Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Procéder démocratiquement

Numéro 01/2 Janvier-Février 2003 par Jean-Marc Ferry

janvier 2003

Com­ment éla­bo­rer le concept poli­tique que l’Eu­rope peut se faire d’elle-même ? Com­ment dépas­ser la simple inté­gra­tion fonc­tion­nelle par l’é­mer­gence d’un sen­ti­ment du « nous » ? Le consen­sus qui fonde un tel sen­ti­ment ne sera acquis qu’en pas­sant par une confron­ta­tion argu­men­ta­tive des inter­pré­ta­tions natio­nales de notre héri­tage cultu­rel. Ce « consen­sus par confron­ta­tion » ne vise pas à uni­fier des croyances, mais à réa­li­ser des droits. Grâce à la pra­tique de la dis­cus­sion, visant à appro­fon­dir un droit com­mu­nau­taire et à en sou­te­nir la récep­tion publique, se réa­lise une culture poli­tique par­ta­gée. L’a­dop­tion d’une Consti­tu­tion par les nations membres de l’U­nion repré­sente alors une sorte de « contrat social euro­péen », ni vision com­mune du monde ni accord mini­mal sur des normes publiques, mais adop­tion d’at­ti­tudes sociales de base qui fondent la confiance et l’en­tente réci­proque, en per­met­tant de résoudre les problèmes.

Je ne ferai qu’in­tro­duire le thème du consen­sus par confron­ta­tion en pre­nant pour point de départ l’ac­tua­li­té du défi de l’é­lar­gis­se­ment de l’U­nion. Je m’ar­rê­te­rai donc au seuil d’un appro­fon­dis­se­ment qui pren­drait en vue le pas­sif de conten­tieux his­to­rique entre des peuples qui se sont jadis infli­gé des vio­lences et doivent enga­ger un pro­ces­sus recons­truc­tif s’ils veulent pou­voir for­mer ensemble une grande com­mu­nau­té de sta­ture qua­si continentale.

Quelles frontières pour l’union ?

On prend sou­vent la ques­tion des limites de l’U­nion euro­péenne à par­tir d’une autre : les limites de l’Eu­rope, et de là, on réflé­chit tan­tôt dans la direc­tion des limites phy­siques ou géo­gra­phiques, tan­tôt dans la direc­tion des limites cultu­relles ou historiques.

Quelques mots sur ces approches. Tout d’a­bord les conven­tions géo­gra­phiques sont contes­tables. « L’Eu­rope de l’At­lan­tique à l’Ou­ral » n’est qu’une for­mule. Il n’y a évi­dem­ment pas de fron­tières natu­relles de l’Eu­rope. Du point de vue de la géo­gra­phie phy­sique, l’Eu­rope est à peine un sous-conti­nent asia­tique. À vrai dire, sa réa­li­té géo­phy­sique a moins de consis­tance que, par exemple, celle du sous-conti­nent indien.

