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Procéder démocratiquement
Comment élaborer le concept politique que l’Europe peut se faire d’elle-même ? Comment dépasser la simple intégration fonctionnelle par l’émergence d’un sentiment du « nous » ? Le consensus qui fonde un tel sentiment ne sera acquis qu’en passant par une confrontation argumentative des interprétations nationales de notre héritage culturel. Ce « consensus par confrontation » ne vise pas à unifier des croyances, mais à réaliser des droits. Grâce à la pratique de la discussion, visant à approfondir un droit communautaire et à en soutenir la réception publique, se réalise une culture politique partagée. L’adoption d’une Constitution par les nations membres de l’Union représente alors une sorte de « contrat social européen », ni vision commune du monde ni accord minimal sur des normes publiques, mais adoption d’attitudes sociales de base qui fondent la confiance et l’entente réciproque, en permettant de résoudre les problèmes.
Je ne ferai qu’introduire le thème du consensus par confrontation en prenant pour point de départ l’actualité du défi de l’élargissement de l’Union. Je m’arrêterai donc au seuil d’un approfondissement qui prendrait en vue le passif de contentieux historique entre des peuples qui se sont jadis infligé des violences et doivent engager un processus reconstructif s’ils veulent pouvoir former ensemble une grande communauté de stature quasi continentale.
Quelles frontières pour l’union ?
On prend souvent la question des limites de l’Union européenne à partir d’une autre : les limites de l’Europe, et de là, on réfléchit tantôt dans la direction des limites physiques ou géographiques, tantôt dans la direction des limites culturelles ou historiques.
Quelques mots sur ces approches. Tout d’abord les conventions géographiques sont contestables. « L’Europe de l’Atlantique à l’Oural » n’est qu’une formule. Il n’y a évidemment pas de frontières naturelles de l’Europe. Du point de vue de la géographie physique, l’Europe est à peine un sous-continent asiatique. À vrai dire, sa réalité géophysique a moins de consistance que, par exemple, celle du sous-continent indien.
Quant au critère culturel et historique, il parait certes beaucoup plus consistant que le critère naturel ou géographique, mais il est fluctuant. Par exemple, l’Espagne au XVIIIe siècle n’était plus regardée comme européenne, car elle s’était tournée vers le Nouveau Monde, et elle ne semblait pas participer au mouvement des idées nouvelles. Et, avant la découverte officielle de l’Amérique (1492), date qui coïncide avec le dernier épisode de la Reconquista c’est-à-dire la prise de Grenade, l’Espagne était sous l’influence du monde arabe. La Russie a également souvent posé problème : au XVIIIe siècle, elle était culturellement proche de l’Europe, grâce notamment à l’impératrice Catherine, qui a favorisé la diffusion des Lumières. Mais au XXe siècle, la Russie comme leader de l’Union soviétique avait cessé d’être européenne. Et aujourd’hui, son statut est très incertain. Toujours du point de vue culturel et historique, la Turquie fait également question, car, bien qu’il s’agisse d’un État laïque, sa religion dominante est l’islam, et, historiquement, la Turquie fut longtemps regardée comme l’Autre, l’ennemie de l’Europe et de la chrétienté. Sa domination sur les Balkans a même pu faire douter que l’Europe balkanique — ce sont des thèses qui sont aujourd’hui avancées — fût encore vraiment l’Europe, d’autant que la religion orthodoxe présente des caractéristiques spécifiques qui la démarquent historiquement de l’Europe catholique et protestante. Grande incertitude, donc, du critère naturel géographique comme du critère culturel et historique, pour définir ce qu’est l’Europe dans son essence.
Même si on parvenait à une définition claire et consistante des limites naturelles et culturelles, géographiques et historiques de l’Europe, cela ne nous dirait cependant pas grand-chose sur les limites de l’Union européenne. Quelles limites lui assigner ? Il semble qu’à cet égard, la définition doive être pratique et même pragmatique. Elle ne dépend pas tant de réponses à la question identitaire : « Qui sommes-nous ? », ni même « Qui voulons-nous être ? » Mais plutôt à cette question : « Que voulons-nous faire ? Et comment ? » ; question cependant trop courte, car quel est le « nous » de ce « Que voulons-nous faire ? » Et lorsqu’on demande « comment ? », on ne peut s’empêcher de se demander en même temps « avec qui ? ».
