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Processus de paix en Colombie : trois visions en conflit

Numéro 6 - 2017 par Gonzalez Palacios

octobre 2017

Après cin­­quante-trois ans de confron­ta­tion avec l’État colom­bien, les Forces armées révo­lu­tion­naires de Colom­bie (Farc) ont fina­le­ment remis leurs armes le 27 juin pas­sé. Pour­tant, contrai­re­ment au consi­dé­rable sou­tien inter­na­tio­nal, sym­bo­li­sé par le prix Nobel décer­né au pré­sident Juan Manuel San­tos à la fin de 2016, en Colom­bie le pro­ces­sus de paix reste un sujet polé­mique qui […]

Le Mois

Après cin­quante-trois ans de confron­ta­tion avec l’État colom­bien, les Forces armées révo­lu­tion­naires de Colom­bie (Farc) ont fina­le­ment remis leurs armes le 27 juin passé.

Pour­tant, contrai­re­ment au consi­dé­rable sou­tien inter­na­tio­nal, sym­bo­li­sé par le prix Nobel décer­né au pré­sident Juan Manuel San­tos à la fin de 2016, en Colom­bie le pro­ces­sus de paix reste un sujet polé­mique qui divise l’opinion publique. La vic­toire du « non », avec 50,2% des voix, lors du réfé­ren­dum qui devait vali­der les accords de paix, en est bien l’illustration.

Cette pola­ri­sa­tion s’explique en grande par­tie par les dis­cours des lea­deurs poli­tiques qui visent à conso­li­der leur propre vision de la paix en conso­nance avec leurs idéo­lo­gies, agen­das et inté­rêts poli­tiques par­ti­cu­liers. Les dis­cours de ces acteurs poli­tiques majeurs consti­tuent en effet les sché­mas d’interprétation qui per­mettent aux citoyens de com­prendre la réa­li­té, d’autant plus que le mot paix est un concept abs­trait dont la signi­fi­ca­tion émane jus­te­ment de leurs dis­cours. De ce fait, le dis­cours devient l’instrument prin­ci­pal des lea­deurs poli­tiques pour inter­ve­nir dans la for­ma­tion de l’opinion publique.

Depuis le début des négo­cia­tions à La Havane en 2012, le pro­ces­sus de paix est deve­nu l’enjeu cen­tral des cam­pagnes élec­to­rales. Lors des pré­si­den­tielles de 2014, San­tos a été réélu grâce au sou­tien non seule­ment de sa coa­li­tion « Uni­dad Nacio­nal », mais aus­si de divers sec­teurs de l’échiquier poli­tique qui se sont ral­liés à lui après la vic­toire au pre­mier tour d’Oscar Ivan Zulua­ga, can­di­dat du par­ti d’opposition de droite Cen­tro Demo­crá­ti­co (CD) qui pro­met­tait d’arrêter les dia­logues pour conti­nuer la confron­ta­tion militaire.

De nom­breux par­le­men­taires, maires, dépu­tés et conseillers com­mu­naux des par­tis de la coa­li­tion ont éga­le­ment été élus en s’identifiant comme défen­seurs ou « amis » de la paix, tan­dis que le CD a obte­nu 20% des sièges au Par­le­ment et un nombre consi­dé­rable d’élus dans les régio­nales de 2015 grâce à leurs cri­tiques du pro­ces­sus de paix. La vic­toire du « non » a, quant à elle, obli­gé le gou­ver­ne­ment à rené­go­cier les accords pour y inclure cer­taines des exi­gences de ses détrac­teurs. Pour­tant, ceux-ci les rejettent toujours.

La mise en œuvre des accords de paix dépen­dra du résul­tat des élec­tions légis­la­tives et pré­si­den­tielles de l’année pro­chaine. L’ex-président et séna­teur Álva­ro Uribe, chef du CD, a récem­ment annon­cé à Madrid que les accords seront modi­fiés si son par­ti arrive au pou­voir, tan­dis que d’autres oppo­sants ont pro­mis de les « déchi­rer ». Quelles sont les dif­fé­rentes visions de paix que les prin­ci­paux acteurs poli­tiques concer­nés — le gou­ver­ne­ment, l’opposition de droite et les Farc — véhi­culent dans leurs dis­cours ? Com­ment s’articulent-elles avec leurs idéo­lo­gies, agen­das et inté­rêts politiques ?

