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Pouvoir ne pas savoir, savoir ne pas pouvoir. Une politique du signal
Lorsque le politique se tourne vers le scientifique, c’est à l’expert qu’il s’adresse, susceptible de lui fournir des informations et des données, bien davantage qu’au savant, toujours suspect d’adopter une attitude peu complaisante. Lorsque le pouvoir se tourne vers le savoir, c’est aussi souvent pour parer son action des atours de la rationalité. Dans une politique centrée sur le signe, la figure de la science reste légitimatrice. Mais, bien souvent, le politique se détourne de la science, lui préférant un confortable bon sens que négligeraient les Nimbus enfermés dans leur tour d’ivoire. N’est-il cependant pas possible de trouver une voie qui ne soit faite ni d’isolement ni d’instrumentalisation du savoir scientifique ?
Le monde académique ne s’implique pas dans la gestion de la société.
Ils sont là, enfermés, ils ne veulent pas parler aux politiques,
comme si on était des… Mettons ensemble des intellectuels,
des scientifiques, des économiques, des académiques.
Au chevet de nos sociétés, de notre planète.
Joëlle Milquet, Le Soir, 31 janvier 2009
Si gouverner est bien prévoir, un minimum de savoir est nécessaire, sinon, la prévision s’apparente à un pari. Comment en effet évaluer le contexte — toujours mouvant — dans lequel les mesures dont le politique décidera devront s’appliquer ? Comment prévoir les conséquences des interventions étatiques dans la société ? Comment savoir sur quels outils techniques ou conceptuels s’appuyer, quelles ressources mobiliser, quels acteurs sociaux recruter ?
Ne nous répète-t-on pas, par ailleurs, que celui qui possède le savoir possède le pouvoir ? Les politiques n’en appellent-ils pas régulièrement aux scientifiques, aux bureaux d’études, aux think tanks ou à l’administration ? N’entendons-nous pas chaque jour nos chamanes en appeler à la culture de l’évaluation, de l’audit, de la certification, de l’adaptation des politiques au contexte de leur application ?
Enfin, dans tout débat électoral, le savoir ne fournit-il pas nombre d’arguments-massues ? Le chiffre inédit brandi au bon moment, la question-piège, l’effet de surprise… « Monsieur Sarkozy, savez-vous quel pourcentage de l’électricité française est issu du nucléaire ? »
Il est donc évident, à première vue, que savoir et pouvoir marchent main dans la main dans une société qui a fait de la récursivité son credo et de la trinité étude, action, évaluation le fondement de sa légitimité. Il semble tout aussi évident que, des savoirs humains, le savoir scientifique est le plus fiable, le plus utile, le plus précieux.
Belges, je vous ai compris !
La science est pourtant loin d’être sans concurrents dans le champ du savoir invoqué par les politiques. Ainsi, parmi d’autres figures, croisons-nous souvent celle du bon sens. Science et bon sens seraient-ils synonymes ? Certes pas, au contraire. Un des fondements de l’attitude scientifique est de se baser sur une attitude de doute amenant à remettre en question le bon sens. Entre le savoir scientifique et le savoir profane du bon sens1, il y a donc plus qu’une nuance : une différence de nature.
Mais comment se fait-il que le bon sens puisse être invoqué de telle manière, alors même que l’on célèbre le culte de la rationalité analytique ? Comment, de synonyme de lecture naïve du monde, est-il devenu — et pas seulement chez les poujadistes — une incarnation légitime de la connaissance ? Sans doute parce qu’il ne nous apprend rien.
Enfin, il ne nous apprend rien de neuf sur le monde, mais nous renseigne bien sur ce que les gens ont en tête, sur leurs représentations du réel, sur leurs peurs et leurs logiques. Ce savoir partagé relève donc de la communion et non de la remise en question. Pris comme savoir pertinent, il ouvre de ce fait sur la reproduction sociale et l’inertie2.
Sa valorisation peut être vue comme celle de ses détenteurs, c’est-à-dire de tout un chacun. De savoir, il n’est pas réellement question, il s’agirait alors d’une mise en scène autour de la thématique d’un savoir démocratique, celui que nous partageons tous… sauf l’aristocratie scientifique qui lui a tourné le dos. Il est à cet égard confondant de voir comment la thématique du bon sens peut accompagner la critique du scientifique reclus dans sa tour d’ivoire. On passerait alors d’un « vous ne pouvez pas savoir » (ça ne vous est pas accessible) de la science, à un « vous ne savez pas savoir » (vous ne savez pas que vous savez). On passerait donc de la logique d’un savoir difficilement accessible (sinon inaccessible), à celle d’une connaissance préexistante qu’il suffit de découvrir chez ses détenteurs. Ces derniers ne seraient pas ignorants du monde, mais ignorants de leur savoir.
