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Pour une consultation populaire

Numéro 12 Décembre 2004 par Théo Hachez

décembre 2004

Orga­ni­ser une consul­ta­tion popu­laire à pro­pos du trai­té consti­tu­tion­nel, c’est ins­crire l’Eu­rope poli­tique à l’a­gen­da des citoyens. S’en abs­te­nir, c’est leur faire man­quer de façon irré­pa­rable un ren­­dez-vous avec l’His­toire. Les argu­ments avan­cés contre un tel scru­tin résistent si peu à l’exa­men qu’on peine à croire qu’ils ne cachent pas des faux-fuyants inavouables. S’il est vrai que le traité, […]

Orga­ni­ser une consul­ta­tion popu­laire à pro­pos du trai­té consti­tu­tion­nel, c’est ins­crire l’Eu­rope poli­tique à l’a­gen­da des citoyens. S’en abs­te­nir, c’est leur faire man­quer de façon irré­pa­rable un ren­dez-vous avec l’His­toire. Les argu­ments avan­cés contre un tel scru­tin résistent si peu à l’exa­men qu’on peine à croire qu’ils ne cachent pas des faux-fuyants inavouables. S’il est vrai que le trai­té, qui n’est pas tout rose, com­porte de nom­breux aspects pour le moins dis­cu­tables, pre­nons l’oc­ca­sion d’en parler.

Faut-il que les Belges soient consul­tés à pro­pos de la Consti­tu­tion euro­péenne ? Si oui, com­ment doivent-ils l’être ? La réponse doit tenir compte de l’en­jeu, des cir­cons­tances, mais aus­si du carac­tère déran­geant de l’u­sage de la démo­cra­tie directe dans un pays où la recon­nais­sance du plu­ra­lisme a déve­lop­pé une culture de la délé­ga­tion et du compromis.

Si l’on s’en tient à l’en­jeu, l’ap­pel direct au citoyen appa­rait plus que jus­ti­fié par la pré­ten­tion consti­tu­tion­nelle du trai­té. Sur le prin­cipe, le bon sens et les savants se rejoignent. La démo­cra­tie repré­sen­ta­tive repose sur une défi­ni­tion pré­cise des man­dats élec­tifs : du moment que l’on touche au conte­nu du man­dat ou aux condi­tions de son exer­cice, le recours aux man­dants que sont les citoyens appa­rait hau­te­ment sou­hai­table. Ain­si, avec le trai­té qui nous occupe, la sou­ve­rai­ne­té de la Bel­gique est for­mel­le­ment redé­fi­nie dans une série de domaines qui seront confiés désor­mais à des déci­sions euro­péennes prises à la majo­ri­té. On sort donc du « busi­ness as usual » de la vie politique.

Cet argu­ment de prin­cipe est sou­te­nu par des consi­dé­ra­tions prag­ma­tiques. La construc­tion poli­tique de l’Eu­rope, si on la veut démo­cra­tique, est d’a­bord une affaire de conscience. De ce point de vue, l’or­ga­ni­sa­tion d’un vote citoyen serait un signal bien­ve­nu que sou­li­gne­rait son carac­tère inusi­té. Le lien poli­tique est aus­si fait des rituels et des sym­boles qui, en l’in­car­nant, lui donnent consis­tance. Que ce soit pour dire oui ou non, le citoyen convo­qué devra acter d’un fait pri­mor­dial que per­sonne ne peut igno­rer : l’in­ter­dé­pen­dance des États nations qui forment l’U­nion. En regard, la ques­tion ne por­te­ra que sur le carac­tère adé­quat de la tra­duc­tion ins­ti­tu­tion­nelle que l’on entend don­ner à cette inter­dé­pen­dance qui n’est, pour l’es­sen­tiel, concrè­te­ment assu­mée jus­qu’à pré­sent que par les gou­ver­ne­ments. Et l’on sait que ce défi­cit de conscience est à l’o­ri­gine d’un défi­cit de légi­ti­mi­té qui se déplace, affec­tant tan­tôt l’« Europe de Bruxelles », tan­tôt les­dits gouvernements.

