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Prison break ?

Numéro 05/6 Mai-Juin 2012 par Dan Kaminski

juin 2012

Le président du tribunal de première instance de Bruxelles et cinq juges d’instruction se sont rendus le mardi 3 avril 2012 à la prison de Forest. Cette visite, qui devrait être anodine, mérite bien la première page du Soir du mercredi 4 avril. La dernière fois qu’on a parlé d’une visite de juge d’instruction en prison, ce devait être […]

Le président du tribunal de première instance de Bruxelles et cinq juges d’instruction se sont rendus le mardi 3 avril 2012 à la prison de Forest. Cette visite, qui devrait être anodine, mérite bien la première page du Soir du mercredi 4 avril. La dernière fois qu’on a parlé d’une visite de juge d’instruction en prison, ce devait être celle de monsieur De Troy. Un petit rappel ? Wim De Troy est arrivé peu avant 19 heures le 15 janvier 2011 devant la prison de Saint-Gilles pour auditionner un détenu dans le cadre d’une instruction. Se voyant refuser l’entrée de son véhicule à l’intérieur de la prison, et faute d’autorisation spécifique en la matière, le juge avait fait procéder à l’interpellation par la police judiciaire fédérale d’un gardien de la prison de Saint-Gilles, de l’un de ses supérieurs et de la directrice de l’établissement pénitentiaire.

La une du Soir. Oui, cette visite est étonnante. Un grand principe systémique (et non juridique) de l’activité judiciaire consiste à cloisonner le travail des décideurs (les magistrats) de celui des exécutants de tout poil, globalement mal connus et délicatement méprisés, comme on peut le voir dans l’affaire De Troy rappelée ci-dessus. Ce que deviennent les justiciables incarcérés sous l’effet de leurs décisions, les juges, en général n’en savent rien ou ne veulent rien en savoir. Ils ne l’apprennent en général que de façon accidentelle, lorsqu’ils revoient devant eux les « récidivistes » (ce qui leur fait surestimer leur évaluation de la récidive). De plus, les magistrats savent — de source bien peu sûre — que les peines de moins de trois ans ne sont pas exécutées. Même si ce « fait » n’est pas entièrement fondé, ils s’en révoltent, soit au nom de leur autorité, soit au nom de la crédibilité et de l’efficacité de leurs décisions. L’œuf et la poule se retrouvent ici dans leur sempiternelle concurrence, mais il est certain que, de façon circulaire, cloisonnement et rumeur entrainent à la fois l’allongement des peines prononcées et le recours accru à la détention préventive comme une première tranche — voire la seule — d’emprisonnement effectif (ce qui est formellement interdit — voir encadré). Forest est un lieu dédié à la détention préventive (avant jugement). Sur les 706 personnes effectivement détenues à Forest, le jour de la visite, 450 sont sous les liens d’un mandat d’arrêt décerné par l’un des vingt-deux juges d’instruction bruxellois, mesure exceptionnelle qui ne peut être décidée que sous des conditions aussi symboliquement strictes que réellement lâches.

Des conditions de détention « indignes du XXIe siècle »

La philanthropie militante ou bienpensante s’est depuis trois siècles indignée des conditions de détention. Le président Luc Hennart ne dit rien d’extraordinaire. Mais qu’il le dise est en soi une grande nouvelle. L’indignité est la règle en prison ; elle en est la condition fondamentale. L’indignation publique des magistrats est cependant plutôt rare. Il faut en effet voir et surtout sentir la prison pour interroger le sens ou la valeur des décisions qui consistent à y envoyer les auteurs présumés (ou avérés) de crimes et délits. Les magistrats sont indépendants. Corolaire de cette noblesse statutaire, l’impossibilité en droit de leur interdire d’user des ressources légales qui leur sont accordées, soit la délivrance du mandat d’arrêt et sa prolongation pour les juridictions d’instruction, soit l’emprisonnement ou la réclusion comme peines pour les tribunaux correctionnels et la Cour d’assises. Cette indépendance statutaire interdit constitutionnellement au ministre de la Justice de décréter, par exemple, un prison break imposable aux magistrats. Il est d’ailleurs hautement probable que l’opinion publique (je veux dire l’opinion qui crie le plus fort ou celle qui, se taisant, est associée à celle qui crie) s’offusquerait d’une telle décision, si même elle était légalement envisageable.

Les étranges visiteurs du mardi 3 avril « mettent en cause la prison » (c’est le titre du Soir). Comprenons bien : ils mettent en cause l’administration pénitentiaire, considérée comme responsable de la qualité des conditions de détention. Ils ne mettent pas en cause la prison comme ressource légitime de la gestion des flux de délinquance. Division du travail : ce sont les juges d’instruction qui envoient des personnes présumées innocentes en prison et c’est l’administration pénitentiaire qui doit offrir à ces derniers des conditions correctes d’hébergement. Il me paraît inutile de mettre en cause la bonne foi des magistrats, ni plus ni moins que celle de l’administration pénitentiaire. Avec plus de délicatesse que M. De Troy, les magistrats regardent habituellement de haut ce lieu d’exécution de leurs décisions et exigent (tous les philanthropes militants d’aujourd’hui les remercieront) que le ministre améliore les choses.