Cependant, la question des limites de l’élargissement ne doit pas faire trop étroitement dépendre sa réponse d’une décision préalable sur l’identité européenne. Ce qu’en effet nous sommes, en tant que citoyens européens, dépendra de ce que nous aurons fait sur la voie de construction d’une union politique européenne et, au-delà, sur la voie d’édification d’une communauté politique européenne.
Mais qui est ce « nous » toujours présupposé ? Ce « nous » renvoie au départ à ceux des Européens qui, après la Seconde Guerre mondiale et dans le contexte de la guerre froide, se sont accordés sur un projet constructiviste : construire politiquement l’entité d’Union européenne en tant qu’« unité de survie », comme dit le sociologue Norbert Elias, de stature continentale ou quasi continentale.
Ce projet constructiviste reposait sur les motifs de la paix : plus jamais de guerre civile européenne ! Et aussi sur le motif de la prospérité économique. C’est secondairement que, sur ce motif pragmatique, se sont greffées des considérations identitaires : promouvoir l’héritage spirituel — il y a eu des débats : les Allemands voulaient dire « religieux », les Français entendaient « spirituel » — que les Européens ont reçu « indivis », pour paraphraser la formule d’Ernest Renan, parlant du motif de la nationalité, justement. Et c’est alors que les problèmes de définition préalable du « nous » européen ont pu commencer de se poser : que la question « Qui sommes-nous en tant qu’Européens ? » a pu apparaitre comme une question préjudicielle.
Une culture politique commune
Cette démarche — que j’appellerais, sans connotation spécialement péjorative, « fondamentaliste » — n’est pas appropriée au projet d’édification d’une union politique européenne. L’identité culturelle européenne, quelles qu’en soient les définitions, ne doit pas, me semble-t-il, être regardée comme ce qui dessine la limite de l’espace politique européen, c’est-à-dire la limite à l’élargissement de l’Union européenne, mais plutôt comme ce qui procure les ressources, d’ailleurs non exclusives, de traditions, de valeurs, de symboles philosophiques, juridiques et autres. Autant de matériaux sémantiques dont chaque nation membre peut être regardée comme un interprétant singulier.
Mais à présent, ces interprétations singulières que constituent les cultures nationales par rapport à la civilisation européenne sont appelées à se confronter entre elles et à se décentrer, dans la perspective pratique d’une culture politique commune. J’insiste sur le mot « politique ». En d’autres termes, l’identité politique de l’Union européenne ne découle pas de l’identité historique de l’Europe sur le mode d’une continuité narrative de traditions héritées, ou si l’on préfère sur le mode d’une augmentation (auctoritas) du fonds commun spirituel européen. Un travail critique doit plutôt s’exercer sur l’héritage, non pas pour le détruire, mais afin de nous rendre plus réflexifs à son égard, de sorte que l’on puisse mettre sélectivement en exergue vis-à-vis du reste du monde les éléments de cet héritage, qui, sur un plan symbolique, sont ouverts et propices à l’inclusion de l’autre, quel que soit son arrière-fond culturel, du moment que cet autre présente et manifeste — dans sa pratique même — les dispositions pragmatiques qui conviennent à la formation d’un consensus procédural. Que peut-on entendre par « consensus procédural » ? Une pratique de formation de la volonté politique qui ne vise pas à unifier des croyances, mais à réaliser des droits.
De là s’élabore le concept politique que l’Europe peut se faire d’elle-même, à travers donc la confrontation argumentative des interprétations nationales de l’héritage civilisationnel, confrontation menée dans les termes d’une discussion pratique visant à approfondir un droit communautaire et à en soutenir la réception publique. Dans le langage de certains juristes, on pourrait dire : à renforcer la surdétermination de ce droit, en accumulant par la pratique publique de confrontation civilisée à l’intérieur de l’Union les sédiments d’une culture politique commune.
Les conflits d’interprétation, qui ne manqueront pas d’advenir, leur dénouement argumentatif, que l’on souhaite dans un espace civil, public et légal — dénouement argumentatif et reconstructif, car il y a des contentieux anciens à liquider — constituent en effet autant de précédents susceptibles d’enrichir l’arrière-plan sémantique des pratiques ultérieures, c’est-à-dire la culture politique propre à soutenir et à dynamiser les institutions communautaires. Cela signifie que c’est dans cette pratique elle-même que l’on peut réaliser les premiers sédiments d’une culture politique partagée ne portant pas spécialement préjudice aux « cultures anthropologiques » différentes des nations.
