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Processus de paix en Colombie : trois visions en conflit
Après cinquante-trois ans de confrontation avec l’État colombien, les Forces armées révolutionnaires de Colombie (Farc) ont finalement remis leurs armes le 27 juin passé. Pourtant, contrairement au considérable soutien international, symbolisé par le prix Nobel décerné au président Juan Manuel Santos à la fin de 2016, en Colombie le processus de paix reste un sujet polémique qui […]
Après cinquante-trois ans de confrontation avec l’État colombien, les Forces armées révolutionnaires de Colombie (Farc) ont finalement remis leurs armes le 27 juin passé.
Pourtant, contrairement au considérable soutien international, symbolisé par le prix Nobel décerné au président Juan Manuel Santos à la fin de 2016, en Colombie le processus de paix reste un sujet polémique qui divise l’opinion publique. La victoire du « non », avec 50,2% des voix, lors du référendum qui devait valider les accords de paix, en est bien l’illustration.
Cette polarisation s’explique en grande partie par les discours des leadeurs politiques qui visent à consolider leur propre vision de la paix en consonance avec leurs idéologies, agendas et intérêts politiques particuliers. Les discours de ces acteurs politiques majeurs constituent en effet les schémas d’interprétation qui permettent aux citoyens de comprendre la réalité, d’autant plus que le mot paix est un concept abstrait dont la signification émane justement de leurs discours. De ce fait, le discours devient l’instrument principal des leadeurs politiques pour intervenir dans la formation de l’opinion publique.
Depuis le début des négociations à La Havane en 2012, le processus de paix est devenu l’enjeu central des campagnes électorales. Lors des présidentielles de 2014, Santos a été réélu grâce au soutien non seulement de sa coalition « Unidad Nacional », mais aussi de divers secteurs de l’échiquier politique qui se sont ralliés à lui après la victoire au premier tour d’Oscar Ivan Zuluaga, candidat du parti d’opposition de droite Centro Democrático (CD) qui promettait d’arrêter les dialogues pour continuer la confrontation militaire.
De nombreux parlementaires, maires, députés et conseillers communaux des partis de la coalition ont également été élus en s’identifiant comme défenseurs ou « amis » de la paix, tandis que le CD a obtenu 20% des sièges au Parlement et un nombre considérable d’élus dans les régionales de 2015 grâce à leurs critiques du processus de paix. La victoire du « non » a, quant à elle, obligé le gouvernement à renégocier les accords pour y inclure certaines des exigences de ses détracteurs. Pourtant, ceux-ci les rejettent toujours.
La mise en œuvre des accords de paix dépendra du résultat des élections législatives et présidentielles de l’année prochaine. L’ex-président et sénateur Álvaro Uribe, chef du CD, a récemment annoncé à Madrid que les accords seront modifiés si son parti arrive au pouvoir, tandis que d’autres opposants ont promis de les « déchirer ». Quelles sont les différentes visions de paix que les principaux acteurs politiques concernés — le gouvernement, l’opposition de droite et les Farc — véhiculent dans leurs discours ? Comment s’articulent-elles avec leurs idéologies, agendas et intérêts politiques ?
Le discours officiel
Pour les acteurs du gouvernement et des partis de la coalition, la formation d’un consensus généralisé en faveur du processus de paix est essentielle pour en maintenir la légitimité, mais aussi pour faire face à leur faible popularité car seuls 14% des Colombiens ont un avis positif de la gestion du président, tandis que 67% soutiennent la solution négociée au conflit armé.
Une de leurs stratégies pour stimuler l’optimisme et l’enthousiasme de la population est de mettre en avant les bénéfices que la paix pourrait apporter au pays, particulièrement en termes de développement économique. « La paix apportera le développement rural à travers d’infrastructures, d’accès à l’électricité et à internet. En plus des plans d’éducation, de santé et de logement », a posté le président Santos sur son compte Twitter.
En plus d’être le début d’un avenir prometteur, le processus de paix est aussi présenté comme une opportunité unique pour réécrire l’histoire du pays et pour reformuler l’identité nationale : « La remise des armes est le symbole du nouveau pays que nous pouvons être et que nous commençons à devenir », déclarait le président Santos lors de la cérémonie du 27 juin à Mesetas, au sud du pays.