Quant au cri­tère cultu­rel et his­to­rique, il parait certes beau­coup plus consis­tant que le cri­tère natu­rel ou géo­gra­phique, mais il est fluc­tuant. Par exemple, l’Es­pagne au XVIIIe siècle n’é­tait plus regar­dée comme euro­péenne, car elle s’é­tait tour­née vers le Nou­veau Monde, et elle ne sem­blait pas par­ti­ci­per au mou­ve­ment des idées nou­velles. Et, avant la décou­verte offi­cielle de l’A­mé­rique (1492), date qui coïn­cide avec le der­nier épi­sode de la Recon­quis­ta c’est-à-dire la prise de Gre­nade, l’Es­pagne était sous l’in­fluence du monde arabe. La Rus­sie a éga­le­ment sou­vent posé pro­blème : au XVIIIe siècle, elle était cultu­rel­le­ment proche de l’Eu­rope, grâce notam­ment à l’im­pé­ra­trice Cathe­rine, qui a favo­ri­sé la dif­fu­sion des Lumières. Mais au XXe siècle, la Rus­sie comme lea­der de l’U­nion sovié­tique avait ces­sé d’être euro­péenne. Et aujourd’­hui, son sta­tut est très incer­tain. Tou­jours du point de vue cultu­rel et his­to­rique, la Tur­quie fait éga­le­ment ques­tion, car, bien qu’il s’a­gisse d’un État laïque, sa reli­gion domi­nante est l’is­lam, et, his­to­ri­que­ment, la Tur­quie fut long­temps regar­dée comme l’Autre, l’en­ne­mie de l’Eu­rope et de la chré­tien­té. Sa domi­na­tion sur les Bal­kans a même pu faire dou­ter que l’Eu­rope bal­ka­nique — ce sont des thèses qui sont aujourd’­hui avan­cées — fût encore vrai­ment l’Eu­rope, d’au­tant que la reli­gion ortho­doxe pré­sente des carac­té­ris­tiques spé­ci­fiques qui la démarquent his­to­ri­que­ment de l’Eu­rope catho­lique et pro­tes­tante. Grande incer­ti­tude, donc, du cri­tère natu­rel géo­gra­phique comme du cri­tère cultu­rel et his­to­rique, pour défi­nir ce qu’est l’Eu­rope dans son essence.

Même si on par­ve­nait à une défi­ni­tion claire et consis­tante des limites natu­relles et cultu­relles, géo­gra­phiques et his­to­riques de l’Eu­rope, cela ne nous dirait cepen­dant pas grand-chose sur les limites de l’U­nion euro­péenne. Quelles limites lui assi­gner ? Il semble qu’à cet égard, la défi­ni­tion doive être pra­tique et même prag­ma­tique. Elle ne dépend pas tant de réponses à la ques­tion iden­ti­taire : « Qui sommes-nous ? », ni même « Qui vou­lons-nous être ? » Mais plu­tôt à cette ques­tion : « Que vou­lons-nous faire ? Et com­ment ? » ; ques­tion cepen­dant trop courte, car quel est le « nous » de ce « Que vou­lons-nous faire ? » Et lors­qu’on demande « com­ment ? », on ne peut s’empêcher de se deman­der en même temps « avec qui ? ».

Cepen­dant, la ques­tion des limites de l’é­lar­gis­se­ment ne doit pas faire trop étroi­te­ment dépendre sa réponse d’une déci­sion préa­lable sur l’i­den­ti­té euro­péenne. Ce qu’en effet nous sommes, en tant que citoyens euro­péens, dépen­dra de ce que nous aurons fait sur la voie de construc­tion d’une union poli­tique euro­péenne et, au-delà, sur la voie d’é­di­fi­ca­tion d’une com­mu­nau­té poli­tique européenne.

Mais qui est ce « nous » tou­jours pré­sup­po­sé ? Ce « nous » ren­voie au départ à ceux des Euro­péens qui, après la Seconde Guerre mon­diale et dans le contexte de la guerre froide, se sont accor­dés sur un pro­jet construc­ti­viste : construire poli­ti­que­ment l’en­ti­té d’U­nion euro­péenne en tant qu’« uni­té de sur­vie », comme dit le socio­logue Nor­bert Elias, de sta­ture conti­nen­tale ou qua­si continentale.

Ce pro­jet construc­ti­viste repo­sait sur les motifs de la paix : plus jamais de guerre civile euro­péenne ! Et aus­si sur le motif de la pros­pé­ri­té éco­no­mique. C’est secon­dai­re­ment que, sur ce motif prag­ma­tique, se sont gref­fées des consi­dé­ra­tions iden­ti­taires : pro­mou­voir l’hé­ri­tage spi­ri­tuel — il y a eu des débats : les Alle­mands vou­laient dire « reli­gieux », les Fran­çais enten­daient « spi­ri­tuel » — que les Euro­péens ont reçu « indi­vis », pour para­phra­ser la for­mule d’Er­nest Renan, par­lant du motif de la natio­na­li­té, jus­te­ment. Et c’est alors que les pro­blèmes de défi­ni­tion préa­lable du « nous » euro­péen ont pu com­men­cer de se poser : que la ques­tion « Qui sommes-nous en tant qu’Eu­ro­péens ? » a pu appa­raitre comme une ques­tion préjudicielle.

