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Pour une écologie de l’attention et de ses appareils
Toute l’information imaginable semble accessible en quelques clics et nos appareils nous sollicitent sans cesse pour orienter nos choix dans cet univers infini. Ce faisant, le numérique change la manière dont nous sommes attentifs à ce qui nous occupe et à ce qui nous entoure. Nous avons interrogé Yves Citton sur la portée de ce changement et sur le rôle propre qu’y jouent les nouveaux médias. Ils s’y révèlent ambivalents, et laissent dès lors prise au politique et à l’engagement.
La Revue nouvelle : Quel est le cheminement intellectuel parcouru pour arriver à cette notion d’écologie de l’attention, au cœur de vos travaux des dernières années ?
Yves Citton : Je viens de la littérature et d’une réflexion de théorie littéraire sur ce qu’est lire et en quoi les livres ne sont vivants que dans la mesure où des lecteurs ou des collectivités y investissent de l’intérêt, de l’attention et du temps. Un livre existe parce que quelqu’un l’interprète et en fait quelque chose. Se crée alors une dynamique entre lui et le médium, qui est mort en tant que tel, mais qui a pu anticiper notre attention.
Vous pourriez vous dire que c’est de la communication, mais si vous regardez tout cela du point de vue de la littérature, vous vous apercevez qu’il se passe plein d’autres choses — surtout si quelqu’un écrit en 1720 et qu’on le lit en 2016. Il y a une puissance d’agir propre au médium et cela vaut pour tous les médias, au sens très large, pas seulement les médias de masse. C’est cette puissance qui m’intéresse.
Le pouvoir du lecteur
Les médias sont dépendants de l’attention humaine et l’on pourrait se dire que nous tous, en tant que spectateurs, nous avons un pouvoir énorme parce que nous regardons la télévision. Même si l’on en fait souvent un emblème de passivité, regarder un film ou une série TV est bien une forme d’activité. Politiquement, cette idée me semblait intéressante. Par ailleurs, il faut reconnaitre que dans l’autre sens, de facto aujourd’hui, la façon dont nous voyons le monde (et non seulement les écrans) prend des formes et des contenus qui lui viennent de ce qui est filtré par les médias. Même lorsque je regarde une forêt, j’ai en tête des images de reportage à la Walt Disney qui m’ont rendu sensible à telle forme d’arbres, à tel animal plutôt qu’à tel autre, à telle couleur plutôt qu’à telle autre.
C’est vraiment l’interface entre médias et attention qui m’intéresse : les médias sont des appareils qui transportent des enregistrements, des filtrages de données sensibles et intellectuelles, et ces appareils sont investis par une attention qui va elle-même filtrer, choisir, sélectionner ce qui vient du médium. Ce sont des rapports très complexes parce que le médium même impose certaines choses et, en même temps, dans ce qui est imposé, le spectateur a toujours une certaine marge d’activité.
C’est une approche que le chercheur Stanley Fish a poussée jusqu’au bout en disant que le texte ne nous impose aucune signification, que ce sont toujours les « communautés interprétatives » qui construisent tel ou tel sens dans le texte. Il parlait d’abord en tant que critique littéraire, mais en fait cela se comprend aussi pour le numérique, et même pour la loi ou les textes sacrés : la loi n’est que ce qu’en fait le juge, qui doit toujours l’interpréter. Il s’agit donc d’un regard à la fois très subversif et très émancipateur, parce que cela veut dire que c’est nous en tant qu’interprètes qui tenons le marteau par le manche.
RN : Comment cette interaction entre le médium et son utilisateur mute-t-elle avec les technologies de l’information ?
YC : J’aime bien l’idée de mutation. Que veut dire mutation ? Que l’on ne part pas de rien, il ne s’agit pas de création ex nihilo. Il y avait quelque chose, mais cette chose, qui est là depuis longtemps, change suffisamment de caractéristiques pour avoir l’air de changer de nature. Il y a toujours eu, j’imagine, un sentiment de la part des humains que la vie est courte, que l’on aimerait faire plein de choses et que l’on n’en a pas le temps. On trouve à toutes les époques de l’histoire des gens qui s’inquiètent de ce déferlement de savoirs, de textes, etc. Comment peut-on s’y retrouver ?
