Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Pouvoir ne pas savoir, savoir ne pas pouvoir. Une politique du signal

Numéro 07/8 Juillet-Août 2009 par Christophe Mincke

juillet 2009

Lorsque le poli­tique se tourne vers le scien­ti­fique, c’est à l’ex­pert qu’il s’a­dresse, sus­cep­tible de lui four­nir des infor­ma­tions et des don­nées, bien davan­tage qu’au savant, tou­jours sus­pect d’a­dop­ter une atti­tude peu com­plai­sante. Lorsque le pou­voir se tourne vers le savoir, c’est aus­si sou­vent pour parer son action des atours de la ratio­na­li­té. Dans une poli­tique cen­trée sur le signe, la figure de la science reste légi­ti­ma­trice. Mais, bien sou­vent, le poli­tique se détourne de la science, lui pré­fé­rant un confor­table bon sens que négli­ge­raient les Nim­bus enfer­més dans leur tour d’i­voire. N’est-il cepen­dant pas pos­sible de trou­ver une voie qui ne soit faite ni d’i­so­le­ment ni d’ins­tru­men­ta­li­sa­tion du savoir scientifique ?

Le monde aca­dé­mique ne s’implique pas dans la ges­tion de la société.
Ils sont là, enfer­més, ils ne veulent pas par­ler aux politiques,
comme si on était des… Met­tons ensemble des intellectuels,
des scien­ti­fiques, des éco­no­miques, des académiques.
Au che­vet de nos socié­tés, de notre planète.

Joëlle Mil­quet, Le Soir, 31 jan­vier 2009

Si gou­ver­ner est bien pré­voir, un mini­mum de savoir est néces­saire, sinon, la pré­vi­sion s’apparente à un pari. Com­ment en effet éva­luer le contexte — tou­jours mou­vant — dans lequel les mesures dont le poli­tique déci­de­ra devront s’appliquer ? Com­ment pré­voir les consé­quences des inter­ven­tions éta­tiques dans la socié­té ? Com­ment savoir sur quels outils tech­niques ou concep­tuels s’appuyer, quelles res­sources mobi­li­ser, quels acteurs sociaux recruter ?

Ne nous répète-t-on pas, par ailleurs, que celui qui pos­sède le savoir pos­sède le pou­voir ? Les poli­tiques n’en appellent-ils pas régu­liè­re­ment aux scien­ti­fiques, aux bureaux d’études, aux think tanks ou à l’administration ? N’entendons-nous pas chaque jour nos cha­manes en appe­ler à la culture de l’évaluation, de l’audit, de la cer­ti­fi­ca­tion, de l’adaptation des poli­tiques au contexte de leur application ?

Enfin, dans tout débat élec­to­ral, le savoir ne four­nit-il pas nombre d’arguments-massues ? Le chiffre inédit bran­di au bon moment, la ques­tion-piège, l’effet de sur­prise… « Mon­sieur Sar­ko­zy, savez-vous quel pour­cen­tage de l’électricité fran­çaise est issu du nucléaire ? »

Il est donc évident, à pre­mière vue, que savoir et pou­voir marchent main dans la main dans une socié­té qui a fait de la récur­si­vi­té son cre­do et de la tri­ni­té étude, action, éva­lua­tion le fon­de­ment de sa légi­ti­mi­té. Il semble tout aus­si évident que, des savoirs humains, le savoir scien­ti­fique est le plus fiable, le plus utile, le plus précieux.

Belges, je vous ai compris !

La science est pour­tant loin d’être sans concur­rents dans le champ du savoir invo­qué par les poli­tiques. Ain­si, par­mi d’autres figures, croi­sons-nous sou­vent celle du bon sens. Science et bon sens seraient-ils syno­nymes ? Certes pas, au contraire. Un des fon­de­ments de l’attitude scien­ti­fique est de se baser sur une atti­tude de doute ame­nant à remettre en ques­tion le bon sens. Entre le savoir scien­ti­fique et le savoir pro­fane du bon sens1, il y a donc plus qu’une nuance : une dif­fé­rence de nature.

