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Précipitations

Numéro 2 – 2022 - 7. Italique roman par Laurence Rosier

mars 2022

C’est un conte où une marâtre fait la vais­selle et le ménage ce n’est pas Cen­drillon d’ailleurs Pétra aime­rait être Cen­drillon j’en suis sure faire la vais­selle lui va, faire la souillon amou­reuse, s’y com­plaire et elle n’aime pas ses longs pieds et pour­tant ils entre­raient si bien dans des escar­pins poin­tus ceux de la […]

Italique

C’est un conte où une marâtre fait la vais­selle et le ménage
ce n’est pas Cendrillon
d’ailleurs Pétra aime­rait être Cen­drillon j’en suis sure faire la vais­selle lui va, faire la souillon amou­reuse, s’y complaire
et elle n’aime pas ses longs pieds et pour­tant ils entre­raient si bien dans des escar­pins pointus
ceux de la pre­mière femme, avoir chaus­sure à son pied pan­toufle de vair et même que Pétra les por­te­rait trop petits.
Petra a les oreilles qui sifflent d’entendre des voix
parce que le temps passe, l’eau coule, les assiettes dégraissent et c’est l’excuse pour pas avoir
le temps d’écrire.
Pétra règle ses comptes
parce qu’elle doit accep­ter d’être la seconde
ni la pre­mière amante
ni la pre­mière épouse
ni la pre­mière mère
et qu’en plus, elle doit écrire son pre­mier roman.
Il y a des scènes car­na­va­lesques dans ce livre
la « mau­vaise mère » qui débarque à l’heure pour aller cher­cher les gosses à l’école et
qui se trouve entou­rée des vielles de Goya, des vieilles sor­cières, elles touchent le ventre de Pétra comme des sorts.
Pétra aime un clown qui l’arrime et le cirque qui la voyage.
Pétra rêve­rait même d’être une mau­vaise mère, mais non, elle ne peut être qu’une mau­vaise marâtre, et même pas : les rats comme elle les nomme ne lui laissent pas cette possibilité,
ils l’aiment, ils l’attendent, ils la cernent. Et en plus elle a pon­du un à elle qui rejoint la horde.
Pétra vomit nos rêves dans des énu­mé­ra­tions insen­sées, où le souffle presque manquerait
au lec­teur, à la lec­trice, où le cœur bat… précipité.
Pétra est au bord du gouffre, son récit est solitaire
mais son mes­sage est social
les femmes lais­sées seules sont dan­ge­reuses, les femmes qui font la vais­selle ont des songes
elles ne s’inventent pas des contes de fées mais des contes de sor­cières qui com­mencent dans un évier et sa bonde, et finissent dans les cris d’un cirque et d’une naissance.
Comme un trou d’où l’on dis­pa­rait et d’où l’on nait, quand on n’y meurt ou qu’on n’y assas­sine pas.
Nais­sance d’une écrivaine.

à pro­pos de Pré­ci­pi­ta­tions de Sophie Wever­bergh, édi­tions Gallimard/Verticales, 2022

Née le 23 juin 1981 à Bruxelles, Sophie Wever­bergh a pas­sé son enfance et son ado­les­cence dans un petit vil­lage du Bra­bant wal­lon, entre un père pro­fes­seur de mathé­ma­tiques et une mère institutrice.
Après des études secon­daires clas­siques, et mal­gré l’envie d’entrer au Conser­va­toire, elle s’inscrit à l’université libre de Bruxelles pour y étu­dier les Langues et Lit­té­ra­tures romanes.
Elle endosse ensuite de très nom­breux rôles : tour à tour pro­fes­seure de fran­çais, ser­veuse, cor­rec­trice, pigiste, enco­deuse dans une casse de voi­tures et ven­deuse de pierres dans une mar­bre­rie funé­raire ; elle s’occupe actuel­le­ment de jeunes bruxel­lois en décro­chage scolaire.
Pré­ci­pi­ta­tions est son pre­mier roman.

[*Sophie Wever­bergh a été inter­viewée le 11 février au centre cultu­rel de Rebecq par Lau­rence Rosier. Voi­ci quelques extraits de la rencontre:*]

Pour­quoi écrivez-vous ?

À vingt ans, j’ai décou­vert que j’aimais écrire autant que j’aimais lire. J’ai écrit pour jouer, pour me faire plai­sir. Dix ans plus tard, j’écrivais pour gagner ma vie. Aujourd’hui, j’écris pour explo­rer (et défi­nir) mes limites et celles de mon monde. L’écriture est l’affaire de ma vie — au même titre que ma famille : je ne peux me pas­ser ni de l’une ni de l’autre. Quand je n’écris pas, je me sens incom­plète. Dis­lo­quée. J’écris comme je fais famille : pour me rassembler.