La logique à l’œuvre a été très bien décrite par le chercheur et critique d’art Jonathan Crary à propos de la période 1860 – 1890. Il montre qu’il s’y passe toute une série de choses sur l’attention. D’une part, le travail en usine force les contremaitres et les patrons à contraindre l’attention et la concentration des ouvriers. Puis, il faut vendre cette production, et donc capter l’attention flottante des consommateurs par la réclame. C’est aussi le moment où se mettent en place, surtout en Allemagne, des mesures très précises des capacités physiques du système nerveux humain : à partir de quelle vitesse on voit passer un objet, à partir de quelle fréquence on entend un son, etc. On prend le système sensoriel humain comme une sorte de machine qui détecte, ou non, certains phénomènes et l’on mesure cela précisément. Enfin, toujours à cette époque, se développent plein de nouveaux médias comme le télégraphe, le téléphone, le cinéma, puis la radio, la télévision, ainsi que d’autres qui ont rapidement disparu. Ce sont là de nouvelles machines pour distraire, au sens étymologique : je suis ici, mais mon attention est « tirée loin » d’ici. Cette « distraction » par des moyens techniques va exploser à travers tout le XXe siècle pour nous rendre attentifs à des choses qui sont dans d’autres espaces-temps, aux JO de Rio en ce moment même, ou dans un vieux film d’Orson Welles. Cela existait déjà avant : lire un roman était déjà « se distraire », aller dans un autre espace-temps, mais l’industrialisation, la publicité, les nouveaux médias, et la capacité à mesurer très précisément les capacités du système nerveux humain, cela amène une nouvelle dynamique, déjà une mutation.
Les médias fournissent des gens
Nous vivons une autre mutation, disons à partir des années 1970 où apparait cette notion de surcharge informationnelle. Des chercheurs et des artistes prennent vraiment conscience de cela, comme Richard Serra et sa vidéo Television delivers people en 1973. Vingt ans plus tard, internet se déploie comme une sorte de médiathèque infinie… Le sentiment d’épuisement de l’attention devient de plus en plus intense.
Il convient à ce propos de distinguer deux logiques : il y surcharge informationnelle par opportunité et surcharge par sollicitation. Je regarde cette vidéo sur Youtube alors qu’il y en a des millions d’autres dont je sais que beaucoup seront sans doute mieux que celle-ci. Donc je vais en regarder trente secondes, puis je vais zapper… C’est la surcharge par opportunité, une première mutation qui fait que cela s’accélère, que nous sommes de plus en plus impatients face à la pression qualitative. Si j’ai accès à trois films, ce ne sera pas difficile de choisir celui qui me plait le plus, si j’en ai 2 millions, ce sera plus compliqué. Mais cet embarras du choix, pour moi, ce n’est pas le plus important.
L’autre surcharge, ce sont les sollicitations : ce n’est pas uniquement moi qui peux aller prendre ces contenus, beaucoup sont poussés vers moi, et je suis même sommé de répondre. Le philosophe italien Maurizio Ferraris parle de « mobilisation totale ». Nous sommes vraiment assiégés par nos appareils connectés. Les barrières se brouillent entre les différentes sphères de l’existence du fait qu’il y a trop de sollicitations pour que, avec les quelques heures de veille dont on dispose chaque jour, l’on puisse répondre à toutes. La mutation, c’est le fait qu’il ne s’agit plus seulement pour moi, à un moment donné, d’avoir le meilleur film, mais de répondre ou non au médium qui m’en informe, avec éventuellement des conséquences pas du tout anodines, comme de me faire virer de mon travail, d’être impoli, ou encore de sous-cultiver ma notoriété et, de ce fait, renoncer à un revenu futur. Surcharge par opportunité et par sollicitation jouent en un continuum très étendu de formes de pouvoir sur mon attention. On peut donc parler de mutation au sens de phénomènes quantitatifs qui ont des transformations qualitatives, parce qu’au bout d’un moment de ce jeu, certains peuvent se retrouver tellement épuisés qu’ils tombent en dépression ou en « burn-out numérique ».
Répondre, c’est exister
RN : N’y a‑t-il pas là un paradoxe de la part de ces opérateurs culturels ou médiatiques dominants, qui poussent l’accélération de ces notifications, donc qui tendent à susciter cet épuisement, alors que le médium nécessite un utilisateur subjectivement impliqué et actif ?
