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Pour une écologie de l’attention et de ses appareils

Numéro 8 - 2016 par Yves Citton

décembre 2016

Toute l’information ima­gi­nable semble acces­sible en quelques clics et nos appa­reils nous sol­li­citent sans cesse pour orien­ter nos choix dans cet uni­vers infi­ni. Ce fai­sant, le numé­rique change la manière dont nous sommes atten­tifs à ce qui nous occupe et à ce qui nous entoure. Nous avons inter­ro­gé Yves Cit­ton sur la por­tée de ce chan­ge­ment et sur le rôle propre qu’y jouent les nou­veaux médias. Ils s’y révèlent ambi­va­lents, et laissent dès lors prise au poli­tique et à l’engagement.

Dossier

La Revue nou­velle : Quel est le che­mi­ne­ment intel­lec­tuel par­cou­ru pour arri­ver à cette notion d’écologie de l’attention, au cœur de vos tra­vaux des der­nières années ?

Yves Cit­ton : Je viens de la lit­té­ra­ture et d’une réflexion de théo­rie lit­té­raire sur ce qu’est lire et en quoi les livres ne sont vivants que dans la mesure où des lec­teurs ou des col­lec­ti­vi­tés y inves­tissent de l’intérêt, de l’attention et du temps. Un livre existe parce que quelqu’un l’interprète et en fait quelque chose. Se crée alors une dyna­mique entre lui et le médium, qui est mort en tant que tel, mais qui a pu anti­ci­per notre attention.

Vous pour­riez vous dire que c’est de la com­mu­ni­ca­tion, mais si vous regar­dez tout cela du point de vue de la lit­té­ra­ture, vous vous aper­ce­vez qu’il se passe plein d’autres choses — sur­tout si quelqu’un écrit en 1720 et qu’on le lit en 2016. Il y a une puis­sance d’agir propre au médium et cela vaut pour tous les médias, au sens très large, pas seule­ment les médias de masse. C’est cette puis­sance qui m’intéresse.

Le pouvoir du lecteur

Les médias sont dépen­dants de l’attention humaine et l’on pour­rait se dire que nous tous, en tant que spec­ta­teurs, nous avons un pou­voir énorme parce que nous regar­dons la télé­vi­sion. Même si l’on en fait sou­vent un emblème de pas­si­vi­té, regar­der un film ou une série TV est bien une forme d’activité. Poli­ti­que­ment, cette idée me sem­blait inté­res­sante. Par ailleurs, il faut recon­naitre que dans l’autre sens, de fac­to aujourd’hui, la façon dont nous voyons le monde (et non seule­ment les écrans) prend des formes et des conte­nus qui lui viennent de ce qui est fil­tré par les médias. Même lorsque je regarde une forêt, j’ai en tête des images de repor­tage à la Walt Dis­ney qui m’ont ren­du sen­sible à telle forme d’arbres, à tel ani­mal plu­tôt qu’à tel autre, à telle cou­leur plu­tôt qu’à telle autre.

C’est vrai­ment l’interface entre médias et atten­tion qui m’intéresse : les médias sont des appa­reils qui trans­portent des enre­gis­tre­ments, des fil­trages de don­nées sen­sibles et intel­lec­tuelles, et ces appa­reils sont inves­tis par une atten­tion qui va elle-même fil­trer, choi­sir, sélec­tion­ner ce qui vient du médium. Ce sont des rap­ports très com­plexes parce que le médium même impose cer­taines choses et, en même temps, dans ce qui est impo­sé, le spec­ta­teur a tou­jours une cer­taine marge d’activité.

C’est une approche que le cher­cheur Stan­ley Fish a pous­sée jusqu’au bout en disant que le texte ne nous impose aucune signi­fi­ca­tion, que ce sont tou­jours les « com­mu­nau­tés inter­pré­ta­tives » qui construisent tel ou tel sens dans le texte. Il par­lait d’abord en tant que cri­tique lit­té­raire, mais en fait cela se com­prend aus­si pour le numé­rique, et même pour la loi ou les textes sacrés : la loi n’est que ce qu’en fait le juge, qui doit tou­jours l’interpréter. Il s’agit donc d’un regard à la fois très sub­ver­sif et très éman­ci­pa­teur, parce que cela veut dire que c’est nous en tant qu’interprètes qui tenons le mar­teau par le manche.

