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Pour une réforme de la liberté de choix

Numéro 3 Mars 2013 par Joëlle Sautois

mars 2013

La liber­té de choix, telle qu’elle est pro­té­gée par la Consti­tu­tion et inter­pré­tée par la Cour consti­tu­tion­nelle, auto­rise le consu­mé­risme sco­laire. On s’a­per­çoit en effet que ce concept de liber­té de choix peut être pas­sa­ble­ment mani­pu­lé et détour­né de ses fins consti­tu­tion­nelles, au détri­ment de poli­tiques sco­laires à visée éga­li­ta­ristes ; sa révi­sion s’im­pose donc.

Mathias El Berhou­mi pose un bon constat et une bonne question.

Le constat : à cadre consti­tu­tion­nel constant, la poli­tique sco­laire ne peut régu­ler qu’en sur­face le libre choix.

La ques­tion : pour com­bien de parents l’identité reli­gieuse d’une école est-elle encore la moti­va­tion prin­ci­pale de ce libre choix ?

Nous rejoin­drons ici son pro­pos en sou­te­nant que c’est parce qu’elle est consti­tu­tion­nel­le­ment encore fon­dée sur l’identité phi­lo­so­phique, idéo­lo­gique ou reli­gieuse que la liber­té de choix ne peut en défi­ni­tive être régu­lée qu’en sur­face. Si, certes, la Cour consti­tu­tion­nelle a eu récem­ment l’occasion d’affiner les limites de cette liber­té, en cou­pant court à la volon­té de parents d’enfants de lui confé­rer une por­tée extracons­ti­tu­tion­nelle, la pré­ser­va­tion obli­ga­toire du pres­crit de l’article 24, §1er, de la Consti­tu­tion1 a dans le même temps offert à ces mêmes parents le meilleur ali­bi pour abu­ser consti­tu­tion­nel­le­ment de cette liber­té et se com­plaire ain­si dans la sub­sis­tance d’un sys­tème sco­laire vicié.

La liber­té de choix des parents, dans son accep­tion consti­tu­tion­nelle — dimen­sion dite pas­sive de la liber­té d’enseignement —, implique en prin­cipe exclu­si­ve­ment que ceux-ci puissent choi­sir pour leurs enfants l’enseignement qui est le plus proche de leurs concep­tions phi­lo­so­phiques. Comme la Cour consti­tu­tion­nelle le répète régu­liè­re­ment, c’est pour garan­tir cette liber­té de choix que la com­mu­nau­té orga­nise un ensei­gne­ment neutre dans le res­pect des concep­tions phi­lo­so­phiques, idéo­lo­giques ou reli­gieuses des parents et des élèves, et qu’elle sub­ven­tionne les éta­blis­se­ments d’enseignement dont la spé­ci­fi­ci­té réside dans une concep­tion reli­gieuse, phi­lo­so­phique ou péda­go­gique déterminée.

Cette liber­té de choix n’est tou­te­fois plus envi­sa­gée dans cette accep­tion pure­ment convic­tion­nelle par les parents, une ten­dance forte à la mani­pu­la­tion extracons­ti­tu­tion­nelle de ce concept s’étant déve­lop­pée à l’occasion de l’adoption, en Com­mu­nau­té fran­çaise, des dif­fé­rents décrets des­ti­nés à régu­ler les ins­crip­tions en pre­mière secondaire.

Des parents d’enfants n’ont ain­si pas hési­té à invo­quer une liber­té recon­nue — celle de choi­sir pour leurs enfants un ensei­gne­ment proche de leurs convic­tions phi­lo­so­phiques — pour reven­di­quer en réa­li­té la recon­nais­sance d’un droit sub­jec­tif qui n’existe pas en droit posi­tif — celui de voir leur enfant incon­di­tion­nel­le­ment ins­crit dans l’école cor­res­pon­dant à leur choix, voire dans celle qui, par­mi les écoles déli­vrant un ensei­gne­ment conforme à leurs convic­tions phi­lo­so­phiques ou reli­gieuses, répon­drait à leur choix préférentiel.

