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Pray for Japan

Numéro 10 Octobre 2011 par Bernard De Backer

octobre 2011

« Ain­si jamais ils n’en viennent à racon­ter leurs ennuis, les torts qu’on leur a faits, ce dont ils ont à se plaindre ; ils font pro­fes­sion d’être endu­rants en toute dif­fi­cul­té et de mon­trer un grand cœur dans l’ad­ver­si­té, et donc digèrent, du mieux qu’ils peuvent, en leur inté­rieur, ce dont ils ont à souf­frir. » Alexandre Vali­gna­no, Les Jésuites au […]

Italique

« Ain­si jamais ils n’en viennent à racon­ter leurs ennuis,

les torts qu’on leur a faits, ce dont ils ont à se plaindre ;

ils font pro­fes­sion d’être endu­rants en toute difficulté

et de mon­trer un grand cœur dans l’ad­ver­si­té, et donc digèrent,

du mieux qu’ils peuvent, en leur inté­rieur, ce dont ils ont à souffrir. »

Alexandre Vali­gna­no, Les Jésuites au Japon. Rela­tion mis­sion­naire, 1583.

Le train tra­ver­sant la pré­fec­ture de Shi­mane ser­pente péni­ble­ment le long de la côte sud-ouest de Hon­shu, la plus grande ile du pays. Ici, point de Shin­kan­sen au museau d’or­ni­tho­rynque filant sur des voies de béton sur­éle­vées pour trans­per­cer des méga­poles pro­li­fé­rantes — comme celles qui bordent la mer inté­rieure du Japon, d’O­sa­ka à Hiro­shi­ma. On ne croise que des vil­lages et des petites villes abri­tées dans des baies bor­dées de plages nues et de barques, de vieilles indus­tries, une atmo­sphère désuète qui évoque les rivages de la mer Noire. C’est le Pays de l’En­vers, une région délais­sée et fai­ble­ment peu­plée, coin­cée entre mon­tagnes raides et falaises cour­taudes balayées par le vent de Mand­chou­rie. L’hi­ver, la neige peut y atteindre plu­sieurs mètres de hauteur.

Sous la vague

Laf­ca­dio Hearn1 — qui avait pris ses quar­tiers en 1890 à Mat­sue, la capi­tale de Shi­mane éta­blie au bord d’un lac sépa­ré de la mer par une pénin­sule boi­sée où niche le grand sanc­tuaire shin­to d’I­zu­mo — s’é­tait effrayé d’au­tant de neige avant de démé­na­ger à Kuma­mo­to, dans l’ile méri­dio­nale de Kyu­shu. Pieu­se­ment conser­vée, sa belle demeure de Mat­sue, ouvrant sur un jar­din clos se décou­pant en estampe sous la véran­da, abrite en ce mois d’a­vril 2011 une expo­si­tion tem­po­raire consa­crée aux raz-de-marée. Elle pré­sente en for­mat agran­di la repro­duc­tion d’un texte ancien, écrit par Hearn, où le mot tsu­na­mi serait appa­ru pour la pre­mière fois en langue anglaise. Le terme signi­fie « vague de port », un nom que les pêcheurs auraient don­né en décou­vrant leur vil­lage côtier rava­gé par les flots. Rien à voir avec la « vague scé­lé­rate », repré­sen­tée par Hoku­sai dans sa célèbre vue Sous la vague au large de Kana­ga­wa, ornant mon Japan Rail Pass, un sésame qui per­met d’u­ti­li­ser les che­mins de fer japo­nais à volon­té. Dans les cir­cons­tances pré­sentes, cepen­dant, ce voyage dans la par­tie cen­trale et méri­dio­nale du pays sous les aus­pices d’une vague géante qu’il me faut exhi­ber à chaque entrée et sor­tie de gare à des employés raides à cas­quette et gants blancs est amè­re­ment iro­nique. Seul Occi­den­tal ou presque dans de petites auberges sou­vent vides qui accueillent ma per­sonne un peu lasse et mon bagage insi­gni­fiant, je passe bien sou­vent la soi­rée devant la télé­vi­sion à contem­pler des coupes de réac­teurs nucléaires cou­verts d’i­déo­grammes, en com­pa­gnie de mes hôtes impassibles.