Une culture politique commune

Cette démarche — que j’ap­pel­le­rais, sans conno­ta­tion spé­cia­le­ment péjo­ra­tive, « fon­da­men­ta­liste » — n’est pas appro­priée au pro­jet d’é­di­fi­ca­tion d’une union poli­tique euro­péenne. L’i­den­ti­té cultu­relle euro­péenne, quelles qu’en soient les défi­ni­tions, ne doit pas, me semble-t-il, être regar­dée comme ce qui des­sine la limite de l’es­pace poli­tique euro­péen, c’est-à-dire la limite à l’é­lar­gis­se­ment de l’U­nion euro­péenne, mais plu­tôt comme ce qui pro­cure les res­sources, d’ailleurs non exclu­sives, de tra­di­tions, de valeurs, de sym­boles phi­lo­so­phiques, juri­diques et autres. Autant de maté­riaux séman­tiques dont chaque nation membre peut être regar­dée comme un inter­pré­tant singulier.

Mais à pré­sent, ces inter­pré­ta­tions sin­gu­lières que consti­tuent les cultures natio­nales par rap­port à la civi­li­sa­tion euro­péenne sont appe­lées à se confron­ter entre elles et à se décen­trer, dans la pers­pec­tive pra­tique d’une culture poli­tique com­mune. J’in­siste sur le mot « poli­tique ». En d’autres termes, l’i­den­ti­té poli­tique de l’U­nion euro­péenne ne découle pas de l’i­den­ti­té his­to­rique de l’Eu­rope sur le mode d’une conti­nui­té nar­ra­tive de tra­di­tions héri­tées, ou si l’on pré­fère sur le mode d’une aug­men­ta­tion (auc­to­ri­tas) du fonds com­mun spi­ri­tuel euro­péen. Un tra­vail cri­tique doit plu­tôt s’exer­cer sur l’hé­ri­tage, non pas pour le détruire, mais afin de nous rendre plus réflexifs à son égard, de sorte que l’on puisse mettre sélec­ti­ve­ment en exergue vis-à-vis du reste du monde les élé­ments de cet héri­tage, qui, sur un plan sym­bo­lique, sont ouverts et pro­pices à l’in­clu­sion de l’autre, quel que soit son arrière-fond cultu­rel, du moment que cet autre pré­sente et mani­feste — dans sa pra­tique même — les dis­po­si­tions prag­ma­tiques qui conviennent à la for­ma­tion d’un consen­sus pro­cé­du­ral. Que peut-on entendre par « consen­sus pro­cé­du­ral » ? Une pra­tique de for­ma­tion de la volon­té poli­tique qui ne vise pas à uni­fier des croyances, mais à réa­li­ser des droits.

De là s’é­la­bore le concept poli­tique que l’Eu­rope peut se faire d’elle-même, à tra­vers donc la confron­ta­tion argu­men­ta­tive des inter­pré­ta­tions natio­nales de l’hé­ri­tage civi­li­sa­tion­nel, confron­ta­tion menée dans les termes d’une dis­cus­sion pra­tique visant à appro­fon­dir un droit com­mu­nau­taire et à en sou­te­nir la récep­tion publique. Dans le lan­gage de cer­tains juristes, on pour­rait dire : à ren­for­cer la sur­dé­ter­mi­na­tion de ce droit, en accu­mu­lant par la pra­tique publique de confron­ta­tion civi­li­sée à l’in­té­rieur de l’U­nion les sédi­ments d’une culture poli­tique commune.