Les critères d’intégration
Le modèle d’un consensus par confrontation — non pas celui d’un simple « consensus par recoupement », pour reprendre l’expression du célèbre philosophe américain John Rawls — apparait comme la base pratique de ce qu’on pourrait regarder comme le « contrat social européen » que représenterait l’adoption d’une Constitution commune aux nations membres de l’Union.
Quelques mots sur les critères de l’inclusion-exclusion.
En première ligne, nous avons le critère que l’on pourrait nommer « constitutionnaliste ». C’est le critère d’une adhésion authentique des peuples et de leurs États au principe de l’État de droit démocratique. Dans l’ordre des préférences axiologiques, le critère constitutionnaliste apparait comme le premier critère d’appartenance à l’Union. Il contient en même temps des critères d’inclusion — peut-être même d’exclusion, pourquoi pas. En tant que condition d’exclusion, ce critère représente une condition suffisante : si l’État candidat n’est pas acquis au principe de l’État de droit démocratique, il ne saurait être inclus. En tant que condition d’inclusion, il représente une condition nécessaire mais non suffisante (une condition sine qua non). C’est le critère de l’adhésion authentique — et éprouvée — des nations candidates au principe de l’État de droit démocratique.
J’aimerais à cet égard soumettre quatre remarques. Les deux premières portent sur les critères de l’inclusion-exclusion, c’est-à-dire les critères généraux d’appartenance à l’Union. La troisième remarque a trait à la nouvelle légitimation politique de l’Europe — qui n’est plus celle du départ, je crois. La quatrième remarque est un point analytique sur le concept de consensus par confrontation.
Première remarque, je voulais dire que l’application pratique du critère constitutionnaliste, critère de l’adhésion au principe de l’État de droit démocratique, peut se révéler politiquement difficile. Des États candidats et leurs représentants peuvent être animés, de bonne foi, par la ferme intention d’assurer pour leur part la démocratie et l’État de droit. Mais cette bonne foi et cette bonne volonté ne suffisent pas. L’adhésion au principe de l’État de droit démocratique, si authentique ou sincère soit-elle, n’est pas pour autant « éprouvée ». Un signe assez sûr de cette adhésion serait la stabilisation nationale d’une culture politique démocratique et l’intériorisation de ces principes, chez les citoyens comme chez les dirigeants. Cela se teste en regard de la pratique politique interne et externe de ces États. L’Union prend toujours un risque en pariant que l’inclusion de nouveaux États politiquement fragiles favorisera leur processus de démocratisation, et plus encore des dispositions civiques et solidaristes à un niveau postnational. C’est un pari risqué. Je ne dis pas que c’est un mauvais pari. Mais c’est un pari.
Deuxième remarque, le critère constitutionnaliste est le premier, mais non pas le seul. S’y adjoignent un critère que j’appellerais « fonctionnaliste », voire « utilitariste », qui prend notamment en compte la compatibilité des systèmes économiques, ainsi qu’un critère que j’appellerais « communautariste » qui tient compte, quant à lui, des compatibilités culturelles entre les peuples appelés à vivre ensemble. Il ne s’agit pas cependant de mesurer ces compatibilités à l’aune de proximités de croyances religieuses ou de visions du monde, parce qu’alors, par exemple, les pays de religions musulmanes seraient d’emblée exclus, à priori. On n’aurait plus qu’à dire carrément que l’Europe n’est qu’une affaire entre chrétiens, voire entre catholiques et protestants, comme certains le soutiennent. C’est plutôt à l’aune des pratiques effectives et des attitudes courantes, par exemple dans le rapport aux femmes ou dans le rapport aux étrangers qu’on mesurera ces compatibilités.
Quand je parle de compatibilités culturelles, je ne vise donc pas des visions du monde ou des religions, mais des pratiques sociales, des attitudes sociales de base. Cette compatibilité culturelle se mesure seulement à la recevabilité morale des pratiques sociales comme facteur de confiance et d’entente réciproque. Aucune règle formelle ne peut évidemment fixer à priori la proportion dans laquelle ces trois critères, constitutionnaliste, fonctionnaliste et communautariste, doivent concourir à la décision d’inclure. C’est une affaire de jugement politique et de prudence pratique, de phronesis, comme disaient les Anciens, dans la formation de ce que Rawls appelle un « équilibre réfléchi », à former pour chaque cas d’espèce. Là, je ne parle que du point de vue de la raison publique, c’est-à-dire du point de vue de la légitimité. Mais cela ne préjuge aucunement des motifs réels de la décision d’élargir. Il s’agit de ce qui est public seulement.
