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Pour un compromis local-démocrate

Numéro 3 Mars 2013 par La Revue nouvelle

mars 2013

Deux coups de ton­nerre dans le ciel bleu de notre pai­sible petit pays, à en croire le récit média­tique de deux évè­ne­ments récents. Le pre­mier a trait à la désor­mais fameuse fon­da­tion Per­eos créée par la reine Fabio­la, en toute dis­cré­tion et en usant d’une tech­nique éprou­vée d’in­gé­nie­rie fis­cale. L’exis­tence en fut mal­en­con­treu­se­ment révé­lée par la presse, si […]

Deux coups de ton­nerre dans le ciel bleu de notre pai­sible petit pays, à en croire le récit média­tique de deux évè­ne­ments récents.

Le pre­mier a trait à la désor­mais fameuse fon­da­tion Per­eos créée par la reine Fabio­la, en toute dis­cré­tion et en usant d’une tech­nique éprou­vée d’in­gé­nie­rie fis­cale. L’exis­tence en fut mal­en­con­treu­se­ment révé­lée par la presse, si bien que de sagaces inves­ti­ga­teurs nous firent de sur­pre­nantes révé­la­tions. Il est pos­sible, en créant une fon­da­tion de son vivant, d’é­lu­der les droits de suc­ces­sions sans pri­ver ses héri­tiers. Les membres de la famille royale per­çoivent des dota­tions. Nul n’est à même d’en jus­ti­fier clai­re­ment les mon­tants. Il n’existe pas de sys­tème de contrôle de l’af­fec­ta­tion de ces moyens.

Face à ces infor­ma­tions à peine croyables, la classe poli­tique déci­da de s’at­ta­quer aux mon­tants alloués au titre des dota­tions royales. Ain­si va-t-on rabo­ter celle de la reine Fabio­la au terme de ce qu’on sup­pose être un audit aus­si rigou­reux qu’ins­tan­ta­né ; lequel semble avoir mis au jour que ce qui ne posait pas ques­tion hier est aujourd’­hui un scan­dale. À tel point que 500000euros seront retran­chés aux 1300000 octroyés jus­qu’a­lors, soit une réduc­tion de près de 40%. Ah, si nous avions pu nous dou­ter que cette dota­tion, depuis des années, était sur­es­ti­mée d’un tel montant !

Entre­temps, l’on apprit que l’argent de la dota­tion n’é­tait nul­le­ment concer­né. Le scan­dale semble donc bien être celui de l’u­ti­li­sa­tion par des per­sonnes for­tu­nées du méca­nisme de la fon­da­tion à des fins d’im­mu­ni­sa­tion fis­cale. Mais qu’im­porte d’a­gir sur la cause puis­qu’on a déjà fait la preuve de sa volon­té d’a­gir ? Per­sonne ne semble donc pres­sé de s’in­ter­ro­ger sur l’in­gé­nie­rie fiscale…

Entre­temps, éga­le­ment, la reine a fait part de ses regrets et a dis­sout sa fon­da­tion, tan­dis que le roi s’ex­cu­sait pla­te­ment de ce que la famille royale n’ait pas mon­tré l’exemple alors qu’elle devrait le faire en toutes cir­cons­tances. Noblesse oblige.

Presque conco­mi­tam­ment, l’on appre­nait par ailleurs qu’Ar­ce­lor­Mit­tal avait déci­dé de fer­mer la « phase à froid » de ses implan­ta­tions sidé­rur­giques lié­geoises. 1300 emplois directs à la trappe, et sans doute le double en emplois indi­rects. Scan­dale : l’ou­til ne sera pas reven­du, mais pure­ment et sim­ple­ment fer­mé. Autre scan­dale, Arce­lor­Mit­tal a béné­fi­cié du sys­tème des inté­rêts notion­nels pour ne pas payer d’im­pôts (ou si peu) en Bel­gique, et même pour n’en pas payer sur des béné­fices étran­gers rapa­triés en notre para­dis fis­cal. En sur­plomb de cette affaire, un homme, Laksh­mi Mit­tal, cro­que­mi­taine com­mode, mis en cause, dénon­cé, voire insul­té dans la presse.

D’un côté, le niveau du débat indique com­bien manquent des cadres de pen­sée qui per­met­traient de don­ner un sens à ce qui se pro­duit et de pro­po­ser des stra­té­gies col­lec­tives pour sur­mon­ter le choc. D’un autre côté, il faut com­prendre la sur­prise : qui aurait pu se dou­ter que la sidé­rur­gie belge encais­se­rait encore des coups, elle dont l’a­ve­nir n’a jamais été mis en cause ? Com­ment, par ailleurs, se dou­ter que, quand on fait un cadeau à un indus­triel ou à un finan­cier, il est sus­cep­tible de l’empocher puis d’al­ler voir ailleurs si l’herbe n’est pas plus verte ? Par ailleurs, nous aurions pu nous pré­pa­rer si l’on nous avait aver­tis que la mon­dia­li­sa­tion libé­rait de toute attache les inves­tis­seurs, tan­dis que les popu­la­tions et les ins­tances poli­tiques demeu­raient soli­de­ment ancrées dans leurs ter­ri­toires, les pieds dans la boue. Dans le meilleur des cas.