Les conflits d’in­ter­pré­ta­tion, qui ne man­que­ront pas d’ad­ve­nir, leur dénoue­ment argu­men­ta­tif, que l’on sou­haite dans un espace civil, public et légal — dénoue­ment argu­men­ta­tif et recons­truc­tif, car il y a des conten­tieux anciens à liqui­der — consti­tuent en effet autant de pré­cé­dents sus­cep­tibles d’en­ri­chir l’ar­rière-plan séman­tique des pra­tiques ulté­rieures, c’est-à-dire la culture poli­tique propre à sou­te­nir et à dyna­mi­ser les ins­ti­tu­tions com­mu­nau­taires. Cela signi­fie que c’est dans cette pra­tique elle-même que l’on peut réa­li­ser les pre­miers sédi­ments d’une culture poli­tique par­ta­gée ne por­tant pas spé­cia­le­ment pré­ju­dice aux « cultures anthro­po­lo­giques » dif­fé­rentes des nations.

Les critères d’intégration

Le modèle d’un consen­sus par confron­ta­tion — non pas celui d’un simple « consen­sus par recou­pe­ment », pour reprendre l’ex­pres­sion du célèbre phi­lo­sophe amé­ri­cain John Rawls — appa­rait comme la base pra­tique de ce qu’on pour­rait regar­der comme le « contrat social euro­péen » que repré­sen­te­rait l’a­dop­tion d’une Consti­tu­tion com­mune aux nations membres de l’Union.

Quelques mots sur les cri­tères de l’inclusion-exclusion.

En pre­mière ligne, nous avons le cri­tère que l’on pour­rait nom­mer « consti­tu­tion­na­liste ». C’est le cri­tère d’une adhé­sion authen­tique des peuples et de leurs États au prin­cipe de l’É­tat de droit démo­cra­tique. Dans l’ordre des pré­fé­rences axio­lo­giques, le cri­tère consti­tu­tion­na­liste appa­rait comme le pre­mier cri­tère d’ap­par­te­nance à l’U­nion. Il contient en même temps des cri­tères d’in­clu­sion — peut-être même d’ex­clu­sion, pour­quoi pas. En tant que condi­tion d’ex­clu­sion, ce cri­tère repré­sente une condi­tion suf­fi­sante : si l’É­tat can­di­dat n’est pas acquis au prin­cipe de l’É­tat de droit démo­cra­tique, il ne sau­rait être inclus. En tant que condi­tion d’in­clu­sion, il repré­sente une condi­tion néces­saire mais non suf­fi­sante (une condi­tion sine qua non). C’est le cri­tère de l’adhé­sion authen­tique — et éprou­vée — des nations can­di­dates au prin­cipe de l’É­tat de droit démocratique.

J’ai­me­rais à cet égard sou­mettre quatre remarques. Les deux pre­mières portent sur les cri­tères de l’in­clu­sion-exclu­sion, c’est-à-dire les cri­tères géné­raux d’ap­par­te­nance à l’U­nion. La troi­sième remarque a trait à la nou­velle légi­ti­ma­tion poli­tique de l’Eu­rope — qui n’est plus celle du départ, je crois. La qua­trième remarque est un point ana­ly­tique sur le concept de consen­sus par confrontation.

Pre­mière remarque, je vou­lais dire que l’ap­pli­ca­tion pra­tique du cri­tère consti­tu­tion­na­liste, cri­tère de l’adhé­sion au prin­cipe de l’É­tat de droit démo­cra­tique, peut se révé­ler poli­ti­que­ment dif­fi­cile. Des États can­di­dats et leurs repré­sen­tants peuvent être ani­més, de bonne foi, par la ferme inten­tion d’as­su­rer pour leur part la démo­cra­tie et l’É­tat de droit. Mais cette bonne foi et cette bonne volon­té ne suf­fisent pas. L’adhé­sion au prin­cipe de l’É­tat de droit démo­cra­tique, si authen­tique ou sin­cère soit-elle, n’est pas pour autant « éprou­vée ». Un signe assez sûr de cette adhé­sion serait la sta­bi­li­sa­tion natio­nale d’une culture poli­tique démo­cra­tique et l’in­té­rio­ri­sa­tion de ces prin­cipes, chez les citoyens comme chez les diri­geants. Cela se teste en regard de la pra­tique poli­tique interne et externe de ces États. L’U­nion prend tou­jours un risque en pariant que l’in­clu­sion de nou­veaux États poli­ti­que­ment fra­giles favo­ri­se­ra leur pro­ces­sus de démo­cra­ti­sa­tion, et plus encore des dis­po­si­tions civiques et soli­da­ristes à un niveau post­na­tio­nal. C’est un pari ris­qué. Je ne dis pas que c’est un mau­vais pari. Mais c’est un pari.