La nouvelle légitimation de l’europe
Troisième remarque, l’Union européenne est une unité de survie d’échelle quasi continentale. Sa nouvelle légitimation serait aujourd’hui de contribuer à domestiquer politiquement la mondialisation économique, en mettant tout son poids dans les relations internationales, en particulier dans les organisations internationales. L’Europe, l’Union européenne doit notamment équilibrer la superpuissance américaine, en contrecarrant la tendance de cette dernière à l’unilatéralisme des décisions de politique mondiale. Bref, l’Union européenne doit peser sur l’ordre mondial en tant que puissance, et cela implique un principe de fermeture, ce qui justifie aussi un critère géographique de limitation de l’Europe politique. L’Australie est certainement un État de droit démocratique, mais on ne va pas l’intégrer dans l’Union européenne ! Il semble que, du point de vue géopolitique, la stratégie européenne soit, autant que l’on puisse voir, une stratégie multipolaire, ou encore multirégionale, plutôt qu’une stratégie globale, qui serait du côté américain. Autrement dit, l’Union européenne tendrait à se profiler comme un modèle de structuration d’un ordre mondial à partir d’entités quasi continentales. On en voit une préfiguration avec Mercosur, Alena, Asean, et même en Afrique. L’Europe pourrait donc constituer un modèle de ce système multipolaire ou multirégional, valable pour d’autres entités continentales à venir. Je crois que c’est sa stratégie fondamentale, qui n’est pas la globalisation au sens américain.
De ce point de vue, le schéma qui s’esquisse ne serait pas, contrairement à ce que pouvaient penser les philosophes d’il y a deux siècles, l’extension planétaire d’un système qui aurait pris naissance en Europe, pour s’étendre de proche en proche à l’ensemble de la terre. Le schéma actuel serait plutôt de créer les bases de relations intercontinentales (plutôt qu’internationales), en vue d’un ordre cosmopolitique qui fasse droit aux régions géographiques et aux diversités culturelles ou civilisationnelles ainsi qu’aux principes différents. Mais le principe cosmopolitique serait présenté dans la structure juridique de base de l’Union européenne. Je ne peux pas développer cette idée ici. Mais je pense que cette structure juridique cosmopolitique est déjà présente, in statu nascendi dans l’Union européenne. Nous verrons si la Convention en prendra largement acte.
Convictions privées et raison publique
Dernière remarque, sur le consensus par confrontation. Tout comme le concept libéral de consensus par recoupement, que l’on trouve présenté chez John Rawls, le concept « républicain » de consensus par confrontation est justifié dans le contexte de sociétés marquées par ce que l’on appelle le « fait du pluralisme » des valeurs, des représentations, des croyances, des visions du monde. Aujourd’hui en ce qui concerne l’Europe et le défi d’une intégration politique à cette échelle, le fait du pluralisme ne touche pas seulement à la différence entre les individus, mais aussi à la différenceentre les collectivités. Sans parler de multiculturalisme, l’Union européenne doit faire face à une réalité multiculturelle, multiethnique et multinationale. Comment intégrer politiquement cette réalité sans en détruire la diversité ? C’est la croix de l’Union européenne. On parle avec emphase d’enrichissement par la différence, mais cela ne dit pas comment on s’y prendra pour réaliser l’intégration dans le respect des différences.
À cet égard, le modèle libéral d’un consensus par recoupement recourt à une formule dissociative, c’est-à-dire au principe d’une dissociation fonctionnelle entre, d’une part, les valeurs et visions du monde (que le libéralisme estime devoir être privées), et d’autre part, les normes de vie commune qu’on estime devoir être publiques. Dissociation entre valeurs et normes, entre valeurs privées et normes publiques. Le modèle est toujours hanté par le risque de dislocation sociale qui pourrait résulter d’une irruption des conflits de valeurs et de croyances sur la scène politique. Le spectre paradigmatique à cet égard, c’est la guerre des religions. Pour prévenir ou conjurer ce risque toujours présent dans la pensée libérale, en particulier celle de John Rawls, la solution depuis Hobbes consiste en une privatisation des convictions et des croyances — c’est-à-dire au fond dans ce que j’appellerais une « excommunication politique du religieux » : raison publique d’un côté, conviction privée de l’autre. C’est la formule prélibérale de la pacification sociale. De là se construit le modèle libéral d’un consensus par recoupement : on suppose que les sociétaires pourront trouver dans leurs valeurs privées les bonnes raisons, toujours privées, d’adhérer à des normes communes qui, elles, sont publiques. À l’arrivée, les orientations individuelles formées sur la base de valeurs privées peuvent — si ces orientations et valeurs sont, comme le dit Rawls, « raisonnables », c’est-à-dire orientées vers la coopération — se recouper au niveau d’un accord minimal et fondamental sur les normes publiques de cette coopération, les normes de la justice politique.