Le discours officiel

Pour les acteurs du gou­ver­ne­ment et des par­tis de la coa­li­tion, la for­ma­tion d’un consen­sus géné­ra­li­sé en faveur du pro­ces­sus de paix est essen­tielle pour en main­te­nir la légi­ti­mi­té, mais aus­si pour faire face à leur faible popu­la­ri­té car seuls 14% des Colom­biens ont un avis posi­tif de la ges­tion du pré­sident, tan­dis que 67% sou­tiennent la solu­tion négo­ciée au conflit armé.

Une de leurs stra­té­gies pour sti­mu­ler l’optimisme et l’enthousiasme de la popu­la­tion est de mettre en avant les béné­fices que la paix pour­rait appor­ter au pays, par­ti­cu­liè­re­ment en termes de déve­lop­pe­ment éco­no­mique. « La paix appor­te­ra le déve­lop­pe­ment rural à tra­vers d’infrastructures, d’accès à l’électricité et à inter­net. En plus des plans d’éducation, de san­té et de loge­ment », a pos­té le pré­sident San­tos sur son compte Twitter.

En plus d’être le début d’un ave­nir pro­met­teur, le pro­ces­sus de paix est aus­si pré­sen­té comme une oppor­tu­ni­té unique pour réécrire l’histoire du pays et pour refor­mu­ler l’identité natio­nale : « La remise des armes est le sym­bole du nou­veau pays que nous pou­vons être et que nous com­men­çons à deve­nir », décla­rait le pré­sident San­tos lors de la céré­mo­nie du 27 juin à Mese­tas, au sud du pays.

Pour­tant, ce mes­sage d’unité natio­nale s’appuie sur une divi­sion entre ceux qui sou­tiennent le pro­ces­sus de paix et ceux qui s’y opposent, pré­sen­tant ces der­niers comme une menace poten­tielle à la construc­tion de la paix. Le tweet d’Humberto de la Calle, chef des négo­cia­tions et can­di­dat pré­si­den­tiel de l’Unidad Nacio­nal, l’illustre bien : « En 2018, nous aurons l’opportunité de conclure la tâche de construire la paix ou de la détruire. D’avancer ou de recu­ler. C’est entre nos mains. »

Une autre stra­té­gie pour ren­for­cer la légi­ti­mi­té du pro­ces­sus de paix consiste à mettre en valeur le sou­tien inter­na­tio­nal expri­mé par les repré­sen­tants des pays étran­gers et des orga­ni­sa­tions inter­na­tio­nales. «@FedericaMog je vous remer­cie de votre sou­tien et celui de l’@UEenColombie dans cet effort pour atteindre une paix stable, durable et équi­table », a twit­té le pré­sident San­tos en réponse à un com­mu­ni­qué de presse de la Haute repré­sen­tante de l’UE pour les affaires étran­gères à l’occasion de la remise des armes.

Cette manière d’utiliser les réseaux sociaux révèle éga­le­ment l’intérêt du pré­sident de s’adresser à une audience mon­diale pour trans­mettre un mes­sage selon lequel la Colom­bie ne serait plus l’endroit dan­ge­reux et violent d’auparavant, mais un pays avec un grand poten­tiel pour les inves­tis­se­ments étran­gers et le tou­risme. Cette vision maté­ria­liste et inter­na­tio­na­liste de la paix cor­res­pond à l’agenda de poli­tiques éco­no­miques néo­li­bé­rales du gou­ver­ne­ment qui a fait, par exemple, de l’admission à l’OCDE l’une de ses priorités.

La paci­fi­ca­tion des régions en conflit, sou­vent riches en res­sources natu­relles, aurait pour but de per­mettre leur exploi­ta­tion éco­no­mique, en espé­rant que ceci appor­te­ra la pros­pé­ri­té à la popu­la­tion et que, par ce biais, les conflits sociaux dimi­nue­ront. Avec une par­ti­ci­pa­tion réduite de l’État pour agir contre les causes struc­tu­relles de la vio­lence, la construc­tion de la paix serait lais­sée à la main invi­sible du mar­ché et de la coopé­ra­tion internationale.