Deuxième remarque, le cri­tère consti­tu­tion­na­liste est le pre­mier, mais non pas le seul. S’y adjoignent un cri­tère que j’ap­pel­le­rais « fonc­tion­na­liste », voire « uti­li­ta­riste », qui prend notam­ment en compte la com­pa­ti­bi­li­té des sys­tèmes éco­no­miques, ain­si qu’un cri­tère que j’ap­pel­le­rais « com­mu­nau­ta­riste » qui tient compte, quant à lui, des com­pa­ti­bi­li­tés cultu­relles entre les peuples appe­lés à vivre ensemble. Il ne s’a­git pas cepen­dant de mesu­rer ces com­pa­ti­bi­li­tés à l’aune de proxi­mi­tés de croyances reli­gieuses ou de visions du monde, parce qu’a­lors, par exemple, les pays de reli­gions musul­manes seraient d’emblée exclus, à prio­ri. On n’au­rait plus qu’à dire car­ré­ment que l’Eu­rope n’est qu’une affaire entre chré­tiens, voire entre catho­liques et pro­tes­tants, comme cer­tains le sou­tiennent. C’est plu­tôt à l’aune des pra­tiques effec­tives et des atti­tudes cou­rantes, par exemple dans le rap­port aux femmes ou dans le rap­port aux étran­gers qu’on mesu­re­ra ces compatibilités.

Quand je parle de com­pa­ti­bi­li­tés cultu­relles, je ne vise donc pas des visions du monde ou des reli­gions, mais des pra­tiques sociales, des atti­tudes sociales de base. Cette com­pa­ti­bi­li­té cultu­relle se mesure seule­ment à la rece­va­bi­li­té morale des pra­tiques sociales comme fac­teur de confiance et d’en­tente réci­proque. Aucune règle for­melle ne peut évi­dem­ment fixer à prio­ri la pro­por­tion dans laquelle ces trois cri­tères, consti­tu­tion­na­liste, fonc­tion­na­liste et com­mu­nau­ta­riste, doivent concou­rir à la déci­sion d’in­clure. C’est une affaire de juge­ment poli­tique et de pru­dence pra­tique, de phro­ne­sis, comme disaient les Anciens, dans la for­ma­tion de ce que Rawls appelle un « équi­libre réflé­chi », à for­mer pour chaque cas d’es­pèce. Là, je ne parle que du point de vue de la rai­son publique, c’est-à-dire du point de vue de la légi­ti­mi­té. Mais cela ne pré­juge aucu­ne­ment des motifs réels de la déci­sion d’é­lar­gir. Il s’a­git de ce qui est public seulement.