Selon cette concep­tion, somme toute prag­ma­tique, à quoi bon être libre de choi­sir une école si, une fois ce choix fait, on ne peut pas s’y ins­crire ? Et à quoi bon se satis­faire d’une école phi­lo­so­phi­que­ment adé­quate, mais qui ne figu­re­rait pas, en outre, par­mi celles qui se seraient his­sées en tête du clas­se­ment offi­cieux des éta­blis­se­ments d’enseignement en Com­mu­nau­té française ?

Cette vision revient pour­tant à confé­rer une por­tée dou­ble­ment extracons­ti­tu­tion­nelle à la liber­té de choix dans l’enseignement, soit parce qu’elle l’assortit du droit acces­soire à l’inscription dans l’école choi­sie, soit parce qu’elle fait por­ter la liber­té de choix sur n’importe quel éta­blis­se­ment, indé­pen­dam­ment de sa confor­mi­té aux attentes phi­lo­so­phiques des parents ou au-delà de cette conformité.

Pour­tant, la liber­té de choix au sens consti­tu­tion­nel du terme n’a jamais impli­qué l’existence d’un droit incon­di­tion­nel à l’inscription dans l’école de son choix.

Certes, le légis­la­teur a pro­gres­si­ve­ment cher­ché à réduire les impli­ca­tions de la liber­té d’enseignement active — soit le droit d’enseigner et d’ouvrir une école — sur le droit à l’inscription, allant jusqu’à ins­tau­rer au béné­fice de chaque élève un droit de prin­cipe à l’inscription dans l’école finan­cée ou sub­ven­tion­née de son choix, limi­tant ain­si la liber­té des pou­voirs orga­ni­sa­teurs d’accepter ou non des élèves et ce, tous réseaux confon­dus2.

Mais l’instauration légale d’un droit à l’inscription, consti­tu­tif d’une res­tric­tion à la liber­té active d’enseignement, ne l’a pas pour autant trans­for­mé en un droit consti­tu­tion­nel. Si ce droit vient bien, comme le dit la Cour consti­tu­tion­nelle, « conso­li­der » la liber­té de choix des parents, il ne s’assimile pas à cette liber­té, de sorte que le légis­la­teur peut déci­der de modi­fier les condi­tions de son exer­cice sans bafouer en soi l’article 24 de la Consti­tu­tion3.

À bien résu­mer la juris­pru­dence de la Cour consti­tu­tion­nelle en la matière, la liber­té de choix serait en revanche incons­ti­tu­tion­nel­le­ment entra­vée si (1°) la liber­té d’enseignement active n’était pas assu­rée de manière suf­fi­sante par les normes ordi­naires de pro­gram­ma­tion et de ratio­na­li­sa­tion, (2°) si les parents se voyaient dans l’obligation de faire fré­quen­ter par leurs enfants une école qui ne cor­res­pon­drait pas à leurs concep­tions phi­lo­so­phiques, par exemple en rai­son de l’absence, à une dis­tance rai­son­nable, d’une école qui y cor­res­ponde4, (3°) si le légis­la­teur lut­tait de manière dis­pro­por­tion­née contre le consu­mé­risme sco­laire, (4°) si le choix d’un éta­blis­se­ment était influen­cé par des consi­dé­ra­tions finan­cières, (5°) si le légis­la­teur devait, même pour favo­ri­ser la mixi­té sociale, impo­ser le dépla­ce­ment de popu­la­tions sco­laires, sans pou­voir démon­trer que celui-ci répond aux condi­tions consti­tu­tion­nelles d’une action posi­tive, (6°) si le légis­la­teur, confron­té à la néces­si­té d’adopter une règle­men­ta­tion per­met­tant de dépar­ta­ger les demandes d’inscription trop nom­breuses, ne sau­ve­gar­dait pas, dans ce cadre, au maxi­mum les pré­fé­rences mani­fes­tées par les parents à l’égard d’un ou plu­sieurs éta­blis­se­ments scolaires.

Le concept de liber­té de choix ne peut donc être invo­qué pour contes­ter des inter­ven­tions légales des­ti­nées à régu­ler les ins­crip­tions puisqu’elles n’affectent pas en soi cette liber­té mais, au contraire, lui viennent en ren­fort. Tout au plus la régu­la­tion des ins­crip­tions consti­tue-t-elle une limi­ta­tion du pen­dant de la liber­té de choix, à savoir la liber­té d’enseigner. Jusqu’à pré­sent tou­te­fois, la Cour a consi­dé­ré que celle-ci n’était affec­tée que de manière objec­tive, légi­time et proportionnée.