Il est désor­mais ques­tion de natio­na­li­ser — dans une Europe que nous avons construite de nos mains de telle manière que ce soit impos­sible — et de faire corps avec les tra­vailleurs. Soit. Quant aux inté­rêts notion­nels, pour­quoi fau­drait-il les réfor­mer dès lors que la classe poli­tique a fait la preuve de sa soli­da­ri­té dis­cur­sive avec les tra­vailleurs ? On entend des décla­ra­tions en ce sens, mais de là à ce que s’en­suive une réelle remise en cause de ce sys­tème, il y a plus qu’une marge.

Quoi qu’il en soit, Mon­sieur Mit­tal ne recu­le­ra pas. Pour­quoi le ferait-il ? Le feriez-vous à sa place ? Oui ? Alors, vous ne seriez pas par­ve­nu à la tête d’un empire indus­triel mon­dial. Tout au plus seriez-vous reine dans une monar­chie constitutionnelle.

Mais quel contraste entre la courbe ren­trante accom­pa­gnée d’humbles excuses de la tête cou­ron­née et la séré­ni­té car­nas­sière de l’homme d’af­faires ! Les États et les sys­tèmes démo­cra­tiques natio­naux ont été conçus pour jugu­ler le pou­voir des puis­sants d’une époque aujourd’­hui révo­lue. Ils sont donc par­fai­te­ment à même d’empêcher un prince de payer les traites de sa voi­ture de sport, mais appa­raissent aus­si par­fai­te­ment impuis­sants — déri­soires même — face à une finance qui les dépasse de la tête et des épaules. Cette pièce cent fois rejouée du ridi­cule de ceux qui pensent avoir conquis le pou­voir face à ceux qui savent qu’ils l’ont ache­té n’est pas près de s’arrêter.

Devons-nous lever les bras au ciel, les yeux pleins de déses­poir ? Faut-il se reti­rer au désert et y prier pour l’a­vè­ne­ment de la Cité de Dieu ? Convient-il de se lan­cer dans le com­bat, en espé­rant être du côté des vain­queurs et pou­voir, le sou­rire aux lèvres, lan­cer un triom­phant « vae vic­tis »? Non, mille fois non.

Récem­ment, Green­peace a contraint des mul­ti­na­tio­nales à prendre des enga­ge­ments qui leur cou­te­ront une for­tune. Lit­té­ra­le­ment. Dans le cadre de sa cam­pagne Detox, cette orga­ni­sa­tion non gou­ver­ne­men­tale est par­ve­nue à contraindre Nike, Adi­das, Puma, H&M, Zara, Levi’s et d’autres marques encore à ces­ser de recou­rir, pour la fabri­ca­tion de leurs pro­duits, à des pro­duits hau­te­ment toxiques qui nuisent gra­ve­ment à l’en­vi­ron­ne­ment et à la san­té humaine. Ce n’est donc pas parce que les ins­tances que nous avons si long­temps iden­ti­fiées à la pro­tec­tion des citoyens (en période favo­rable) appa­raissent impuis­santes face à des forces qui ont muté qu’il faut en conclure que toute prise est défi­ni­ti­ve­ment exclue.

On note­ra que, de la même manière, Green­peace a exer­cé de fortes — et effi­caces — pres­sions sur des enti­tés poli­tiques, à l’exemple de l’U­nion euro­péenne dans le cadre du dos­sier REACH, où elle fit jeu égal avec les mul­ti­na­tio­nales du sec­teur chi­mique. Les ins­ti­tu­tions poli­tiques, si elles gardent incon­tes­ta­ble­ment leur impor­tance, appa­raissent dès lors autant comme des acteurs que comme des enjeux et des ter­rains d’af­fron­te­ment. Il ne faut donc pas trop vite conclure à leur mort, mais force est de consta­ter que leur ancrage ter­ri­to­rial et leur fonc­tion­ne­ment par le biais de normes contrai­gnantes rigides empêchent désor­mais d’en faire notre seul outil d’ac­tion. Il convient de prendre acte de leurs limites, aus­si bien que de l’é­mer­gence de nou­velles formes de pri­va­ti­sa­tion du politique.