Pourtant, ce message d’unité nationale s’appuie sur une division entre ceux qui soutiennent le processus de paix et ceux qui s’y opposent, présentant ces derniers comme une menace potentielle à la construction de la paix. Le tweet d’Humberto de la Calle, chef des négociations et candidat présidentiel de l’Unidad Nacional, l’illustre bien : « En 2018, nous aurons l’opportunité de conclure la tâche de construire la paix ou de la détruire. D’avancer ou de reculer. C’est entre nos mains. »
Une autre stratégie pour renforcer la légitimité du processus de paix consiste à mettre en valeur le soutien international exprimé par les représentants des pays étrangers et des organisations internationales. «@FedericaMog je vous remercie de votre soutien et celui de l’@UEenColombie dans cet effort pour atteindre une paix stable, durable et équitable », a twitté le président Santos en réponse à un communiqué de presse de la Haute représentante de l’UE pour les affaires étrangères à l’occasion de la remise des armes.
Cette manière d’utiliser les réseaux sociaux révèle également l’intérêt du président de s’adresser à une audience mondiale pour transmettre un message selon lequel la Colombie ne serait plus l’endroit dangereux et violent d’auparavant, mais un pays avec un grand potentiel pour les investissements étrangers et le tourisme. Cette vision matérialiste et internationaliste de la paix correspond à l’agenda de politiques économiques néolibérales du gouvernement qui a fait, par exemple, de l’admission à l’OCDE l’une de ses priorités.
La pacification des régions en conflit, souvent riches en ressources naturelles, aurait pour but de permettre leur exploitation économique, en espérant que ceci apportera la prospérité à la population et que, par ce biais, les conflits sociaux diminueront. Avec une participation réduite de l’État pour agir contre les causes structurelles de la violence, la construction de la paix serait laissée à la main invisible du marché et de la coopération internationale.
Le discours de l’opposition de droite
Par ailleurs, consolider une image négative du processus de paix dans l’opinion publique s’est avéré fructueux pour l’opposition de droite — formée par un secteur des conservateurs en plus du Centro Democrático — afin d’obtenir représentation et pouvoir politique. Comme l’a reconnu le directeur de la campagne du « non », leur discours vise à mobiliser les citoyens sur la base de sentiments tels l’indignation, la colère et la peur des conséquences que le processus de paix pourrait impliquer pour l’avenir du pays.
Pour miner la confiance des citoyens dans le processus de paix, une de leurs stratégies est d’attaquer la légitimité et les qualités morales des parties négociantes. Ils accusent le président Santos, ancien ministre de la Défense d’Uribe, d’avoir trahi sa promesse électorale de continuer la politique de confrontation militaire totale de son prédécesseur, ainsi que de s’appuyer sur le clientélisme et la corruption pour obtenir le soutien de la population.
Les membres des Farc sont, quant à eux, systématiquement présentés comme des terroristes, des trafiquants de drogue et des criminels sans réelle volonté d’atteindre la paix. La publication partagée par José Obdulio Gaviria, sénateur du CD, à propos de la remise des armes illustre bien cette pensée : « La bande terroriste des Farc n’est pas finie ; elle est plus forte que jamais grâce à l’abdication de Santos. »
En revanche, les acteurs de l’opposition de droite se positionnent comme les défenseurs des institutions démocratiques et de la volonté de la majorité de la population qui s’est exprimée contre le processus de paix lors du plébiscite. En témoigne la publication partagée sur le compte Twitter de l’ex-président Uribe : « Les élections 2018 seront une bataille entre la citoyenneté libre et démocratique contre l’argent de la mafia (Farc) et la corruption (Santos).»
D’après l’opposition de droite, le traité de paix représente une menace pour la démocratie et la sécurité nationale, puisque son but serait d’instaurer le communisme et l’autoritarisme dans le pays. Utilisant systématiquement le terme castrochavismo, en référence aux régimes de Cuba et Venezuela, ils présentent une image effrayante de l’avenir, comme dans ce tweet de l’ex-président Uribe : « Farc et Santos s’accordent pour l’extermination du secteur agricole à travers le Castro Chavisme. »
Cependant, plutôt que de s’opposer à la paix ils prônent une autre vision de celle-ci, punitive et réactionnaire. Ils affirment que la réduction de peines et les subsides octroyés aux guérilléros démobilisés encourageront d’autres groupes armés à continuer leurs hostilités pour obtenir des concessions du gouvernement. Ils s’opposent également à la participation politique des guérilléros, à la possibilité que les militaires puissent être jugés par des tribunaux de paix et à la réforme agraire envisagée dans le traité de paix.