Il est cependant tout aussi inutile de montrer du doigt une administration pénitentiaire qui est dépendante d’un approvisionnement par les juges et de ressources maigres allouées par le gouvernement. Entre le marteau du juge et l’enclume des budgets étriqués, l’administration — c’est bien là sa déontologie — s’écrase. Chacun des protagonistes peut demander à l’autre d’améliorer sa position : « Enfermez moins, messieurs les juges », « améliorez les conditions de détention, monsieur le ministre ». Si l’on en reste à cette logique décisionnelle et rationnelle, ne devrait-on pas demander aux délinquants de s’abstenir de commettre leurs comportements problématiques ? Devant la crise grave et séculaire de la prison, un sursaut de citoyenneté pourrait être demandé au peuple : arrêtons proviSoirement de délinquer, réduisons la gravité de nos actes répréhensibles, réduisons nous-mêmes les risques de récidive, ne nous soustrayons plus à l’action de la justice, ne tentons pas de faire disparaitre des preuves ou cessons d’entrer en collusion avec des tiers.

Quelqu’un a ri ? Pourquoi rire des décisions rationnelles que chacun de nous pourrait prendre, sans rire des décisions rationnelles que pourraient prendre des magistrats, un ministre de la Justice ou un responsable
d’administration ?

Je suis sérieux. Les décisions des juges, des ministres successifs, de leur administration et des justiciables semblent, en fait, soumises à la même loi. On donne aujourd’hui à cette loi un nom aggravé, plus inquiétant que d’habitude : l’austérité. Il n’est pas question de prétendre ici que chaque décision individuelle — placer en détention préventive, enfermer trois personnes dans neuf mètres carrés, commettre un crime et attenter ainsi à la sécurité publique — est déterminée par la pauvreté des moyens alloués à son auteur. Il suffit de passer au niveau macro, comme disent les sociologues : les fluctuations à la baisse de l’économie, l’inégale répartition (à la hausse) des richesses intellectuelles, morales et financières entre les délinquants que nous sommes et la faiblesse (constante) des ressources intellectuelles, morales et budgétaires des autorités sont des facteurs surdéterminants des taux croissants, ces trente dernières années, d’utilisation de la ressource carcérale et de son délabrement. La rigueur économique, comme fatalité apparente inégalement supportée, se double ici d’un autre sens de l’austérité : celle-ci est en effet désirée, au nom de la doctrine de la moindre éligibilité. Il semble, selon cette doctrine, impossible de considérer qu’un homme, coupable ou présumé innocent, puisse vivre en prison dans des conditions aussi bonnes, voire meilleures que dans la rue. Les plus pauvres d’entre nous doivent rester honnêtes, n’est-ce pas, sinon où irait le monde ?

« Vous imaginez ce que ça peut être au niveau de l’odeur »

La vie bourgeoise n’a de cesse de vouloir éliminer les odeurs. Les odeurs de l’humanité sont réservées, pour qui ne fréquente guère ces espaces, à la rue (privatisée faute de mieux par les sdf, polluée par nos jolies voitures…), aux vestiaires ouvriers et sportifs et aux prisons. L’inconfort de la défécation, l’accessibilité réduite aux douches et la promiscuité du sommeil comme de la vie quotidienne relèvent du degré zéro de l’indignité. Peut-on espérer un peu plus de dignité dans l’indignation ?

L’humanité présente quelques faibles signes cumulatifs qui la distinguent de l’animalité : la parole (bien peu entendue, encore moins écoutée par les magistrats, qui ont bien autre chose à faire), la station debout (exigée plus que valorisée par ces derniers) et la possibilité de regarder loin, de porter sa pensée au-dessus des odeurs. Il semble bien que les magistrats aient fait une expérience comparable à celles des détenus : il est difficile, en prison, de penser plus haut que son nez. Deux remarques à cet égard.

Premièrement, les ministres de la Justice sont eux-mêmes indignés. La construction de nouvelles prisons est devenue sous De Clerck II (celui du XXIe siècle, pas celui de 1996 qui s’y opposait valeureusement) la réponse « humanitaire » à l’indignité des conditions actuelles de surpopulation. Bref, il s’agit de produire une offre d’hôtellerie accrue pour mieux répondre à la demande croissante des magistrats. Limite de l’indignation : vive la prison, quand elle respecte un standard de décence minimale ! Que les détenus continuent à se taire, mais seuls dans leur cellule, en position couchée trop souvent et sans horizon où porter leur pensée.

Deuxièmement, la présomption d’innocence continue de servir d’argument à l’indignation des courageux magistrats. Limite de l’indignation : le manque d’espace, le manque d’hygiène, le manque d’eau, le manque d’intimité seraient-ils donc compatibles avec la culpabilité ?

Bon. Bravo aux magistrats courageux. Ne boudons pas l’évènement. Osons simplement espérer que cette interruption, un mardi après-midi, de leur usual business, ne soit pas qu’un prison break.

Dan Kaminski


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