La veille du départ, la patronne du ryo­kan de Mat­sue avait mis les bou­chées doubles pour un der­nier repas avant mon voyage vers le sud. Tous ses gai­jin ayant décom­man­dé leur réser­va­tion par crainte des radia­tions, j’a­vais droit à un trai­te­ment de faveur, d’au­tant que j’é­tais res­té cinq jours dans la capi­tale de Shi­mane-ken. Hearn m’a­vait atti­ré, bien plus que le cou­cher de soleil sur le lac que l’on contemple d’un hémi­cycle de pierre construit à cet effet. Mais la météo radieuse avait gui­dé mes pas vers le site névral­gique, situé face à une ile cou­verte de pins, taillés au mil­li­mètre, der­rière laquelle le soleil plonge dans les flots au grand bon­heur de pho­to­graphes accrou­pis. De retour à l’au­berge, mes hôtes sem­blaient heu­reux de cette conjonc­tion splen­dide m’ayant offert un « pay­sage célèbre » le soir même de mon arri­vée. Comme cadeau d’a­dieu, j’a­vais reçu une grande carte, titrée « A tra­ve­ler’s nos­tal­gia », illus­trée de trois des­sins colo­riés : le châ­teau médié­val de Mat­sue, le vol­can Dai­sen cou­vert de neige et le cou­cher de soleil dans le lac. Débon­naire auberge fami­liale aux bains bru­lants et aux oreillers rem­plis de noyaux de cerise, coin­cée entre un sanc­tuaire shin­to — qui réveille tous les pen­sion­naires par ses coups de gong -, un canal étroit et la ligne de che­min de fer heu­reu­se­ment déserte la nuit. Je quitte mes hôtes et hale mes bagages dans les rues vides, par un petit matin de pluie froide. Au coin de la pla­cette qui jouxte le ryo­kan et le temple de bois abri­tant divi­ni­tés et tam­bours, mon che­min croise une stèle repré­sen­tant Hearn de dos. Coif­fé d’un cha­peau mou, il porte deux valises de vieux cuir à la main et se dirige vers un pays sty­li­sé en lignes blanches dans un cercle noir : soleil levant sur la mon­tagne et lune reflé­tée dans la mer.

À travers la Montagne-forêt

Un fumet de gin­gembre et de pois­son me par­vient alors que le train se fau­file entre mon­tagne-forêt et rivage désert du Pays de l’En­vers : une famille vient d’ou­vrir ses « boites-repas » (ben­to). Les baguettes sont extraites en bri­sant une lamelle de bois pré­dé­cou­pée ; le cra­que­ment des cru­di­tés sous la dent résonne bien­tôt dans le com­par­ti­ment. Dans ce pays, la cui­sine est une affaire de très haute impor­tance et par­ti­cipe d’un esthé­tisme presque dou­lou­reux. Les plats ras­sem­blés sur la table, les mets artis­ti­que­ment regrou­pés dans la petite boite du ben­to consti­tuent un micro­cosme tel les jar­dins ou les estampes. Trois petites feuilles crues, une tranche de radis, quelques algues dépo­sées sur le rivage d’une cou­pelle, des lamelles de pois­son en file indienne, un bou­quet de légumes pas­sés à la fri­ture, des bottes de riz oblongues cou­vertes d’une capuche d’épices.

Quit­tant les rivages de la mer à Masu­da, le convoi remonte une rivière à l’as­saut du pays inté­rieur, tout cabos­sé de crêtes boi­sées et de val­lées pen­tues. Le prin­temps est un peu tar­dif et les bou­quets de ceri­siers en fleur constellent le flanc des mon­tagnes où coha­bitent des arbres à feuillage per­ma­nent, d’autres à feuilles caduques encore nus et des pins aux larges fron­dai­sons hori­zon­tales. On ne sait si c’est le prin­temps, l’é­té ou l’hi­ver ; cette conjonc­tion de feuillages vert fon­cé, d’é­pines, de fleurs et de branches dégar­nies nous est incon­nue. Dans le loin­tain, quelques plaques de neige sub­sistent dans les combes expo­sées au nord sous un ciel gri­sé. Le long de la voie, une route, une rivière et des paquets de mai­sons aux tuiles grises et rondes reliées par des bou­quets de câbles élec­triques. Des manches à air en forme de carpe sont sus­pen­dues à des mâts de bois à proxi­mi­té des habi­ta­tions, en l’hon­neur de la fête des gar­çons. Mais, déplorent les Japo­nais, les carpes gon­flées de vent sont de moins en moins nom­breuses à faseyer dans la brise du printemps.

Le train s’ap­proche de Tsu­wa­no, un vieux bourg iso­lé entou­ré de mon­tagnes abruptes et blot­ti au pied d’une for­te­resse. On devine son quar­tier de mai­sons de samou­raï, ses temples et ses deux églises catho­liques éri­gées à la mémoire de cent-cin­quante chré­tiens d’U­ra­ka­mi, près de Naga­sa­ki, dépor­tés et tor­tu­rés durant les der­nières années du sho­gu­nat Togu­ka­wa. La val­lée se res­serre et les wagons s’en­gouffrent dans quelques tun­nels avant de débou­ler en pleine forêt, une sylve inac­ces­sible que je contemple depuis Nara sans pou­voir jamais y péné­trer. Étrange sen­sa­tion de se retrou­ver au cœur de ce temple végé­tal qui n’est que fouillis de bam­bous, enche­vê­tre­ment de lianes et pro­li­fé­ra­tion d’ar­bustes de toutes tailles. Pas un seul che­min en vue, aucune clai­rière à l’ho­ri­zon de ces défi­lés raides et muets qui enserrent le convoi comme une proie.

