tés, mais en plus l’accès à l’aristocratie de ces pro­fes­sions (grâce à l’obtention d’un poste défi­ni­tif) tient du par­cours ini­tia­tique auquel cer­tains sont d’une manière ou d’une autre atta­chés (« Si je l’ai fait dans de telles cir­cons­tances, pour­quoi pas vous ?»).

Ce type de rai­son­ne­ment élude cepen­dant l’enjeu prin­ci­pal : la qua­li­té et la rigueur des mes­sages dif­fu­sés envers les élèves, les étu­diants et les citoyens cher­chant à s’informer. La domi­na­tion du chiffre et l’obligation d’expatriation pour le cher­cheur, la dic­ta­ture du clic pour le jour­na­liste ou le sau­cis­son­nage des charges d’enseignement entre­cou­pées de périodes de chô­mage sont, à l’évidence, loin d’être des cir­cons­tances idéales pour ces pro­fes­sion­nels qui se doivent d’être clair­voyants, lucides, et donc de prendre le temps de la réflexion indé­pen­dante. Pour­tant, le débat visant à l’amélioration des condi­tions de tra­vail est lar­ge­ment occul­té par les pro­blèmes qui se posent en aval : la qua­li­té de l’enseignement et de la for­ma­tion, la qua­li­té de l’information. Ces lacunes sont, elles, lar­ge­ment dénon­cées, mais peu osent mettre le doigt sur une des causes les plus structurelles.

Le grand public n’est géné­ra­le­ment pas conscient de la pré­ca­ri­té de ces tra­vailleurs qu’il est fré­quent de cri­ti­quer sans atta­quer le pro­blème à sa racine. Qui a conscience qu’un jeune assis­tant uni­ver­si­taire doit par­fois payer pour tra­vailler, parce que son centre de recherche ne dis­pose pas tou­jours des moyens lui per­met­tant d’acheter tel livre de réfé­rence ou de par­ti­ci­per à ce col­loque indis­pen­sable dans la dis­ci­pline ? Les témoi­gnages ne manquent pas pour confir­mer des situa­tions simi­laires par­mi les jour­na­listes, voire les enseignants.

Vu ain­si, le risque n’est pas tant la pri­va­ti­sa­tion de l’enseignement ou l’exposition exces­sive des médias aux publi­ci­taires. Le risque est — tout sim­ple­ment — de décou­ra­ger des pro­fes­sion­nels qui, pour la grande majo­ri­té, choi­sissent cette voie par pas­sion, par voca­tion. L’adage dit que lorsque les dégou­tés s’en vont, il ne reste que les dégou­tants, ceux qui ont le moins de scru­pules à pro­duire des conte­nus qui ne les satis­font pas. Pour­quoi a‑t-on veillé à l’indépendance des res­pon­sables poli­tiques et des magis­trats en leur assu­rant un reve­nu que l’on estime suf­fi­sant ? Pré­ci­sé­ment pour évi­ter la ten­ta­tion de la cor­rup­tion. Il n’est évi­dem­ment pas ques­tion ici d’enrichissement per­son­nel, mais de per­ver­sion des inter­ac­tions entre des per­sonnes : les (in)formateurs et leur public. Seule une pré­pa­ra­tion de qua­li­té et en toute indé­pen­dance est à même de garan­tir des cours, des articles ou des repor­tages ne pou­vant prê­ter le flanc à la critique.

Il n’est pas ques­tion de récla­mer une car­rière sans embuche ou une meilleure rému­né­ra­tion, mais des pers­pec­tives d’un emploi stable qui tien­draient plus des com­pé­tences et du mérite que de la lote­rie. Ce n’est évi­dem­ment pas la pana­cée uni­ver­selle, mais une manière de bri­ser le cercle vicieux de la perte de qua­li­té. Les pro­fes­sion­nels de la cri­tique doivent le res­ter et non se lan­cer, avec les illu­sions et la pas­sion du débu­tant, dans une car­rière de recherche du pro­chain financement.

  1. Ber­nard Fusu­lier et María Del Rio Car­ral, Cher­cheur-e‑s sous haute ten­sion ! Vita­li­té, com­pé­ti­ti­vi­té, pré­ca­ri­té et (in)compatibilité travail/famille, Presses uni­ver­si­taires de Lou­vain, 2012.
  2. Voir notam­ment Anne Ram­bach, Les intel­los pré­caires, Fayard, 2001.

Caroline Van Wynsberghe


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