YC : Cette mutation de l’activité du lecteur, c’est en quelque sorte le passage du livre ou du web 1.0 à l’internet d’aujourd’hui, dans lequel on a introduit l’interactivité. Non seulement vous accédez à ce qui est posté, mais vous pouvez y répondre, vous pouvez vous-même poster vos propres contenus, etc. Mais le numérique comme tel n’est pas seul en cause. Cela devient intéressant quand, à l’intérieur du numérique, on arrive à classifier un peu les choses. Si l’unidirectionnalité des mass médias se renverse et que chacun devient le média de l’autre en produisant de la matière qui va nourrir l’intelligence collective, c’est plutôt positif, c’est une sorte de démocratisation merveilleuse. C’est central dans le numérique, et il faut le cultiver. En même temps, on en voit plutôt la face sombre, à savoir que nous devons participer et nous exprimer, et donc chaque fois que l’on regarde quelque chose se produit une sorte d’injonction, il faut que tu répondes et que tu montres que tu existes.
Le paradoxe, c’est justement l’ambivalence que porte chaque évolution : il y a des tendances qui sont tout à fait dangereuses et d’autres qui sont merveilleuses.
Intervient ici la notion de subjectivité computationnelle. Se construire soi-même comme sujet, cela se fait à travers des conditionnements, des conditions de communication, de pensée, de survie, et c’est à l’intérieur de nos échanges avec nos semblables et dans notre environnement que nous construisons chacun notre singularité. Il s’agit désormais de reconnaitre que les médias numériques jouent un rôle de plus en plus important, au point de restructurer nos subjectivations. Il s’agit de comprendre en quoi être sujet en 2016 et en 1970, c’est quelque chose de différent, parce qu’un téléphone portable connecté est différent d’un téléphone par ligne fixe. Il y a des choses que l’on peut toujours faire ensemble, comme parler avec un parent lointain, et le progrès technique rend cela plus facile, moins cher, etc. Et en même temps — et la distinction va être là —, on va produire des traces instantanées. Il y a là quelque chose d’absolument nouveau pour l’histoire de l’humanité : tout ce que l’on fait avec le numérique laisse des traces, dont plein d’acteurs ont intérêt à s’emparer, même sans avoir accès au contenu même, à ce qui s’est dit au téléphone dans notre exemple. Il est clair que quand vous envoyez un courriel avec Gmail, il y a un enregistrement automatique extérieur aux deux communicants. Il y a toujours un tiers.
C’est quelque chose que notre vocabulaire n’a pas encore intégré : la « donnée » est une forme de prise. Les données ne sont jamais données, elles se trouvent être des données parce que quelqu’un a jugé bon de les prendre. Dès lors, si chaque fois que l’on avait un énoncé avec le mot « donnée », on le remplaçait par « prise », cela donnerait des effets politiques tout à fait intéressants. On retrouve là l’ambivalence déjà évoquée : les données, c’est le don, c’est le gratuit, c’est merveilleux de donner sans compter, etc., mais rappelons-nous que si les données ont été prises, elles ont été prises pour des raisons précises, qui appartiennent en général soit à des forces de police, soit à des forces commerciales du marché capitaliste.
Brad Pitt, les tomates et vous
RN : Après Snowden, on ne peut plus réfléchir à ces questions de la même manière, même si internet n’est plus concevable sans ces « prises » de données. Mais voyez-vous aussi à l’œuvre d’autres logiques des big data que celles du contrôle sécuritaire et des superprofits financiers ?
YC : Il y a de plus en plus de prises qui sont artistiques, tout un art qui se développe sur les métadonnées, sur ce jeu entre données et prises. J’ai beaucoup d’admiration et de grands espoirs que par des moyens artistiques nous puissions à la fois mieux comprendre ce qui se passe et ce que l’on pourrait faire. On constate quand même un déficit assez catastrophique en la matière de la part des politiques, alors que justement du côté économique, Gafam et autres sont bien en avance vu les attentes de profit que nourrissent ces formes d’économie.