Une fois le col fran­chi sous un der­nier tun­nel, le Pays de l’En­droit s’ouvre au regard par l’en­tre­mise d’une large val­lée fleu­rie. Les cultures s’é­lar­gissent, les bour­gades éga­le­ment, avant de rejoindre la ban­lieue de Yama­gu­chi, ville tra­ver­sée par la ligne du Shin­kan­sen en pro­ve­nance d’O­sa­ka. La Grande Vague d’Ho­ku­sai bran­die, je fran­chis la zone spé­ciale réser­vée au « train-obus » pour me posi­tion­ner sur le quai à hau­teur du numé­ro de mon wagon tra­cé sur le sol. Des marques jaunes indiquent la place de la file (pas plus de deux per­sonnes de front) devant laquelle la porte du wagon s’ou­vri­ra auto­ma­ti­que­ment. À la minute pré­vue, après le reten­tis­se­ment d’une son­ne­rie syn­co­pée et de quelques conseils aux voya­geurs, un museau d’or­ni­tho­rynque sur­mon­té de deux longs yeux noirs et fuse­lés glisse sur les rails avant de s’im­mo­bi­li­ser devant nous.

Kyushu, l’ile par où tout arrive

Le mufle d’un blanc imma­cu­lé, étin­ce­lant comme un monstre de man­ga, est estam­pillé Kyu­shu West Japan. La troi­sième ile du Japon a beau être située à l’ex­trême sud du pays — les tro­pi­cales iles Ryu­kyu et leur capi­tale Oki­na­wa étant hors concours — elle est « à l’ouest » pour les Japo­nais qui impriment sou­vent une rota­tion ouest-est dans les repré­sen­ta­tions car­to­gra­phiques de leur pays. C’est que, de temps immé­mo­rial, l’axe qui divise et relie le Japon court de Kyu­shu l’oc­ci­den­tale — où débar­quèrent pro­to-japo­nais de la civi­li­sa­tion Yayoi, bonzes, idéo­grammes, bar­bares et jésuites — à l’o­rien­tale Edo, rebap­ti­sée Tokyo, la « capi­tale de l’Est2 ». Située au milieu de ces extrêmes, la val­lée du Yama­to avec ses cités impé­riales Asu­ka et Nara, puis celle de Kyo­to, plaines ger­mi­nales de l’Em­pire avant le dépla­ce­ment du centre de gra­vi­té vers un soleil tou­jours plus levant.

Un voyage vers Kyu­shu est une sorte de remon­tée dans le temps, à contre­cou­rant des flux étran­gers suc­ces­sifs qui irri­guèrent la civi­li­sa­tion japo­naise au départ de l’ile pour abou­tir fina­le­ment à Tokyo et buter sur le Paci­fique. Lors de l’ar­ri­vée du Shin­kan­sen à Fukuo­ka, la plus grande ville de Kyu­shu depuis qu’elle a fusion­né avec Hata­ka, les annonces dans les gares résonnent éga­le­ment en chi­nois et en coréen, langues dont les écri­tures sen­si­ble­ment dif­fé­rentes viennent se joindre à la sub­tile gra­phie japo­naise et aux raides carac­tères latins. Nous sommes visi­ble­ment plus proches de Séoul ou de Shan­ghai que de Tokyo. La ville coréenne de Pusan est à trois heures d’hy­dro­ptère, la crois­sance chi­noise semble irra­dier dans les ruelles fré­né­tiques bor­dant l’au­berge, située à la lisière des quar­tiers chauds d’une cité ultra­mo­derne et cos­mo­po­lite. Sont-ils japo­nais, chi­nois ou coréens, ces jeunes Asia­tiques qui passent le wee­kend dans ce grand ryo­kan datant de l’ère Mei­ji pour faire une virée dans Canal City ? Et dans le bain col­lec­tif où le voya­geur se détend en diverse com­pa­gnie, ce jeune père qui joue en babillant avec son gamin le fait-il en man­da­rin ? Contrainte de la géo­gra­phie qui, paraît-il, « sert d’a­bord à faire la guerre », c’est dans cette même baie de Hata­ka que les Sino-Mon­gols ten­tèrent à deux reprises de débar­quer en 1274 et 1281 et que leur flotte fut dis­per­sée à chaque fois par un violent typhon, un « vent sacré » (kami­kaze) dont les Japo­nais se souviendront.