La liber­té de choix peut néan­moins tou­jours être faci­le­ment mobi­li­sée dans son sens pure­ment consti­tu­tion­nel pour jus­ti­fier un choix d’école ou la volon­té d’en chan­ger qui ne serait que fic­ti­ve­ment jus­ti­fié par des consi­dé­ra­tions reli­gieuses ou philosophiques.

La Cour consti­tu­tion­nelle reste, en effet, farou­che­ment atta­chée à cette dimen­sion sub­stan­tielle de la liber­té de choix au sens que lui confère la Consti­tu­tion, au point de ne pas vou­loir s’apercevoir que cette dimen­sion peut être détour­née pour contri­buer au main­tien du consu­mé­risme et du qua­si mar­ché sco­laire qui carac­té­rise mal­heu­reu­se­ment la struc­ture de l’enseignement en Com­mu­nau­té française.

Elle a ain­si rap­pe­lé que la liber­té de choix implique non seule­ment que les parents sont libres de choi­sir un éta­blis­se­ment d’enseignement, mais aus­si qu’ils peuvent modi­fier ce choix. La ver­sa­ti­li­té des convic­tions phi­lo­so­phiques et reli­gieuses se trouve donc ici approu­vée. Ce phé­no­mène ne contri­bue-t-il pour­tant pas jus­te­ment au « consu­mé­risme sco­laire » contre lequel la Com­mu­nau­té fran­çaise a notam­ment enten­du lut­ter en en régu­lant les chan­ge­ments d’école en cours de cycle ? Si la Cour consti­tu­tion­nelle juge que cette lutte consti­tue un but légi­time jus­ti­fiant une limi­ta­tion de la liber­té de choix, elle pose donc comme condi­tion qu’il soit tenu compte des éven­tuels sou­haits de chan­ge­ments d’école — offi­ciel­le­ment — jus­ti­fiés par des rai­sons reli­gieuses ou philosophiques.

Voi­là pro­cla­mé l’atout concret des parents dont les reven­di­ca­tions extracons­ti­tu­tion­nelles n’ont pas por­té leurs fruits devant la Cour consti­tu­tion­nelle. Car, si, certes, « dans la pro­blé­ma­tique de l’inscription sco­laire où le centre de gra­vi­té est l’élève, des­ti­na­taire de l’enseignement, la règle de l’égalité requiert un droit égal à l’inscription sous la seule — mais impor­tante — réserve du res­pect de la liber­té du pou­voir orga­ni­sa­teur qui s’exprime dans son pro­jet péda­go­gique et édu­ca­tif5 », il est per­mis de soup­çon­ner cer­tains parents qui dési­re­raient ins­crire un enfant dans une école d’adhérer, du moins sur papier, à son pro­jet péda­go­gique et édu­ca­tif, fût-ce en pen­sant éven­tuel­le­ment tout l’inverse, une fois closes les portes du domi­cile familial…

Sachant en outre que l’article 76, ali­néa 4 du décret mis­sions pré­voit, pour tous les éta­blis­se­ments d’enseignement, que par l’inscription dans celui-ci, tout élève majeur, tout élève mineur et ses parents ou la per­sonne inves­tie de l’autorité paren­tale en acceptent le pro­jet édu­ca­tif, le pro­jet péda­go­gique, le pro­jet d’établissement, le règle­ment des études et le règle­ment d’ordre inté­rieur, on voit mal com­ment des parents ne pour­raient pas conti­nuer de déam­bu­ler sur le qua­si-mar­ché sco­laire en se pré­va­lant arti­fi­ciel­le­ment d’un chan­ge­ment dans leurs convic­tions phi­lo­so­phiques et reli­gieuses pour jus­ti­fier le choix d’une nou­velle école.

La liber­té de choix, dès qu’elle est parée de ses atours d’origine, devient donc, sous la pro­tec­tion incon­di­tion­nelle de la Cour consti­tu­tion­nelle, le meilleur ali­bi du consu­mé­risme sco­laire. Ain­si habillée, elle conserve son sens consti­tu­tion­nel, fût-il dévoyé.

