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Prêt à régner ?

Numéro 07/8 Juillet-Août 2013 par Luc Van Campenhoudt

juillet 2013

Le sou­ve­rain, c’est le peuple. C’est le roi Albert II lui-même qui l’a dit. Pas n’importe quand. Au moment d’annoncer son abdi­ca­tion « en faveur » de son fils Phi­lippe et à peine une petite année avant l’échéance tant redou­tée de mai 2014. En guise d’hommage au vieux monarque, pre­nons au mot son mes­sage ultime et soyons radicalement […]

Le sou­ve­rain, c’est le peuple. C’est le roi Albert II lui-même qui l’a dit. Pas n’importe quand. Au moment d’annoncer son abdi­ca­tion « en faveur » de son fils Phi­lippe et à peine une petite année avant l’échéance tant redou­tée de mai 2014. En guise d’hommage au vieux monarque, pre­nons au mot son mes­sage ultime et soyons radi­ca­le­ment démocratiques.

Encore faut-il que le peuple exerce au mieux ce pou­voir qu’il est cen­sé déte­nir. Ce n’est pas être conser­va­teur, éli­tiste ou par­ti­san d’un pou­voir fort que de dire qu’il ne suf­fit pas de décré­ter que le peuple est le sou­ve­rain pour qu’il devienne auto­ma­ti­que­ment apte à l’être cor­rec­te­ment. Ce n’est pas parce qu’une capa­ci­té existe qu’elle est auto­ma­ti­que­ment effec­tive. Aus­si intel­li­gent, ins­truit et cri­tique soit-il, un indi­vi­du peut par­fois se lais­ser empor­ter par la pas­sion ou par une émo­tion col­lec­tive. Son juge­ment peut être aveu­glé par une ambi­tion per­son­nelle, une frus­tra­tion ou un désir de ven­geance. Par­fois il peut ânon­ner sans recul le dis­cours conve­nu de l’institution, de l’entreprise ou du groupe dont il fait par­tie. Il peut sim­ple­ment être mal informé.

Et qui en est bon juge ? Nous avons tous ten­dance à pen­ser que le peuple est apte à déci­der et mûr pour la démo­cra­tie s’il par­tage nos propres convic­tions et si les déci­sions fina­le­ment prises par ses repré­sen­tants sont conformes à nos vœux. Mais la démo­cra­tie sup­pose d’accepter qu’au bout du compte ce qui est déci­dé, par exemple en matière de struc­tures de l’État, ne cor­res­ponde pas à nos sou­haits. Il faut alors être assez démo­crate pour l’accepter et recom­po­ser autre­ment l’existence collective.

La pilule est par­fois d’autant plus amère que les moti­va­tions des choix élec­to­raux et les res­sorts de l’action poli­tique ne sont pas for­cé­ment ver­tueux et n’ont, le plus sou­vent, qu’un loin­tain rap­port avec de bons sen­ti­ments démo­cra­tiques. En réa­li­té, la démo­cra­tie réclame moins des citoyens et repré­sen­tants poli­tiques ver­tueux qu’un sys­tème ver­tueux, c’est-à-dire un sys­tème qui, d’une part, contraint ses citoyens et leurs repré­sen­tants à adop­ter mal­gré eux un com­por­te­ment ver­tueux (se don­ner la peine d’aller voter, s’engager pour l’intérêt col­lec­tif, accep­ter le débat dans l’espace public, res­pec­ter l’adversaire, jus­ti­fier publi­que­ment ses déci­sions…) et à res­pec­ter un cer­tain nombre de règles et de pro­cé­dures dites démo­cra­tiques, et qui, d’autre part, par­vienne à conju­guer effi­ca­ci­té et légi­ti­mi­té. Il a fal­lu du temps et bien des conflits pour y arri­ver et des ajus­te­ments sont régu­liè­re­ment indis­pen­sables, mais, au moins, faire fonc­tion­ner la démo­cra­tie est-elle aujourd’hui à notre por­tée. À chaque étape cru­ciale de notre his­toire, comme ces temps incer­tains, elle n’en est pas moins à re-méri­ter et à reconquérir.

Si l’on sou­haite que le peuple soit aus­si bon sou­ve­rain que pos­sible, c’est d’abord en amont des élec­tions, négo­cia­tions et déci­sions qu’il faut agir, sur le pro­ces­sus démo­cra­tique lui-même et dès main­te­nant, à dif­fé­rents niveaux.