Mais com­ment se fait-il que le bon sens puisse être invo­qué de telle manière, alors même que l’on célèbre le culte de la ratio­na­li­té ana­ly­tique ? Com­ment, de syno­nyme de lec­ture naïve du monde, est-il deve­nu — et pas seule­ment chez les pou­ja­distes — une incar­na­tion légi­time de la connais­sance ? Sans doute parce qu’il ne nous apprend rien.

Enfin, il ne nous apprend rien de neuf sur le monde, mais nous ren­seigne bien sur ce que les gens ont en tête, sur leurs repré­sen­ta­tions du réel, sur leurs peurs et leurs logiques. Ce savoir par­ta­gé relève donc de la com­mu­nion et non de la remise en ques­tion. Pris comme savoir per­ti­nent, il ouvre de ce fait sur la repro­duc­tion sociale et l’inertie2.

Sa valo­ri­sa­tion peut être vue comme celle de ses déten­teurs, c’est-à-dire de tout un cha­cun. De savoir, il n’est pas réel­le­ment ques­tion, il s’agirait alors d’une mise en scène autour de la thé­ma­tique d’un savoir démo­cra­tique, celui que nous par­ta­geons tous… sauf l’aristocratie scien­ti­fique qui lui a tour­né le dos. Il est à cet égard confon­dant de voir com­ment la thé­ma­tique du bon sens peut accom­pa­gner la cri­tique du scien­ti­fique reclus dans sa tour d’ivoire. On pas­se­rait alors d’un « vous ne pou­vez pas savoir » (ça ne vous est pas acces­sible) de la science, à un « vous ne savez pas savoir » (vous ne savez pas que vous savez). On pas­se­rait donc de la logique d’un savoir dif­fi­ci­le­ment acces­sible (sinon inac­ces­sible), à celle d’une connais­sance pré­exis­tante qu’il suf­fit de décou­vrir chez ses déten­teurs. Ces der­niers ne seraient pas igno­rants du monde, mais igno­rants de leur savoir.

On per­çoit éga­le­ment ici l’intérêt d’un dis­cours per­met­tant d’écarter par un argu­ment d’autorité les dis­cours scien­ti­fiques entrant en contra­dic­tion avec les pré­con­nais­sances idéo­lo­giques dont le poli­tique sou­haite faire usage.

Le bon sens serait donc une non-connais­sance débou­chant sur l’inertie et une pure poli­tique du signe. « Belges, je vous ai com­pris, vous qui avez tout com­pris ! » pour­rait être le cri de ses par­ti­sans. Il serait aus­si un moyen de contrer cer­tains dis­cours gênants.

La science comme doute

Cet état de fait nous amène à nous inter­ro­ger sur la manière de savoir scien­ti­fique qui est à l’honneur. Car le scien­ti­fique est-il un pro­fes­seur Tour­ne­sol sourd pas­sant du sous-marin de poche à la fusée lunaire avec un suc­cès tou­jours renou­ve­lé ? Est-il le déten­teur d’un savoir abso­lu, incon­tes­table, com­plet et opé­ra­tion­nel ? Non, bien sûr. Non, fort heureusement.

Le scien­ti­fique n’est pas un dic­ta­teur du réel. Le savoir scien­ti­fique est en effet sale­ment humain, il coha­bite en per­ma­nence avec le doute, l’erreur, la rela­ti­vi­té et l’hésitation. Il a dès lors une fâcheuse ten­dance à com­plexi­fier les choses, bien plus qu’à appor­ter des solu­tions en prêt-à-por­ter. S’il est por­teur d’une vision ration­nelle sur le monde, il n’est pas déten­teur de la véri­té. Le savoir scien­ti­fique est donc l’un des ins­tru­ments qui per­mettent d’affronter le réel mieux armé que de ses seuls préjugés.

On peut dès lors se deman­der si c’est sur cette vision que se base la sur­va­lo­ri­sa­tion de la science dans le dis­cours poli­tique. Dans la néga­tive, on peut faire l’hypothèse qu’elle sert à mas­quer une entre­prise de détour­ne­ment de la légi­ti­mi­té scientifique.