Un enjeu est notamment de situer le rôle de chacun, du quidam. C’est justement en tant que n’importe qui que mes données valent quelque chose parce que n’importe qui, on peut le transformer en statistiques, et qu’en même temps c’est ma singularité que l’on vise et que l’on calcule. Pour les big data, nous sommes tous des quidams singularisés. Et l’on retrouve toujours la même ambivalence : chacun fait partie à la fois de ce qui est exploité et de ce qui exploite, chacun est soumis aux médias et chacun a une certaine marge de pouvoir sur eux. Notre subjectivité computationnelle est clivée. Il s’agit de ne pas trop s’exploiter les uns les autres et finalement de ne pas trop s’exploiter soi-même…
RN : Vous distinguez plusieurs types d’attention, notamment l’attention collective, c’est-à-dire le fait que nous baignons tous dans un certain nombre de discours et de formats portés par nos médias, et qui cadrent les jeux de notre attention individuelle et de notre attention conjointe (en groupe). Vous parlez même d’«envoutement médiatique », pour traduire comment cette attention collective surplombe chacun et nous imprègne. Mais ce contenu, dans l’air du temps, n’est-il pas lui aussi clivé, variable en fonction d’où chacun se situe dans la société ? Il suffit de vivre avec des adolescents pour se rendre compte que tout le monde ne vit pas dans la même économie de l’attention. Ne conviendrait-il pas de parler d’«économies des attentions » ?
YC : Sans doute. Mais il n’est pas complètement idiot de parler de l’attention au singulier. Le penseur allemand Georg Franck a écrit l’un des premiers ouvrages qui s’intitulait L’économie de l’attention en 1998. Il y part certes du constat qu’il n’y a que des attentions dont les objets, les régimes, les qualités, les intensités, etc., sont tellement différents que l’on ne peut pas les comparer : être attentif à un film, être attentif à la route quand vous conduisez, être attentif quand vous lisez un roman, être attentif à un ami malade, tout cela est trop irréductible, il y a à priori une multiplicité d’attentions hétérogènes, hétéroclites, etc. Mais si Franck parle d’économie de l’attention au singulier, c’est qu’il est en train de se passer quelque chose de nouveau parce qu’émerge une mesure homogénéisatrice de l’attention. Le meilleur exemple d’une telle mesure, c’est Pagerank de Google, l’algorithme qui édite les pages de résultats de vos recherches, qui décide quels items s’affichent, dans quel ordre et aussi comment cela va se monnayer. Si vous êtes Brad Pitt beaucoup de gens parlent de vous, vous pouvez faire de la pub et vous êtes payé des millions à l’heure. Si vous n’êtes pas Brad Pitt vous ne serez pas payé, etc. Si vous recherchez « tomate » ou votre nom de quidam, vous génèrerez des flux d’argent tout à fait différents. C’est quelque chose comme une mesure mondialisée, qui homogénéise toutes les différences et qui lie une certaine valeur à notre attention.
La subjectivation par les saillantes
RN : Nous avons l’habitude d’opposer attention et distraction. Vous vous méfiez de cette vision de l’attention. Pourquoi ?
YC : Il me semble que c’est une vision qui nous emmène dans des discours néoréactionnaires parce qu’elle contient un manichéisme simplificateur : « C’est bien d’être attentif ou concentré sur quelque chose et c’est mal d’être distrait ». J’y vois une trace de ce que pointe Jonathan Crary à propos de l’industrialisation au XIXe siècle : c’est vraiment une position de patron et de contremaitre, « je veux que dans mon usine les gens soient attentifs, parce que j’ai des ennuis s’ils commencent à papoter sur la chaine de montage ». J’y vois en particulier beaucoup de parallélisme avec certains discours enseignants. Comme si la seule bonne façon d’être en classe était d’être complètement obnubilé par le flux de parole qui sort de la bouche de l’enseignant et de prendre des notes, à l’exclusion de toute autre chose. Alors que rêvasser un petit peu pendant que l’enseignant parle peut souvent être plus intéressant… C’est Roland Barthes qui dit quelque part que les moments où on lit vraiment sont les moments où on lève les yeux du livre, quand il se passe quelque chose entre ce que dit l’auteur et ce que vous en faites, vous lecteur actif, avec vos circonstances historiques, vos luttes politiques, votre subjectivité singulière.
La concentration n’est ni un bien ni un mal en soi, c’est juste un mode d’attention parmi d’autres, avec ses forces et ses limites. Je préfère parler de différentes qualités et situations attentionnelles. La question n’est plus d’être attentif contre distrait, dans le bien contre le mal, mais de savoir quelles bonnes attentions développer dans telle circonstance. Et il se peut que cela ressemble à de la distraction. Il y a un véritable nuancier des attentions que chacun agence en fonction des circonstances. Les neuroscientifiques comme Jean-Philippe Lachaux montrent que pour un système nerveux humain, y compris l’appareil sensoriel, c’est un régime tout à fait exceptionnel d’être concentré sur une seule chose à la fois. La fonction première est d’être sensible à plein de choses en même temps et de constamment décider ce qui est de l’ordre du fond et ce qui est de l’ordre de la figure qui en émerge. Il ne faut pas réduire l’attention à une question de saillance : quelque chose qui s’impose à notre attention, comme une sirène de pompiers, une lumière qui clignote, etc., en rapport avec un impératif de survie. Le travail de l’attention, c’est justement, hors situation évidente de saillance, d’extraire d’un fond quelque chose qui va être une figure.
