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Pour une taxe sur la valeur enlevée
Devant la crise économique actuelle, qui s’apparente plus à une crise de régime ou de civilisation qu’à une simple crise conjoncturelle, il est temps d’abandonner les politiques schizophrènes, faites tantôt de restrictions destructrices, tantôt de tentatives de relance de la croissance salvatrice. L’allègement des charges pesant sur le travail peut s’avérer radicalement novateur à condition de dépasser le leitmotiv élémentaire de la simple réduction du cout du travail. Il faut envisager un véritable transfert sélectif des charges pesant sur le travail, vers la production et la consommation des biens à forte intensité en carbone, en énergie ou en matières premières rares, par un relèvement des taxes sur ces produits. Il en ressort une politique fiscale et de prélèvements sociaux, favorable au travail, couplée à une politique économique résolument axée sur le développement durable.
Les multiples expériences de nouvelles formes de production et de consommation, comme les réflexions sur le développement durable, l’économie et la société de transition, nous permettent aujourd’hui de définir les modes de consommation, de production ou de financement que nous voulons pour l’avenir. Au-delà de l’aspect durable au sens strict, ces modes ont généralement en commun d’intégrer également une série d’objectifs tels que la croissance du bien-être, la satisfaction et l’épanouissement des individus par d’autres voies que la croissance de la seule consommation matérielle, ou encore la recherche du travail valorisant, la diminution du temps de travail par un meilleur partage des tâches, la lutte contre les inégalités, la valorisation et le développement de la vie sociale et culturelle, l’amélioration des conditions de soin et d’aide aux personnes en difficulté ou âgées.
Rendre caduc le système productiviste
Pour être bref, sur le plan économique, le modèle à mettre en place doit veiller à limiter la production des biens dont la fabrication demande le plus de ressources épuisables ou génère le plus de pollution. Conscients que les progrès techniques ne suffiront pas à eux seuls à résoudre le problème de la surintensité en carbone de la production, il convient de favoriser les énergies renouvelables, réorienter la production vers des biens durables, mettre fin à une économie basée sur le productivisme et le consumérisme.
Cependant il serait vain d’espérer une conversion naturelle et en douceur de l’ensemble du système de production et de consommation actuel vers ce nouvel ordre économique, vain d’espérer que les premiers ilots existants fassent tache d’huile sur la base des seuls incitants ou subventions publics au point de submerger et renverser la logique du système économique en place.
La question est alors de savoir quel cadre, quelle politique mettre en place pour renverser la vapeur. Comment mettre en place les conditions favorables au nouveau système et défavorable à l’ancien ? Comment faire pour que l’environnement économique lui-même soit réorienté ?
Malgré les appels de plus en plus nombreux et pressants de divers groupes, malgré les oppositions de plus en plus visibles aux mesures d’austérité, peu de réponses concrètes, peu de discours construits et cohérents apparaissent pour offrir un cadre économique et politique qui colle à une économie basée sur ces nouvelles formes de production et de consommation, et qui rende caduques et obsolètes les formes actuelles basées sur le productivisme, le consumérisme et la croissance du PIB (la production valorisée au prix du marché).
Si on sait vers quoi on veut aller, il est moins aisé de déterminer comment y arriver. Une réponse doit cependant être imaginée. Cela doit être possible en partant de l’analyse du fonctionnement du système économique. La théorie économique offre suffisamment d’outils d’explication et de compréhension du système de production, de son fonctionnement et de son dysfonctionnement, sur lesquels baser les raisonnements.
Redynamiser l’attrait du facteur travail
La théorie économique nous apprend que la production se fait au moyen de deux facteurs, le travail et le capital. Ces deux facteurs sont, partiellement du moins, substituables entre eux. Suivant le cout de l’un de ces facteurs par rapport à l’autre, l’entrepreneur augmentera la proportion de l’un ou de l’autre. Si le travail est cher par exemple, l’entrepreneur investira son capital dans des biens de production et machines capables de remplacer la main‑d’œuvre. Il aura par là engendré un mécanisme d’augmentation de la productivité du travail et, du même coup, permis d’assurer la croissance.
Non seulement le niveau matériel atteint aujourd’hui en Occident est tel que la croissance de la production n’est plus directement synonyme de croissance du bien-être, mais en plus et surtout l’investissement en biens de production sans cesse renouvelés a un impact de plus en plus important sur les ressources matérielles et sur l’équilibre écologique, au point de mettre en danger l’existence du système lui-même. Si la croissance est devenue toxique, la logique voudrait donc qu’on la ralentisse, notamment qu’on diminue l’utilisation des biens de production et donc le poids du facteur capital au profit du facteur travail.
Modifier le rapport capital-travail ne signifie pas déstabiliser complètement le système, ni s’attaquer au capital, aux investisseurs, à la libre entreprise et aux mécanismes du marché.