Leur vision de paix se fonde également sur la défense des valeurs conservatrices, particulièrement de la famille traditionnelle face à l’imposition de ladite « idéologie de genre » à travers les accords signés avec les Farc. C’est le cas notamment d’Alejandro Ordóñez, ex-procureur général et célèbre détracteur du processus de paix, qui a lancé sa candidature présidentielle avec le slogan « Pour ma famille #JeSignePourOrdóñez ».
Le discours des Farc
Finalement, en pleine transformation en parti politique, une image plus favorable dans l’opinion publique s’avère nécessaire pour les Farc afin de réaffirmer leur légitimité comme acteur politique. En conformité avec le traité de paix, un minimum de dix sièges au Parlement, cinq à la Chambre des représentants et cinq au Sénat, seront assurés au nouveau parti pour les périodes législatives de 2018 et 2022, tandis que seize circonscriptions électorales spéciales seront créées dans leurs zones d’influence.
Comme l’indique le nouveau slogan de l’organisation, « La paix est dans notre cœur », la stratégie principale des Farc consiste à présenter la paix et la réconciliation comme les buts de leur lutte armée. Leur démobilisation ne signifierait pas leur reddition, mais la continuation de la lutte par des moyens politiques. La publication de Rodrigo Londoño, alias Timochenko, chef de l’organisation, lors de la remise de leurs armes le démontre bien : « Nous ne mettons pas fin à notre résistance de cinquante-trois ans, nous continuerons notre lutte pour une Nouvelle Colombie par la voie qu’ils ne nous ont jamais permis de suivre. »
Tout au long du conflit, les Farc se sont revendiqués représentants et défenseurs du peuple, et particulièrement des paysans, face à l’oppression et aux injustices du régime politique. Elles défendent par conséquent une vision populaire de la paix, fondée sur l’inclusion sociale, les garanties pour la dissidence politique et la participation citoyenne. En témoigne la publication de Timochenko : « Les accords de paix n’appartiennent pas à la guérilla : ils sont des Colombiens, des paysans, femmes, étudiants, afro-colombiens, indigènes. »
Néanmoins, cette vision s’appuie sur un antagonisme contre les « ennemis » de la paix, aussi bien politiques qu’armés. « L’union de tous ceux qui défendent la paix nous permettra de vaincre les guerriers qui promeuvent la violence paramilitaire », a twitté Timochenko lors d’un évènement électoral de l’Union patriotique, un parti de gauche créé dans le cadre du processus de paix de 1986 dont 4.000 militants ont été exterminés.
Conclusion
La polarisation de l’opinion publique colombienne concernant le processus de paix avec les Farc n’est pas seulement une conséquence des traumatismes provoqués par plus de cinq décennies de guerre. Elle est aussi l’expression des tensions qui existent entre les différentes visions de la paix — néolibérale, conservatrice réactionnaire, sociale populaire — que les principaux acteurs politiques visent à consolider à un moment décisif de l’histoire nationale.
Ces trois visions reposent en effet sur une opposition entre « amis » et « ennemis », soit de la paix, comme dans les discours du gouvernement et des Farc, soit de la démocratie, la sécurité et la morale, comme dans celui de l’opposition de droite. Cette division de la société présage deux grands axes pour les élections de 2018 et dessine les grandes lignes du débat politique pour les années à venir.
Entretemps, sur le terrain, depuis le début de la mise en place des accords en décembre 2016, plus de cinquante leadeurs sociaux ont été tués tandis que le déplacement forcé a atteint un niveau comparable aux années les plus dures de la guerre. Face à cette situation, les organisations de la société civile se battent pour faire entendre leur cri «¡Que la paz no nos cueste la vida ! », pour que la paix ne soit pas qu’un discours.