Certes, tel est le prix nor­mal de la pré­ser­va­tion de liber­tés indi­vi­duelles irré­fra­gables pro­té­gées par les articles6 197 et 22, ali­néa 1er, de la Consti­tu­tion, abou­tis­se­ment ultime d’un régime démo­cra­tique, où il ne peut évi­dem­ment être ques­tion de son­der les âmes, pas plus à l’entrée des écoles qu’à l’intérieur des chau­mières. Mais parce que, comme l’autorise le rai­son­ne­ment de Mathias El Berhou­mi, il est per­mis de pen­ser que la liber­té d’enseignement, tout entière fon­dée sur de telles réfé­rences convic­tion­nelles, est deve­nue ana­chro­nique, socia­le­ment dépas­sée, voire détour­née à d’autres fins qui rendent vaines toute poli­tique sco­laire à visée éga­li­ta­riste, force est d’en appe­ler, avec lui, à une révi­sion fon­da­men­tale de l’article 24 de la Consti­tu­tion et de la liber­té de choix telle qu’elle y est consacrée.

  1. « Art. 24 § 1er. L’enseignement est libre ; toute mesure pré­ven­tive est inter­dite ; la répres­sion des délits n’est réglée que par la loi ou le décret. 
La com­mu­nau­té assure le libre choix des parents. 
La com­mu­nau­té orga­nise un ensei­gne­ment qui est neutre. La neu­tra­li­té implique notam­ment le res­pect des concep­tions phi­lo­so­phiques, idéo­lo­giques ou reli­gieuses des parents et des élèves.
Les écoles orga­ni­sées par les pou­voirs publics offrent, jusqu’à la fin de l’obligation sco­laire, le choix entre l’enseignement d’une des reli­gions recon­nues et celui de la morale non confessionnelle. »
  2. La liber­té d’enseignement active serait donc rabo­tée de manière dis­pro­por­tion­née si le droit à l’inscription deve­nait abso­lu, notam­ment si l’école ne pou­vait plus subor­don­ner l’inscription à l’acceptation de son pro­jet péda­go­gique et éducatif.
  3. Or, tel a été l’objet des dif­fé­rents décrets des­ti­nés à régu­ler les ins­crip­tions en pre­mière secon­daire. Ces textes étaient en effet des­ti­nés à lut­ter contre les méthodes mises en œuvre par cer­tains éta­blis­se­ments, d’une part, pour contour­ner le droit de prin­cipe des élèves à l’inscription dans l’école choi­sie par leurs parents et, d’autre part, pour pri­vi­lé­gier le libre choix de parents cor­res­pon­dant au pro­fil socioé­co­no­mique adé­quat. Ils n’ont donc, dans les exactes limites du pou­voir du légis­la­teur, fait qu’encadrer plus fran­che­ment l’exercice du droit à l’inscription, aux fins de conso­li­der la liber­té de choix de manière plus éga­li­taire qu’avant.
  4. À cet égard, la régu­la­tion des ins­crip­tions résul­tant d’un décret tel que les dif­fé­rents décrets adop­tés récem­ment en Com­mu­nau­té fran­çaise peut théo­ri­que­ment ser­vir d’éventuel révé­la­teur. En effet, on peut éven­tuel­le­ment, mais pas cer­tai­ne­ment, déduire de la lon­gueur des listes d’attente auprès d’une école une carence dans l’offre d’enseignement cor­res­pon­dant aux convic­tions phi­lo­so­phiques, reli­gieuses ou péda­go­giques des parents d’enfants « sans école ».
  5. J. Sam­bon, « Les modi­fi­ca­tions appor­tées en matière d’inscription sco­laire et de gra­tui­té de l’enseignement », APT, 2002, p.298.
  6. « Cha­cun a droit au res­pect de sa vie pri­vée et fami­liale, sauf dans les cas et condi­tions fixés par la loi. »
  7. « La liber­té des cultes, celle de leur exer­cice public, ain­si que la liber­té de mani­fes­ter ses opi­nions en toute matière, sont garan­ties, sauf la répres­sion des délits com­mis à l’occasion de l’usage de ces libertés. »

Joëlle Sautois


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