RN : Com­ment cette inter­ac­tion entre le médium et son uti­li­sa­teur mute-t-elle avec les tech­no­lo­gies de l’information ?

YC : J’aime bien l’idée de muta­tion. Que veut dire muta­tion ? Que l’on ne part pas de rien, il ne s’agit pas de créa­tion ex nihi­lo. Il y avait quelque chose, mais cette chose, qui est là depuis long­temps, change suf­fi­sam­ment de carac­té­ris­tiques pour avoir l’air de chan­ger de nature. Il y a tou­jours eu, j’imagine, un sen­ti­ment de la part des humains que la vie est courte, que l’on aime­rait faire plein de choses et que l’on n’en a pas le temps. On trouve à toutes les époques de l’histoire des gens qui s’inquiètent de ce défer­le­ment de savoirs, de textes, etc. Com­ment peut-on s’y retrouver ?

La logique à l’œuvre a été très bien décrite par le cher­cheur et cri­tique d’art Jona­than Cra­ry à pro­pos de la période 1860 – 1890. Il montre qu’il s’y passe toute une série de choses sur l’attention. D’une part, le tra­vail en usine force les contre­maitres et les patrons à contraindre l’attention et la concen­tra­tion des ouvriers. Puis, il faut vendre cette pro­duc­tion, et donc cap­ter l’attention flot­tante des consom­ma­teurs par la réclame. C’est aus­si le moment où se mettent en place, sur­tout en Alle­magne, des mesures très pré­cises des capa­ci­tés phy­siques du sys­tème ner­veux humain : à par­tir de quelle vitesse on voit pas­ser un objet, à par­tir de quelle fré­quence on entend un son, etc. On prend le sys­tème sen­so­riel humain comme une sorte de machine qui détecte, ou non, cer­tains phé­no­mènes et l’on mesure cela pré­ci­sé­ment. Enfin, tou­jours à cette époque, se déve­loppent plein de nou­veaux médias comme le télé­graphe, le télé­phone, le ciné­ma, puis la radio, la télé­vi­sion, ain­si que d’autres qui ont rapi­de­ment dis­pa­ru. Ce sont là de nou­velles machines pour dis­traire, au sens éty­mo­lo­gique : je suis ici, mais mon atten­tion est « tirée loin » d’ici. Cette « dis­trac­tion » par des moyens tech­niques va explo­ser à tra­vers tout le XXe siècle pour nous rendre atten­tifs à des choses qui sont dans d’autres espaces-temps, aux JO de Rio en ce moment même, ou dans un vieux film d’Orson Welles. Cela exis­tait déjà avant : lire un roman était déjà « se dis­traire », aller dans un autre espace-temps, mais l’industrialisation, la publi­ci­té, les nou­veaux médias, et la capa­ci­té à mesu­rer très pré­ci­sé­ment les capa­ci­tés du sys­tème ner­veux humain, cela amène une nou­velle dyna­mique, déjà une mutation.

Les médias fournissent des gens

Nous vivons une autre muta­tion, disons à par­tir des années 1970 où appa­rait cette notion de sur­charge infor­ma­tion­nelle. Des cher­cheurs et des artistes prennent vrai­ment conscience de cela, comme Richard Ser­ra et sa vidéo Tele­vi­sion deli­vers people en 1973. Vingt ans plus tard, inter­net se déploie comme une sorte de média­thèque infi­nie… Le sen­ti­ment d’épuisement de l’attention devient de plus en plus intense.

Il convient à ce pro­pos de dis­tin­guer deux logiques : il y sur­charge infor­ma­tion­nelle par oppor­tu­ni­té et sur­charge par sol­li­ci­ta­tion. Je regarde cette vidéo sur You­tube alors qu’il y en a des mil­lions d’autres dont je sais que beau­coup seront sans doute mieux que celle-ci. Donc je vais en regar­der trente secondes, puis je vais zap­per… C’est la sur­charge par oppor­tu­ni­té, une pre­mière muta­tion qui fait que cela s’accélère, que nous sommes de plus en plus impa­tients face à la pres­sion qua­li­ta­tive. Si j’ai accès à trois films, ce ne sera pas dif­fi­cile de choi­sir celui qui me plait le plus, si j’en ai 2 mil­lions, ce sera plus com­pli­qué. Mais cet embar­ras du choix, pour moi, ce n’est pas le plus important.

