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Pour un compromis local-démocrate
Deux coups de tonnerre dans le ciel bleu de notre paisible petit pays, à en croire le récit médiatique de deux évènements récents. Le premier a trait à la désormais fameuse fondation Pereos créée par la reine Fabiola, en toute discrétion et en usant d’une technique éprouvée d’ingénierie fiscale. L’existence en fut malencontreusement révélée par la presse, si […]
Deux coups de tonnerre dans le ciel bleu de notre paisible petit pays, à en croire le récit médiatique de deux évènements récents.
Le premier a trait à la désormais fameuse fondation Pereos créée par la reine Fabiola, en toute discrétion et en usant d’une technique éprouvée d’ingénierie fiscale. L’existence en fut malencontreusement révélée par la presse, si bien que de sagaces investigateurs nous firent de surprenantes révélations. Il est possible, en créant une fondation de son vivant, d’éluder les droits de successions sans priver ses héritiers. Les membres de la famille royale perçoivent des dotations. Nul n’est à même d’en justifier clairement les montants. Il n’existe pas de système de contrôle de l’affectation de ces moyens.
Face à ces informations à peine croyables, la classe politique décida de s’attaquer aux montants alloués au titre des dotations royales. Ainsi va-t-on raboter celle de la reine Fabiola au terme de ce qu’on suppose être un audit aussi rigoureux qu’instantané ; lequel semble avoir mis au jour que ce qui ne posait pas question hier est aujourd’hui un scandale. À tel point que 500000euros seront retranchés aux 1300000 octroyés jusqu’alors, soit une réduction de près de 40%. Ah, si nous avions pu nous douter que cette dotation, depuis des années, était surestimée d’un tel montant !
Entretemps, l’on apprit que l’argent de la dotation n’était nullement concerné. Le scandale semble donc bien être celui de l’utilisation par des personnes fortunées du mécanisme de la fondation à des fins d’immunisation fiscale. Mais qu’importe d’agir sur la cause puisqu’on a déjà fait la preuve de sa volonté d’agir ? Personne ne semble donc pressé de s’interroger sur l’ingénierie fiscale…
Entretemps, également, la reine a fait part de ses regrets et a dissout sa fondation, tandis que le roi s’excusait platement de ce que la famille royale n’ait pas montré l’exemple alors qu’elle devrait le faire en toutes circonstances. Noblesse oblige.
Presque concomitamment, l’on apprenait par ailleurs qu’ArcelorMittal avait décidé de fermer la « phase à froid » de ses implantations sidérurgiques liégeoises. 1300 emplois directs à la trappe, et sans doute le double en emplois indirects. Scandale : l’outil ne sera pas revendu, mais purement et simplement fermé. Autre scandale, ArcelorMittal a bénéficié du système des intérêts notionnels pour ne pas payer d’impôts (ou si peu) en Belgique, et même pour n’en pas payer sur des bénéfices étrangers rapatriés en notre paradis fiscal. En surplomb de cette affaire, un homme, Lakshmi Mittal, croquemitaine commode, mis en cause, dénoncé, voire insulté dans la presse.
D’un côté, le niveau du débat indique combien manquent des cadres de pensée qui permettraient de donner un sens à ce qui se produit et de proposer des stratégies collectives pour surmonter le choc. D’un autre côté, il faut comprendre la surprise : qui aurait pu se douter que la sidérurgie belge encaisserait encore des coups, elle dont l’avenir n’a jamais été mis en cause ? Comment, par ailleurs, se douter que, quand on fait un cadeau à un industriel ou à un financier, il est susceptible de l’empocher puis d’aller voir ailleurs si l’herbe n’est pas plus verte ? Par ailleurs, nous aurions pu nous préparer si l’on nous avait avertis que la mondialisation libérait de toute attache les investisseurs, tandis que les populations et les instances politiques demeuraient solidement ancrées dans leurs territoires, les pieds dans la boue. Dans le meilleur des cas.
Il est désormais question de nationaliser — dans une Europe que nous avons construite de nos mains de telle manière que ce soit impossible — et de faire corps avec les travailleurs. Soit. Quant aux intérêts notionnels, pourquoi faudrait-il les réformer dès lors que la classe politique a fait la preuve de sa solidarité discursive avec les travailleurs ? On entend des déclarations en ce sens, mais de là à ce que s’ensuive une réelle remise en cause de ce système, il y a plus qu’une marge.
Quoi qu’il en soit, Monsieur Mittal ne reculera pas. Pourquoi le ferait-il ? Le feriez-vous à sa place ? Oui ? Alors, vous ne seriez pas parvenu à la tête d’un empire industriel mondial. Tout au plus seriez-vous reine dans une monarchie constitutionnelle.
Mais quel contraste entre la courbe rentrante accompagnée d’humbles excuses de la tête couronnée et la sérénité carnassière de l’homme d’affaires ! Les États et les systèmes démocratiques nationaux ont été conçus pour juguler le pouvoir des puissants d’une époque aujourd’hui révolue. Ils sont donc parfaitement à même d’empêcher un prince de payer les traites de sa voiture de sport, mais apparaissent aussi parfaitement impuissants — dérisoires même — face à une finance qui les dépasse de la tête et des épaules. Cette pièce cent fois rejouée du ridicule de ceux qui pensent avoir conquis le pouvoir face à ceux qui savent qu’ils l’ont acheté n’est pas près de s’arrêter.