Ces nou­velles formes, mises en œuvre par des mou­ve­ments pri­vés et par­ti­ci­pa­tifs, se fondent sur des stra­té­gies de com­mu­ni­ca­tion et sur l’a­gré­ga­tion de mil­lion d’o­pi­nions et d’ac­tions indi­vi­duelles. Elles peuvent de ce fait agir dans un monde réti­cu­laire qui a fait du signe le centre de toute poli­tique et dans lequel la dif­fu­sion de com­por­te­ments prime sur leur stan­dar­di­sa­tion au sein de corps sociaux uni­for­mi­sés. Par­ti­ci­pa­tion et adap­ta­bi­li­té sont deux ver­tus essen­tielles qui semblent expli­quer les suc­cès pré­ci­tés dans le contexte actuel de labi­li­té sociale.

Mais que pour­rons-nous conqué­rir par cette voie ? Une chose est de ban­nir les phta­lates de l’ha­bille­ment, c’en est une autre de déve­lop­per des poli­tiques indus­trielles ou de pro­tec­tion sociale. Poser cette ques­tion oblige à poin­ter un vide inquié­tant : où sont les syn­di­cats qui ont fait de ces ques­tions leur che­val de bataille ? Tou­jours sur les bar­ri­cades éri­gées à la fin du XIXe siècle ? Ont-ils pris la mesure des bou­le­ver­se­ments en cours ? Ont-ils com­pris que leurs moyens d’ac­tion tra­di­tion­nels avaient vieilli et fai­saient de moins en moins peur ? Pour­ront-ils jouer une fois encore le rôle qui fut jadis le leur lors­qu’ils contri­buèrent, bon gré, mal gré, à l’é­la­bo­ra­tion du com­pro­mis social-démo­crate ? Ont-ils réa­li­sé que ce der­nier était en lambeaux ?

Il semble à la fois que le monde syn­di­cal soit en évo­lu­tion, sur­tout au niveau inter­na­tio­nal, et qu’il peine à mobi­li­ser lar­ge­ment les bases selon les moda­li­tés actuelles de l’a­gré­ga­tion tem­po­raire et de l’ap­pui sur les ins­tru­ments de com­mu­ni­ca­tion moderne. Car il ne suf­fit pas d’être dans les cou­lisses du pou­voir pour y faire pas­ser des mes­sages, il convient éga­le­ment de faire masse, d’im­pli­quer les indi­vi­dus et de s’as­su­rer d’un sou­tien pour les coups durs.

L’é­change de la renon­cia­tion à la révo­lu­tion contre l’ac­cep­ta­tion de l’in­ter­ven­tion­nisme éta­tique en matière socioé­co­no­mique a per­du une bonne part de son sens dès lors que l’É­tat social-démo­crate, cocons­truc­tion des par­te­naires sociaux, a per­du prise sur le socioé­co­no­mique. Mais les syn­di­cats par­vien­dront-ils à muer, à quit­ter leurs réflexes d’or­ga­ni­sa­tion de masse — agré­ga­tives et non par­ti­ci­pa­tives — pour por­ter une reven­di­ca­tion radi­cale. Seront-ils ensuite capables d’y renon­cer, bon gré, mal gré, en échange d’une nou­velle forme de domes­ti­ca­tion du capi­ta­lisme ? Faut-il renon­cer à cette piste et cher­cher de nou­veaux acteurs, ceux qui, demain, aide­ront à faire corps pour pro­mou­voir les ®évo­lu­tions à venir et un nou­veau compromis ?

Sans doute le cœur de ce celui-ci sera-t-il d’ob­te­nir une renon­cia­tion de la finance à une mobi­li­té abso­lue, celle-là qui nous prive de toute prise sur elle. Jamais nulle part, tou­jours déjà ailleurs, affran­chie de toute loca­li­sa­tion par sa capa­ci­té à ne jamais s’ar­rê­ter nulle part, elle déjoue toute inter­ven­tion en deve­nant insai­sis­sable. Si, au XXe siècle, l’am­bi­tion fut de créer un acteur, l’É­tat social, suf­fi­sam­ment fort pour se mesu­rer au capi­ta­lisme indus­triel, le défi, aujourd’­hui, est de gérer la mobi­li­té du capi­ta­lisme finan­cier. Contraindre à une rela­tive immo­bi­li­sa­tion pour reprendre prise par le biais de l’É­tat, agran­dir le filet par la par­ti­ci­pa­tion pour sai­sir l’ad­ver­saire où qu’il se trouve, répondre à la mobi­li­té par la mobi­li­té grâce à l’a­dap­ta­tion constante des stra­té­gies, les pistes sont nombreuses.

Elles devraient nous aider à conce­voir les lignes de force d’un nou­veau com­pro­mis — glo­cal-démo­crate, social-par­ti­ci­pa­tif ? — pour que ceux qui res­tent ici, les pieds dans la boue, ne se contentent pas de voir pas­ser, dans la stra­to­sphère, des puis­sants dés­in­car­nés. Les syn­di­cats sont-ils prêts ?

La Revue nouvelle


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