Il nous semble en effet que le jeu n’est pas celui que l’on pré­tend jouer. Bien sou­vent, la science est mobi­li­sée, non pour la connais­sance qu’elle peut appor­ter, mais pour le signe qu’elle consti­tue, pour sa capa­ci­té à parer le poli­tique des atours de la ratio­na­li­té. Elle est alors avant tout un ins­tru­ment de légi­ti­ma­tion. Où l’on voit la science fon­der à son tour un argu­ment d’autorité qui per­met­tra d’écarter des consi­dé­ra­tions « de bon sens » que l’on ne sou­haite pas avoir à prendre en compte.

Dans ce cas de figure, ce que cherche le poli­tique est la force légi­ti­mante du savoir scien­ti­fique, basée sur une vision dépas­sée de la science, sur un fan­tasme de dévoi­le­ment abso­lu du réel3. Et, lorsqu’il se tourne réel­le­ment vers les scien­ti­fiques, ce n’est géné­ra­le­ment pas pour lui deman­der des ana­lyses, des mises en pers­pec­tive, des réflexions dia­chro­niques com­plexes, mais pour obte­nir des chiffres, des don­nées, en un mot : de l’information. Fan­tasme de science toute-puis­sante d’un côté et réduc­tion du savoir à l’information de l’autre, telles nous semblent être les coor­don­nées de la situation.

Le scien­ti­fique idéal, dans un tel contexte, est celui qui admet l’utilisation de la figure qu’il peut incar­ner et qui ne dévoile pas la super­che­rie des pré­ten­tions à une science abso­lue. Il faut qu’il réponde vite, qu’il four­nisse de l’information et, sur­tout, qu’il ne réponde pas à la ques­tion par d’autres ques­tions, par une contes­ta­tion des termes du débat ou par une mise en cause de ses acteurs. Cet usage du scien­ti­fique est d’autant plus pro­blé­ma­tique que l’information est de plus en plus facile d’accès et que l’apport de la science est pré­ci­sé­ment de pro­po­ser un tri et une hié­rar­chi­sa­tion, voire, idéa­le­ment, d’en extraire du sens.

Cette science limi­tée à l’information est jus­te­ment celle qui est uti­li­sable dans un contexte de poli­tique du signal. Com­bien de fois, en réunion poli­tique interne, n’entend-on pas : « Les gens veulent un signal » ? Il ne s’agit pas de répondre par une solu­tion, mais par un mes­sage, par un signe. Dans un tel cadre, point n’est besoin de réponses nuan­cées qui auraient une réelle opé­ra­tion­na­li­té sur le ter­rain, il suf­fit de four­nir un signe convain­cant. Le bon sens y pour­voi­ra, pour une part, des infor­ma­tions « scien­ti­fiques » don­nant à pen­ser que le poli­tique connaît la réa­li­té du ter­rain, pour une autre. Si, en plus, quelque cher­cheur accepte de jouer le jeu, l’effet n’en sera que plus fort. On com­prend bien l’inutilité, dans un tel contexte, du savoir scien­ti­fique fon­dé sur le doute que nous venons de décrire. On com­prend aus­si que ce ne sont pas les signaux qui impriment à la socié­té et aux ins­ti­tu­tions des chan­ge­ments de cap impor­tants. L’inertie peut donc jouer à plein sur le ter­rain pen­dant que les médias relaient les signaux du poli­tique. Bref, si gou­ver­ner est signi­fier et non pré­voir, la science ne vaut plus que comme signe.

Cette logique de l’intervention poli­tique prend place dans un jeu poli­tique fon­dé prin­ci­pa­le­ment sur le binôme poli­ti­ciens média­tiques-médias. L’action poli­tique est direc­te­ment pen­sée comme objet de com­mu­ni­ca­tion des­ti­né à être « ven­du » aux jour­na­listes et, par leur inter­mé­diaire, aux élec­teurs. Le conseiller en com­mu­ni­ca­tion, per­son­nage cen­tral, peut donc écar­ter un élé­ment de connais­sance au motif qu’il s’agit d’une infor­ma­tion non per­ti­nente — voire, pire, imper­ti­nente — qui ne cadre pas avec la stra­té­gie de dif­fu­sion des mes­sages poli­tiques. On ne compte ain­si plus les rap­ports de recherche finan­cés par l’argent public et enter­rés par leurs com­man­di­taires. En retour, pris dans les logiques que l’on sait, bien des jour­na­listes se satis­font de ces rela­tions super­fi­cielles où une ver­sion direc­te­ment impri­mable leur est four­nie, sans que ne soient remises en ques­tion les « connais­sances » dont le poli­tique fait état à l’appui de ses positions.