On perçoit également ici l’intérêt d’un discours permettant d’écarter par un argument d’autorité les discours scientifiques entrant en contradiction avec les préconnaissances idéologiques dont le politique souhaite faire usage.
Le bon sens serait donc une non-connaissance débouchant sur l’inertie et une pure politique du signe. « Belges, je vous ai compris, vous qui avez tout compris ! » pourrait être le cri de ses partisans. Il serait aussi un moyen de contrer certains discours gênants.
La science comme doute
Cet état de fait nous amène à nous interroger sur la manière de savoir scientifique qui est à l’honneur. Car le scientifique est-il un professeur Tournesol sourd passant du sous-marin de poche à la fusée lunaire avec un succès toujours renouvelé ? Est-il le détenteur d’un savoir absolu, incontestable, complet et opérationnel ? Non, bien sûr. Non, fort heureusement.
Le scientifique n’est pas un dictateur du réel. Le savoir scientifique est en effet salement humain, il cohabite en permanence avec le doute, l’erreur, la relativité et l’hésitation. Il a dès lors une fâcheuse tendance à complexifier les choses, bien plus qu’à apporter des solutions en prêt-à-porter. S’il est porteur d’une vision rationnelle sur le monde, il n’est pas détenteur de la vérité. Le savoir scientifique est donc l’un des instruments qui permettent d’affronter le réel mieux armé que de ses seuls préjugés.
On peut dès lors se demander si c’est sur cette vision que se base la survalorisation de la science dans le discours politique. Dans la négative, on peut faire l’hypothèse qu’elle sert à masquer une entreprise de détournement de la légitimité scientifique.
Il nous semble en effet que le jeu n’est pas celui que l’on prétend jouer. Bien souvent, la science est mobilisée, non pour la connaissance qu’elle peut apporter, mais pour le signe qu’elle constitue, pour sa capacité à parer le politique des atours de la rationalité. Elle est alors avant tout un instrument de légitimation. Où l’on voit la science fonder à son tour un argument d’autorité qui permettra d’écarter des considérations « de bon sens » que l’on ne souhaite pas avoir à prendre en compte.
Dans ce cas de figure, ce que cherche le politique est la force légitimante du savoir scientifique, basée sur une vision dépassée de la science, sur un fantasme de dévoilement absolu du réel3. Et, lorsqu’il se tourne réellement vers les scientifiques, ce n’est généralement pas pour lui demander des analyses, des mises en perspective, des réflexions diachroniques complexes, mais pour obtenir des chiffres, des données, en un mot : de l’information. Fantasme de science toute-puissante d’un côté et réduction du savoir à l’information de l’autre, telles nous semblent être les coordonnées de la situation.
Le scientifique idéal, dans un tel contexte, est celui qui admet l’utilisation de la figure qu’il peut incarner et qui ne dévoile pas la supercherie des prétentions à une science absolue. Il faut qu’il réponde vite, qu’il fournisse de l’information et, surtout, qu’il ne réponde pas à la question par d’autres questions, par une contestation des termes du débat ou par une mise en cause de ses acteurs. Cet usage du scientifique est d’autant plus problématique que l’information est de plus en plus facile d’accès et que l’apport de la science est précisément de proposer un tri et une hiérarchisation, voire, idéalement, d’en extraire du sens.
Cette science limitée à l’information est justement celle qui est utilisable dans un contexte de politique du signal. Combien de fois, en réunion politique interne, n’entend-on pas : « Les gens veulent un signal » ? Il ne s’agit pas de répondre par une solution, mais par un message, par un signe. Dans un tel cadre, point n’est besoin de réponses nuancées qui auraient une réelle opérationnalité sur le terrain, il suffit de fournir un signe convaincant. Le bon sens y pourvoira, pour une part, des informations « scientifiques » donnant à penser que le politique connaît la réalité du terrain, pour une autre. Si, en plus, quelque chercheur accepte de jouer le jeu, l’effet n’en sera que plus fort. On comprend bien l’inutilité, dans un tel contexte, du savoir scientifique fondé sur le doute que nous venons de décrire. On comprend aussi que ce ne sont pas les signaux qui impriment à la société et aux institutions des changements de cap importants. L’inertie peut donc jouer à plein sur le terrain pendant que les médias relaient les signaux du politique. Bref, si gouverner est signifier et non prévoir, la science ne vaut plus que comme signe.