Une façon simple de modifier le prix relatif du travail consiste à alléger une partie des charges pesant sur celui-ci. Il convient de les transférer sur l’autre facteur de production ou, ce qui reviendra indirectement au même, sur le résultat de la production, sur les biens et services produits. Il y a donc transfert sélectif des charges et impôts pesant actuellement sur le travail vers les taxes et la TVA sur les biens et services. Pourquoi sélectif ? Parce qu’il y a lieu de choisir en priorité les biens et services intensifs en capital (produits avec un ratio de facteurs de production capitaltravail plus élevé), comme ceux intensifs en énergie et en carbone.
Par exemple, un taux plus faible sur la main‑d’œuvre que celui appliqué sur les pièces pourra favoriser la réparation ou le réemploi au détriment du remplacement systématique. Autre exemple, dans le domaine de la construction, les taux pourraient être différents suivant les matériaux en fonction de critères tels que l’énergie grise contenue dans chacun d’eux.
Une telle politique a l’avantage de redynamiser l’attirance pour le facteur travail dans tous les domaines, aussi bien pour l’industrie que pour les secteurs des services et les secteurs non marchands. Pour ce qui est du marché intérieur, on notera l’impact dissuasif sur le travail en noir qui perdra son avantage concurrentiel. Un autre atout de ces mesures serait de ramener les couts de main‑d’œuvre à un niveau plus compétitif par rapport au reste du monde et de contrecarrer ainsi la course aux délocalisations.
Si un tel système augmente le cout des produits importés, faut-il s’en effrayer ou s’en réjouir ?
Il est intéressant de constater que pour un pays en difficulté, le résultat d’une telle politique est en partie similaire à celui attendu d’une dévaluation de la monnaie locale, laquelle impliquerait accessoirement la sortie de l’euro, alors qu’ici on évite cette dernière mesure.
Il va de soi que c’est rapidement au niveau européen qu’il s’agit d’agir puisque c’est à ce niveau que sont fixées les règles et contraintes en matière de TVA. Il convient de dissocier les taux sur la main‑d’œuvre de ceux sur les biens dans un même domaine, de même que les taux ne seront plus uniques par domaine, puisque fonction des critères énumérés plus haut.
Taxe sur la valeur enlevée
Cette dernière remarque nous met la puce à l’oreille quant à la nature de la taxe ou même quant à son changement de nature. La TVA, comme son nom l’indique, a pour but de taxer la valeur ajoutée dans un processus de production où entrent un certain nombre de biens pour une certaine valeur et dont, après travail, ressortent un ou plusieurs biens pour une valeur on l’espère supérieure. La valeur est ajoutée par le travail, ou grâce aux machines et moyens techniques mis en œuvre, qui ne sont eux-mêmes que le résultat d’une accumulation antérieure de biens et de valeurs ajoutées par le travail.
Cela nous aide à comprendre que, dans notre proposition, le nouvel objet de la taxation n’est plus la valeur ajoutée par le travail, mais les excès de consommation d’inputs de production rares ou nuisibles ainsi que les pollutions, les dégagements de gaz à effet de serre, etc. On focalise les taxes là où il y a appauvrissement des ressources globales de la nature ou nuisance pour l’environnement.
On peut dire qu’on met en œuvre une taxe lorsqu’il y a perte de valeur globale pour la nature et l’environnement. On passe d’un système de « taxe sur la valeur ajoutée » à un système de « taxe sur la valeur enlevée » ou « taxe sur la perte de valeur ».
Cet élément va d’ailleurs nous aider à dépasser plus facilement un certain nombre de critiques qui apparaissent lorsqu’on reste dans un strict raisonnement de TVA. C’est ainsi que, par rapport au concept de TVA sociale qui déplace la ponction fiscale du travail vers la valeur ajoutée par ce travail, dans notre raisonnement, la politique de transfert de charge devient support dynamique à un système général de production durable.
Objections économiques
Il est intéressant de voir combien les débats sur la TVA sociale ont montré les difficultés d’élaborer et d’expliquer ce type de mécanisme de transfert de charges, leurs tenants et leurs aboutissants. Ils ont également fait apparaitre les risques d’emballement idéologique et de dérapage vers des débats biaisés.
Bien que les objections idéologiques risquent de provoquer les oppositions les plus violentes, voire des blocages rédhibitoires, nous allons d’abord nous attarder sur les objections et les remarques pratiques ou issues du domaine de l’économie elle-même.
Une première difficulté provient de l’ouverture de l’économie aux marchés extérieurs, le risque est grand que le reste du monde n’applique pas la même politique de transfert de charge consistant à enlever la charge du cout du travail pour la reporter sur les prix des biens produits et échangés. Pour résumer la question, on peut prendre en exemple un bien produit de façon artisanale dans le pays, son intensité en travail y est donc élevée. Il risque encore d’être produit de façon industrielle à l’étranger où cette politique n’est pas d’application et donc à un cout moindre suivant les règles de l’économie classique et les lois du marché actuelles où les couts externes ne sont pas pris en compte.