Le savoir n’est pas l’apanage du monde scien­ti­fique sen­su stric­to, nous dira-t-on. On pour­rait pen­ser aux centres d’étude des par­tis qui ont pu, jusqu’il y a quelques années, jouer un rôle consi­dé­rable dans l’élaboration des poli­tiques et gagner une répu­ta­tion enviable de sérieux et de fia­bi­li­té. Il n’apparaît cepen­dant pas que, dans les débats récents, ces centres aient fait preuve d’indépendance ou de créa­ti­vi­té. Il semble plu­tôt qu’ils se can­tonnent de plus en plus à un rôle d’appui très ponc­tuel aux stra­té­gies de com­mu­ni­ca­tion des par­tis, quand ils ne sont pas de pures enseignes, sans autre réa­li­té qu’une appel­la­tion par­fois prestigieuse.

Un système en vase clos qui se passe fort bien du savoir

On peut donc pro­po­ser la lec­ture sui­vante du savoir du pouvoir.

Dans un monde poli­tique qui se pense com­mu­ni­ca­teur plus qu’acteur, ges­tion­naire plus que réfor­ma­teur, qui sait ne pas pou­voir grand-chose, la figure du scien­ti­fique et l’imaginaire de la science jouent un impor­tant rôle de légi­ti­ma­tion. Dans ce contexte, la science n’est plus un réser­voir d’idées et de ques­tions. Dans un sys­tème com­mu­ni­ca­tion­nel assoif­fé d’information, elle en consti­tue une mine. D’où l’importance d’une ver­sion allé­gée de la science, faite de chiffres et d’affirmations décon­tex­tua­li­sées, des­ti­née à sou­te­nir un dis­cours court et digeste, for­ma­té pour les médias. L’expert a bel et bien délo­gé le savant.

On ne peut donc com­prendre la rela­tion entre pou­voir et savoir sans se pen­cher sur une valeur car­di­nale : l’ignorance. Il est des choses qu’il vaut mieux ne pas dire quand on les sait et ne pas cher­cher à savoir quand on les ignore. Dans un tel jeu, des scien­ti­fiques indé­pen­dants et à même de poser eux-mêmes les ques­tions aux­quelles ils répon­dront peuvent être fort gênants. Il peut donc être néces­saire de les exclure du débat ou, à tout le moins, de les remettre à leur place, dans cette « tour d’ivoire » qu’on est sou­vent bien content de les voir gar­der. L’exclusion prend notam­ment la forme d’une stig­ma­ti­sa­tion, sur fond d’appel à la démo­cra­tie du savoir, d’une caste aris­to­cra­tique cou­pable de pro­duire un savoir qui n’est pas à la por­tée de tous. L’alternative démo­cra­tique et par­ti­ci­pa­tive à ce savoir des élites est bien enten­du un bon sens, très confor­table en ce qu’il n’apprend rien et est donc sans sur­prise. Il per­met par ailleurs d’adresser au plus grand nombre le mes­sage qu’il est l’égal des scien­ti­fiques — non en digni­té, mais en savoir — et que le per­son­nel poli­tique lui res­semble, qui n’en connaît pas plus long que lui.

