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Pour un nouveau paradigme dans le traitement public du sans-abrisme

Numéro 1 - 2016 par Renaud De Backer

février 2016

L’actualité des der­niers mois nous l’a rap­pe­lé — plans hiver­naux, construc­tion de dis­po­si­tifs anti-sdf, arrêts à l’encontre de la men­di­ci­té (avec l’annulation récente de l’un de ceux-ci par le Conseil d’État), décès, ou encore célé­bra­tion des « morts de la rue » —, l’action publique en matière de sans-abrisme n’échappe pas au balan­ce­ment conti­nuel entre la pitié et la potence, […]

L’actualité des der­niers mois nous l’a rap­pe­lé — plans hiver­naux, construc­tion de dis­po­si­tifs anti-sdf, arrêts à l’encontre de la men­di­ci­té (avec l’annulation récente de l’un de ceux-ci par le Conseil d’État), décès, ou encore célé­bra­tion des « morts de la rue » —, l’action publique en matière de sans-abrisme n’échappe pas au balan­ce­ment conti­nuel entre la pitié et la potence, ambi­va­lence récur­rente au sein de l’action publique dans le champ de l’action sociale1. Si l’on admet que les poli­tiques publiques se construisent, au moins en par­tie, à tra­vers une dyna­mique de construc­tion sociale2, il est inté­res­sant de s’interroger sur les matrices cog­ni­tives et nor­ma­tives en vigueur qui impulsent les poli­tiques publiques en matière de sans-abrisme et, plus par­ti­cu­liè­re­ment, sur les ini­tia­tives qui tentent de les dépasser.

Entre la potence et la pitié, entre l’urgence et l’insertion

Ain­si, l’image erro­née, mais per­sis­tante du cin­quan­te­naire gri­son­nant et mal-rasé, alcoo­lique et alcoo­li­sé, errant de jour en jour et dor­mant dans des car­tons ne nous éclaire-t-elle pas déjà sur l’appréhension du phé­no­mène par les citoyens et sur l’imprégnation qui en découle au sein de l’action publique ? De même, les qua­li­fi­ca­tions de clo­chard, sans-logis, vaga­bond, sans-abri ou encore sdf, appe­lant res­pec­ti­ve­ment à une repré­sen­ta­tion par­ti­cu­lière du phé­no­mène3, ne nous invitent-elles pas à inter­ro­ger le poids nor­ma­tif des repré­sen­ta­tions sociales sur les poli­tiques publiques ? Actions citoyennes durant l’hiver et plus encore durant les fêtes de fin d’année, mar­ke­ting nau­séa­bond pro­po­sant d’offrir des « vivres » aux sans-abris en échange de l’achat de marques spé­ci­fiques, recours média­tique dans l’organisation d’opérations de soli­da­ri­té, édic­tion de dis­po­si­tifs anti-SDF (mur de la honte, pan­neaux repous­soirs aux abords des maga­sins, etc.) ou encore inter­pel­la­tions poli­tiques pour que la manche dis­pa­raisse du quo­ti­dien des com­mer­çants et autres habi­tants… Autant d’attitudes et de com­por­te­ments qui laissent entre­voir un réfé­ren­tiel d’action publique oscil­lant entre urgence, invi­si­bi­li­sa­tion du phé­no­mène et ten­ta­tive d’insertion.

L’hétérogénéité des situations et des profils

Pour­tant, le sans-abrisme peut revê­tir de mul­tiples formes et concer­ner des per­sonnes aux carac­té­ris­tiques his­to­riques, fami­liales, sociales ou encore éco­no­miques com­plè­te­ment anti­no­miques. Plus encore, le phé­no­mène peut s’apprécier sous des formes — étant enten­dues comme la situa­tion ici et main­te­nant d’une per­sonne — sen­si­ble­ment dif­fé­rentes. La Fédé­ra­tion euro­péenne des asso­cia­tions natio­nales tra­vaillant avec les sans-abris (Feant­sa) en défi­nit d’ailleurs douze regrou­pées au sein de quatre caté­go­ries dites « Ethos » : 1) sans-abri (dor­mant à la rue); 2) sans-loge­ment (avec un abri, mais pro­vi­soire dans des ins­ti­tu­tions ou foyers d’hébergement); 3) en loge­ment pré­caire (mena­cé d’exclusion sévère en rai­son de baux pré­caires, expul­sions, vio­lences domes­tiques); 4) en loge­ment inadé­quat (dans des cara­vanes sur des sites illé­gaux, en loge­ment indigne, dans des condi­tions de sur­peu­ple­ment sévères).

