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Pour une théorie de la transparence

Numéro 12 Décembre 2011 par Laurent De Sutter

novembre 2011

La trans­pa­rence est deve­nue une des plus impor­tantes clés de lec­ture du monde contem­po­rain. Mais de quelle clé s’a­git-il ? La géné­ra­li­té des pro­blèmes qu’elle pré­tend cou­vrir, ain­si que la géné­ra­li­té des solu­tions qu’elle pré­tend sou­te­nir, ne signale-t-elle pas, au contraire, qu’il s’a­git de rendre illi­sible ce qui, autre­ment, aurait pu être com­pris ? Pour répondre à cette ques­tion, tou­te­fois, il convient deprendre du recul et de consi­dé­rer ce que la trans­pa­rence fait, c’est-à-dire quel monde elle pré­pare. Et lui oppo­ser un autre monde, struc­tu­ré sui­vant d’autres règles, en ten­tant de sub­sti­tuer à sa trop grande géné­ra­li­té une sin­gu­la­ri­té à hau­teur des pro­blèmes qui le hantent.

§ 1

L’époque, semble-t-il, aime à se faire peur. Par­mi les épou­van­tails qu’il lui plait d’agiter, un des plus insis­tants est celui de la « trans­pa­rence ». Par « trans­pa­rence », l’époque entend un mélange d’impératifs éthiques, de régu­la­tions éco­no­miques, et de dési­rs por­no­gra­phiques. Ce mélange peut être défi­ni comme suit : la trans­pa­rence est la condi­tion contem­po­raine de la conju­ra­tion de l’effroi. Mais, de manière plus spé­ci­fique, la trans­pa­rence consti­tue, pour l’époque, la solu­tion à la pos­si­bi­li­té effrayante qu’existe, quelque part, une forme d’opacité — disons : de secret. En ce sens, il est per­mis de défi­nir la trans­pa­rence d’une seconde façon : la trans­pa­rence est la condi­tion contem­po­raine de ce qui ne connait nul secret. L’insistance, dans les dis­cours de l’époque, du mot « trans­pa­rence » marque donc une syno­ny­mie de prin­cipe : celle qui existe entre secret et effroi — l’effroi trou­vant sa cause dans le secret ; et le secret ayant pour effet l’effroi. Qu’il s’agisse de « gou­ver­nance éco­no­mique » ou de « droit à l’information» ; ou, au contraire, de « res­pect de la vie pri­vée » et de « droit au secret» ; toutes les posi­tions s’ordonnent sui­vant cette syno­ny­mie. Le seul cri­tère per­met­tant de les dif­fé­ren­cier est bien connu : c’est le cri­tère du flic et du voyou — c’est-à-dire du bon et du méchant, le bon de l’un étant le méchant de l’autre, et réciproquement.

§ 2

Il y a tou­te­fois une mécon­nais­sance au cœur de cette syno­ny­mie. Elle consiste à consi­dé­rer la trans­pa­rence comme une condi­tion logique — celle requise pour la dis­si­pa­tion, dési­rable comme indé­si­rable, d’un secret. Or cela est faux. Pour que la trans­pa­rence puisse contri­buer à la dis­si­pa­tion d’un secret, quel qu’il soit, il fau­drait qu’elle ait quelque prise sur lui. C’est-à-dire qu’il fau­drait qu’elle par­tage avec ce secret quelque lien de néces­si­té — et donc quelque trait com­mun, quelque carac­té­ris­tique qui l’attacherait à tel secret, et à nul autre. Mais la déci­sion, prise par l’époque, de consti­tuer effroi et secret comme autant de syno­nymes implique que, à ses yeux, la trans­pa­rence ne puisse se dire que de manière géné­rale. En tant que condi­tion du non-effrayant ou du non-secret, la trans­pa­rence n’a pas d’autre exis­tence que géné­rale. Si l’on vou­lait faire appel au voca­bu­laire de Gilles Deleuze, on dirait ici que la trans­pa­rence est un concept molaire : un concept dont la taille est indif­fé­rente à ce qu’il pense. La conclu­sion s’impose d’elle-même : dès lors que la trans­pa­rence ne se dit qu’au niveau de la condi­tion géné­rale de l’époque, elle est inca­pable d’aider à en pen­ser le moindre trait. Elle ne peut en pen­ser que l’ordonnancement géné­ral — disons de manière plus pré­cise : son ordre.