Pre­nons un exemple dans un domaine qui nous est cher, la poli­tique péni­ten­tiaire belge (exemple qui fait l’objet de déve­lop­pe­ments par ailleurs dans le pré­sent numé­ro). Lorsqu’il veut adop­ter la loi de prin­cipes du 12 jan­vier 2005 concer­nant l’administration péni­ten­tiaire ain­si que le sta­tut juri­dique des déte­nus, le légis­la­teur s’assure d’une solide pré­pa­ra­tion par des scien­ti­fiques, réunis au sein de la « Com­mis­sion Dupont », du nom de Lie­ven Dupont, pro­fes­seur à la KULeu­ven. Un avant-pro­jet plus que consis­tant est four­ni par cette com­mis­sion. L’article 15 de l’avant-projet pré­voit la déter­mi­na­tion d’une capa­ci­té maxi­male pour chaque pri­son et l’interdiction de la dépas­ser. Le rap­port final de la com­mis­sion sti­pule que « Cette dis­po­si­tion vise à garan­tir à l’intérieur des pri­sons l’espace stric­te­ment néces­saire à une exé­cu­tion des peines et mesures pri­va­tives de liber­té qui soit conforme aux prin­cipes conte­nus dans l’avant-projet4. » Cela signi­fie bien enten­du que la limi­ta­tion de la popu­la­tion car­cé­rale est une condi­tion néces­saire de la réa­li­sa­tion des prin­cipes géné­reux conte­nus dans la loi. Pour­tant, le gou­ver­ne­ment va dépo­ser un pro­jet d’amendement abro­geant l’article 15, au motif, notam­ment que « Le gou­ver­ne­ment n’estime […] pas que la fixa­tion d’une capa­ci­té péni­ten­tiaire maxi­male est une réponse adé­quate, qui réponde par ailleurs aux exi­gences de sécu­ri­té publique5 ». Le gou­ver­ne­ment pro­pose cette abro­ga­tion sans inten­tion de tor­piller le pro­ces­sus légis­la­tif, pas plus qu’il ne sou­met d’argumentation à même de contre­dire l’affirmation de la com­mis­sion. Peut-on faire montre de manière plus évi­dente de sa volon­té de ne pas savoir et de son dés­in­té­rêt à l’égard de la chose scien­ti­fique — et de la pro­po­si­tion de loi qui en est issue, la nou­velle légis­la­tion fut-elle impos­sible à appli­quer pour cause de sur­po­pu­la­tion pénitentiaire ?

Et pourtant

Pour deux rai­sons ce qui pré­cède ne doit peut-être pas pous­ser au déses­poir les scientifiques.

D’une part, il ne faut pas cari­ca­tu­rer et réduire le savoir du pou­voir à de pures ques­tions de com­mu­ni­ca­tion, d’information et de bon sens. Même s’il nous paraît que cette concep­tion du savoir est la plus fré­quente. Il existe encore des acteurs poli­tiques ouverts à un dia­logue réel avec la science, de même qu’à côté de cer­tains scien­ti­fiques com­plai­sants existent nombre de cher­cheurs prêts à s’atteler à la com­mu­ni­ca­tion de leur savoir et prêts à par­ti­ci­per au débat public.

D’autre part, il faut saluer l’émergence d’une nou­velle posi­tion du scien­ti­fique qui ne relève ni du savant ni de l’expert. On peut la déce­ler dans de nou­veaux pro­ces­sus qui ne tiennent ni de la démarche scien­ti­fique hyper­spé­cia­li­sée ni de l’instrumentalisation. Ain­si, les États géné­raux de Bruxelles qui viennent de s’achever sont-ils une ini­tia­tive de la socié­té civile bruxel­loise dans laquelle une place a été réser­vée au tra­vail scien­ti­fique. Il s’agissait de nour­rir la réflexion sans l’enchaîner. Les scien­ti­fiques furent donc invi­tés à gérer eux-mêmes l’ensemble de leur réflexion (for­mat, thèmes, modes de vali­da­tion, dif­fu­sion, etc.) et à livrer le fruit de leurs cogi­ta­tions à la plate-forme poli­tique. En sont issues seize notes thé­ma­tiques rédi­gées par plus de cin­quante cher­cheurs, dis­po­nibles gra­tui­te­ment en ligne, en trois langues. Ces notes furent débat­tues en public, appro­priées, contes­tées par­fois. La plate-forme y a pui­sé, non seule­ment des infor­ma­tions, mais aus­si des ana­lyses pour éla­bo­rer un pro­jet pro­pre­ment poli­tique.

