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Pour un nouveau paradigme dans le traitement public du sans-abrisme
L’actualité des derniers mois nous l’a rappelé — plans hivernaux, construction de dispositifs anti-sdf, arrêts à l’encontre de la mendicité (avec l’annulation récente de l’un de ceux-ci par le Conseil d’État), décès, ou encore célébration des « morts de la rue » —, l’action publique en matière de sans-abrisme n’échappe pas au balancement continuel entre la pitié et la potence, […]
L’actualité des derniers mois nous l’a rappelé — plans hivernaux, construction de dispositifs anti-sdf, arrêts à l’encontre de la mendicité (avec l’annulation récente de l’un de ceux-ci par le Conseil d’État), décès, ou encore célébration des « morts de la rue » —, l’action publique en matière de sans-abrisme n’échappe pas au balancement continuel entre la pitié et la potence, ambivalence récurrente au sein de l’action publique dans le champ de l’action sociale1. Si l’on admet que les politiques publiques se construisent, au moins en partie, à travers une dynamique de construction sociale2, il est intéressant de s’interroger sur les matrices cognitives et normatives en vigueur qui impulsent les politiques publiques en matière de sans-abrisme et, plus particulièrement, sur les initiatives qui tentent de les dépasser.
Entre la potence et la pitié, entre l’urgence et l’insertion
Ainsi, l’image erronée, mais persistante du cinquantenaire grisonnant et mal-rasé, alcoolique et alcoolisé, errant de jour en jour et dormant dans des cartons ne nous éclaire-t-elle pas déjà sur l’appréhension du phénomène par les citoyens et sur l’imprégnation qui en découle au sein de l’action publique ? De même, les qualifications de clochard, sans-logis, vagabond, sans-abri ou encore sdf, appelant respectivement à une représentation particulière du phénomène3, ne nous invitent-elles pas à interroger le poids normatif des représentations sociales sur les politiques publiques ? Actions citoyennes durant l’hiver et plus encore durant les fêtes de fin d’année, marketing nauséabond proposant d’offrir des « vivres » aux sans-abris en échange de l’achat de marques spécifiques, recours médiatique dans l’organisation d’opérations de solidarité, édiction de dispositifs anti-SDF (mur de la honte, panneaux repoussoirs aux abords des magasins, etc.) ou encore interpellations politiques pour que la manche disparaisse du quotidien des commerçants et autres habitants… Autant d’attitudes et de comportements qui laissent entrevoir un référentiel d’action publique oscillant entre urgence, invisibilisation du phénomène et tentative d’insertion.
L’hétérogénéité des situations et des profils
Pourtant, le sans-abrisme peut revêtir de multiples formes et concerner des personnes aux caractéristiques historiques, familiales, sociales ou encore économiques complètement antinomiques. Plus encore, le phénomène peut s’apprécier sous des formes — étant entendues comme la situation ici et maintenant d’une personne — sensiblement différentes. La Fédération européenne des associations nationales travaillant avec les sans-abris (Feantsa) en définit d’ailleurs douze regroupées au sein de quatre catégories dites « Ethos » : 1) sans-abri (dormant à la rue); 2) sans-logement (avec un abri, mais provisoire dans des institutions ou foyers d’hébergement); 3) en logement précaire (menacé d’exclusion sévère en raison de baux précaires, expulsions, violences domestiques); 4) en logement inadéquat (dans des caravanes sur des sites illégaux, en logement indigne, dans des conditions de surpeuplement sévères).
Il s’agit donc d’un processus où les questions de risque et de dégradation — tant physique que psychique — sont omniprésentes et non pas d’un phénomène statique. Les approches4, bien que différentes sur certains points, renforcent cette appréhension ; elles insistent en effet toutes sur la question de la temporalité et de la possible ou probable dégradation, qu’il s’agisse des cycles de vie (galère, zone, cloche) chez Bresson, des phases (fragilisation, routinisation, sédentarisation) chez Damon ou encore des formes (récemment décalés, liminaires, marginaux) chez Thelen. La figure du clochard n’est donc pas unique, elle concerne — et est susceptible de concerner — des individus aux caractéristiques personnelles divergentes sous des formes elles aussi bien différentes et évolutives, dans un sens comme dans l’autre.