Le discours de l’opposition de droite

Par ailleurs, conso­li­der une image néga­tive du pro­ces­sus de paix dans l’opinion publique s’est avé­ré fruc­tueux pour l’opposition de droite — for­mée par un sec­teur des conser­va­teurs en plus du Cen­tro Demo­crá­ti­co — afin d’obtenir repré­sen­ta­tion et pou­voir poli­tique. Comme l’a recon­nu le direc­teur de la cam­pagne du « non », leur dis­cours vise à mobi­li­ser les citoyens sur la base de sen­ti­ments tels l’indignation, la colère et la peur des consé­quences que le pro­ces­sus de paix pour­rait impli­quer pour l’avenir du pays.

Pour miner la confiance des citoyens dans le pro­ces­sus de paix, une de leurs stra­té­gies est d’attaquer la légi­ti­mi­té et les qua­li­tés morales des par­ties négo­ciantes. Ils accusent le pré­sident San­tos, ancien ministre de la Défense d’Uribe, d’avoir tra­hi sa pro­messe élec­to­rale de conti­nuer la poli­tique de confron­ta­tion mili­taire totale de son pré­dé­ces­seur, ain­si que de s’appuyer sur le clien­té­lisme et la cor­rup­tion pour obte­nir le sou­tien de la population.

Les membres des Farc sont, quant à eux, sys­té­ma­ti­que­ment pré­sen­tés comme des ter­ro­ristes, des tra­fi­quants de drogue et des cri­mi­nels sans réelle volon­té d’atteindre la paix. La publi­ca­tion par­ta­gée par José Obdu­lio Gavi­ria, séna­teur du CD, à pro­pos de la remise des armes illustre bien cette pen­sée : « La bande ter­ro­riste des Farc n’est pas finie ; elle est plus forte que jamais grâce à l’abdication de Santos. »

En revanche, les acteurs de l’opposition de droite se posi­tionnent comme les défen­seurs des ins­ti­tu­tions démo­cra­tiques et de la volon­té de la majo­ri­té de la popu­la­tion qui s’est expri­mée contre le pro­ces­sus de paix lors du plé­bis­cite. En témoigne la publi­ca­tion par­ta­gée sur le compte Twit­ter de l’ex-président Uribe : « Les élec­tions 2018 seront une bataille entre la citoyen­ne­té libre et démo­cra­tique contre l’argent de la mafia (Farc) et la cor­rup­tion (San­tos).»

D’après l’opposition de droite, le trai­té de paix repré­sente une menace pour la démo­cra­tie et la sécu­ri­té natio­nale, puisque son but serait d’instaurer le com­mu­nisme et l’autoritarisme dans le pays. Uti­li­sant sys­té­ma­ti­que­ment le terme cas­tro­cha­vis­mo, en réfé­rence aux régimes de Cuba et Vene­zue­la, ils pré­sentent une image effrayante de l’avenir, comme dans ce tweet de l’ex-président Uribe : « Farc et San­tos s’accordent pour l’extermination du sec­teur agri­cole à tra­vers le Cas­tro Chavisme. »

Cepen­dant, plu­tôt que de s’opposer à la paix ils prônent une autre vision de celle-ci, puni­tive et réac­tion­naire. Ils affirment que la réduc­tion de peines et les sub­sides octroyés aux gué­rillé­ros démo­bi­li­sés encou­ra­ge­ront d’autres groupes armés à conti­nuer leurs hos­ti­li­tés pour obte­nir des conces­sions du gou­ver­ne­ment. Ils s’opposent éga­le­ment à la par­ti­ci­pa­tion poli­tique des gué­rillé­ros, à la pos­si­bi­li­té que les mili­taires puissent être jugés par des tri­bu­naux de paix et à la réforme agraire envi­sa­gée dans le trai­té de paix.

Leur vision de paix se fonde éga­le­ment sur la défense des valeurs conser­va­trices, par­ti­cu­liè­re­ment de la famille tra­di­tion­nelle face à l’imposition de ladite « idéo­lo­gie de genre » à tra­vers les accords signés avec les Farc. C’est le cas notam­ment d’Alejandro Ordóñez, ex-pro­cu­reur géné­ral et célèbre détrac­teur du pro­ces­sus de paix, qui a lan­cé sa can­di­da­ture pré­si­den­tielle avec le slo­gan « Pour ma famille #JeSi­gne­Pou­rOrdóñez ».