Une condi­tion de base pour qu’un peuple soit un bon sou­ve­rain est sa capa­ci­té à défi­nir les pro­blèmes qui méritent la plus grande atten­tion et à les poser intel­li­gem­ment. Parce qu’elle est déjà un enjeu en elle-même, cette défi­ni­tion des pro­blèmes est l’objet de mul­tiples ten­ta­tives, inten­tion­nelles et/ou incons­ciem­ment gui­dées par des idées toutes faites, d’orienter d’emblée la dis­cus­sion dans cer­taines direc­tions et de la détour­ner d’autres voies pos­sibles, de rendre cer­tains pro­blèmes et cer­taines façons de les poser nor­maux et légi­times, et d’autres, incon­ce­vables et illégitimes.

À cet égard, deux phé­no­mènes par­mi bien d’autres retiennent aujourd’hui l’attention. On les illus­tre­ra à par­tir du thème sen­sible et dif­fi­cile de l’interculturel et l’intégration.

Le pre­mier est le débat sur le poli­ti­que­ment cor­rect. Ses adver­saires dénoncent l’usage immo­dé­ré d’un lexique qui euphé­mi­se­rait voire nie­rait cer­taines réa­li­tés et cer­tains pro­blèmes, empê­che­rait d’appeler un chat un chat, notam­ment pour ne pas bles­ser cer­taines caté­go­ries sociales, sur la base eth­nique ou pro­fes­sion­nelle par exemple. La récente affaire Trul­le­mans en est une belle illus­tra­tion. Mais si le refus du poli­ti­que­ment cor­rect ne sert qu’à lâcher sur la place publique ran­cœurs et sim­plismes (comme le retour à la peine de mort pour cer­tains délits), sans ana­lyse nuan­cée de la réa­li­té et sans prise en compte de sa propre res­pon­sa­bi­li­té de per­son­nage public, on ne fait que ravi­ver des émo­tions et pré­ju­gés, sans consi­dé­ra­tion pour les consé­quences des pro­pos tenus. Sur­tout, pour res­ter cen­tré sur notre pro­pos, on empêche que les pro­blèmes soient cor­rec­te­ment posés, ceux notam­ment de la pro­tec­tion par l’État contre l’intégrisme, des rela­tions entre l’islam et l’intégrisme (qui ne sont évi­dem­ment pas syno­nymes), du hia­tus entre le vacarme média­tique de quelques radi­ca­listes et la dis­cré­tion de la majo­ri­té des musul­mans modé­rés qui peuvent se sen­tir mena­cés, de la dif­fi­cul­té des com­mu­nau­tés à se ren­con­trer dans un véri­table dia­logue et débat, de la néces­si­té de construire un islam euro­péen non pas « inté­gré », mais qui intègre les valeurs de la démo­cra­tie, des droits de l’homme, de l’égalité entre les genres et d’une laï­ci­té garante du plu­ra­lisme cultu­rel et phi­lo­so­phique1. L’analyse et la posi­tion cou­ra­geuses de Has­sen Chal­ghou­mi, pré­sident de la confé­rence des imans de France, et à qui nous repre­nons en par­tie ces thèmes, est exem­plaire à cet égard2.

Un second phé­no­mène, sur­tout flo­ris­sant en période pré-élec­to­rale, qui ne contri­bue géné­ra­le­ment pas à rendre le peuple sou­ve­rain plus apte à assu­rer son pou­voir en connais­sance de cause, est celui des son­dages dans les médias. Le choix même des sujets vise sur­tout à atti­rer le cha­land, lec­teur ou télé­spec­ta­teur. C’est pour­quoi la for­mu­la­tion des ques­tions épouse, sans dis­tance, les caté­go­ries de pen­sée les plus faciles et les plus faus­se­ment évi­dentes, sup­po­sées être celles du lec­teur ou du télé­spec­ta­teur moyen, tel que les son­deurs se le repré­sentent. Face à une ques­tion comme « Avez-vous le sen­ti­ment que les popu­la­tions d’origine étran­gère sont bien inté­grées en Bel­gique3 », le répon­dant belge moyen pense auto­ma­ti­que­ment aux popu­la­tions d’origine arabe et/ou de reli­gion musul­mane et com­prend l’expression « bien inté­gré » comme « par­ta­geant les mêmes valeurs et règles de vie que lui ». À cette ques­tion, pour l’ensemble du pays, le « mal inté­grées » l’emporte net­te­ment, avec 42%, sur le « par­fai­te­ment inté­gré » ou « plu­tôt bien inté­gré » qui ne récoltent ensemble que 20%4. Mais curieu­se­ment, le « ni bien, ni mal inté­grées » et le « sans avis » récoltent res­pec­ti­ve­ment 30% et 8%, score total mas­sif qui témoigne bien de la dif­fi­cul­té de répondre de manière tran­chée, sur­tout si l’on se met à réflé­chir un peu. En même temps, ils ne sont que « 10% à consi­dé­rer “bien” à “assez bien” réus­si le res­pect par les per­sonnes d’origine étran­gère des règles et valeurs de la socié­té belge ». Résul­tat logi­que­ment faible, mais qui ne fait que confir­mer celui de la pre­mière ques­tion, en l’explicitant un peu mieux. Le même son­dage pose bien évi­dem­ment l’inévitable ques­tion de l’inquiétude face à la mon­tée des radi­ca­lismes reli­gieux, avec pour résul­tat un pour­cen­tage de 77% d’inquiets. Ce qui est éton­nant au regard de la per­ma­nence de cette ques­tion dans les médias, c’est qu’il reste 23% de répon­dants qui ont répon­du autre chose ou ne savent que pen­ser. Sans doute forment-ils un conglo­mé­rat dis­pa­rate com­por­tant entre autres des indi­vi­dus qui ne regardent pas la télé­vi­sion, sont eux-mêmes de fiers radi­ca­listes ou n’ont tout sim­ple­ment pas le mot « radi­ca­lisme » dans leur voca­bu­laire. Ces son­dages sont comme les hit­pa­rades qui passent à la radio et dans les émis­sions de varié­tés : pré­ten­dant rendre compte du suc­cès d’une chan­son (ou d’une pré­oc­cu­pa­tion), ce sont eux qui, pour une large part, forgent ce suc­cès en pas­sant et en repas­sant les mêmes ren­gaines. Quant aux indis­pen­sables croi­se­ments entre variables qui seuls pour­raient don­ner sens aux réponses (à sup­po­ser que les ques­tions elles-mêmes en aient), il n’y en a aucun bien enten­du. Bref, à quoi joue-t-on ?