L’autre sur­charge, ce sont les sol­li­ci­ta­tions : ce n’est pas uni­que­ment moi qui peux aller prendre ces conte­nus, beau­coup sont pous­sés vers moi, et je suis même som­mé de répondre. Le phi­lo­sophe ita­lien Mau­ri­zio Fer­ra­ris parle de « mobi­li­sa­tion totale ». Nous sommes vrai­ment assié­gés par nos appa­reils connec­tés. Les bar­rières se brouillent entre les dif­fé­rentes sphères de l’existence du fait qu’il y a trop de sol­li­ci­ta­tions pour que, avec les quelques heures de veille dont on dis­pose chaque jour, l’on puisse répondre à toutes. La muta­tion, c’est le fait qu’il ne s’agit plus seule­ment pour moi, à un moment don­né, d’avoir le meilleur film, mais de répondre ou non au médium qui m’en informe, avec éven­tuel­le­ment des consé­quences pas du tout ano­dines, comme de me faire virer de mon tra­vail, d’être impo­li, ou encore de sous-culti­ver ma noto­rié­té et, de ce fait, renon­cer à un reve­nu futur. Sur­charge par oppor­tu­ni­té et par sol­li­ci­ta­tion jouent en un conti­nuum très éten­du de formes de pou­voir sur mon atten­tion. On peut donc par­ler de muta­tion au sens de phé­no­mènes quan­ti­ta­tifs qui ont des trans­for­ma­tions qua­li­ta­tives, parce qu’au bout d’un moment de ce jeu, cer­tains peuvent se retrou­ver tel­le­ment épui­sés qu’ils tombent en dépres­sion ou en « burn-out numérique ».

Répondre, c’est exister

RN : N’y a‑t-il pas là un para­doxe de la part de ces opé­ra­teurs cultu­rels ou média­tiques domi­nants, qui poussent l’accélération de ces noti­fi­ca­tions, donc qui tendent à sus­ci­ter cet épui­se­ment, alors que le médium néces­site un uti­li­sa­teur sub­jec­ti­ve­ment impli­qué et actif ?

YC : Cette muta­tion de l’activité du lec­teur, c’est en quelque sorte le pas­sage du livre ou du web 1.0 à l’internet d’aujourd’hui, dans lequel on a intro­duit l’interactivité. Non seule­ment vous accé­dez à ce qui est pos­té, mais vous pou­vez y répondre, vous pou­vez vous-même pos­ter vos propres conte­nus, etc. Mais le numé­rique comme tel n’est pas seul en cause. Cela devient inté­res­sant quand, à l’intérieur du numé­rique, on arrive à clas­si­fier un peu les choses. Si l’unidirectionnalité des mass médias se ren­verse et que cha­cun devient le média de l’autre en pro­dui­sant de la matière qui va nour­rir l’intelligence col­lec­tive, c’est plu­tôt posi­tif, c’est une sorte de démo­cra­ti­sa­tion mer­veilleuse. C’est cen­tral dans le numé­rique, et il faut le culti­ver. En même temps, on en voit plu­tôt la face sombre, à savoir que nous devons par­ti­ci­per et nous expri­mer, et donc chaque fois que l’on regarde quelque chose se pro­duit une sorte d’injonction, il faut que tu répondes et que tu montres que tu existes.

Le para­doxe, c’est jus­te­ment l’ambivalence que porte chaque évo­lu­tion : il y a des ten­dances qui sont tout à fait dan­ge­reuses et d’autres qui sont merveilleuses.