Mais Fukuo­ka la tor­ride, avec ses noc­tam­bules d’une sophis­ti­ca­tion par­fois écœu­rante dans les ruelles de Canal City — à mille lieues des can­dides auber­gistes de Mat­sue -, sait aus­si faire la fête à la japo­naise. Le soir venu, des cen­taines de groupes se réunissent dans les parcs publics, étendent leurs bâches colo­rées sur l’herbe, puis sortent paniers rem­plis de vic­tuailles et bou­teilles de saké sous les ceri­siers en fleur. Joyeux ban­quet prin­ta­nier à l’heure où les vic­times du tsu­na­mi se comptent par dizaines de mil­liers au nord du pays et où les « liqui­da­teurs » har­na­chés comme des cos­mo­nautes tentent d’é­vi­ter la fusion des réac­teurs de Fuku­shi­ma. Un peu hon­teux et comme pris à revers dans sa com­pas­sion, le voya­geur éga­ré évite de jus­tesse d’être fau­ché par une toni­truante cara­vane élec­to­rale, rem­plie de jeunes sti­pen­diés qui, à tra­vers la ville en fête, hurlent à tue-tête des slo­gans nasillards ponc­tués de « ari­ga­to gozai­ma­su ! » (mer­ci beau­coup). Il aura encore le temps de médi­ter sur les mys­tères du Japon sur les­quels tant de voya­geurs se sont déjà cas­sé les dents.

À la verticale d’Urakami

Le len­de­main, la vague d’Ho­ku­sai m’ouvre les portes de l’ex­press pour Naga­sa­ki. C’est un train blanc et rond d’une éton­nante per­fec­tion, au plan­cher en bois et aux cou­loirs lumi­nes­cents où se nichent toi­lettes et lava­bos d’une clar­té opa­line. Les voi­tures sont par­cou­rues par une hôtesse en uni­forme arbo­rant un nœud papillon géant et pous­sant un char­riot de bois­sons et de frian­dises. Chaque geste est contrô­lé comme le mudra d’un bal­let hié­ra­tique, le sou­rire est lisse et lumi­neux, la main gra­cieuse. Au dehors, la grande plaine semble opu­lente avec ses grosses mai­sons aux tuiles rondes et grises, ses rizières déjà hautes, brillantes au soleil, et enca­drée par de minces mon­tagnes. Quelques églises chré­tiennes par­sèment le pay­sage et un énorme stu­pa boud­dhique venu tout droit d’Inde trône sur une col­line. Une cam­pagne de riz et de légumes, sans vaches, sans poules, sans cochons et sans mou­tons. Au-delà d’une impo­sante émi­nence boi­sée per­cée par un tun­nel, la baie de Naga­sa­ki appa­rait bien­tôt comme une confluence de fjords aux pentes cou­vertes de mai­sons et de jar­dins. Au sor­tir de l’ex­press, dans une gare déco­rée de maquettes figu­rant des cara­velles euro­péennes, un train oran­gé de Kyu­shu Rail­ways porte les armes d’O­range-Nas­sau et le nom de Huis Ten Bosch en lettres noires. Des familles japo­naises s’y pré­ci­pitent pour pas­ser la jour­née dans cette bour­gade hol­lan­daise, recons­ti­tuée de toutes pièces à une cin­quan­taine de kilo­mètres au nord de la ville.

Quel rap­port avec les images grises d’un cham­pi­gnon s’é­le­vant le 9 aout 1945 au-des­sus de Naga­sa­ki, des ruines d’un cata­clysme sou­vent occul­té par celui d’Hi­ro­shi­ma ? Le séisme nucléaire a éclip­sé dans notre mémoire l’his­toire très sin­gu­lière de cette cité fon­dée par les Por­tu­gais au XVIe siècle, avec la béné­dic­tion d’un sei­gneur local, conver­ti par des jésuites qui régnèrent quelques années sur la ville por­tuaire. Une fois les Por­tu­gais chas­sés et les chré­tiens contraints d’ab­ju­rer leur foi en pié­ti­nant des images saintes, ou de périr par le fer et l’eau bouillante3, la petite ile arti­fi­cielle de Deji­ma res­ta seule ouverte aux Hol­lan­dais anti­pa­pistes peu sus­pects de zèle mis­sion­naire et grands pour­voyeurs de mar­chan­dises et de tech­niques occi­den­tales. Durant la période de fer­me­ture du pays, grâce à l’en­clave de Deji­ma, les « études hol­lan­daises » se déve­lop­pèrent chez des Nip­pons échau­dés, mais curieux en diable. C’est par cette minus­cule inter­face que des élé­ments de la révo­lu­tion tech­nos­cien­ti­fique euro­péenne purent péné­trer au Japon du XVIIe au XIXe4 siècle, que cer­tains mots néer­lan­dais furent adop­tés et adap­tés, comme dam­mu qui signi­fie bar­rage (« dam ») et don­ta­ku mat­su­ri, la fête du dimanche (« zon­dag ») à Fukuoka…