On en revient directement au numérique, aux écrans et à la surcharge informationnelle par sollicitation. Tel message, fond et forme, qui nous sollicite à travers les écrans, a‑t-il été voulu comme une saillance ou comme un support au travail actif de l’attention créatrice ? Ce n’est pas l’écran comme tel qui fait problème, c’est ce qui y est proposé comme écologie de l’attention, comme situations et comme qualités attentionnelles.
L’âge de l’exoattention
RN : Repartons de l’idée très générale que l’être humain occidental de 2016 est tout le temps pris entre ses limites et sa volonté de les dépasser, entre son souci et sa crainte de l’autonomie. Les promesses d’autoaccomplissement des individus et d’autoconstruction de la société sont des principes actifs des réalités de notre modernité. Au vu de tout cela, ces idées de subjectivation computationnelle, de surcharge par sollicitation et de commensurabilité de tous les types d’attention relèvent-elles toujours de cette modernité-là ? Ou sommes-nous en train de passer dans un autre régime ?
YC : Katherine Hayles est une chercheuse américaine qui a très bien décrit les ambivalences de la place des médias dans nos régimes d’attention. Elle critique ainsi le projet transhumaniste : pour elle, cette idée de télécharger son cerveau sur un ordinateur et ensuite le transférer dans un autre corps, jeune, pour devenir immortel, etc., c’est nier la complexité de la connaissance humaine, qui est une connaissance corporée. Notre attention est embarquée dans un corps sensible au plaisir, à la douleur, à la beauté. Or ces sensibilités sont filtrantes. L’humain construit à travers elles toutes ses connaissances. Le corps n’est pas réductible à une prothèse du cerveau, il n’en est pas séparable.
C’est avec cette grille de lecture qu’il convient d’examiner ce que j’appelle l’exoattention, qui peut donner un morceau de réponse sur l’enjeu de l’autonomie. De quoi s’agit-il ? Cela s’ancre dans cette idée que depuis le paléolithique toute l’histoire de l’humanité peut être comprise comme l’histoire d’habiletés qui étaient d’abord corporées, mais que les humains arrivent à extérioriser sous la forme d’outils. Qu’est-ce qu’un silex ? C’est un ongle plus puissant. On extériorise la mémoire à travers l’écriture, la capacité d’entendre à travers l’enregistrement par gramophone, etc. Jusqu’à présent et pour simplifier, on extériorisait des enregistrements bruts de tout filtrage : le micro ne sélectionne pas, parmi tout ce qui se passe, ce qui est pertinent ou pas. Votre écoute maintenant, elle, sélectionne ce que je dis et ne fait pas attention au bruit de fond, alors qu’un micro enregistrerait au même niveau ce bruit et nos voix. L’attention est restée le propre de l’humain.
Mais depuis cinq ans, on crée des algorithmes qui pratiquent l’apprentissage profond, le deep learning. Il s’agit de fournir plein de données à une machine — avec les big data c’est facile, on en récupère partout — et ces algorithmes font émerger, non pas la signification, mais des corrélations. À partir d’un certain point, ces corrélations émergent « toutes seules », sans que les humains aient besoin de dire à la machine à quoi faire attention. Or le travail de l’attention, c’est exactement cela, vous avez un champ de données sensibles, de stimulus, vous les traitez avec plusieurs filtres différents, ce qui génère des figures qui s’extraient d’un fond. Jusqu’à présent seuls les humains pouvaient le faire. Depuis moins d’une dizaine d’années, grâce à la combinaison d’algorithmes, des big data, d’énormes puissances de calcul et des gens intelligents qui arrivent à concevoir et utiliser cela, Amazon, Google, la NSA, etc., fonctionnent tous à cela. L’exoattention a donc extrait de nous, de nos corps, de nos subjectivités, cette aptitude à distinguer les figures d’un fond, soit une partie de l’interface même entre soi et le monde qu’est l’attention.
