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Pour un autre regard sur le couple connaissance-politique

Numéro 07/8 Juillet-Août 2009 par Bernard Delvaux

juillet 2009

Socié­té de la connais­sance oblige : l’u­sage des connais­sances en poli­tique est un thème à la mode. Mais le regard que nous por­tons sur les rap­ports entre connais­sance et poli­tique a‑t-il chan­gé ? Cer­tains conti­nuent à pen­ser que, fon­da­men­ta­le­ment, les connais­sances mobi­li­sées en poli­tique ne sont que rhé­to­rique habillant plus ou moins bien les inté­rêts qui, avec les rap­ports de force, sont les variables expli­ca­tives ultimes des poli­tiques publiques. D’autres croient, plus que jamais, en la pos­si­bi­li­té d’une action poli­tique plus ration­nelle, davan­tage fon­dée sur la connais­sance. Face à ces concep­tions uni­voques, une grille d’a­na­lyse alter­na­tive peut lais­ser place à la com­plexi­té et ne consi­dé­rer la connais­sance ni comme un simple ins­tru­ment du pou­voir ni comme un simple anti­dote aux inté­rêts. Ce « mon­tage concep­tuel » est pré­sen­té avec des illus­tra­tions tirées du sec­teur de l’é­du­ca­tion en Com­mu­nau­té française.

Les rap­ports entre connais­sance et poli­tique sont de plus en plus sou­vent étu­diés. Un tel inté­rêt se jus­ti­fie en rai­son de trans­for­ma­tions socié­tales majeures telles l’augmentation expo­nen­tielle de l’accès à l’information ou l’élévation du niveau de diplôme de la popu­la­tion. Désor­mais, davan­tage d’acteurs sont en mesure de mobi­li­ser et de struc­tu­rer de la connais­sance pour agir au plan poli­tique. Plus qu’auparavant, les poli­tiques sont som­més de jus­ti­fier ration­nel­le­ment leurs pro­po­si­tions et leurs choix. Et de plus en plus sou­vent, la régu­la­tion repose sur des dis­po­si­tifs basés sur la dif­fu­sion de connais­sances. De telles évo­lu­tions ont été résu­mées dans des notions désor­mais popu­la­ri­sées telles que « socié­té de la connais­sance », « new public mana­ge­ment » ou « post­bu­reau­cra­tie », concepts au demeu­rant fort pauvres au plan analytique.

Lectures réductrices

De tels chan­ge­ments jus­ti­fient le déve­lop­pe­ment d’un champ d’investigation scien­ti­fique. Mais les approches les plus cou­ram­ment déve­lop­pées aujourd’hui ont pour pre­mière carac­té­ris­tique de repo­ser sur une défi­ni­tion res­tric­tive de la connais­sance. Elles n’appliquent en effet géné­ra­le­ment cette éti­quette qu’aux types de connais­sance dont la for­ma­li­sa­tion se rap­proche du modèle scien­ti­fique, négli­geant de prendre en compte des savoirs moins for­ma­li­sés. Ce fai­sant, elles pos­tulent une dis­tinc­tion assez nette entre le monde des pro­duc­teurs de connais­sances et celui des uti­li­sa­teurs de connais­sances, les scien­ti­fiques consti­tuant la figure emblé­ma­tique du pre­mier monde, et les poli­tiques appar­te­nant au second. Assez logi­que­ment, de telles approches défendent une concep­tion linéaire des rap­ports entre connais­sance et poli­tique, et leur ques­tion cen­trale porte sur la trans­for­ma­tion de la connais­sance (scien­ti­fique) au moment où elle migre vers la sphère poli­tique. Les approches les plus cou­rantes sont en outre sou­vent cari­ca­tu­rales quant à leur manière d’envisager les rap­ports que la connais­sance entre­tient avec les inté­rêts ou les idéo­lo­gies. Cer­tains cher­cheurs partent du pos­tu­lat que toutes les connais­sances mobi­li­sées dans le débat public ne sont qu’un ver­nis de façade mas­quant les inté­rêts et les croyances, véri­tables moteurs des poli­tiques. D’autres, à l’opposé, pensent que les connais­sances peuvent libé­rer les acteurs et le pro­ces­sus poli­tique des inté­rêts et des croyances. Dans un cas, la recherche consiste à dévoi­ler et à dénon­cer ce qui se cache sous les dis­cours ; dans le second, à iden­ti­fier et éven­tuel­le­ment à pro­mou­voir des dis­po­si­tifs per­met­tant, par l’usage de la connais­sance, de dépas­ser les inté­rêts et les croyances.