Cette logique de l’intervention politique prend place dans un jeu politique fondé principalement sur le binôme politiciens médiatiques-médias. L’action politique est directement pensée comme objet de communication destiné à être « vendu » aux journalistes et, par leur intermédiaire, aux électeurs. Le conseiller en communication, personnage central, peut donc écarter un élément de connaissance au motif qu’il s’agit d’une information non pertinente — voire, pire, impertinente — qui ne cadre pas avec la stratégie de diffusion des messages politiques. On ne compte ainsi plus les rapports de recherche financés par l’argent public et enterrés par leurs commanditaires. En retour, pris dans les logiques que l’on sait, bien des journalistes se satisfont de ces relations superficielles où une version directement imprimable leur est fournie, sans que ne soient remises en question les « connaissances » dont le politique fait état à l’appui de ses positions.
Le savoir n’est pas l’apanage du monde scientifique sensu stricto, nous dira-t-on. On pourrait penser aux centres d’étude des partis qui ont pu, jusqu’il y a quelques années, jouer un rôle considérable dans l’élaboration des politiques et gagner une réputation enviable de sérieux et de fiabilité. Il n’apparaît cependant pas que, dans les débats récents, ces centres aient fait preuve d’indépendance ou de créativité. Il semble plutôt qu’ils se cantonnent de plus en plus à un rôle d’appui très ponctuel aux stratégies de communication des partis, quand ils ne sont pas de pures enseignes, sans autre réalité qu’une appellation parfois prestigieuse.
Un système en vase clos qui se passe fort bien du savoir
On peut donc proposer la lecture suivante du savoir du pouvoir.
Dans un monde politique qui se pense communicateur plus qu’acteur, gestionnaire plus que réformateur, qui sait ne pas pouvoir grand-chose, la figure du scientifique et l’imaginaire de la science jouent un important rôle de légitimation. Dans ce contexte, la science n’est plus un réservoir d’idées et de questions. Dans un système communicationnel assoiffé d’information, elle en constitue une mine. D’où l’importance d’une version allégée de la science, faite de chiffres et d’affirmations décontextualisées, destinée à soutenir un discours court et digeste, formaté pour les médias. L’expert a bel et bien délogé le savant.
On ne peut donc comprendre la relation entre pouvoir et savoir sans se pencher sur une valeur cardinale : l’ignorance. Il est des choses qu’il vaut mieux ne pas dire quand on les sait et ne pas chercher à savoir quand on les ignore. Dans un tel jeu, des scientifiques indépendants et à même de poser eux-mêmes les questions auxquelles ils répondront peuvent être fort gênants. Il peut donc être nécessaire de les exclure du débat ou, à tout le moins, de les remettre à leur place, dans cette « tour d’ivoire » qu’on est souvent bien content de les voir garder. L’exclusion prend notamment la forme d’une stigmatisation, sur fond d’appel à la démocratie du savoir, d’une caste aristocratique coupable de produire un savoir qui n’est pas à la portée de tous. L’alternative démocratique et participative à ce savoir des élites est bien entendu un bon sens, très confortable en ce qu’il n’apprend rien et est donc sans surprise. Il permet par ailleurs d’adresser au plus grand nombre le message qu’il est l’égal des scientifiques — non en dignité, mais en savoir — et que le personnel politique lui ressemble, qui n’en connaît pas plus long que lui.
Prenons un exemple dans un domaine qui nous est cher, la politique pénitentiaire belge (exemple qui fait l’objet de développements par ailleurs dans le présent numéro). Lorsqu’il veut adopter la loi de principes du 12 janvier 2005 concernant l’administration pénitentiaire ainsi que le statut juridique des détenus, le législateur s’assure d’une solide préparation par des scientifiques, réunis au sein de la « Commission Dupont », du nom de Lieven Dupont, professeur à la KULeuven. Un avant-projet plus que consistant est fourni par cette commission. L’article 15 de l’avant-projet prévoit la détermination d’une capacité maximale pour chaque prison et l’interdiction de la dépasser. Le rapport final de la commission stipule que « Cette disposition vise à garantir à l’intérieur des prisons l’espace strictement nécessaire à une exécution des peines et mesures privatives de liberté qui soit conforme aux principes contenus dans l’avant-projet4. » Cela signifie bien entendu que la limitation de la population carcérale est une condition nécessaire de la réalisation des principes généreux contenus dans la loi. Pourtant, le gouvernement va déposer un projet d’amendement abrogeant l’article 15, au motif, notamment que « Le gouvernement n’estime […] pas que la fixation d’une capacité pénitentiaire maximale est une réponse adéquate, qui réponde par ailleurs aux exigences de sécurité publique5 ». Le gouvernement propose cette abrogation sans intention de torpiller le processus législatif, pas plus qu’il ne soumet d’argumentation à même de contredire l’affirmation de la commission. Peut-on faire montre de manière plus évidente de sa volonté de ne pas savoir et de son désintérêt à l’égard de la chose scientifique — et de la proposition de loi qui en est issue, la nouvelle législation fut-elle impossible à appliquer pour cause de surpopulation pénitentiaire ?