Enfin, une consul­ta­tion est l’oc­ca­sion de for­cer une dif­fu­sion et une dis­cus­sion du texte qui dépasse les cercles spé­cia­li­sés. Plus d’un par­le­men­taire belge1 a recon­nu n’a­voir décou­vert le conte­nu du trai­té de Maas­tricht qu’a­près avoir voté sa rati­fi­ca­tion, à l’oc­ca­sion du réfé­ren­dum fran­çais, c’est-à-dire quelques mois plus tard. Il n’est donc pas néces­saire que le débat mobi­lise cent pour cent des citoyens pour qu’un pro­grès sen­sible soit atteint.

La loi de la rue ?

Pour autant, l’or­ga­ni­sa­tion d’une telle consul­ta­tion se heurte à des tra­di­tions poli­tiques que la Consti­tu­tion belge rigi­di­fie. Dis­po­ser d’en­trée de jeu que « tous les pou­voirs sont à la Nation » et iden­ti­fier ensuite celle-ci à sa repré­sen­ta­tion par­le­men­taire, cela revient, en effet, à ver­rouiller le par­le­men­ta­risme de l’in­té­rieur. C’est un chèque en blanc accor­dé aux par­le­men­taires qui, non seule­ment ne laisse aucun espace à une recon­nais­sance for­melle de l’ex­pres­sion directe des citoyens, que ce soit dans l’in­ter­pel­la­tion ou dans la déci­sion poli­tique, mais inter­di­rait qu’on leur demande leur avis. Car ce serait déjà une immix­tion. Aus­si devrait-on inter­dire aux dépu­tés de lire les son­dages, voire de les pra­ti­quer en Bel­gique. C’est à peu près la ligne nuan­cée choi­sie par l’a­vis du Conseil d’É­tat. Dépas­sant sa voca­tion à l’in­té­grisme consti­tu­tion­nel, il a ain­si recom­man­dé de s’abs­te­nir de toute consul­ta­tion au motif que celle-ci pour­rait influen­cer les par­le­men­taires ! Il fau­drait donc révi­ser la Consti­tu­tion, ce qui implique aupa­ra­vant une dis­so­lu­tion et des élec­tions anti­ci­pées et ris­quées dans un délai dif­fi­cile à tenir.

Ceux qui se pré­valent de cet esprit consti­tu­tion­nel exclu­si­ve­ment par­le­men­taire ne manquent pas de rap­pe­ler le triste pré­cé­dent de 1950, où, pour la pre­mière et seule fois de l’his­toire du pays, le peuple fut appe­lé à se pro­non­cer direc­te­ment : en cause, le retour du roi Léo­pold iii dans ses fonc­tions. Et, en effet, les résul­tats avaient sou­li­gné la divi­sion du pays et la néces­si­té du com­pro­mis avait débou­ché, dans un cli­mat délé­tère, sur une déci­sion à rebours de l’ex­pres­sion majoritaire2. Mais les bonnes âmes qui s’au­to­risent de cet exemple sont des bar­bons qui, échau­dés par une chute pré­coce de leur tri­cycle dans leur prime enfance, refusent depuis l’u­sage du vélo. Ils négligent aus­si de prendre en compte l’ob­jet et les cir­cons­tances du vote. Notre sys­tème monar­chique, qui situe le roi au-des­sus de la mêlée poli­tique et quelque part en deçà dans un rôle sym­bo­lique, est pré­vu pour le main­te­nir à l’a­bri des contro­verses. La fic­tion de sa neu­tra­li­té fait sa force… quand on y croit. Et sa fra­gi­li­té quand on en doute publi­que­ment. Orga­ni­ser un vote, c’est-à-dire un débat autour de la per­sonne du roi, ache­vait donc de le déqua­li­fier. D’au­tant que le temps et l’obs­ti­na­tion dudit roi avaient déjà ache­vé de pour­rir la ques­tion, avant même que les poli­tiques, sous la sug­ges­tion de Léo­pold iii, ne finissent par lâcher le gui­don pour s’en remettre aux citoyens.