Le discours des Farc

Fina­le­ment, en pleine trans­for­ma­tion en par­ti poli­tique, une image plus favo­rable dans l’opinion publique s’avère néces­saire pour les Farc afin de réaf­fir­mer leur légi­ti­mi­té comme acteur poli­tique. En confor­mi­té avec le trai­té de paix, un mini­mum de dix sièges au Par­le­ment, cinq à la Chambre des repré­sen­tants et cinq au Sénat, seront assu­rés au nou­veau par­ti pour les périodes légis­la­tives de 2018 et 2022, tan­dis que seize cir­cons­crip­tions élec­to­rales spé­ciales seront créées dans leurs zones d’influence.

Comme l’indique le nou­veau slo­gan de l’organisation, « La paix est dans notre cœur », la stra­té­gie prin­ci­pale des Farc consiste à pré­sen­ter la paix et la récon­ci­lia­tion comme les buts de leur lutte armée. Leur démo­bi­li­sa­tion ne signi­fie­rait pas leur red­di­tion, mais la conti­nua­tion de la lutte par des moyens poli­tiques. La publi­ca­tion de Rodri­go Lon­doño, alias Timo­chen­ko, chef de l’organisation, lors de la remise de leurs armes le démontre bien : « Nous ne met­tons pas fin à notre résis­tance de cin­quante-trois ans, nous conti­nue­rons notre lutte pour une Nou­velle Colom­bie par la voie qu’ils ne nous ont jamais per­mis de suivre. »

Tout au long du conflit, les Farc se sont reven­di­qués repré­sen­tants et défen­seurs du peuple, et par­ti­cu­liè­re­ment des pay­sans, face à l’oppression et aux injus­tices du régime poli­tique. Elles défendent par consé­quent une vision popu­laire de la paix, fon­dée sur l’inclusion sociale, les garan­ties pour la dis­si­dence poli­tique et la par­ti­ci­pa­tion citoyenne. En témoigne la publi­ca­tion de Timo­chen­ko : « Les accords de paix n’appartiennent pas à la gué­rilla : ils sont des Colom­biens, des pay­sans, femmes, étu­diants, afro-colom­biens, indigènes. »

Néan­moins, cette vision s’appuie sur un anta­go­nisme contre les « enne­mis » de la paix, aus­si bien poli­tiques qu’armés. « L’union de tous ceux qui défendent la paix nous per­met­tra de vaincre les guer­riers qui pro­meuvent la vio­lence para­mi­li­taire », a twit­té Timo­chen­ko lors d’un évè­ne­ment élec­to­ral de l’Union patrio­tique, un par­ti de gauche créé dans le cadre du pro­ces­sus de paix de 1986 dont 4.000 mili­tants ont été exterminés.

Conclusion

La pola­ri­sa­tion de l’opinion publique colom­bienne concer­nant le pro­ces­sus de paix avec les Farc n’est pas seule­ment une consé­quence des trau­ma­tismes pro­vo­qués par plus de cinq décen­nies de guerre. Elle est aus­si l’expression des ten­sions qui existent entre les dif­fé­rentes visions de la paix — néo­li­bé­rale, conser­va­trice réac­tion­naire, sociale popu­laire — que les prin­ci­paux acteurs poli­tiques visent à conso­li­der à un moment déci­sif de l’histoire nationale.

Ces trois visions reposent en effet sur une oppo­si­tion entre « amis » et « enne­mis », soit de la paix, comme dans les dis­cours du gou­ver­ne­ment et des Farc, soit de la démo­cra­tie, la sécu­ri­té et la morale, comme dans celui de l’opposition de droite. Cette divi­sion de la socié­té pré­sage deux grands axes pour les élec­tions de 2018 et des­sine les grandes lignes du débat poli­tique pour les années à venir.

Entre­temps, sur le ter­rain, depuis le début de la mise en place des accords en décembre 2016, plus de cin­quante lea­deurs sociaux ont été tués tan­dis que le dépla­ce­ment for­cé a atteint un niveau com­pa­rable aux années les plus dures de la guerre. Face à cette situa­tion, les orga­ni­sa­tions de la socié­té civile se battent pour faire entendre leur cri «¡Que la paz no nos cueste la vida ! », pour que la paix ne soit pas qu’un discours.

Gonzalez Palacios


Auteur

analyste politique et chercheur indépendant, diplômé du master en Communication multilingue, université libre de Bruxelles, mig.gonzalezp@gmail.com