Pour qui écrivez-vous ?

J’écris donc pour chaque lec­teur qui accepte de faire famille avec moi — j’aime ima­gi­ner que les lec­teurs et lec­trices sont des parents éloi­gnés. J’écris bien sûr pour mes enfants — que quelque chose de leur mère demeure. J’écris pour mes parents, tous les vivants et les morts.

Pré­ci­pi­ta­tions : le titre est-il votre choix ini­tial ? Com­ment choi­sit-on un titre ? Que doit-il dire ou ne pas dire ?

Non. Pré­ci­pi­ta­tions n’était pas mon choix ini­tial. J’avais d’abord pen­sé à Amère (pour le double sens, amer­tume, mater­ni­té dotée d’un A pri­va­tif), mais j’ai reje­té cette idée parce qu’elle était réduc­trice, je ne vou­lais pas asso­cier mon per­son­nage à un seul sen­ti­ment. Lorsque j’ai envoyé mon manus­crit à Paris, il por­tait ce titre : Ce qui cause mon tour­ment (issu de la comp­tine À vous dirais-je maman). Mes édi­teurs l’aimaient bien, moi aus­si, mais mal­gré tout nous n’étions pas convain­cus. Je le trou­vais long, peut-être trop pour être par­lant. On a donc conti­nué de cher­cher… J’ai fait plu­sieurs ten­ta­tives — toutes ratées ! Un matin, Pré­ci­pi­ta­tions s’est impo­sé — c’était ce que je vou­lais : un mot (un seul) qui puisse par­ler de Pétra — sa façon de vivre, de pen­ser, de faire des choix ; Pétra (Pata­tras) pré­ci­pi­tée — et des ryth­miques de mon écriture.

Concer­nant votre style, je poin­te­rais les cris du cirque qui s’envolent sur une lita­nie, une énu­mé­ra­tion incroyable, col­lec­tive. Il y a un souffle épique qui balaie le livre de la page 216 à la page 222…

J’ai com­po­sé la tirade d’Hillary pour clore la scène du cirque — il fal­lait que ce soit fort, que ça déferle, que ça gronde comme l’eau d’une rivière en crue. Je vou­lais tra­duire là mes pré­ci­pi­ta­tions, celles de Pétra et des autres spectateurs…

Ce pas­sage repré­sente ce que je cherche quand je tra­vaille ; don­ner du rythme à l’histoire, faire en sorte que les mots s’assemblent pour tra­duire la phrase mélo­dique qui m’habite. Je n’écoute jamais de musique quand j’écris parce que j’en ai plein la tête…

Laurence Rosier


Auteur

Née en 1967, Laurence Rosier est licenciée et docteure en philosophie et lettres. Elle est professeure de linguistique, d’analyse du discours et de didactique du français à l’ULB. Auteure de nombreux ouvrages, elle a publié plus de soixante articles dans des revues internationales, a organisé et participé à plus de cinquante colloques internationaux, codirigé de nombreux ouvrages sur des thèmes aussi divers que la ponctuation, le discours comique ou la citation ou encore la langue française sur laquelle elle a coécrit M.A. Paveau, "La langue française passions et polémiques" en 2008. Elle a collaboré au Dictionnaire Colette (Pléiade). Spécialiste de la citation, sa thèse publiée sous le titre "Le discours rapporté : histoire, théories, pratiques" a reçu le prix de l’essai Léopold Rosy de l’Académie belge des langues et lettres. Son "petit traité de l’insulte" (rééd en 2009) a connu un vif succès donnant lieu à un reportage : Espèce de…l’insulte est pas inculte. Elle dirige une revue internationale de linguistique qu’elle a créée avec sa collègue Laura Calabrese : Le discours et la langue. Avec son compagnon Christophe Holemans, elle a organisé deux expositions consacrées aux décrottoirs de Bruxelles : "Décrottoirs !" en 2012. En 2015, elle est commissaire de l’exposition "Salope et autres noms d’oiselles". En novembre 2017 parait son dernier ouvrage intitulé L’insulte … aux femmes (180°), couronné par le prix de l’enseignement et de la formation continue du parlement de la communauté WBI (2019). Elle a été la co-commissaire de l’expo Porno avec Valérie Piette (2018). Laurence Rosier est régulièrement consultée par les médias pour son expertise langagière et féministe. Elle est chroniqueuse du média Les Grenades RTBF et à La Revue nouvelle (Blogue de l’irrégulière). Elle a été élue au comité de gestion de la SCAM en juin 2019.
 Avec le groupe de recherche Ladisco et Striges (études de genres), elle développe des projets autour d’une linguistique « utile » et dans la cité.