Der­rière la Consti­tu­tion, se cache évi­dem­ment un sys­tème poli­tique belge plus pré­oc­cu­pé des droits acquis par les appa­reils d’un plu­ra­lisme désuet que d’en­re­gis­trer direc­te­ment les vœux des citoyens, tou­jours invi­tés à se sou­mettre à leurs arbi­trages. Faut-il trai­ter d’a­ven­tu­riers popu­listes ceux qui pro­posent aux élec­teurs de se comp­ter sur la ques­tion euro­péenne qui ne fait peser aucun risque de guerre civile ? Les aven­tu­riers popu­listes ont-ils atten­du un tel ren­dez-vous pour se mani­fes­ter et faire sen­tir leur poten­tiel de nui­sance ? De toute façon, pour un enjeu qui le dépasse à l’é­vi­dence, ne peut-on donc pas prendre un peu de liber­tés avec les sclé­roses du sys­tème belge ? Que les nos­tal­giques d’un espace public uni­taire belge (qui n’a pour ain­si dire jamais exis­té) nous pro­posent des ques­tions plus appro­priées que celles de la Consti­tu­tion euro­péenne pour l’animer.

Le décro­chage européen

Le carac­tère consul­ta­tif du vote ne doit pas faire craindre l’hy­po­thèse, peu pro­bable du reste, d’un non majo­ri­taire. Le cas échéant, les repré­sen­tants, à défaut d’a­voir mobi­li­sé leur base, seraient tout sim­ple­ment invi­tés à prendre les res­pon­sa­bi­li­tés qu’ils auraient été ame­nés à prendre sans cela, avec le cou­rage en plus : ils seraient seule­ment tenus d’ar­gu­men­ter après la consul­ta­tion avec la per­sua­sion qu’ils n’au­raient pas eue avant. Ils se trou­ve­raient en tout cas en situa­tion moins déli­cate que leurs homo­logues danois ou irlan­dais, for­cés de gérer un refus réfé­ren­daire que leurs conci­toyens ont oppo­sé res­pec­ti­ve­ment au trai­té de Maas­tricht et de Nice. Le fait que le trai­té consti­tu­tion­nel com­porte de nom­breux aspects pour le moins dis­cu­tables n’in­dique-t-il pas assez qu’ils doivent être, en effet, discutés ?

La crainte de voir s’in­vi­ter au débat sur la Consti­tu­tion d’autres ques­tions euro­péennes qui l’obs­cur­ci­raient n’est sans doute pas infon­dée. L’é­lar­gis­se­ment à l’Est avec les délo­ca­li­sa­tions indus­trielles qu’il aurait entrai­nées ou encore l’adhé­sion éven­tuelle de la Tur­quie ne sont pas des thèmes intrin­sè­que­ment liés au trai­té consti­tu­tion­nel. Leur émer­gence dans la cam­pagne signa­le­rait l’u­tile éclair­cis­se­ment que pour­rait appor­ter la consul­ta­tion et met­trait en fait en lumière le retard pris par l’Eu­rope poli­tique et l’an­ti­ci­pa­tion de son défi­cit futur. À l’in­verse, élu­der la consul­ta­tion popu­laire pour cette rai­son, n’est-ce pas admettre que le décro­chage des citoyens avec l’Eu­rope poli­tique est déjà irréversible ?
On aurait sou­hai­té qu’un « réfé­ren­dum unique » puisse être orga­ni­sé et que les Euro­péens de chaque pays de l’U­nion soient mis, le même jour, en face de la même responsabilité3. Mais pou­vait-on exi­ger de l’Eu­rope poli­tique qu’elle fasse montre d’une telle matu­ri­té avant même que les Euro­péens n’aient signé son acte de nais­sance constitutionnel ?

Théo Hachez


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