Inter­vient ici la notion de sub­jec­ti­vi­té com­pu­ta­tion­nelle. Se construire soi-même comme sujet, cela se fait à tra­vers des condi­tion­ne­ments, des condi­tions de com­mu­ni­ca­tion, de pen­sée, de sur­vie, et c’est à l’intérieur de nos échanges avec nos sem­blables et dans notre envi­ron­ne­ment que nous construi­sons cha­cun notre sin­gu­la­ri­té. Il s’agit désor­mais de recon­naitre que les médias numé­riques jouent un rôle de plus en plus impor­tant, au point de restruc­tu­rer nos sub­jec­ti­va­tions. Il s’agit de com­prendre en quoi être sujet en 2016 et en 1970, c’est quelque chose de dif­fé­rent, parce qu’un télé­phone por­table connec­té est dif­fé­rent d’un télé­phone par ligne fixe. Il y a des choses que l’on peut tou­jours faire ensemble, comme par­ler avec un parent loin­tain, et le pro­grès tech­nique rend cela plus facile, moins cher, etc. Et en même temps — et la dis­tinc­tion va être là —, on va pro­duire des traces ins­tan­ta­nées. Il y a là quelque chose d’absolument nou­veau pour l’histoire de l’humanité : tout ce que l’on fait avec le numé­rique laisse des traces, dont plein d’acteurs ont inté­rêt à s’emparer, même sans avoir accès au conte­nu même, à ce qui s’est dit au télé­phone dans notre exemple. Il est clair que quand vous envoyez un cour­riel avec Gmail, il y a un enre­gis­tre­ment auto­ma­tique exté­rieur aux deux com­mu­ni­cants. Il y a tou­jours un tiers.

C’est quelque chose que notre voca­bu­laire n’a pas encore inté­gré : la « don­née » est une forme de prise. Les don­nées ne sont jamais don­nées, elles se trouvent être des don­nées parce que quelqu’un a jugé bon de les prendre. Dès lors, si chaque fois que l’on avait un énon­cé avec le mot « don­née », on le rem­pla­çait par « prise », cela don­ne­rait des effets poli­tiques tout à fait inté­res­sants. On retrouve là l’ambivalence déjà évo­quée : les don­nées, c’est le don, c’est le gra­tuit, c’est mer­veilleux de don­ner sans comp­ter, etc., mais rap­pe­lons-nous que si les don­nées ont été prises, elles ont été prises pour des rai­sons pré­cises, qui appar­tiennent en géné­ral soit à des forces de police, soit à des forces com­mer­ciales du mar­ché capitaliste.

Brad Pitt, les tomates et vous

RN : Après Snow­den, on ne peut plus réflé­chir à ces ques­tions de la même manière, même si inter­net n’est plus conce­vable sans ces « prises » de don­nées. Mais voyez-vous aus­si à l’œuvre d’autres logiques des big data que celles du contrôle sécu­ri­taire et des super­pro­fits financiers ?

YC : Il y a de plus en plus de prises qui sont artis­tiques, tout un art qui se déve­loppe sur les méta­don­nées, sur ce jeu entre don­nées et prises. J’ai beau­coup d’admiration et de grands espoirs que par des moyens artis­tiques nous puis­sions à la fois mieux com­prendre ce qui se passe et ce que l’on pour­rait faire. On constate quand même un défi­cit assez catas­tro­phique en la matière de la part des poli­tiques, alors que jus­te­ment du côté éco­no­mique, Gafam et autres sont bien en avance vu les attentes de pro­fit que nour­rissent ces formes d’économie.

Un enjeu est notam­ment de situer le rôle de cha­cun, du qui­dam. C’est jus­te­ment en tant que n’importe qui que mes don­nées valent quelque chose parce que n’importe qui, on peut le trans­for­mer en sta­tis­tiques, et qu’en même temps c’est ma sin­gu­la­ri­té que l’on vise et que l’on cal­cule. Pour les big data, nous sommes tous des qui­dams sin­gu­la­ri­sés. Et l’on retrouve tou­jours la même ambi­va­lence : cha­cun fait par­tie à la fois de ce qui est exploi­té et de ce qui exploite, cha­cun est sou­mis aux médias et cha­cun a une cer­taine marge de pou­voir sur eux. Notre sub­jec­ti­vi­té com­pu­ta­tion­nelle est cli­vée. Il s’agit de ne pas trop s’exploiter les uns les autres et fina­le­ment de ne pas trop s’exploiter soi-même…