La nouvelle légitimation de l’europe

Troi­sième remarque, l’U­nion euro­péenne est une uni­té de sur­vie d’é­chelle qua­si conti­nen­tale. Sa nou­velle légi­ti­ma­tion serait aujourd’­hui de contri­buer à domes­ti­quer poli­ti­que­ment la mon­dia­li­sa­tion éco­no­mique, en met­tant tout son poids dans les rela­tions inter­na­tio­nales, en par­ti­cu­lier dans les orga­ni­sa­tions inter­na­tio­nales. L’Eu­rope, l’U­nion euro­péenne doit notam­ment équi­li­brer la super­puis­sance amé­ri­caine, en contre­car­rant la ten­dance de cette der­nière à l’u­ni­la­té­ra­lisme des déci­sions de poli­tique mon­diale. Bref, l’U­nion euro­péenne doit peser sur l’ordre mon­dial en tant que puis­sance, et cela implique un prin­cipe de fer­me­ture, ce qui jus­ti­fie aus­si un cri­tère géo­gra­phique de limi­ta­tion de l’Eu­rope poli­tique. L’Aus­tra­lie est cer­tai­ne­ment un État de droit démo­cra­tique, mais on ne va pas l’in­té­grer dans l’U­nion euro­péenne ! Il semble que, du point de vue géo­po­li­tique, la stra­té­gie euro­péenne soit, autant que l’on puisse voir, une stra­té­gie mul­ti­po­laire, ou encore mul­ti­ré­gio­nale, plu­tôt qu’une stra­té­gie glo­bale, qui serait du côté amé­ri­cain. Autre­ment dit, l’U­nion euro­péenne ten­drait à se pro­fi­ler comme un modèle de struc­tu­ra­tion d’un ordre mon­dial à par­tir d’en­ti­tés qua­si conti­nen­tales. On en voit une pré­fi­gu­ra­tion avec Mer­co­sur, Ale­na, Asean, et même en Afrique. L’Eu­rope pour­rait donc consti­tuer un modèle de ce sys­tème mul­ti­po­laire ou mul­ti­ré­gio­nal, valable pour d’autres enti­tés conti­nen­tales à venir. Je crois que c’est sa stra­té­gie fon­da­men­tale, qui n’est pas la glo­ba­li­sa­tion au sens américain.

De ce point de vue, le sché­ma qui s’es­quisse ne serait pas, contrai­re­ment à ce que pou­vaient pen­ser les phi­lo­sophes d’il y a deux siècles, l’ex­ten­sion pla­né­taire d’un sys­tème qui aurait pris nais­sance en Europe, pour s’é­tendre de proche en proche à l’en­semble de la terre. Le sché­ma actuel serait plu­tôt de créer les bases de rela­tions inter­con­ti­nen­tales (plu­tôt qu’in­ter­na­tio­nales), en vue d’un ordre cos­mo­po­li­tique qui fasse droit aux régions géo­gra­phiques et aux diver­si­tés cultu­relles ou civi­li­sa­tion­nelles ain­si qu’aux prin­cipes dif­fé­rents. Mais le prin­cipe cos­mo­po­li­tique serait pré­sen­té dans la struc­ture juri­dique de base de l’U­nion euro­péenne. Je ne peux pas déve­lop­per cette idée ici. Mais je pense que cette struc­ture juri­dique cos­mo­po­li­tique est déjà pré­sente, in sta­tu nas­cen­di dans l’U­nion euro­péenne. Nous ver­rons si la Conven­tion en pren­dra lar­ge­ment acte.

Convictions privées et raison publique

Der­nière remarque, sur le consen­sus par confron­ta­tion. Tout comme le concept libé­ral de consen­sus par recou­pe­ment, que l’on trouve pré­sen­té chez John Rawls, le concept « répu­bli­cain » de consen­sus par confron­ta­tion est jus­ti­fié dans le contexte de socié­tés mar­quées par ce que l’on appelle le « fait du plu­ra­lisme » des valeurs, des repré­sen­ta­tions, des croyances, des visions du monde. Aujourd’­hui en ce qui concerne l’Eu­rope et le défi d’une inté­gra­tion poli­tique à cette échelle, le fait du plu­ra­lisme ne touche pas seule­ment à la dif­fé­rence entre les indi­vi­dus, mais aus­si à la dif­fé­ren­ceentre les col­lec­ti­vi­tés. Sans par­ler de mul­ti­cul­tu­ra­lisme, l’U­nion euro­péenne doit faire face à une réa­li­té mul­ti­cul­tu­relle, mul­tieth­nique et mul­ti­na­tio­nale. Com­ment inté­grer poli­ti­que­ment cette réa­li­té sans en détruire la diver­si­té ? C’est la croix de l’U­nion euro­péenne. On parle avec emphase d’en­ri­chis­se­ment par la dif­fé­rence, mais cela ne dit pas com­ment on s’y pren­dra pour réa­li­ser l’in­té­gra­tion dans le res­pect des différences.