L’urgence sociale comme illustration de l’échec de l’action publique
Toutefois, les politiques publiques n’échappent pas à l’ambivalence. Les plans hivernaux marquent l’inconditionnalité de l’hébergement d’urgence des personnes sans-abri (absence — ou gel — des quotas de nuitées, ouverture de lits d’urgence ; même les illégaux ont droit à l’inconditionnalité, c’est dire!), l’augmentation des maraudes en rue, la modification des horaires des différents services d’accueil… Bref, le déploiement de toute une série de mesures d’urgence pour éviter les drames humains, mais aussi pour faire face à la pression médiatique et citoyenne qui impose à l’agenda public le déploiement de mesures pour « calmer les ardeurs ». A contrario, les arrêts anti-mendicité ou le développement de stratégies d’expulsion des clochards de l’espace public foisonnent. On observe ainsi un balancement continuel dans les politiques publiques entre des mesures qui tentent de répondre à l’urgence sociale et celles qui visent à invisibiliser et/ou repousser le phénomène au-delà de la vue des citoyens. Que dire encore de ces pseudo-politiques d’insertion qui, plutôt que d’assurer le strict minimum de la dignité humaine par l’inconditionnalité — totale et annuelle — de l’hébergement d’urgence, prévoient des quotas de nuitées maximums en postulant que ceux-ci permettent de retrouver revenus, couverture assurantielle, logement, liens sociaux et travail en quelques jours ? Finalement, plutôt que de leur permettre de se « réinsérer », ces politiques conduisent inévitablement ces personnes à l’errance entre les services, voire entre les villes. L’action publique en matière de sans-abrisme n’échappe ainsi pas à l’ignominie la plus complète, même si d’aucuns se targuent de mener une politique rationnelle basée sur la réinsertion de l’individu et son « bien-être ». D’ailleurs, plutôt que de renforcer la réinsertion, c’est à l’errance que conduisent les politiques des quotas et du thermomètre. On le voit, les politiques publiques en la matière ne s’inscrivent ainsi pas dans une rationalité pure telle que soutenue par l’homo œconomicus, mais bien dans une logique de « vision du monde » et de « représentation sociale » qui entrainent un balancement entre la pitié et la potence, entre l’urgence et l’insertion.
Nécessité d’une approche transversale
Bien entendu, les politiques publiques menées sous l’égide de l’urgence sociale représentent le socle minimal qu’il importe de développer à l’égard des personnes les plus vulnérables. Mais leur logique palliative et le jeu — éternel — de l’oie qu’elles créent est bien trop souvent constaté. Nous ne pouvons d’ailleurs que nous rallier à la position prise par les présidents des trois plus gros CPAS wallons dans la presse afin d’illustrer le besoin de dépasser ce référentiel existant : « À côté de la politique de l’urgence sociale et du diktat de la température, le temps est donc venu de consacrer suffisamment de moyens financiers publics à de véritables politiques de remise en logement durable, avec un accompagnement individualisé et adapté à chaque situation. À commencer par des politiques de lutte contre la perte du logement notamment à la suite d’une expulsion5. » Ainsi, comme le soulignent implicitement ces trois auteurs, le traitement public du sans-abrisme doit dépasser le cadre cognitif et normatif dans lequel il s’inscrit actuellement pour s’orienter vers une réinsertion durable des personnes sans-abri, au travers de politiques de logement ambitieuses, notamment. Considérant que « la question SDF se situe explicitement au carrefour des métamorphoses de la question sociale et des métamorphoses des politiques publiques6 », il s’agit de travailler aussi sur d’autres politiques publiques (contractualisation de l’assurance et de l’aide sociale, responsabilisation accrue des individus, fermeture des lits psychiatriques, transition à la sortie des institutions d’aide à la jeunesse, etc.).
Le rétablissement par le logement : une voie à poursuivre
Cela étant dit, il n’y a pas de fatalité. Le « Housing First » (« Le logement d’abord ») qui consiste à proposer un logement de façon inconditionnelle à des personnes sans-abri chroniques, souffrant de pathologies mentales et/ou d’assuétudes7 (Housing First Belgium, 2014), est l’illustration concrète d’une innovation sociale qui cherche à dépasser le référentiel « urgentiste » et palliatif actuellement en vigueur. Expérimenté au sein de neuf villes belges, il propose une rupture face au modèle de réhabilitation progressive de personnes sans-abri en leur offrant directement un logement plutôt que le passage par une succession d’étapes sur lesquelles elles butent bien trop souvent, avec, à la clé, une répétition d’échecs conduisant à l’errance et à la désaffiliation. Aucune condition n’est ainsi exigée auprès des personnes : pas de traitement psychiatrique ; pas de traitement des assuétudes ; pas d’identification de l’éternel « projet », désormais Saint-Graal de l’action sociale moderne. Pourtant, malgré cette « inconditionnalité », il produit des résultats stupéfiants : on observe ainsi habituellement plus de 80% de taux de maintien en logement au terme de deux années alors que le modèle dit « en escalier » représente 40 à 50% de maintien en logement. Certes, il ne peut à lui seul combler la diversité des situations qui caractérisent les personnes en rue et qui nécessitent une prise en charge multiple mais il laisse entrevoir un changement, nécessaire, de référentiel en la matière8.