Les avantages du consensus par confrontation
Le consensus par recoupement est par conséquent un montage qui économise la confrontation publique des valeurs et des visions du monde. Ce montage permet sans doute de garantir les droits civils fondamentaux, que l’on appelait jadis les « droits-liberté », sur une base de tolérance universelle. Cependant, ce montage laisse ouvert, ou pendant, un problème que je crois très actuel en ce qui concerne l’Union européenne : c’est le problème d’une intégration démocratique réalisée à travers les autres catégories de droits fondamentaux, en particulier les droits civiques, fondamentaux. J’entends par là des droits de participation politique — plus républicains que libéraux — ainsi que les droits sociaux fondamentaux ou droits de solidarité. Ajoutons‑y ce que j’appellerais volontiers les droits moraux, qui recouvrent aussi les droits culturels ou droits de personnalité. Le défaut du modèle d’un consensus par recoupement est à mon sens de ne pas faire apparaitre de lien interne nécessaire entre, d’une part, la satisfaction des droits subjectifs, et, d’autre part, l’autonomie politique des citoyens qui doivent contribuer à l’élaboration de ces mêmes droits. En d’autres termes, ce modèle ne fait pas apparaitre une consubstantialité entre État de droit et démocratie. En particulier, on ne voit pas la nécessité d’une démocratie participative plutôt qu’acclamative. Cela laisse supposer que le modèle libéral du consensus par recoupement est faiblement intégrateur du point de vue politique. Cependant, le modèle « républicain », au sens large d’un consensus par confrontation, a précisément pour ambition de combler cette lacune ou ce déficit inhérent au principe libéral de consensus par recoupement.
J’irai très vite pour expliciter quelque peu ce concept du point de vue politique. Il ne s’agit pas de contester les fondements du libéralisme politique, mais de réconcilier clairement libertés individuelles et autonomie politique, État de droit et démocratie. En ce qui concerne l’Europe, il en va ainsi d’un dépassement de la simple intégration fonctionnelle ou systémique, qui a l’air de se porter bien jusqu’à présent, en direction d’une véritable intégration politique, laquelle suppose l’émergence d’un sentiment du « nous », c’est-à-dire d’un sentiment d’appartenance à une même communauté entre Européens. Le modèle du consensus par confrontation revient en conséquence sur le principe ou la formule d’une dissociation entre valeurs privées et normes publiques, ou encore entre convictions privées et raison publique. On compte alors sur la procédure elle-même d’une éthique de discussion menée publiquement et sans réserve, pour ouvrir la perspective d’un consensus pratique, d’un accord possible réalisé à propos de questions pratiques qui se posent concrètement.
Il ne s’agit donc pas de s’accorder sur des visions du monde, mais sur des résolutions de problèmes, même si — et c’est cela l’intérêt — de façon latérale, de telles pratiques peuvent affecter les positions théoriques de départ, ne serait-ce qu’en leur imposant une sorte de décentrement, d’ouverture des visions les unes sur les autres, mais seulement à propos de problèmes pratiques. Ce n’est pas une confrontation frontale entre des visions du monde. C’est dans les argumentations pratiques elles-mêmes que, latéralement, cette confrontation peut s’engager, mais toujours indirectement, et donc d’une façon qui, à mon avis, n’est pas pathogène. De ce fait, l’excommunication politique du religieux n’est plus de rigueur. La raison publique s’ouvre au contraire à la conviction privée pour accueillir, entre autres, les intuitions normatives dont nous avons besoin aujourd’hui pour régler de grands problèmes de société (clonage, eugénisme libéral, avortement, droit au suicide, etc.). Et ces intuitions morales sont archivées, précisément, dans le potentiel sémantique des religions.