À cet égard, le modèle libé­ral d’un consen­sus par recou­pe­ment recourt à une for­mule dis­so­cia­tive, c’est-à-dire au prin­cipe d’une dis­so­cia­tion fonc­tion­nelle entre, d’une part, les valeurs et visions du monde (que le libé­ra­lisme estime devoir être pri­vées), et d’autre part, les normes de vie com­mune qu’on estime devoir être publiques. Dis­so­cia­tion entre valeurs et normes, entre valeurs pri­vées et normes publiques. Le modèle est tou­jours han­té par le risque de dis­lo­ca­tion sociale qui pour­rait résul­ter d’une irrup­tion des conflits de valeurs et de croyances sur la scène poli­tique. Le spectre para­dig­ma­tique à cet égard, c’est la guerre des reli­gions. Pour pré­ve­nir ou conju­rer ce risque tou­jours pré­sent dans la pen­sée libé­rale, en par­ti­cu­lier celle de John Rawls, la solu­tion depuis Hobbes consiste en une pri­va­ti­sa­tion des convic­tions et des croyances — c’est-à-dire au fond dans ce que j’ap­pel­le­rais une « excom­mu­ni­ca­tion poli­tique du reli­gieux » : rai­son publique d’un côté, convic­tion pri­vée de l’autre. C’est la for­mule pré­li­bé­rale de la paci­fi­ca­tion sociale. De là se construit le modèle libé­ral d’un consen­sus par recou­pe­ment : on sup­pose que les socié­taires pour­ront trou­ver dans leurs valeurs pri­vées les bonnes rai­sons, tou­jours pri­vées, d’adhé­rer à des normes com­munes qui, elles, sont publiques. À l’ar­ri­vée, les orien­ta­tions indi­vi­duelles for­mées sur la base de valeurs pri­vées peuvent — si ces orien­ta­tions et valeurs sont, comme le dit Rawls, « rai­son­nables », c’est-à-dire orien­tées vers la coopé­ra­tion — se recou­per au niveau d’un accord mini­mal et fon­da­men­tal sur les normes publiques de cette coopé­ra­tion, les normes de la jus­tice politique.

Les avantages du consensus par confrontation

Le consen­sus par recou­pe­ment est par consé­quent un mon­tage qui éco­no­mise la confron­ta­tion publique des valeurs et des visions du monde. Ce mon­tage per­met sans doute de garan­tir les droits civils fon­da­men­taux, que l’on appe­lait jadis les « droits-liber­té », sur une base de tolé­rance uni­ver­selle. Cepen­dant, ce mon­tage laisse ouvert, ou pen­dant, un pro­blème que je crois très actuel en ce qui concerne l’U­nion euro­péenne : c’est le pro­blème d’une inté­gra­tion démo­cra­tique réa­li­sée à tra­vers les autres caté­go­ries de droits fon­da­men­taux, en par­ti­cu­lier les droits civiques, fon­da­men­taux. J’en­tends par là des droits de par­ti­ci­pa­tion poli­tique — plus répu­bli­cains que libé­raux — ain­si que les droits sociaux fon­da­men­taux ou droits de soli­da­ri­té. Ajoutons‑y ce que j’ap­pel­le­rais volon­tiers les droits moraux, qui recouvrent aus­si les droits cultu­rels ou droits de per­son­na­li­té. Le défaut du modèle d’un consen­sus par recou­pe­ment est à mon sens de ne pas faire appa­raitre de lien interne néces­saire entre, d’une part, la satis­fac­tion des droits sub­jec­tifs, et, d’autre part, l’au­to­no­mie poli­tique des citoyens qui doivent contri­buer à l’é­la­bo­ra­tion de ces mêmes droits. En d’autres termes, ce modèle ne fait pas appa­raitre une consub­stan­tia­li­té entre État de droit et démo­cra­tie. En par­ti­cu­lier, on ne voit pas la néces­si­té d’une démo­cra­tie par­ti­ci­pa­tive plu­tôt qu’ac­cla­ma­tive. Cela laisse sup­po­ser que le modèle libé­ral du consen­sus par recou­pe­ment est fai­ble­ment inté­gra­teur du point de vue poli­tique. Cepen­dant, le modèle « répu­bli­cain », au sens large d’un consen­sus par confron­ta­tion, a pré­ci­sé­ment pour ambi­tion de com­bler cette lacune ou ce défi­cit inhé­rent au prin­cipe libé­ral de consen­sus par recoupement.