Est-il prêt à régner ? La ques­tion cent-mille fois posée à pro­pos du désor­mais roi Phi­lippe devrait être adres­sée d’abord et sur­tout au peuple lui-même. Mais celle-là, infi­ni­ment plus impor­tante puisqu’il serait bien le véri­table sou­ve­rain, on ne la pose jamais et c’est révé­la­teur. Moins ven­dable pour les médias, moins inté­res­sante pour cer­tains poli­tiques, elle est aus­si moins plai­sante pour nos conver­sa­tions esti­vales où le bon peuple que nous for­mons s’épargne lui-même sur le compte de sa tête à claques favo­rite. Trop facile.

  1. Voir à ce pro­pos dans La Revue nou­velle les dos­siers « Laï­ci­tés d’aujourd’hui » (septembre2010) et « Laï­ci­té et fémi­nisme : le mal­en­ten­du ? » (décembre2012).
  2. Voir La Libre Bel­gique du 7 juin 2013 : « Vous êtes pour la cha­ria, par­tez ! », entre­tien avec H. Chal­ghou­mi, réa­li­sé par D. de Meeûs. Voir aus­si F. Das­se­to, L’iris et le crois­sant. Bruxelles et l’islam au défi de la co-inclu­sion, Presses uni­ver­si­taires de Lou­vain, 2011.
  3. Son­dage Dedi­ca­ted RTBF/La Libre dont les résul­tats ont été publiés le 3 juin dernier.
  4. Un peu moins net­te­ment à Bruxelles où une par­tie des répon­dants est elle-même visée.

Luc Van Campenhoudt


Auteur

Docteur en sociologie. Professeur émérite de l’Université Saint-Louis – Bruxelles et de l’Université catholique de Louvain. Principaux enseignements : sociologie générale, sociologie politique et méthodologie. Directeur du Centre d’études sociologiques de l’Université Saint-Louis durant une quinzaine d’années, jusqu’en 2006, il a dirigé ou codirigé une quarantaine de recherches, notamment sur l’enseignement, les effets des politiques sécuritaires, les comportements face au risque de contamination par le VIH et les transformations des frontières de la Justice pénale. Ces travaux ont fait l’objet de plusieurs dizaines d’articles publiés dans des revues scientifiques, de nombreux ouvrages, et de plusieurs invitations et chaires dans des universités belges et étrangères. À travers ces travaux, il s’est intéressé plus particulièrement ces dernières années aux problématiques des relations entre champs (par exemple la justice et la médecine), du pouvoir dans un système d’action dit « en réseau » et du malentendu. Dans le cadre de ces recherches il a notamment développé la « méthode d’analyse en groupe » (MAG) exposée dans son ouvrage La méthode d’analyse en groupe. Applications aux phénomènes sociaux, coécrit avec J.-M. Chaumont J. et A. Franssen (Paris, Dunod, 2005). Le plus connu de ses ouvrages, traduit en plusieurs langues, est le Manuel de recherche en sciences sociales, avec Jacques Marquet et Raymond Quivy (Paris, Dunod, 2017, 5e édition). De 2007 à 2013, il a été directeur de La Revue Nouvelle.