RN : Vous dis­tin­guez plu­sieurs types d’attention, notam­ment l’attention col­lec­tive, c’est-à-dire le fait que nous bai­gnons tous dans un cer­tain nombre de dis­cours et de for­mats por­tés par nos médias, et qui cadrent les jeux de notre atten­tion indi­vi­duelle et de notre atten­tion conjointe (en groupe). Vous par­lez même d’«envoutement média­tique », pour tra­duire com­ment cette atten­tion col­lec­tive sur­plombe cha­cun et nous imprègne. Mais ce conte­nu, dans l’air du temps, n’est-il pas lui aus­si cli­vé, variable en fonc­tion d’où cha­cun se situe dans la socié­té ? Il suf­fit de vivre avec des ado­les­cents pour se rendre compte que tout le monde ne vit pas dans la même éco­no­mie de l’attention. Ne convien­drait-il pas de par­ler d’«économies des attentions » ?

YC : Sans doute. Mais il n’est pas com­plè­te­ment idiot de par­ler de l’attention au sin­gu­lier. Le pen­seur alle­mand Georg Franck a écrit l’un des pre­miers ouvrages qui s’intitulait L’économie de l’attention en 1998. Il y part certes du constat qu’il n’y a que des atten­tions dont les objets, les régimes, les qua­li­tés, les inten­si­tés, etc., sont tel­le­ment dif­fé­rents que l’on ne peut pas les com­pa­rer : être atten­tif à un film, être atten­tif à la route quand vous condui­sez, être atten­tif quand vous lisez un roman, être atten­tif à un ami malade, tout cela est trop irré­duc­tible, il y a à prio­ri une mul­ti­pli­ci­té d’attentions hété­ro­gènes, hété­ro­clites, etc. Mais si Franck parle d’économie de l’attention au sin­gu­lier, c’est qu’il est en train de se pas­ser quelque chose de nou­veau parce qu’émerge une mesure homo­gé­néi­sa­trice de l’attention. Le meilleur exemple d’une telle mesure, c’est Page­rank de Google, l’algorithme qui édite les pages de résul­tats de vos recherches, qui décide quels items s’affichent, dans quel ordre et aus­si com­ment cela va se mon­nayer. Si vous êtes Brad Pitt beau­coup de gens parlent de vous, vous pou­vez faire de la pub et vous êtes payé des mil­lions à l’heure. Si vous n’êtes pas Brad Pitt vous ne serez pas payé, etc. Si vous recher­chez « tomate » ou votre nom de qui­dam, vous génè­re­rez des flux d’argent tout à fait dif­fé­rents. C’est quelque chose comme une mesure mon­dia­li­sée, qui homo­gé­néise toutes les dif­fé­rences et qui lie une cer­taine valeur à notre attention.

La subjectivation par les saillantes

RN : Nous avons l’habitude d’opposer atten­tion et dis­trac­tion. Vous vous méfiez de cette vision de l’attention. Pourquoi ?

YC : Il me semble que c’est une vision qui nous emmène dans des dis­cours néo­réac­tion­naires parce qu’elle contient un mani­chéisme sim­pli­fi­ca­teur : « C’est bien d’être atten­tif ou concen­tré sur quelque chose et c’est mal d’être dis­trait ». J’y vois une trace de ce que pointe Jona­than Cra­ry à pro­pos de l’industrialisation au XIXe siècle : c’est vrai­ment une posi­tion de patron et de contre­maitre, « je veux que dans mon usine les gens soient atten­tifs, parce que j’ai des ennuis s’ils com­mencent à papo­ter sur la chaine de mon­tage ». J’y vois en par­ti­cu­lier beau­coup de paral­lé­lisme avec cer­tains dis­cours ensei­gnants. Comme si la seule bonne façon d’être en classe était d’être com­plè­te­ment obnu­bi­lé par le flux de parole qui sort de la bouche de l’enseignant et de prendre des notes, à l’exclusion de toute autre chose. Alors que rêvas­ser un petit peu pen­dant que l’enseignant parle peut sou­vent être plus inté­res­sant… C’est Roland Barthes qui dit quelque part que les moments où on lit vrai­ment sont les moments où on lève les yeux du livre, quand il se passe quelque chose entre ce que dit l’auteur et ce que vous en faites, vous lec­teur actif, avec vos cir­cons­tances his­to­riques, vos luttes poli­tiques, votre sub­jec­ti­vi­té singulière.