Quant aux mil­liers de Japo­nais chris­tia­ni­sés, ils devinrent des kakure kiri­shi­tan, des « chré­tiens cachés » pen­dant les deux siècles de fer­me­ture de l’ar­chi­pel, entre 1641 et 1858. Espé­rant pou­voir béné­fi­cier de la liber­té reli­gieuse après l’ou­ver­ture du pays dont le com­mo­dore Pea­ry avait for­cé les portes, cer­tains firent leur coming out en 1863 et se pré­sen­tèrent aux prêtres qui éri­geaient une église pour les Occi­den­taux, éta­blis sur les pentes de Naga­sa­ki. Mal leur en prit, car la liber­té ne concer­nait que les étran­gers et ils furent bru­ta­le­ment exi­lés par le sho­gun, notam­ment à Tsu­wa­no. La nou­velle cathé­drale d’U­ra­ka­mi, un bâti­ment de briques rouges sans âme, située au nord de la ville mar­tyre, incarne mal cette his­toire pathé­tique. Éri­gée une pre­mière fois par les infa­ti­gables chré­tiens cachés d’U­ra­ka­mi de retour d’exil à la fin du XIXe siècle, elle fut la plus grande église d’A­sie orien­tale jus­qu’à ce jour où la bombe fat­man explo­sa à la ver­ti­cale de son clo­cher. Une copie des ruines de son porche aux sta­tues noir­cies par la défla­gra­tion est expo­sée dans le musée-mémo­rial consa­cré à l’ex­plo­sion ato­mique, alors que les ves­tiges ori­gi­naux se trouvent dans le parc du « point zéro ». Les textes affi­chés en japo­nais et en anglais sou­lignent dès l’en­trée du musée la cruelle iro­nie qui frap­pa la cité et, plus par­ti­cu­liè­re­ment, les chré­tiens enfin sor­tis du bois et qui reçurent l’en­fer sur la tête.

Aujourd’­hui, toute la ville affiche volon­tiers ses ori­gines com­po­sites et son pas­sé de lien pri­vi­lé­gié avec l’Eu­rope chré­tienne, comme le fanion tou­ris­tique de Naga­sa­ki arbo­rant un clo­cher sur­mon­té d’une croix dans sa par­tie supé­rieure. Les anciennes demeures d’en­tre­pre­neurs et de mar­chands euro­péens ont été minu­tieu­se­ment dépla­cées et réno­vées dans le jar­din Glo­ver, d’où l’on a une vue pano­ra­mique sur la baie. L’an­cienne ile de Deji­ma a été trans­for­mée en musée et de vieilles mai­sons bataves en bois ont été recons­ti­tuées sur les « pentes hol­lan­daises ». Sym­bole entre tous de cette rela­tion pri­vi­lé­giée, la figure de Madame But­ter­fly, héroïne japo­naise5 de l’o­pé­ra de Puc­ci­ni dont l’in­trigue se déroule à Naga­sa­ki. Sa sta­tue orne le parc du jar­din Glo­ver, à quelques mètres de l’é­glise d’Ou­ra construite en 1864, année où les fidèles d’U­ra­ka­mi s’y dévoi­lèrent prématurément.

Kagoshima, tout le monde descend

Le Shin­kan­sen vient d’i­nau­gu­rer sa der­nière ligne vers l’ex­trême sud de Kyu­shu. D’in­nom­brables affiches dans les gares vantent la rapi­di­té et l’ef­fi­ca­ci­té de ce nou­veau ser­vice qui relie Fukuo­ka au ter­mi­nus de Kago­shi­ma, l’an­cien fief du clan Sat­su­ma qui fut le fer de lance de la res­tau­ra­tion de Mei­ji en 1868. En moins de temps qu’il n’en faut pour le décrire, le tra­jet bru­meux vers la tro­pi­cale cité, jume­lée avec Naples, nous dépose dans une gare ruti­lante don­nant sur la baie où fume un vol­can au cône par­fait. Dans cette ville de gratte-ciels blancs et ocres de six-cent-mille habi­tants, coin­cée entre la mer où trône son Vésuve et les col­lines qui la pressent dans le dos, le voya­geur est frap­pé par l’a­bon­dance des sta­tues qui toutes, à deux excep­tions près, regardent vers la mer.