Devons-nous lever les bras au ciel, les yeux pleins de désespoir ? Faut-il se retirer au désert et y prier pour l’avènement de la Cité de Dieu ? Convient-il de se lancer dans le combat, en espérant être du côté des vainqueurs et pouvoir, le sourire aux lèvres, lancer un triomphant « vae victis »? Non, mille fois non.
Récemment, Greenpeace a contraint des multinationales à prendre des engagements qui leur couteront une fortune. Littéralement. Dans le cadre de sa campagne Detox, cette organisation non gouvernementale est parvenue à contraindre Nike, Adidas, Puma, H&M, Zara, Levi’s et d’autres marques encore à cesser de recourir, pour la fabrication de leurs produits, à des produits hautement toxiques qui nuisent gravement à l’environnement et à la santé humaine. Ce n’est donc pas parce que les instances que nous avons si longtemps identifiées à la protection des citoyens (en période favorable) apparaissent impuissantes face à des forces qui ont muté qu’il faut en conclure que toute prise est définitivement exclue.
On notera que, de la même manière, Greenpeace a exercé de fortes — et efficaces — pressions sur des entités politiques, à l’exemple de l’Union européenne dans le cadre du dossier REACH, où elle fit jeu égal avec les multinationales du secteur chimique. Les institutions politiques, si elles gardent incontestablement leur importance, apparaissent dès lors autant comme des acteurs que comme des enjeux et des terrains d’affrontement. Il ne faut donc pas trop vite conclure à leur mort, mais force est de constater que leur ancrage territorial et leur fonctionnement par le biais de normes contraignantes rigides empêchent désormais d’en faire notre seul outil d’action. Il convient de prendre acte de leurs limites, aussi bien que de l’émergence de nouvelles formes de privatisation du politique.
Ces nouvelles formes, mises en œuvre par des mouvements privés et participatifs, se fondent sur des stratégies de communication et sur l’agrégation de million d’opinions et d’actions individuelles. Elles peuvent de ce fait agir dans un monde réticulaire qui a fait du signe le centre de toute politique et dans lequel la diffusion de comportements prime sur leur standardisation au sein de corps sociaux uniformisés. Participation et adaptabilité sont deux vertus essentielles qui semblent expliquer les succès précités dans le contexte actuel de labilité sociale.
Mais que pourrons-nous conquérir par cette voie ? Une chose est de bannir les phtalates de l’habillement, c’en est une autre de développer des politiques industrielles ou de protection sociale. Poser cette question oblige à pointer un vide inquiétant : où sont les syndicats qui ont fait de ces questions leur cheval de bataille ? Toujours sur les barricades érigées à la fin du XIXe siècle ? Ont-ils pris la mesure des bouleversements en cours ? Ont-ils compris que leurs moyens d’action traditionnels avaient vieilli et faisaient de moins en moins peur ? Pourront-ils jouer une fois encore le rôle qui fut jadis le leur lorsqu’ils contribuèrent, bon gré, mal gré, à l’élaboration du compromis social-démocrate ? Ont-ils réalisé que ce dernier était en lambeaux ?
Il semble à la fois que le monde syndical soit en évolution, surtout au niveau international, et qu’il peine à mobiliser largement les bases selon les modalités actuelles de l’agrégation temporaire et de l’appui sur les instruments de communication moderne. Car il ne suffit pas d’être dans les coulisses du pouvoir pour y faire passer des messages, il convient également de faire masse, d’impliquer les individus et de s’assurer d’un soutien pour les coups durs.
L’échange de la renonciation à la révolution contre l’acceptation de l’interventionnisme étatique en matière socioéconomique a perdu une bonne part de son sens dès lors que l’État social-démocrate, coconstruction des partenaires sociaux, a perdu prise sur le socioéconomique. Mais les syndicats parviendront-ils à muer, à quitter leurs réflexes d’organisation de masse — agrégatives et non participatives — pour porter une revendication radicale. Seront-ils ensuite capables d’y renoncer, bon gré, mal gré, en échange d’une nouvelle forme de domestication du capitalisme ? Faut-il renoncer à cette piste et chercher de nouveaux acteurs, ceux qui, demain, aideront à faire corps pour promouvoir les ®évolutions à venir et un nouveau compromis ?
Sans doute le cœur de ce celui-ci sera-t-il d’obtenir une renonciation de la finance à une mobilité absolue, celle-là qui nous prive de toute prise sur elle. Jamais nulle part, toujours déjà ailleurs, affranchie de toute localisation par sa capacité à ne jamais s’arrêter nulle part, elle déjoue toute intervention en devenant insaisissable. Si, au XXe siècle, l’ambition fut de créer un acteur, l’État social, suffisamment fort pour se mesurer au capitalisme industriel, le défi, aujourd’hui, est de gérer la mobilité du capitalisme financier. Contraindre à une relative immobilisation pour reprendre prise par le biais de l’État, agrandir le filet par la participation pour saisir l’adversaire où qu’il se trouve, répondre à la mobilité par la mobilité grâce à l’adaptation constante des stratégies, les pistes sont nombreuses.
Elles devraient nous aider à concevoir les lignes de force d’un nouveau compromis — glocal-démocrate, social-participatif ? — pour que ceux qui restent ici, les pieds dans la boue, ne se contentent pas de voir passer, dans la stratosphère, des puissants désincarnés. Les syndicats sont-ils prêts ?