La concen­tra­tion n’est ni un bien ni un mal en soi, c’est juste un mode d’attention par­mi d’autres, avec ses forces et ses limites. Je pré­fère par­ler de dif­fé­rentes qua­li­tés et situa­tions atten­tion­nelles. La ques­tion n’est plus d’être atten­tif contre dis­trait, dans le bien contre le mal, mais de savoir quelles bonnes atten­tions déve­lop­per dans telle cir­cons­tance. Et il se peut que cela res­semble à de la dis­trac­tion. Il y a un véri­table nuan­cier des atten­tions que cha­cun agence en fonc­tion des cir­cons­tances. Les neu­ros­cien­ti­fiques comme Jean-Phi­lippe Lachaux montrent que pour un sys­tème ner­veux humain, y com­pris l’appareil sen­so­riel, c’est un régime tout à fait excep­tion­nel d’être concen­tré sur une seule chose à la fois. La fonc­tion pre­mière est d’être sen­sible à plein de choses en même temps et de constam­ment déci­der ce qui est de l’ordre du fond et ce qui est de l’ordre de la figure qui en émerge. Il ne faut pas réduire l’attention à une ques­tion de saillance : quelque chose qui s’impose à notre atten­tion, comme une sirène de pom­piers, une lumière qui cli­gnote, etc., en rap­port avec un impé­ra­tif de sur­vie. Le tra­vail de l’attention, c’est jus­te­ment, hors situa­tion évi­dente de saillance, d’extraire d’un fond quelque chose qui va être une figure.

On en revient direc­te­ment au numé­rique, aux écrans et à la sur­charge infor­ma­tion­nelle par sol­li­ci­ta­tion. Tel mes­sage, fond et forme, qui nous sol­li­cite à tra­vers les écrans, a‑t-il été vou­lu comme une saillance ou comme un sup­port au tra­vail actif de l’attention créa­trice ? Ce n’est pas l’écran comme tel qui fait pro­blème, c’est ce qui y est pro­po­sé comme éco­lo­gie de l’attention, comme situa­tions et comme qua­li­tés attentionnelles.

L’âge de l’exoattention

RN : Repar­tons de l’idée très géné­rale que l’être humain occi­den­tal de 2016 est tout le temps pris entre ses limites et sa volon­té de les dépas­ser, entre son sou­ci et sa crainte de l’autonomie. Les pro­messes d’autoaccomplissement des indi­vi­dus et d’autoconstruction de la socié­té sont des prin­cipes actifs des réa­li­tés de notre moder­ni­té. Au vu de tout cela, ces idées de sub­jec­ti­va­tion com­pu­ta­tion­nelle, de sur­charge par sol­li­ci­ta­tion et de com­men­su­ra­bi­li­té de tous les types d’attention relèvent-elles tou­jours de cette moder­ni­té-là ? Ou sommes-nous en train de pas­ser dans un autre régime ?

YC : Kathe­rine Hayles est une cher­cheuse amé­ri­caine qui a très bien décrit les ambi­va­lences de la place des médias dans nos régimes d’attention. Elle cri­tique ain­si le pro­jet trans­hu­ma­niste : pour elle, cette idée de télé­char­ger son cer­veau sur un ordi­na­teur et ensuite le trans­fé­rer dans un autre corps, jeune, pour deve­nir immor­tel, etc., c’est nier la com­plexi­té de la connais­sance humaine, qui est une connais­sance cor­po­rée. Notre atten­tion est embar­quée dans un corps sen­sible au plai­sir, à la dou­leur, à la beau­té. Or ces sen­si­bi­li­tés sont fil­trantes. L’humain construit à tra­vers elles toutes ses connais­sances. Le corps n’est pas réduc­tible à une pro­thèse du cer­veau, il n’en est pas séparable.