En sor­tant de la gare, on aper­çoit d’a­bord une dizaine de jeunes gens habillés en cos­tume vic­to­rien avec canne et queue-de-pie, figés dans diverses poses autour d’une impres­sion­nante colonne. Fière de son rôle pion­nier dans la moder­ni­sa­tion du Japon, Kago­shi­ma rend ain­si hom­mage au groupe de dix-sept étu­diants qui, au milieu du XIXe siècle, entre­prit un voyage périlleux vers l’Eu­rope afin d’y être ins­truit des pro­diges de l’in­dus­trie. Un peu plus loin, des sei­gneurs de Sat­su­ma toisent le grand large en cos­tume tra­di­tion­nel ou en uni­forme d’a­mi­ral napo­léo­nien, avec bicorne et épau­lettes. Un maitre boud­dhiste por­tant bâton, cha­pe­let et cha­peau de paille sta­tionne dans un jar­din bien taillé, alors que la sil­houette mas­sive du grand héros de la ville, Taka­mo­ri Sai­go, sur­git dans les feuillages.

Défiant les loin­tains mari­times, ces figures impo­santes sont à l’op­po­sé de ce pro­fil plus humble et plus sou­cieux, sans doute fati­gué par un long voyage qui l’a mené de Lis­bonne à Goa, puis de Macao à Kago­shi­ma dans une caraque mena­cée par les typhons. Les deux sta­tues qui le repré­sentent sont orien­tées vers la terre où il débar­qua le 15 aout 1549 pour conver­tir les Japo­nais à la vraie foi. La plus émou­vante est située au bord du rivage, non loin, sans doute, du lieu où Fran­çois Xavier mit pied au Japon. Le com­pa­gnon d’I­gnace de Loyo­la y est sus­pen­du dans les airs en posi­tion d’o­rant, pieds nus et bras levés comme dans un geste d’of­frande ou de sacri­fice. Un bas-relief joux­tant le saint en lévi­ta­tion montre de rudes samou­raïs s’in­ter­po­sant entre le petit peuple et son navire qui vient d’ac­cos­ter. L’autre sta­tue est dans le centre-ville, en face d’une hideuse église qui porte son nom : un simple buste, posé sur un pilastre de pierre beige, que l’on découvre au milieu d’une fausse ruine en arc de cercle, évo­quant le porche de l’an­cienne église détruite. Dans le nou­veau bâti­ment, une vitrine expose un vieux dic­tion­naire fran­çais-japo­nais, dont les pages bistre sont curieu­se­ment ouvertes aux entrées « per­sonne », « per­sua­sif » et « per­vers » (doc­trine, pen­sée ou homme…).

La ville semble fière de son rôle d’a­vant-poste de la moder­ni­sa­tion et d’ou­ver­ture6 du pays à l’Oc­ci­dent, la bonne ins­pi­ra­tion des Sat­su­ma ayant per­mis au Japon de rele­ver le défi des canon­nières anglaises mouillant sous le vol­can. Un musée high-tech, avec pro­jec­tion d’un film où les dix-sept étu­diants fran­chissent les océans dans un décor à la Méliès, est entiè­re­ment voué à la res­tau­ra­tion de Mei­ji et au rôle qu’y jouèrent les sei­gneurs et élites de la région. L’af­fable Mon­sieur Naka­zo­no, célèbre dans toute la blo­go­sphère des rou­tards nip­po­no­philes, ne mégote pas sur les conseils et les cartes de Kago­shi­ma anno­tées au feutre colo­ré. Dans un coin de son ryo­kan bour­ré d’as­tuces (dont un appa­reil élec­trique des­ti­né à mas­ser les pieds de voya­geurs fati­gués par les iti­né­raires recom­man­dés), une biblio­thèque contient des dizaines de volumes en diverses langues. Abri­té dans une minus­cule chambre de quatre tata­mis, l’au­teur de ces lignes plonge avec effroi dans Le rap­port de Bro­deck, de Phi­lippe Clau­del après avoir dévo­ré une auto­bio­gra­phie de Simone Weil.

Le centre de cette ville curieu­se­ment fran­co­phile aux confins du Japon offre bien mieux encore. D’in­nom­brables maga­sins portent des noms aus­si exo­tiques que « Adieu Tris­tesse », spé­cia­li­sé en vête­ments fémi­nins, « Pompes » qui vend des chaus­sures, « Bis­co­to » qui orga­nise de la mus­cu­la­tion, « Rose et Vio­lette » qui expose des anti­qui­tés, voire « Ruys­dael » des gâteaux frais7. Dans une petite impasse, je découvre la pâtis­se­rie « Rivo­li » tenue par un jeune homme qui a pas­sé une année à Mont­martre pour s’i­ni­tier aux arcanes des tartes tatin et des mille-feuilles. La nou­velle grande librai­rie de quatre étages aligne les tra­duc­tions japo­naises de Her­ta Mül­ler, avec titre alle­mand en cou­ver­ture (Der Fuchs war damals Schön der Jäger), des livres de Beckett ou Duras, sans oublier Blan­chot, Gracq et les œuvres de Nico­las Bou­vier en ver­sion nip­pone. Quant à la nou­velle salle de ciné­ma d’art et d’es­sai, ins­tal­lée au der­nier étage d’un immeuble de verre et d’a­cier, gérée par des jeunes femmes d’une déli­ca­tesse à fré­mir, elle pro­jette Le Ruban blanc, de Michael Haneke.