Appa­raît ici un scien­ti­fique en prise directe avec la socié­té, capable, à la fois d’en entendre les demandes et de lui adres­ser, de la manière la plus intel­li­gible pos­sible, le fruit de son tra­vail. C’est un exer­cice de modes­tie pour le scien­ti­fique, appe­lé, d’une part, à s’interroger sur les besoins réels de la col­lec­ti­vi­té et, d’autre part, à sou­mettre ses pro­duc­tions à un débat ouvert. C’est aus­si un exer­cice de luci­di­té pour tous, inci­tés à admettre que tous les savoirs ne se valent pas et que cer­tains en savent plus que d’autres, même si le savoir n’est pas la vérité.

Peut-être cette impli­ca­tion directe des scien­ti­fiques dans une réflexion poli­tique hors du champ d’action direct du per­son­nel poli­tique est-il une des pistes à suivre pour échap­per au sys­tème décrit ci-des­sus. Un sys­tème qui, sachant ne pou­voir que peu agir sur le monde, joue de son pou­voir de ne pas savoir pour mener une poli­tique du signe fon­dée sur le bon sens et l’inertie. Loin de la tour d’ivoire, le scien­ti­fique sera peut-être un des arti­sans d’un main­tien de l’action publique dans le domaine concret.

  1. Le savoir pro­fane ne se limite pas au bon sens. Comme l’ont mon­tré les expé­riences de croi­se­ment des savoirs, les connais­sances non for­ma­li­sées peuvent appor­ter une plus-value consi­dé­rable en termes de savoir. Il ne relève alors pas du bon sens en ce qu’il per­met de dévoi­ler des réa­li­tés mécon­nues jusqu’alors.
  2. L’inertie n’est pas l’immobilité, elle est la conser­va­tion du mou­ve­ment, qu’il soit nul ou pas.
  3. Cet ima­gi­naire est por­té par une concep­tion de la science fon­dée sur une cer­taine vision des sciences dites « exactes ». Les pro­duc­tions de ces der­nières sont de peu d’utilité pour le gou­ver­ne­ment d’un État — contrai­re­ment à celles des sciences humaines —, mais c’est ce modèle qui demeure pré­do­mi­nant dans les repré­sen­ta­tions de la science. On note­ra encore que, même en ce qui concerne les sciences « exactes », ces concep­tions sont dépas­sées. Même la phy­sique, science « dure » s’il en est, a, depuis l’avènement de la phy­sique quan­tique, revu sin­gu­liè­re­ment à la baisse ses pré­ten­tions au dévoi­le­ment du vrai. New­ton est bien loin, dont la phy­sique nous pro­met­tait un monde par­fai­te­ment et défi­ni­ti­ve­ment prévisible.
  4. Rap­port final de la com­mis­sion « loi de prin­cipes concer­nant l’administration péni­ten­tiaire et le sta­tut juri­dique des déte­nus », Rap­port fait au nom de la com­mis­sion de la Jus­tice par MM. Vincent Decro­ly et Tony Van Parys, Doc. Parl., ch., 2001, 50 – 1076/001, p. 123. Cette affir­ma­tion sera reprise plu­sieurs fois dans les tra­vaux parlementaires.
  5. Pro­po­si­tion de loi de prin­cipes concer­nant l’administration péni­ten­tiaire et le sta­tut juri­dique des déte­nus, Amen­de­ments, Doc. Parl., Ch., 2004, 51 – 0231/003, p. 3.

Christophe Mincke


Auteur

Christophe Mincke est codirecteur de La Revue nouvelle, directeur du département de criminologie de l’Institut national de criminalistique et de criminologie et professeur à l’Université Saint-Louis à Bruxelles. Il a étudié le droit et la sociologie et s’est intéressé, à titre scientifique, au ministère public, à la médiation pénale et, aujourd’hui, à la mobilité et à ses rapports avec la prison. Au travers de ses travaux récents, il interroge notre rapport collectif au changement et la frénésie de notre époque.