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Pourquoi un ministère des Droits des femmes ?

Numéro 4/5 avril-mai 2014 par Irène Kaufer

mai 2014

L’idée est par­tie de Vie fémi­nine et a essai­mé depuis, rece­vant l’appui du maga­zine Elle puis, avec plus ou moins de convic­tion, de repré­sen­tantes de l’ensemble des par­tis poli­tiques fran­co­phones (l’exercice n’a pas encore été ten­té côté fla­mand) : dans le pro­chain gou­ver­ne­ment fédé­ral, il faut un minis­tère des Droits des femmes. Natu­rel­le­ment, à côté des appuis, on […]

Le Mois

L’idée est par­tie de Vie fémi­nine et a essai­mé depuis, rece­vant l’appui du maga­zine Elle puis, avec plus ou moins de convic­tion, de repré­sen­tantes de l’ensemble des par­tis poli­tiques fran­co­phones (l’exercice n’a pas encore été ten­té côté fla­mand) : dans le pro­chain gou­ver­ne­ment fédé­ral, il faut un minis­tère des Droits des femmes.

Natu­rel­le­ment, à côté des appuis, on a enten­du bien des sar­casmes, mais aus­si de vrais ques­tion­ne­ments : pour­quoi ne pas se satis­faire d’une com­pé­tence « éga­li­té des chances » qui existe désor­mais à tous les niveaux de pou­voir ? Pour­quoi ne pas regrou­per les mino­ri­tés (ou en tout cas les caté­go­ries mino­ri­sées) plu­tôt que de les mettre en concurrence ?

Il est vrai qu’actuellement, les femmes sont de plus en plus sou­vent noyées dans la vague caté­go­rie de la « diver­si­té », un terme déjà signi­fi­ca­tif en soi : il laisse sous-entendre qu’il exis­te­rait un « modèle » d’humanité, l’homme blanc d’âge moyen, hété­ro­sexuel et valide, les autres (per­sonnes dites « de cou­leur », homo­sexuelles, han­di­ca­pées, jeunes, vieux… et femmes) étant autant de « cas par­ti­cu­liers ». Ce qui est contes­table pour ces « autres » l’est encore plus pour les femmes qui, rap­pe­lons-le, forment la moi­tié de l’humanité et sont pré­sentes dans l’ensemble des autres caté­go­ries. Dif­fi­cile de s’en débar­ras­ser : une socié­té (auto­ri­taire) pour­rait déci­der de mettre de côté tout aspect « autre » (appa­rence, culture…), expul­ser ses « étran­gers », condam­ner ses homos à la clan­des­ti­ni­té et enfer­mer ses per­sonnes han­di­ca­pées dans des ins­ti­tu­tions à l’abri des regards ; elle ne peut se pas­ser d’hommes et de femmes, en pro­por­tion équi­li­brée, sous peine de mettre en péril sa propre reproduction.

Une domination qui se reproduit

C’est quand ils sont noyés dans l’« éga­li­té des chances » (notion par ailleurs très libé­rale) que les droits des femmes entrent jus­te­ment en concur­rence avec d’autres reven­di­ca­tions. Quand les moyens publics sont limi­tés, les prio­ri­tés des uns se font for­cé­ment au détri­ment de celles des autres. Et au sein même des caté­go­ries dis­cri­mi­nées, on voit que sou­vent, la domi­na­tion mas­cu­line a ten­dance à se repro­duire et à faire dis­pa­raitre les reven­di­ca­tions ou même la simple visi­bi­li­té des femmes. Ain­si, la lutte contre l’homophobie se réduit sou­vent à pro­té­ger les gays, les besoins spé­ci­fiques des les­biennes étant oubliés1.

Et pour­quoi pas, alors, une com­pé­tence de l’« éga­li­té des femmes et des hommes » ? Parce qu’on voit bien ce qui se passe avec l’Institut du même nom (IEFH), ain­si qu’avec les poli­tiques publiques : l’« éga­li­té » sert trop sou­vent à gom­mer en prio­ri­té les inéga­li­tés… dont les femmes béné­fi­cient. Ce fut le cas en matière de pen­sions2 ou d’assurances3, alors que les inéga­li­tés de reve­nus au détri­ment des femmes ne se résorbent pas. Il faut savoir qu’un tiers des plaintes arri­vant à l’Institut sont le fait des hommes. Ima­gine-t-on qu’un tiers des plaintes pour racisme émanent de blancs, que les dis­cri­mi­na­tions sur la base de l’orientation sexuelle soient dénon­cées à 30 % par des hété­ro­sexuels ou que les valides se plaignent en masse des places de par­king pour han­di­ca­pés ? Et qu’en plus, ces plaintes donnent lieu à des adap­ta­tions légis­la­tives ? Non, déci­dé­ment, les femmes ne sont pas une caté­go­rie « mino­ri­sée » comme les autres…

Des droits spécifiques ?