Nara et Asuka, le cœur

Au centre du Japon, le bas­sin de la dynas­tie du clan Yama­to, dont tous les empe­reurs seraient issus, paraît rus­tique après un voyage dans les villes ruti­lantes du Kyu­shu. Le train qui remonte la val­lée de Nara vers la capi­tale ances­trale d’A­su­ka — où le pre­mier État uni­fié incu­ba la culture chi­noise, son sys­tème d’é­cri­ture, son pro­to­cole, ses temples et ses bonzes — délaisse pro­gres­si­ve­ment les plaines béton­nées pour péné­trer dans des zones bos­sues et boi­sées. Asu­ka8 n’est plus qu’un vil­lage de petits culti­va­teurs et d’ar­ti­sans à l’ombre des bam­bous et des tertres funé­raires du vie siècle. On peut en visi­ter les ves­tiges en louant un vélo à la sor­tie de la gare et en péda­lant sur d’hor­ribles bécanes qui ser­pentent mal­adroi­te­ment sur des pistes entre cultures marai­chères et cryp­to­mères. Éco­liers et tou­ristes en quête de sou­ve­rains pri­mor­diaux, de bois sacrés et de mon­tagnes tuté­laires arpentent les val­lons, scrutent les kofun (tombes impé­riales) et les méga­lithes. Non loin de là, la val­lée se referme et les contre­forts des mon­tagnes du Yoshi­no-Kuma­no appa­raissent dans le loin­tain. Ce ter­ri­toire sau­vage et escar­pé, cou­vrant une bonne par­tie de la pénin­sule de Kii, a vu naitre le shu­gen­do, une ascèse dont les adeptes yama­bu­shi (« couche-en-mon­tagne ») pra­ti­quaient la ran­don­née thau­ma­tur­gique dès le viie siècle. Par­mi leurs iti­né­raires, le célèbre par­cours de la cime d’O­mine, seul iti­né­raire de ran­don­née pédestre ins­crit au patri­moine mon­dial de l’Unesco.

De retour à Nara, je gra­vis plus modes­te­ment le Waka­ku­sa-yama sur un sen­tier tapis­sé de pétales roses et blancs. Une série de croupes her­beuses conduisent au mame­lon som­mi­tal qui domine la plaine du Yama­to. Des daims en liber­té folâtrent dans l’herbe, quelques pro­me­neurs prennent le soleil sur des bancs de bois. À l’ap­proche du som­met flan­qué d’une stèle, j’a­per­çois un jeune couple en tenue de mariage à l’oc­ci­den­tale. Lui, che­veux longs qui des­cendent en vagues noires sur la nuque et banane à la Pres­ley sur le front, elle, robe blanche bouf­fante et fon­taine de den­telle jaillis­sant de ses che­veux cin­trés de fleurs. À quelques mètres, deux hommes s’a­grippent à un réflec­teur rond et blanc vibrant sous de vio­lentes bour­rasques. Com­parses d’une équipe de pho­to­graphes qui pro­duit sa mois­son annuelle d’i­mages pour des agences matri­mo­niales, les quatre jeunes gens sau­tillent d’un som­met à l’autre pour rem­plir leur pro­gramme « Noces au som­met du Mont Waka­ku­sa ». Sou­dai­ne­ment conscient d’une aubaine à por­tée de main, le jeune homme à la banane se pré­ci­pite vers moi en tenant un car­ton à la main et demande de me pho­to­gra­phier. Ayant fait de même avec eux, je me plie à l’exer­cice sans rechi­gner. Le marié d’o­pé­rette me tend le bris­tol et me prie de le tenir dans les mains, face écrite tour­née vers lui, puis me mitraille pen­dant quelques secondes. Dans quelques jours, me suis-je dit en redes­cen­dant, l’i­mage d’un étran­ger ahu­ri parai­tra dans l’un ou l’autre maga­zine, bran­dis­sant une injonc­tion reli­gieuse en faveur du Japon.