§ 3

La mécon­nais­sance qui affecte les dis­cours que l’époque entre­tient autour de l’idée de trans­pa­rence est donc une mécon­nais­sance de sta­tut. L’époque consi­dère la trans­pa­rence comme per­met­tant d’en expli­quer ce qui, en elle-même, l’effraie — alors qu’elle n’en explique que la struc­ture. Cela signi­fie, en termes pro­fanes, que la trans­pa­rence n’est jamais, et ne peut jamais être, de nature poli­tique, éco­no­mique, juri­dique, éro­tique, et ain­si de suite — elle ne peut être que de nature cos­mo­lo­gique. C’est-à-dire qu’elle ne peut ser­vir qu’à défi­nir ce qu’Alain Badiou appel­le­rait le « trans­cen­dan­tal » de son monde : l’axe autour duquel celui-ci dif­fé­ren­cie et classe les posi­tions qui y ont per­ti­nence. Or, comme on l’a dit, cet axe est celui de la syno­ny­mie, per­met­tant de dis­cri­mi­ner les bons des gen­tils, les flics des voyous ou les cow­boys des Indiens — on le nom­me­ra donc : axe du wes­tern. Dans sa géné­ra­li­té, la trans­pa­rence n’a pas d’autre but que l’entretien de cet axe et, par consé­quent, la per­pé­tua­tion de la confi­gu­ra­tion que celui-ci ordonne. La véri­té en est que, du point de vue de la trans­pa­rence, les posi­tions per­mises par cette confi­gu­ra­tion sont toutes iden­tiques — ou plu­tôt : elles sont toutes indif­fé­rentes, puisqu’elles s’accordent sur le plus impor­tant. À savoir : le monde dans lequel elles s’inscrivent.

§ 4

Parce qu’il s’ordonne sur l’axe du wes­tern, on dira que le monde de la trans­pa­rence est celui de Pat Gar­rett et Billy the Kid. C’est-à-dire un monde où, toute posi­tion étant indif­fé­rente, seul compte le point de vue — si l’on pré­fère, les « prin­cipes » défen­dus par les uns et les autres à l’appui du choix de leur posi­tion. Aucune posi­tion ne pou­vant, par prin­cipe, pré­tendre à sa supé­rio­ri­té sur les autres, celle-ci devient une ques­tion de prin­cipe : la force de la convic­tion ain­si que celle des armes empor­te­ront la déci­sion, quelle qu’elle soit. Aujourd’hui, les apôtres de la « gou­ver­nance », demain les défen­seurs de la « vie pri­vée », et après-demain les mili­tants de la cause puri­taine — puisque Tar­tuffe, lui aus­si, est un enfant de la trans­pa­rence. Seule compte la per­pé­tua­tion de l’ordre géné­ral de la syno­ny­mie, struc­tu­rée selon l’axe pivo­tant du wes­tern : la pré­ser­va­tion du secret ou sa dis­si­pa­tion ; la dis­si­pa­tion de l’effroi ou son entre­tien. Lorsque les Grecs ché­ris­saient l’idée de cos­mos, ils ne fai­saient pas autre chose : pour eux aus­si le monde était une ques­tion d’ordre — et, de cet ordre, il ne pou­vait être ima­gi­nable que l’on sor­tît. Parce que la trans­pa­rence est de nature cos­mo­lo­gique, il est donc atten­du non seule­ment que tout s’y ordonne, mais sur­tout que tout y obéisse —, c’est-à-dire que per­sonne ne puisse pré­tendre s’y soustraire.