C’est de nouveau quelque chose d’ambivalent. Soit c’est la fin de l’humain parce que ce qui fait son essence, c’est justement de rendre certaines choses pertinentes ou pas. Nous serions alors en train de basculer dans le transhumain ou dans le posthumain. Soit l’extériorisation nous laisse toujours dans une position autonome, à la fois en amont parce que c’est nous qui fabriquons ces algorithmes, ces données, ces ingénieurs et ces industries, et également en aval, où il y a de l’humain qui interprète tout cela, qui y donne sens. Personne ne me force à acheter ce qu’Amazon a décrété être bon pour moi.
Ce qui nous échappe
Cela deviendrait vraiment dangereux là où justement je ne pourrais plus choisir parmi les sollicitations que m’envoie Amazon, là où je serais forcé de brancher mes yeux ou mes oreilles sur certaines figures. Il y a un épisode d’une série de la BBC Black Mirror, où, dans un monde dystopique, les habitants n’ont plus le choix de se débrancher d’images violentes, de publicité, de sexe, etc. Pour pouvoir choisir ce qu’ils voient, ils doivent payer. Cela illustre à merveille un danger potentiel de cette nouvelle exoattention.
À l’inverse, il me semble que nous avons vraiment besoin de l’exoattention, par exemple pour savoir quelles sont les conséquences environnementales de nos actions, lorsque je règle mon thermostat, lorsque j’achète tel type de pommes venant du Chili, etc. L’exoattention, cela peut me donner accès à des plans de réalité que je n’ai pas les moyens d’appréhender, moi tout seul et tout petit, des analyses qui se calculent sans que je le sache et qui dépassent complètement la conscience personnelle. On peut tout à fait le faire aujourd’hui. Avec une application comme BuYCott, vous pouvez savoir en scannant le code-barre d’un produit s’il a été produit dans des conditions sociales ou environnementales éhontées. Oui, l’exoattention impliquera la prise de données, du contrôle, mais si cela nous rend les transformations climatiques moins calamiteuses, pourquoi pas ?
RN : Et avec une complexité particulière. Si l’on reprend l’exemple du silex, vous et moi on peut — cela va peut-être prendre du temps — apprendre à en fabriquer un, taillé comme il faut, etc. Alors que programmer des algorithmes…
YC : Ce n’est pas cela qui me préoccupe. Programmer des algorithmes, maintenant, il se trouve des ressources pour l’apprendre ou pour payer les gens qui savent le faire. Je ne désespère pas que l’on puisse s’éduquer les uns les autres pour que l’on soit tous un peu hacker en amateur, c’est même un des impératifs de l’éducation du XXIe siècle.
Ce qui me préoccupe, c’est que l’exoattention s’appuie sur des objets technologiques comme des circuits intégrés. Les produire, non seulement je ne sais pas comment on fait, mais nous sommes incapables de le faire dans des conditions conviviales, non industrielles, non aliénantes : cela ne peut en effet se produire que dans d’immenses usines, des installations complètement aseptisées, qui mobilisent des millions d’euros de capital fixe. Quelque chose comme un téléphone portable, il y a dedans tellement de degrés d’hétéronomie ! La microélectronique, le code, la propriété intellectuelle, les imbrications entre les différentes applications… C’est sûr que ce n’est pas du silex ! Donc qu’est-ce que l’on en fait ? Est-ce qu’il faut les condamner parce qu’il n’y a moyen de les produire que de façon hétéronome ? Et aller vivre avec des low tech ? Cela ne me semble pas ridicule, et je respecte les gens qui font ce choix-là, ils ont compris de façon assez forte quelque chose que l’on suspecte et ils agissent en conséquence. Nous avons cependant en commun le nucléaire, les pesticides, la fin de la biodiversité, tous ces risques et transformations globaux dont personne ne peut s’abriter, même dans une retraite rurale. Or le numérique est un moyen incontournable pour essayer de rendre tout cela habitable malgré tout.
Le défi est de réussir à faire le pont entre l’un et l’autre, à la fois développer des ancrages locaux d’autonomie et se brancher sur des réseaux planétaires qui passent par l’électricité, les apps, les Gafam, etc. Il me semble que c’est dans ce grand écart que doit se penser le politique aujourd’hui.
Propos recueillis par Thomas Lemaigre