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  1. Jour­na­liste et écri­vain auto­di­dacte d’o­ri­gine irlan­do-grecque, Laf­ca­dio Hearn s’é­ta­blit au Japon à la fin du XIXe siècle après diverses péré­gri­na­tions aux États-Unis et dans les Caraïbes. Il choi­sit de prendre la natio­na­li­té japo­naise sous le nom de Koi­zu­mi Yaku­mo, à la suite de son mariage avec Koi­zu­mi Set­su et de son adop­tion par son beau-père (Koi­zu­mi est le patro­nyme, tou­jours men­tion­né en pre­mier dans l’é­non­cé des noms japo­nais). Véné­ré au Japon, Hearn a écrit de nom­breux livres sur son pays d’a­dop­tion avant son décès en 1904. Il est un témoin unique de la vie pro­vin­ciale locale vue par un Occi­den­tal à la fin du XIXe siècle et qui, de sur­croit, mai­tri­sait la langue. L’œuvre de Hearn est aujourd’­hui peu acces­sible en français.
  2. On retrouve cette pola­ri­té dans les noms des deux régions capi­tales du Japon : le Kan­sai (« Ouest des bar­rières ») avec sa ville impé­riale Kyo­to et le Kan­to (« Est des bar­rières »), où se situe Tokyo.
  3. Voir à ce sujet le livre âpre de Shu­sa­ku Endo, Silence, dont le titre évoque le mutisme de Dieu face à la souf­france de ses fidèles, notam­ment les Japo­nais ani­més par la foi fer­vente des conver­tis. Le récit se déroule au XVIIe siècle à Naga­sa­ki et dans les iles voi­sines, où vivaient des com­mu­nau­tés chré­tiennes. Il est construit autour de la recherche du Jésuite Cris­to­vao Fer­rei­ra, apos­tat et auteur d’une vio­lente cri­tique du chris­tia­nisme, La Super­che­rie dévoi­lée (écrit à Naga­sa­ki au début du XVIIe siècle).
  4. Par­mi les savants les plus célèbres qui séjour­nèrent dans l’en­clave de Naga­sa­ki figurent le méde­cin alle­mand Cas­par Scham­ber­ger, le natu­ra­liste Engel­bert Kaemp­fer et le bota­niste Franz von Sie­bold. Leurs tra­vaux eurent des effets dans les deux sens : faire connaitre le Japon en Europe et dif­fu­ser les sciences occi­den­tales au Japon. C’est à Kaemp­fer que l’on doit la pre­mière des­crip­tion détaillée de la flore et la faune japo­naises (il intro­dui­sit l’arbre fos­sile Gink­go Bilo­ba en Europe), mais éga­le­ment un ouvrage pion­nier trai­tant de l’his­toire du Japon. Oine, la fille de Franz von Sie­bold et de sa com­pagne japo­naise (le mariage leur était inter­dit) Kusu­mo­to Taki, devint la pre­mière femme exer­çant la méde­cine occi­den­tale dans son pays. Voir notam­ment le roman de David Mit­chell, situé à Deji­ma au début du XIXe siècle, The thou­sand Autumns of Jacob de Zoet, Sceptre, 2010.
  5. Une des plus célèbres inter­prètes du per­son­nage cen­tral de l’o­pé­ra, Cho-Cho-San, était l’ar­tiste japo­naise Tama­ki Miu­ra. C’est sa sta­tue qui se trouve dans les jar­dins domi­nant la baie. L’o­pé­ra de Puc­ci­ni est basé sur la nou­velle épo­nyme de John Luther Long, dont la sœur avait vécu au Japon à la fin du XIXe siècle. Son ins­pi­ra­tion est la ren­contre mythique entre l’Oc­ci­dent et l’O­rient, à tra­vers le couple for­mé par l’Oc­ci­den­tal et la Japo­naise, dont von Sie­bold, Glo­ver et Hearn incar­nèrent des par­te­naires par­mi tant d’autres.
  6. Ce qu’il est conve­nu d’ap­pe­ler la « res­tau­ra­tion de Mei­ji » (1868) est un mou­ve­ment poli­tique à double détente. Devant l’in­ca­pa­ci­té du régime sho­gu­nal à contrer la menace des canon­nières occi­den­tales vou­lant impo­ser des « trai­tés inégaux » au Japon, les réfor­ma­teurs œuvrèrent pour la moder­ni­sa­tion éco­no­mique et poli­tique du pays tout en réta­blis­sant l’au­to­ri­té impé­riale. En quelques années, le pays devint une puis­sance mili­taire et indus­trielle capable de négo­cier l’a­bo­li­tion des « trai­tés inégaux » et de vaincre la Rus­sie en 1905.
  7. L’af­fiche pré­cise en fran­çais onc­tueux : « Avec la com­pa­gnie, tous les deux, bien sûr, votre amour. Dans l’air frais, le temps passe len­te­ment. La belle sai­son, les gâteaux frais de la mai­son. Tou­jours, on est bien ! »
  8. Le der­nier film, pré­sen­té à Cannes en 2011, de la cinéaste Nao­mi Kawase, Hane­zu no Tsu­ki, a été tour­né à Asu­ka et s’ins­pire de l’his­toire et des légendes du lieu.

Bernard De Backer


Auteur

sociologue et chercheur