Et pourtant
Pour deux raisons ce qui précède ne doit peut-être pas pousser au désespoir les scientifiques.
D’une part, il ne faut pas caricaturer et réduire le savoir du pouvoir à de pures questions de communication, d’information et de bon sens. Même s’il nous paraît que cette conception du savoir est la plus fréquente. Il existe encore des acteurs politiques ouverts à un dialogue réel avec la science, de même qu’à côté de certains scientifiques complaisants existent nombre de chercheurs prêts à s’atteler à la communication de leur savoir et prêts à participer au débat public.
D’autre part, il faut saluer l’émergence d’une nouvelle position du scientifique qui ne relève ni du savant ni de l’expert. On peut la déceler dans de nouveaux processus qui ne tiennent ni de la démarche scientifique hyperspécialisée ni de l’instrumentalisation. Ainsi, les États généraux de Bruxelles qui viennent de s’achever sont-ils une initiative de la société civile bruxelloise dans laquelle une place a été réservée au travail scientifique. Il s’agissait de nourrir la réflexion sans l’enchaîner. Les scientifiques furent donc invités à gérer eux-mêmes l’ensemble de leur réflexion (format, thèmes, modes de validation, diffusion, etc.) et à livrer le fruit de leurs cogitations à la plate-forme politique. En sont issues seize notes thématiques rédigées par plus de cinquante chercheurs, disponibles gratuitement en ligne, en trois langues. Ces notes furent débattues en public, appropriées, contestées parfois. La plate-forme y a puisé, non seulement des informations, mais aussi des analyses pour élaborer un projet proprement politique.
Apparaît ici un scientifique en prise directe avec la société, capable, à la fois d’en entendre les demandes et de lui adresser, de la manière la plus intelligible possible, le fruit de son travail. C’est un exercice de modestie pour le scientifique, appelé, d’une part, à s’interroger sur les besoins réels de la collectivité et, d’autre part, à soumettre ses productions à un débat ouvert. C’est aussi un exercice de lucidité pour tous, incités à admettre que tous les savoirs ne se valent pas et que certains en savent plus que d’autres, même si le savoir n’est pas la vérité.
Peut-être cette implication directe des scientifiques dans une réflexion politique hors du champ d’action direct du personnel politique est-il une des pistes à suivre pour échapper au système décrit ci-dessus. Un système qui, sachant ne pouvoir que peu agir sur le monde, joue de son pouvoir de ne pas savoir pour mener une politique du signe fondée sur le bon sens et l’inertie. Loin de la tour d’ivoire, le scientifique sera peut-être un des artisans d’un maintien de l’action publique dans le domaine concret.
- Le savoir profane ne se limite pas au bon sens. Comme l’ont montré les expériences de croisement des savoirs, les connaissances non formalisées peuvent apporter une plus-value considérable en termes de savoir. Il ne relève alors pas du bon sens en ce qu’il permet de dévoiler des réalités méconnues jusqu’alors.
- L’inertie n’est pas l’immobilité, elle est la conservation du mouvement, qu’il soit nul ou pas.
- Cet imaginaire est porté par une conception de la science fondée sur une certaine vision des sciences dites « exactes ». Les productions de ces dernières sont de peu d’utilité pour le gouvernement d’un État — contrairement à celles des sciences humaines —, mais c’est ce modèle qui demeure prédominant dans les représentations de la science. On notera encore que, même en ce qui concerne les sciences « exactes », ces conceptions sont dépassées. Même la physique, science « dure » s’il en est, a, depuis l’avènement de la physique quantique, revu singulièrement à la baisse ses prétentions au dévoilement du vrai. Newton est bien loin, dont la physique nous promettait un monde parfaitement et définitivement prévisible.
- Rapport final de la commission « loi de principes concernant l’administration pénitentiaire et le statut juridique des détenus », Rapport fait au nom de la commission de la Justice par MM. Vincent Decroly et Tony Van Parys, Doc. Parl., ch., 2001, 50 – 1076/001, p. 123. Cette affirmation sera reprise plusieurs fois dans les travaux parlementaires.
- Proposition de loi de principes concernant l’administration pénitentiaire et le statut juridique des détenus, Amendements, Doc. Parl., Ch., 2004, 51 – 0231/003, p. 3.