J’i­rai très vite pour expli­ci­ter quelque peu ce concept du point de vue poli­tique. Il ne s’a­git pas de contes­ter les fon­de­ments du libé­ra­lisme poli­tique, mais de récon­ci­lier clai­re­ment liber­tés indi­vi­duelles et auto­no­mie poli­tique, État de droit et démo­cra­tie. En ce qui concerne l’Eu­rope, il en va ain­si d’un dépas­se­ment de la simple inté­gra­tion fonc­tion­nelle ou sys­té­mique, qui a l’air de se por­ter bien jus­qu’à pré­sent, en direc­tion d’une véri­table inté­gra­tion poli­tique, laquelle sup­pose l’é­mer­gence d’un sen­ti­ment du « nous », c’est-à-dire d’un sen­ti­ment d’ap­par­te­nance à une même com­mu­nau­té entre Euro­péens. Le modèle du consen­sus par confron­ta­tion revient en consé­quence sur le prin­cipe ou la for­mule d’une dis­so­cia­tion entre valeurs pri­vées et normes publiques, ou encore entre convic­tions pri­vées et rai­son publique. On compte alors sur la pro­cé­dure elle-même d’une éthique de dis­cus­sion menée publi­que­ment et sans réserve, pour ouvrir la pers­pec­tive d’un consen­sus pra­tique, d’un accord pos­sible réa­li­sé à pro­pos de ques­tions pra­tiques qui se posent concrètement.

Il ne s’a­git donc pas de s’ac­cor­der sur des visions du monde, mais sur des réso­lu­tions de pro­blèmes, même si — et c’est cela l’in­té­rêt — de façon laté­rale, de telles pra­tiques peuvent affec­ter les posi­tions théo­riques de départ, ne serait-ce qu’en leur impo­sant une sorte de décen­tre­ment, d’ou­ver­ture des visions les unes sur les autres, mais seule­ment à pro­pos de pro­blèmes pra­tiques. Ce n’est pas une confron­ta­tion fron­tale entre des visions du monde. C’est dans les argu­men­ta­tions pra­tiques elles-mêmes que, laté­ra­le­ment, cette confron­ta­tion peut s’en­ga­ger, mais tou­jours indi­rec­te­ment, et donc d’une façon qui, à mon avis, n’est pas patho­gène. De ce fait, l’ex­com­mu­ni­ca­tion poli­tique du reli­gieux n’est plus de rigueur. La rai­son publique s’ouvre au contraire à la convic­tion pri­vée pour accueillir, entre autres, les intui­tions nor­ma­tives dont nous avons besoin aujourd’­hui pour régler de grands pro­blèmes de socié­té (clo­nage, eugé­nisme libé­ral, avor­te­ment, droit au sui­cide, etc.). Et ces intui­tions morales sont archi­vées, pré­ci­sé­ment, dans le poten­tiel séman­tique des religions.

Jean-Marc Ferry


Auteur

Jean-Marc Ferry est professeur de philosophie à l'U.L.B.