C’est avec cette grille de lec­ture qu’il convient d’examiner ce que j’appelle l’exoattention, qui peut don­ner un mor­ceau de réponse sur l’enjeu de l’autonomie. De quoi s’agit-il ? Cela s’ancre dans cette idée que depuis le paléo­li­thique toute l’histoire de l’humanité peut être com­prise comme l’histoire d’habiletés qui étaient d’abord cor­po­rées, mais que les humains arrivent à exté­rio­ri­ser sous la forme d’outils. Qu’est-ce qu’un silex ? C’est un ongle plus puis­sant. On exté­rio­rise la mémoire à tra­vers l’écriture, la capa­ci­té d’entendre à tra­vers l’enregistrement par gra­mo­phone, etc. Jusqu’à pré­sent et pour sim­pli­fier, on exté­rio­ri­sait des enre­gis­tre­ments bruts de tout fil­trage : le micro ne sélec­tionne pas, par­mi tout ce qui se passe, ce qui est per­ti­nent ou pas. Votre écoute main­te­nant, elle, sélec­tionne ce que je dis et ne fait pas atten­tion au bruit de fond, alors qu’un micro enre­gis­tre­rait au même niveau ce bruit et nos voix. L’attention est res­tée le propre de l’humain.

Mais depuis cinq ans, on crée des algo­rithmes qui pra­tiquent l’apprentissage pro­fond, le deep lear­ning. Il s’agit de four­nir plein de don­nées à une machine — avec les big data c’est facile, on en récu­père par­tout — et ces algo­rithmes font émer­ger, non pas la signi­fi­ca­tion, mais des cor­ré­la­tions. À par­tir d’un cer­tain point, ces cor­ré­la­tions émergent « toutes seules », sans que les humains aient besoin de dire à la machine à quoi faire atten­tion. Or le tra­vail de l’attention, c’est exac­te­ment cela, vous avez un champ de don­nées sen­sibles, de sti­mu­lus, vous les trai­tez avec plu­sieurs filtres dif­fé­rents, ce qui génère des figures qui s’extraient d’un fond. Jusqu’à pré­sent seuls les humains pou­vaient le faire. Depuis moins d’une dizaine d’années, grâce à la com­bi­nai­son d’algorithmes, des big data, d’énormes puis­sances de cal­cul et des gens intel­li­gents qui arrivent à conce­voir et uti­li­ser cela, Ama­zon, Google, la NSA, etc., fonc­tionnent tous à cela. L’exoattention a donc extrait de nous, de nos corps, de nos sub­jec­ti­vi­tés, cette apti­tude à dis­tin­guer les figures d’un fond, soit une par­tie de l’interface même entre soi et le monde qu’est l’attention.

C’est de nou­veau quelque chose d’ambivalent. Soit c’est la fin de l’humain parce que ce qui fait son essence, c’est jus­te­ment de rendre cer­taines choses per­ti­nentes ou pas. Nous serions alors en train de bas­cu­ler dans le trans­hu­main ou dans le post­hu­main. Soit l’extériorisation nous laisse tou­jours dans une posi­tion auto­nome, à la fois en amont parce que c’est nous qui fabri­quons ces algo­rithmes, ces don­nées, ces ingé­nieurs et ces indus­tries, et éga­le­ment en aval, où il y a de l’humain qui inter­prète tout cela, qui y donne sens. Per­sonne ne me force à ache­ter ce qu’Amazon a décré­té être bon pour moi.

Ce qui nous échappe

Cela devien­drait vrai­ment dan­ge­reux là où jus­te­ment je ne pour­rais plus choi­sir par­mi les sol­li­ci­ta­tions que m’envoie Ama­zon, là où je serais for­cé de bran­cher mes yeux ou mes oreilles sur cer­taines figures. Il y a un épi­sode d’une série de la BBC Black Mir­ror, où, dans un monde dys­to­pique, les habi­tants n’ont plus le choix de se débran­cher d’images vio­lentes, de publi­ci­té, de sexe, etc. Pour pou­voir choi­sir ce qu’ils voient, ils doivent payer. Cela illustre à mer­veille un dan­ger poten­tiel de cette nou­velle exoattention.