§ 5

S’il y a quelque insup­por­table dans les dis­cours contem­po­rains sur la trans­pa­rence, il faut conclure que cet insup­por­table ne réside pas dans la mécon­nais­sance qui s’y agite, mais dans les effets qu’elle emporte. De même que cette mécon­nais­sance était celle de l’axe du wes­tern en struc­tu­rant le monde, on dira que les effets empor­tés par l’imposition de cet axe peuvent être nom­més effet-shé­riff. Autant dire qu’il y a une police de la trans­pa­rence qui, comme celle de Solon à Athènes (que rap­porte Plu­tarque), entend que l’on ne puisse se sous­traire à l’obligation de prendre posi­tion. De fait, l’axe du wes­tern ne se connait pas de dehors — puisque, à défaut de pou­voir expli­quer quoi que ce soit, il peut au moins se pré­va­loir des ver­tus englo­bantes de sa géné­ra­li­té. L’effet-shé­riff est donc celui vou­lant qu’effroi et secret ne puissent être consi­dé­rés autre­ment que comme essen­tiels ; et l’ordonnancement symé­trique des bons et des méchants comme inévi­table — a peine d’être clas­sé par­mi les méchants. De cet effet-shé­riff il existe de nom­breux ana­logues — dont celui vou­lant que, en poli­tique, refu­ser de choi­sir entre droite et gauche implique de se retrou­ver clas­sé à droite. Dans Pat Gar­rett et Billy the Kid, cet effet est incar­né par les pro­prié­taires réglant le conflit entre Pat Gar­rett et Billy the Kid à leur manière : en liqui­dant les deux.

§ 6

Il est per­mis de trou­ver cela de mau­vais gout. Il est éga­le­ment per­mis de vou­loir se sous­traire à cette police. C’est-à-dire qu’il est per­mis — ou plu­tôt, il devrait être per­mis — non seule­ment de ne pas prendre posi­tion en matière de trans­pa­rence, mais aus­si de consi­dé­rer que la trans­pa­rence appar­tient au domaine de ce que Berg­son appe­lait « faux pro­blème ». Qu’est-ce qu’un faux pro­blème ? C’est un pro­blème dont les consé­quences (qu’elles concernent sa per­pé­tua­tion, ou au contraire sa réso­lu­tion) sont, à pro­pre­ment par­ler, nulles — si l’on pré­fère : dont les consé­quences sont sans consé­quence. Pour que la trans­pa­rence puisse être un concept por­tant à consé­quence, il fau­drait en effet qu’il puisse ser­vir à trans­for­mer la per­cep­tion que l’on a de ce à quoi il pré­tend four­nir expli­ca­tion. Or, comme on l’a dit, sa géné­ra­li­té inter­dit qu’il puisse four­nir expli­ca­tion à quoi que ce soit — sinon à la consti­tu­tion d’un monde ima­gi­naire où les bons et les méchants seraient autre chose que des figures. L’effet-shé­riff tient en effet de la ligne claire : plu­tôt que trans­for­mer la per­cep­tion de quoi que ce soit, il ne fait que sou­li­gner la cari­ca­ture qu’il est pos­sible de trou­ver en tout. Cela est peut-être dis­trayant en matière de bande des­si­née ou de ciné­ma, mais dès qu’il s’agit de poli­tique, d’économie, de sexua­li­té, etc., cela, sou­dain, le devient beau­coup moins.

§ 7

Tenons tou­te­fois que l’on sou­haite conser­ver le fait que, dans le concept de trans­pa­rence, quelque chose de l’époque peut être dit, qui ne puisse être dit autre­ment. Il convient alors d’en recons­ti­tuer le voca­bu­laire d’une manière qui ne cède rien à la syno­ny­mie de l’effroi et du secret, à l’axe du wes­tern, et à l’effet-shé­riff. On sou­tien­dra donc ceci : il n’y a de trans­pa­rence que sous la forme d’une tra­ver­sée ; cette tra­ver­sée ne peut être que celle des appa­rences ; et ces appa­rences consti­tuent un milieu au lieu d’une sur­face. La doc­trine juri­dique des jours et des vues per­met­tra, si l’on ose dire, d’éclairer ce point — à savoir, en résu­mé, que la trans­pa­rence est affaire de pro­pa­ga­tion de la lumière. Selon cette doc­trine, tirée de la théo­rie des troubles de voi­si­nage, il convient de dis­tin­guer entre plu­sieurs types d’ouvertures don­nant sur une pro­prié­té voi­sine. En des­sous d’une cer­taine dis­tance entre deux pro­prié­tés mitoyennes, seules des ouver­tures de type « jour » sont per­mises — c’est-à-dire lais­sant pas­ser la lumière, mais non la vue. En revanche, au-des­sus d’une telle dis­tance, des « vues », per­met­tant à la fois le pas­sage de la lumière et celui du regard, sont auto­ri­sées — par­mi les­quelles des fenêtres. Seules ces der­nières ouver­tures peuvent être dites « trans­pa­rentes », les pre­mières étant dites « translucides ».