Il s’agit donc d’un pro­ces­sus où les ques­tions de risque et de dégra­da­tion — tant phy­sique que psy­chique — sont omni­pré­sentes et non pas d’un phé­no­mène sta­tique. Les approches4, bien que dif­fé­rentes sur cer­tains points, ren­forcent cette appré­hen­sion ; elles insistent en effet toutes sur la ques­tion de la tem­po­ra­li­té et de la pos­sible ou pro­bable dégra­da­tion, qu’il s’agisse des cycles de vie (galère, zone, cloche) chez Bres­son, des phases (fra­gi­li­sa­tion, rou­ti­ni­sa­tion, séden­ta­ri­sa­tion) chez Damon ou encore des formes (récem­ment déca­lés, limi­naires, mar­gi­naux) chez The­len. La figure du clo­chard n’est donc pas unique, elle concerne — et est sus­cep­tible de concer­ner — des indi­vi­dus aux carac­té­ris­tiques per­son­nelles diver­gentes sous des formes elles aus­si bien dif­fé­rentes et évo­lu­tives, dans un sens comme dans l’autre.

L’urgence sociale comme illustration de l’échec de l’action publique

Tou­te­fois, les poli­tiques publiques n’échappent pas à l’ambivalence. Les plans hiver­naux marquent l’inconditionnalité de l’hébergement d’urgence des per­sonnes sans-abri (absence — ou gel — des quo­tas de nui­tées, ouver­ture de lits d’urgence ; même les illé­gaux ont droit à l’inconditionnalité, c’est dire!), l’augmentation des maraudes en rue, la modi­fi­ca­tion des horaires des dif­fé­rents ser­vices d’accueil… Bref, le déploie­ment de toute une série de mesures d’urgence pour évi­ter les drames humains, mais aus­si pour faire face à la pres­sion média­tique et citoyenne qui impose à l’agenda public le déploie­ment de mesures pour « cal­mer les ardeurs ». A contra­rio, les arrêts anti-men­di­ci­té ou le déve­lop­pe­ment de stra­té­gies d’expulsion des clo­chards de l’espace public foi­sonnent. On observe ain­si un balan­ce­ment conti­nuel dans les poli­tiques publiques entre des mesures qui tentent de répondre à l’urgence sociale et celles qui visent à invi­si­bi­li­ser et/ou repous­ser le phé­no­mène au-delà de la vue des citoyens. Que dire encore de ces pseu­do-poli­tiques d’insertion qui, plu­tôt que d’assurer le strict mini­mum de la digni­té humaine par l’inconditionnalité — totale et annuelle — de l’hébergement d’urgence, pré­voient des quo­tas de nui­tées maxi­mums en pos­tu­lant que ceux-ci per­mettent de retrou­ver reve­nus, cou­ver­ture assu­ran­tielle, loge­ment, liens sociaux et tra­vail en quelques jours ? Fina­le­ment, plu­tôt que de leur per­mettre de se « réin­sé­rer », ces poli­tiques conduisent inévi­ta­ble­ment ces per­sonnes à l’errance entre les ser­vices, voire entre les villes. L’action publique en matière de sans-abrisme n’échappe ain­si pas à l’ignominie la plus com­plète, même si d’aucuns se targuent de mener une poli­tique ration­nelle basée sur la réin­ser­tion de l’individu et son « bien-être ». D’ailleurs, plu­tôt que de ren­for­cer la réin­ser­tion, c’est à l’errance que conduisent les poli­tiques des quo­tas et du ther­mo­mètre. On le voit, les poli­tiques publiques en la matière ne s’inscrivent ain­si pas dans une ratio­na­li­té pure telle que sou­te­nue par l’homo œco­no­mi­cus, mais bien dans une logique de « vision du monde » et de « repré­sen­ta­tion sociale » qui entrainent un balan­ce­ment entre la pitié et la potence, entre l’urgence et l’insertion.

Néces­si­té d’une approche transversale

Bien enten­du, les poli­tiques publiques menées sous l’égide de l’urgence sociale repré­sentent le socle mini­mal qu’il importe de déve­lop­per à l’égard des per­sonnes les plus vul­né­rables. Mais leur logique pal­lia­tive et le jeu — éter­nel — de l’oie qu’elles créent est bien trop sou­vent consta­té. Nous ne pou­vons d’ailleurs que nous ral­lier à la posi­tion prise par les pré­si­dents des trois plus gros CPAS wal­lons dans la presse afin d’illustrer le besoin de dépas­ser ce réfé­ren­tiel exis­tant : « À côté de la poli­tique de l’urgence sociale et du dik­tat de la tem­pé­ra­ture, le temps est donc venu de consa­crer suf­fi­sam­ment de moyens finan­ciers publics à de véri­tables poli­tiques de remise en loge­ment durable, avec un accom­pa­gne­ment indi­vi­dua­li­sé et adap­té à chaque situa­tion. À com­men­cer par des poli­tiques de lutte contre la perte du loge­ment notam­ment à la suite d’une expul­sion5. » Ain­si, comme le sou­lignent impli­ci­te­ment ces trois auteurs, le trai­te­ment public du sans-abrisme doit dépas­ser le cadre cog­ni­tif et nor­ma­tif dans lequel il s’inscrit actuel­le­ment pour s’orienter vers une réin­ser­tion durable des per­sonnes sans-abri, au tra­vers de poli­tiques de loge­ment ambi­tieuses, notam­ment. Consi­dé­rant que « la ques­tion SDF se situe expli­ci­te­ment au car­re­four des méta­mor­phoses de la ques­tion sociale et des méta­mor­phoses des poli­tiques publiques6 », il s’agit de tra­vailler aus­si sur d’autres poli­tiques publiques (contrac­tua­li­sa­tion de l’assurance et de l’aide sociale, res­pon­sa­bi­li­sa­tion accrue des indi­vi­dus, fer­me­ture des lits psy­chia­triques, tran­si­tion à la sor­tie des ins­ti­tu­tions d’aide à la jeu­nesse, etc.).