À l’inverse, il me semble que nous avons vrai­ment besoin de l’exoattention, par exemple pour savoir quelles sont les consé­quences envi­ron­ne­men­tales de nos actions, lorsque je règle mon ther­mo­stat, lorsque j’achète tel type de pommes venant du Chi­li, etc. L’exoattention, cela peut me don­ner accès à des plans de réa­li­té que je n’ai pas les moyens d’appréhender, moi tout seul et tout petit, des ana­lyses qui se cal­culent sans que je le sache et qui dépassent com­plè­te­ment la conscience per­son­nelle. On peut tout à fait le faire aujourd’hui. Avec une appli­ca­tion comme BuY­Cott, vous pou­vez savoir en scan­nant le code-barre d’un pro­duit s’il a été pro­duit dans des condi­tions sociales ou envi­ron­ne­men­tales éhon­tées. Oui, l’exoattention impli­que­ra la prise de don­nées, du contrôle, mais si cela nous rend les trans­for­ma­tions cli­ma­tiques moins cala­mi­teuses, pour­quoi pas ?

RN : Et avec une com­plexi­té par­ti­cu­lière. Si l’on reprend l’exemple du silex, vous et moi on peut — cela va peut-être prendre du temps — apprendre à en fabri­quer un, taillé comme il faut, etc. Alors que pro­gram­mer des algorithmes…

YC : Ce n’est pas cela qui me pré­oc­cupe. Pro­gram­mer des algo­rithmes, main­te­nant, il se trouve des res­sources pour l’apprendre ou pour payer les gens qui savent le faire. Je ne déses­père pas que l’on puisse s’éduquer les uns les autres pour que l’on soit tous un peu hacker en ama­teur, c’est même un des impé­ra­tifs de l’éducation du XXIe siècle.

Ce qui me pré­oc­cupe, c’est que l’exoattention s’appuie sur des objets tech­no­lo­giques comme des cir­cuits inté­grés. Les pro­duire, non seule­ment je ne sais pas com­ment on fait, mais nous sommes inca­pables de le faire dans des condi­tions convi­viales, non indus­trielles, non alié­nantes : cela ne peut en effet se pro­duire que dans d’immenses usines, des ins­tal­la­tions com­plè­te­ment asep­ti­sées, qui mobi­lisent des mil­lions d’euros de capi­tal fixe. Quelque chose comme un télé­phone por­table, il y a dedans tel­le­ment de degrés d’hétéronomie ! La micro­élec­tro­nique, le code, la pro­prié­té intel­lec­tuelle, les imbri­ca­tions entre les dif­fé­rentes appli­ca­tions… C’est sûr que ce n’est pas du silex ! Donc qu’est-ce que l’on en fait ? Est-ce qu’il faut les condam­ner parce qu’il n’y a moyen de les pro­duire que de façon hété­ro­nome ? Et aller vivre avec des low tech ? Cela ne me semble pas ridi­cule, et je res­pecte les gens qui font ce choix-là, ils ont com­pris de façon assez forte quelque chose que l’on sus­pecte et ils agissent en consé­quence. Nous avons cepen­dant en com­mun le nucléaire, les pes­ti­cides, la fin de la bio­di­ver­si­té, tous ces risques et trans­for­ma­tions glo­baux dont per­sonne ne peut s’abriter, même dans une retraite rurale. Or le numé­rique est un moyen incon­tour­nable pour essayer de rendre tout cela habi­table mal­gré tout.

Le défi est de réus­sir à faire le pont entre l’un et l’autre, à la fois déve­lop­per des ancrages locaux d’autonomie et se bran­cher sur des réseaux pla­né­taires qui passent par l’électricité, les apps, les Gafam, etc. Il me semble que c’est dans ce grand écart que doit se pen­ser le poli­tique aujourd’hui.

Pro­pos recueillis par Tho­mas Lemaigre

Yves Citton


Auteur

enseigne la littérature et l’archéologie des médias à l’université de Grenoble-Alpes, où il est membre de l’UMR LIRE. Il est codirecteur de la revue {Multitudes}.