Par ailleurs, les droits des femmes dont il est ques­tion ne res­sor­tissent stric­te­ment pas tous du domaine de l’« éga­li­té », mais leur sont spé­ci­fiques : qu’on songe seule­ment au droit à l’avortement. Ils sont éga­le­ment très écla­tés entre dif­fé­rents niveaux de pou­voir et/ou com­pé­tences : tout ce qui concerne les droits repro­duc­tifs est du res­sort de la San­té, la règle­men­ta­tion du chô­mage dépend du minis­tère du Tra­vail, les vio­lences de l’Intérieur et de la Jus­tice, la mise en place d’un ser­vice de paie­ment des pen­sions ali­men­taires des Finances, la prise en charge col­lec­tive des enfants des Com­mu­nau­tés, la lutte contre les sté­réo­types sexués de l’Éducation et de l’Audiovisuel, etc.

Cette trans­ver­sa­li­té inévi­table peut-elle être prise en compte par d’autres voies ? On voit bien que l’existence théo­rique d’un « gen­der­mains­trea­ming », cen­sé pas­ser toutes les déci­sions poli­tiques au filtre du genre pour véri­fier leur impact éven­tuel­le­ment dif­fé­rent sur les hommes et sur les femmes, n’a pas empê­ché, par exemple, une réforme du chô­mage dont on sait déjà qu’elle tou­che­ra encore davan­tage les femmes que les hommes. Un minis­tère des Droits des femmes aurait pour tâche de cen­tra­li­ser toutes ces ques­tions, à condi­tion de dis­po­ser de vrais moyens finan­ciers et humains et de ne pas être noyé dans d’autres prio­ri­tés ; il pour­rait aus­si avan­cer ses propres pro­po­si­tions et rendre visibles les reven­di­ca­tions des femmes.

Deux remarques per­son­nelles pour finir.

Dans une période de res­tric­tions tous azi­muts et un gou­ver­ne­ment res­ser­ré, il est peu pro­bable qu’on « sacri­fie » un poste pour s’occuper des droits qui ne concernent, après tout, que la moi­tié de la popu­la­tion… (rai­son­ne­ment faux par ailleurs, car les droits des femmes concernent tout le monde). Mais lan­cer le débat, c’est obli­ger à regar­der en face cette véri­té : mal­gré les dis­cours et les lois sur l’égalité, celle-ci n’avance guère et par­fois même recule.

Deuxième point, par­ti­cu­liè­re­ment impor­tant : comme toutes les conquêtes sociales, les droits des femmes sont d’abord le résul­tat de mobi­li­sa­tions d’un mou­ve­ment de base, dont un éven­tuel minis­tère, comme le tra­vail de par­le­men­taires fémi­nistes, ne peut être que le relai. Un mou­ve­ment qui aurait donc tout inté­rêt à une recom­po­si­tion autour de reven­di­ca­tions par­ta­gées, sans enter­rer les « sujets qui fâchent », mais sans les lais­ser empoi­son­ner l’indispensable pro­gramme commun.

  1. On constate actuel­le­ment une excep­tion avec une pro­po­si­tion de loi qui recon­nait la co-paren­ta­li­té pour les les­biennes, et pour elles seules. Mais on a échap­pé de peu, au nom de l’égalité, à la porte ouverte à une léga­li­sa­tion très contes­tée de la « ges­ta­tion pour autrui » (les mères porteuses).
  2. Durée de car­rière por­tée de qua­rante à qua­rante-cinq ans comme les hommes, au nom de l’égalité, ce qui n’a fait que creu­ser le fos­sé entre pen­sions des hommes et des femmes.
  3. Parce qu’elles pro­voquent moins d’accident, les femmes pou­vaient béné­fi­cier de primes plus basses. Au nom de l’égalité, c’est désor­mais fini.

Irène Kaufer


Auteur

Née à Cracovie (Pologne), Irène Kaufer est arrivée en Belgique avec l’Exposition universelle de 1958. Militante féministe et syndicale, elle a participé dans les années 1970 à l’aventure de l’hebdomadaire {POUR}, auquel elle a consacré un polar ({Fausses pistes}, Luc Pire, 1995). Après de longues années dans une grande entreprise de commerce culturel, elle a terminé sa carrière comme responsable de projet dans une association de prévention des violences basées sur le genre. Parallèlement, elle a animé des tables de conversation pour femmes migrantes ou des ateliers de réécriture de chansons. Elle collabore régulièrement au magazine {Axelle}, ainsi qu’occasionnellement à d’autres publications. En 2005, elle a publié un livre d’entretiens avec la philosophe Françoise Collin, {Parcours féministe} (chez Labor, réédition chez iXe en 2014). Puis, en 2015 un recueil de nouvelles, {Déserteuses} (chez Academia-L’Harmattan). En 2021, elle a publié le roman {Dibbouks} aux Editions de l’Antilope. On peut aussi la retrouver sur son blog, www.irenekaufer.be. Désormais retraitée, elle coule des jours heureux entre son chat, son ordinateur, ses livres, ses révoltes et ses écrits.