Au-delà de l’exclusion, pour un nouveau paradigme
Au-delà du Housing First, bien d’autres d’initiatives se développent et tentent de dépasser le paradigme urgentiste de la prise en charge du sans-abrisme : capteur logement, post-hébergement, recours au droit européen et international pour assurer le caractère fondamental du droit à un logement… Toutes ces initiatives, bien que centrées sur le logement, ont en tout cas en commun de miser sur un changement possible de paradigme en faveur des personnes concernées par la grande précarité et le sans-abrisme. Sans aucun doute, il demeure encore plus urgent de dépasser la vision réductrice des mesures de rationalisation des dépenses publiques et de déshumanisation des politiques dites « actives » qui conduisent inévitablement à renforcer l’exclusion sociale et les inégalités et, pour une partie non négligeable de personnes, à fréquenter la dure réalité de la rue. En ce sens, il s’agira avant tout d’œuvrer au dépassement du référentiel global9 qui structure nos sociétés et qui les conduit à produire toujours plus de pauvreté, d’inégalités sociales et d’exclusion au profit d’une minorité. Indubitablement, ce référentiel du « tout au marché » influence la politique du sans-abrisme et nécessite que l’on s’y attarde si l’on veut dépasser les dimensions curatives et palliatives actuelles afin de ne plus produire l’errance, la désaffiliation et l’exclusion sociale désormais familière aux travailleurs sociaux.
- Franssen A. (2006), L’action sociale en Wallonie : modernisation gestionnaire sectorielle ou action sociale transformatrice?, dans « Dix ans d’action sociale et de santé en Région wallonne, Bilan et prospectives », Revue L’Observatoire.
- C’est en tout cas ce que postule l’approche cognitive de l’action publique qui relève « l’importance de la dynamique de construction sociale de la réalité dans la détermination des cadres et des pratiques socialement légitimes à un instant précis » (Surel Y., 1998, « Idées, intérêts et institutions dans l’analyse des politiques publiques », Pouvoirs, Revue française d’études constitutionnelles et politiques, n° 87, p. 161 – 178).
- Selon Michel Autès, dans la presse écrite, « le sigle “SDF” est le plus souvent associé à des connotations en termes de criminalité » alors que « l’usage du terme sans-abri va davantage apparaitre dans un contexte de compassion pour les victimes de la pauvreté » et que « les termes sans-logis et sans-domicile vont être mobilisés dans des contextes argumentatifs, au sein d’un débat sur les causes de l’errance ou l’efficacité des politiques de logement » [Autès M., 2001, Les représentations de la pauvreté dans la presse écrite, Les éditions de l’Onpes ; David Cl. (2012), « Le droit au logement pour les usagers d’habitations légères ou mobiles ? Regards croisés sur l’habitat léger/mobile », Relier].
- Bresson M. (1997), Les SDF et le nouveau contrat social, L’Harmattan ; Damon J. (2002), La question SDF. Critique d’une action publique, Presses universitaires de France ; Thelen L. (2006), L’exil de soi. Sans-abri d’ici et d’ailleurs, Facultés universitaires Saint-Louis.
- Defeyt Ph, Emonts Cl., Massin E., Vers L’Avenir, 2 avril 2015.
- Damon J. (2002), op. cit.
- Le Housing First est issu du modèle « Pathways to housing » développé en 1992 à New-York par Sam Tsemberis. Les 8 principes de base sont : 1) Le logement comme droit fondamental ; 2) Du respect, de la bienveillance et de la compassion pour tous les locataires Housing First ; 3) L’engagement à travailler avec le locataire Housing First aussi longtemps que nécessaire ; 4) Du logement diffus ; 5) La séparation du logement et de l’accompagnement ; 6) La liberté de choix et l’autodétermination ; 7) Le rétablissement ; 8) La réduction des risques (Housing First Belgium, 2014, Mise en place de l’expérimentation Housing First Belgium.
- Notons que ces résultats encourageants ne doivent en aucune manière devenir la norme minimale de réussite imposée par les bailleurs de fonds publics, sous peine de reproduire les mêmes inégalités (accès aux plus « employables », responsabilisation outrancière des personnes, absence de questionnements des mécanismes qui créent l’exclusion et la désaffiliation…) qu’au travers des politiques de contractualisation et de responsabilisation, notamment, développées dans d’autres politiques publiques sous l’égide de l’État social actif.
- Pierre Muller distingue le référentiel global — « représentation générale autour de laquelle vont s’ordonner et se hiérarchiser les différentes représentations sectorielles. Il est constitué d’un ensemble de valeurs fondamentales qui constituent les croyances de base d’une société, ainsi que de normes qui permettent de choisir entre des conduites » du référentiel sectoriel — « représentation du secteur, de la discipline ou de la profession », Muller P., 2011, Les politiques publiques, « Que sais-je ? », Presses universitaires de France.