§ 8

Que conclure de cette dis­tinc­tion ? Que la trans­pa­rence est ques­tion de den­si­té du milieu lais­sant pas­ser la lumière — den­si­té per­met­tant que la lumière soit por­teuse de visi­bi­li­té dis­tincte. C’est-à-dire que la trans­pa­rence, bien loin de repo­ser sur la dis­si­pa­tion de l’opacité d’un milieu (et donc du secret que cette opa­ci­té recè­le­rait), repose sur sa conser­va­tion : l’opacité est la condi­tion de la trans­pa­rence. Il n’y a de trans­pa­rence qu’en milieu opaque. Là où n’existe nulle opa­ci­té, la trans­pa­rence, quelle qu’elle soit, est impos­sible : il n’y a que du vide — plus ou moins abso­lu, dépen­dant des théo­ries phy­siques. Le coro­laire en est que la ques­tion de la trans­pa­rence (si, du moins, on accepte qu’il s’agisse d’une ques­tion) ne peut se poser qu’en termes de sélec­tion. Les vues (les appa­rences) concer­nées par cette ques­tion ne sont pas indif­fé­rentes : elles doivent être choi­sies dans la gamme, à prio­ri infi­nie, des images (des appa­rences) pos­sibles. Mais cela signi­fie aus­si que la trans­pa­rence ne concerne jamais que des images — en aucun sens ne peuvent-elles être dites concer­ner autre chose que le type de regard qu’elle rend pos­sible. Par consé­quent, et parce qu’elle opère en milieu opaque, la trans­pa­rence relève des condi­tions néces­saires à ce que soit ren­du admis­sible quelque chose comme un voyeu­risme.

§ 9

Qu’est-ce qu’un voyeur ? Une per­sonne qui sélec­tionne les images offertes à sa vue en fonc­tion du désir sin­gu­lier qui l’anime. Chaque voyeur se défi­nit par son gout — c’est-à-dire par la pour­suite, pour son compte, de la quête infi­nie d’une image per­met­tant de relé­guer toutes les autres au rang de copies impar­faites. Lorsqu’il sou­lève sa per­sienne, ou bien qu’il paie une pros­ti­tuée pour la regar­der tra­vailler avec un autre client, ce qu’il cherche ne tient à nul secret — mais à la néces­si­té de pour­suivre une quête impos­sible. C’est cette quête que l’on nom­me­ra « tra­ver­sée des appa­rences » : l’affinement sin­gu­lier du regard per­met­tant d’isoler, au milieu de l’infinité des images, celles pro­dui­sant l’évènement d’une ren­contre avec le désir en appe­lant la sélec­tion. Mais dès lors que ce désir est appe­lé par une image impos­sible, celui-ci ne peut pos­sé­der la solu­tion lui per­met­tant de résoudre d’avance toutes les ren­contres — au contraire : chaque nou­velle image est une sur­prise l’informant davan­tage sur ce désir dont il ne sait rien. Or, quel est celui qui anime les bavar­dages contem­po­rains sur la trans­pa­rence — sinon un désir d’ordre ? On conclu­ra que la trans­pa­rence, com­prise comme trans­cen­dan­tale du monde contem­po­rain, est l’indice d’une volon­té de voyeu­risme aus­si géné­ra­li­sée que inas­su­mée. Il faut donc lui oppo­ser un autre voyeu­risme — sin­gu­la­ri­sé et heureux.

Laurent De Sutter


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