La première réponse évidente est qu’une telle politique doit être élaborée dans le cadre d’une entité politique et d’un marché de taille suffisante. Dans notre cas, la coordination au niveau de l’ensemble européen semble un minimum évident.
En second lieu, on peut considérer que cette politique est, par essence, de nature à tempérer la rudesse de la concurrence internationale actuelle, basée sur le seul cout de revient des produits, tout en préservant cette concurrence. D’une part, le prélèvement de charge, sur la base de critères de production — intensité carbone, intensité capital, intensité matières premières —, se fait sur les produits au moment et sur le lieu de leur consommation, et donc aux mêmes conditions pour tous les producteurs. D’autre part, l’abaissement du cout de production de certains biens par la baisse des charges sur le travail modifie les avantages concurrentiels sans enfreindre les règles de la concurrence.
Un autre problème auquel peut se heurter une politique fiscale innovante est son impact sur le cout de la vie et, dans notre pays plus particulièrement, l’impact sur le cout des salaires et le cout du travail à travers l’indexation automatique des revenus.
Soyons clairs, il n’est nullement question de prôner la suppression de l’indexation des salaires. Par contre, il est certain que les deux politiques, indexation des salaires et transfert des charges du travail vers les biens produits et échangés, nécessitent une coordination particulière si on espère atteindre un résultat positif. L’impact des modifications de taxes et donc des prix des biens de consommation sur l’index est fonction de leur place au sein du panier de consommation retenu dans le calcul de l’index. Certains biens et services deviennent moins chers, d’autres plus chers. On peut s’attendre à ce que la consommation des premiers augmente au détriment de celle des seconds et que l’impact global sur les dépenses du consommateur lambda soit équilibré. Ce rééquilibrage des pondérations dans le panier du consommateur est alors reflété par l’index. Si le rééquilibrage naturel est trop lent ou insuffisant, la pondération de la composition du panier de l’index doit être examinée pour intégrer de façon volontariste le modèle de consommation politiquement poursuivi. Le raisonnement est du même ordre que celui visant à une pondération plus grande des biens de première nécessité dans le panier d’index pour soutenir les moins favorisés.
Un faux débat idéologique
Pour en venir maintenant à la question idéologique, il convient de savoir si une politique d’allègement du cout du travail n’est pas d’office une politique de droite.
Sans entrer dans une discussion sur ce qui est de gauche ou de droite, nous apporterons néanmoins ici une réponse. La première est bien sûr que l’allègement se fait non pas par une diminution du prix payé pour le travail fourni, mais par une diminution des charges ajoutées.
La seconde réponse consiste à rappeler que quelles que soient les mesures prises, ou plutôt quel que soit l’endroit où le facteur sur lequel l’État fait un prélèvement supplémentaire et donc sur lequel on fait initialement porter la charge d’un nouveau prélèvement fiscal ou autre, en définitive, la classe sociale qui en supporte le poids dépend du rapport de force en vigueur à ce moment dans la société concernée.
Pour faire simple, on peut rappeler que lorsqu’au lieu de taxer le capital ou le profit, on taxe le travail ou la consommation, si les « masses laborieuses » sont les plus fortes, elles finissent par obtenir une croissance des salaires compensatoire, voire supérieure. Inversement, en cas de taxation du capital ou du profit, si le « capital » est le plus fort, il est en mesure d’imposer une croissance des prix garantissant une préservation, voire une augmentation de sa marge bénéficiaire.
Ébranler le système dominant
Pour en terminer, comme on l’a dit au début de cette réflexion, de nouveaux modes de production, de consommation, de financement émergent aujourd’hui. La difficulté actuelle consiste à mettre en place et à faire accepter les mesures d’encouragement, d’accompagnement ou d’encadrement nécessaires à leur émergence et leur développement. Mais cela est-il suffisant ? Tant que les mécanismes profonds qui sous-tendent le productivisme consumériste ne sont pas ébranlés, celui-ci reste le système dominant.
Il est à la mode de rappeler qu’Einstein a dit « on ne résout pas un problème avec les modes de pensée qui l’ont engendré ».
C’est en changeant les paradigmes et postulats de base qu’on peut être capable de proposer des idées novatrices, tranchées et claires, porteuses de renouveau et d’espoir, capables de soulever l’adhésion et l’enthousiasme. La proposition du transfert sélectif des charges sur le travail vers les biens produits et échangés est de celles-là. Elle n’est surement pas la seule.
Par contre, ce n’est que par ce type de démarche que nous arriverons à nous extirper de la « croissance salvatrice », toujours et encore malheureusement offerte aujourd’hui comme unique remède pour nous tirer du marasme actuel ?