Le rétablissement par le logement : une voie à poursuivre

Cela étant dit, il n’y a pas de fata­li­té. Le « Hou­sing First » (« Le loge­ment d’abord ») qui consiste à pro­po­ser un loge­ment de façon incon­di­tion­nelle à des per­sonnes sans-abri chro­niques, souf­frant de patho­lo­gies men­tales et/ou d’assuétudes7 (Hou­sing First Bel­gium, 2014), est l’illustration concrète d’une inno­va­tion sociale qui cherche à dépas­ser le réfé­ren­tiel « urgen­tiste » et pal­lia­tif actuel­le­ment en vigueur. Expé­ri­men­té au sein de neuf villes belges, il pro­pose une rup­ture face au modèle de réha­bi­li­ta­tion pro­gres­sive de per­sonnes sans-abri en leur offrant direc­te­ment un loge­ment plu­tôt que le pas­sage par une suc­ces­sion d’étapes sur les­quelles elles butent bien trop sou­vent, avec, à la clé, une répé­ti­tion d’échecs condui­sant à l’errance et à la désaf­fi­lia­tion. Aucune condi­tion n’est ain­si exi­gée auprès des per­sonnes : pas de trai­te­ment psy­chia­trique ; pas de trai­te­ment des assué­tudes ; pas d’identification de l’éternel « pro­jet », désor­mais Saint-Graal de l’action sociale moderne. Pour­tant, mal­gré cette « incon­di­tion­na­li­té », il pro­duit des résul­tats stu­pé­fiants : on observe ain­si habi­tuel­le­ment plus de 80% de taux de main­tien en loge­ment au terme de deux années alors que le modèle dit « en esca­lier » repré­sente 40 à 50% de main­tien en loge­ment. Certes, il ne peut à lui seul com­bler la diver­si­té des situa­tions qui carac­té­risent les per­sonnes en rue et qui néces­sitent une prise en charge mul­tiple mais il laisse entre­voir un chan­ge­ment, néces­saire, de réfé­ren­tiel en la matière8.

Au-delà de l’exclusion, pour un nouveau paradigme

Au-delà du Hou­sing First, bien d’autres d’initiatives se déve­loppent et tentent de dépas­ser le para­digme urgen­tiste de la prise en charge du sans-abrisme : cap­teur loge­ment, post-héber­ge­ment, recours au droit euro­péen et inter­na­tio­nal pour assu­rer le carac­tère fon­da­men­tal du droit à un loge­ment… Toutes ces ini­tia­tives, bien que cen­trées sur le loge­ment, ont en tout cas en com­mun de miser sur un chan­ge­ment pos­sible de para­digme en faveur des per­sonnes concer­nées par la grande pré­ca­ri­té et le sans-abrisme. Sans aucun doute, il demeure encore plus urgent de dépas­ser la vision réduc­trice des mesures de ratio­na­li­sa­tion des dépenses publiques et de déshu­ma­ni­sa­tion des poli­tiques dites « actives » qui conduisent inévi­ta­ble­ment à ren­for­cer l’exclusion sociale et les inéga­li­tés et, pour une par­tie non négli­geable de per­sonnes, à fré­quen­ter la dure réa­li­té de la rue. En ce sens, il s’agira avant tout d’œuvrer au dépas­se­ment du réfé­ren­tiel glo­bal9 qui struc­ture nos socié­tés et qui les conduit à pro­duire tou­jours plus de pau­vre­té, d’inégalités sociales et d’exclusion au pro­fit d’une mino­ri­té. Indu­bi­ta­ble­ment, ce réfé­ren­tiel du « tout au mar­ché » influence la poli­tique du sans-abrisme et néces­site que l’on s’y attarde si l’on veut dépas­ser les dimen­sions cura­tives et pal­lia­tives actuelles afin de ne plus pro­duire l’errance, la désaf­fi­lia­tion et l’exclusion sociale désor­mais fami­lière aux tra­vailleurs sociaux.

  1. Frans­sen A. (2006), L’action sociale en Wal­lo­nie : moder­ni­sa­tion ges­tion­naire sec­to­rielle ou action sociale trans­for­ma­trice?, dans « Dix ans d’action sociale et de san­té en Région wal­lonne, Bilan et pros­pec­tives », Revue L’Observatoire.
  2. C’est en tout cas ce que pos­tule l’approche cog­ni­tive de l’action publique qui relève « l’importance de la dyna­mique de construc­tion sociale de la réa­li­té dans la déter­mi­na­tion des cadres et des pra­tiques socia­le­ment légi­times à un ins­tant pré­cis » (Sur­el Y., 1998, « Idées, inté­rêts et ins­ti­tu­tions dans l’analyse des poli­tiques publiques », Pou­voirs, Revue fran­çaise d’études consti­tu­tion­nelles et poli­tiques, n° 87, p. 161 – 178).
  3. Selon Michel Autès, dans la presse écrite, « le sigle “SDF” est le plus sou­vent asso­cié à des conno­ta­tions en termes de cri­mi­na­li­té » alors que « l’usage du terme sans-abri va davan­tage appa­raitre dans un contexte de com­pas­sion pour les vic­times de la pau­vre­té » et que « les termes sans-logis et sans-domi­cile vont être mobi­li­sés dans des contextes argu­men­ta­tifs, au sein d’un débat sur les causes de l’errance ou l’efficacité des poli­tiques de loge­ment » [Autès M., 2001, Les repré­sen­ta­tions de la pau­vre­té dans la presse écrite, Les édi­tions de l’Onpes ; David Cl. (2012), « Le droit au loge­ment pour les usa­gers d’habitations légères ou mobiles ? Regards croi­sés sur l’habitat léger/mobile », Relier].
  4. Bres­son M. (1997), Les SDF et le nou­veau contrat social, L’Harmattan ; Damon J. (2002), La ques­tion SDF. Cri­tique d’une action publique, Presses uni­ver­si­taires de France ; The­len L. (2006), L’exil de soi. Sans-abri d’ici et d’ailleurs, Facul­tés uni­ver­si­taires Saint-Louis.
  5. Defeyt Ph, Emonts Cl., Mas­sin E., Vers L’Avenir, 2 avril 2015.
  6. Damon J. (2002), op. cit.
  7. Le Hou­sing First est issu du modèle « Path­ways to hou­sing » déve­lop­pé en 1992 à New-York par Sam Tsem­be­ris. Les 8 prin­cipes de base sont : 1) Le loge­ment comme droit fon­da­men­tal ; 2) Du res­pect, de la bien­veillance et de la com­pas­sion pour tous les loca­taires Hou­sing First ; 3) L’engagement à tra­vailler avec le loca­taire Hou­sing First aus­si long­temps que néces­saire ; 4) Du loge­ment dif­fus ; 5) La sépa­ra­tion du loge­ment et de l’accompagnement ; 6) La liber­té de choix et l’autodétermination ; 7) Le réta­blis­se­ment ; 8) La réduc­tion des risques (Hou­sing First Bel­gium, 2014, Mise en place de l’expérimentation Hou­sing First Bel­gium.
  8. Notons que ces résul­tats encou­ra­geants ne doivent en aucune manière deve­nir la norme mini­male de réus­site impo­sée par les bailleurs de fonds publics, sous peine de repro­duire les mêmes inéga­li­tés (accès aux plus « employables », res­pon­sa­bi­li­sa­tion outran­cière des per­sonnes, absence de ques­tion­ne­ments des méca­nismes qui créent l’exclusion et la désaf­fi­lia­tion…) qu’au tra­vers des poli­tiques de contrac­tua­li­sa­tion et de res­pon­sa­bi­li­sa­tion, notam­ment, déve­lop­pées dans d’autres poli­tiques publiques sous l’égide de l’État social actif.
  9. Pierre Mul­ler dis­tingue le réfé­ren­tiel glo­bal — « repré­sen­ta­tion géné­rale autour de laquelle vont s’ordonner et se hié­rar­chi­ser les dif­fé­rentes repré­sen­ta­tions sec­to­rielles. Il est consti­tué d’un ensemble de valeurs fon­da­men­tales qui consti­tuent les croyances de base d’une socié­té, ain­si que de normes qui per­mettent de choi­sir entre des conduites » du réfé­ren­tiel sec­to­riel — « repré­sen­ta­tion du sec­teur, de la dis­ci­pline ou de la pro­fes­sion », Mul­ler P., 2011, Les poli­tiques publiques, « Que sais-je ? », Presses uni­ver­si­taires de France.

Renaud De Backer


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