Ces lec­tures réduc­trices consti­tuent aujourd’hui des croyances assez lar­ge­ment par­ta­gées1. Pour s’en affran­chir, il convient d’adopter d’abord une défi­ni­tion plus large de la connais­sance, et dési­gner par ce terme tout ce qui pré­tend dire le réel en recou­rant à l’une ou l’autre forme de lan­gage. La science pro­duit évi­dem­ment de tels savoirs, mais ceux-ci coha­bitent et sont en com­pé­ti­tion avec des savoirs pro­fes­sion­nels ou pro­fanes, d’usagers ou de gou­ver­ne­ments. Un tel élar­gis­se­ment de la défi­ni­tion nous fait sor­tir d’un modèle linéaire pré­su­mant qu’il y a, d’un côté, des pro­duc­teurs de connais­sance et, de l’autre, des uti­li­sa­teurs de connais­sance. La connais­sance ne se pré­sente plus alors comme un objet se dépla­çant à sens unique des « pro­duc­teurs » aux « uti­li­sa­teurs », mais comme un pro­ces­sus conti­nu de cir­cu­la­tion, de trans­for­ma­tion, d’assemblage, de caviar­dage, de recom­po­si­tion… au cours duquel les divers types de connais­sances ne cessent de se com­bi­ner du fait des actions et inter­ac­tions d’une grande varié­té d’acteurs qui les font cir­cu­ler tout en les trans­for­mant. L’adoption d’un tel point de vue per­met aus­si de quit­ter les pauses ana­ly­tiques exclu­si­ve­ment cri­tiques ou exclu­si­ve­ment mana­gé­riales pour mieux com­prendre la place, nul­le­ment mar­gi­nale, mais pas davan­tage pré­pon­dé­rante, qu’occupe la connais­sance dans les pro­ces­sus d’action publique.

Problématisation et préconisation : deux processus intensifs en connaissance

C’est dans les pro­ces­sus de pro­blé­ma­ti­sa­tion et de pré­co­ni­sa­tion, élé­ments essen­tiels de l’action publique, que la connais­sance est le plus fré­quem­ment mobi­li­sée. Le pre­mier de ces pro­ces­sus est celui par lequel des pro­blèmes sont mis à l’agenda et iden­ti­fiés comme devant être pris en charge. Le second est celui au cours duquel émergent les pistes d’action fina­le­ment pri­vi­lé­giées. L’usage de ces deux concepts semble adop­ter le point de vue selon lequel la poli­tique consiste à défi­nir un pro­blème puis à cher­cher une solu­tion. Il n’en est rien, car on peut adop­ter ces deux concepts sans pour autant consi­dé­rer que la pro­blé­ma­ti­sa­tion pré­cède tou­jours la pré­co­ni­sa­tion, et sans pen­ser que l’action poli­tique consiste à cher­cher ration­nel­le­ment de solu­tions à des pro­blèmes clai­re­ment iden­ti­fiés. Comme le sou­ligne King­don (1984), ceux qui sont por­teurs d’une pré­co­ni­sa­tion doivent sou­vent attendre la mise à l’agenda d’un pro­blème pour que leur idée puisse être pré­sen­tée et per­çue comme une solu­tion à ce pro­blème, même si elle a été au départ pen­sée en réfé­rence à un autre problème.

La saga des poli­tiques d’inscription en Com­mu­nau­té fran­çaise est illus­tra­tive de ce pro­ces­sus. Bien avant qu’il soit ques­tion du pre­mier décret ins­crip­tion, des acteurs pré­co­ni­saient de régu­ler les ins­crip­tions. Pour que cette pré­co­ni­sa­tion paraisse cré­dible et soit audible, il a fal­lu le « choc PISA » met­tant en évi­dence les mau­vais résul­tats de l’enseignement belge fran­co­phone, un tra­vail de tra­duc­tion des sta­tis­tiques PISA pri­vi­lé­giant la lec­ture en termes d’inégalités plu­tôt que d’efficacité, de même que des ana­lyses scien­ti­fiques mon­trant les effets désas­treux de la concur­rence entre écoles. Ces divers élé­ments ont don­né aux acteurs vou­lant depuis long­temps régu­ler les ins­crip­tions l’opportunité de pré­sen­ter cette idée comme une réponse adé­quate à la ques­tion des inéga­li­tés. Et leur argu­men­taire a mobi­li­sé des connais­sances scien­ti­fiques pour convaincre que l’accroissement de la mixi­té sociale dans les écoles était de nature à réduire les inéga­li­tés et à aug­men­ter l’efficacité du système.

Dans ces pro­ces­sus, la connais­sance est uti­li­sée par les acteurs pour mettre à l’épreuve les pro­blé­ma­ti­sa­tions et pré­co­ni­sa­tions d’adversaires ou pour évi­ter que leurs propres pro­blé­ma­ti­sa­tions ou pré­co­ni­sa­tions soient taillées en pièces par les épreuves mises en œuvre par leurs adver­saires. Large est la palette des épreuves qui sont oppo­sées aux pro­blé­ma­ti­sa­tions et aux pré­co­ni­sa­tions. L’épreuve d’importance consiste à mettre en doute le carac­tère réel­le­ment pro­blé­ma­tique de la situa­tion, l’épreuve de hié­rar­chi­sa­tion à contes­ter qu’un pro­blème soit plus impor­tant qu’un autre. L’épreuve d’accessibilité pose la ques­tion de savoir si le pro­blème peut être réso­lu, et l’épreuve de com­pa­ti­bi­li­té s’il peut l’être sans géné­rer ou aggra­ver des pro­blèmes d’une autre nature, jugés impor­tants par des acteurs. L’épreuve de fai­sa­bi­li­té met en évi­dence l’impraticabilité des pro­po­si­tions, la non-dis­po­ni­bi­li­té des res­sources néces­saires, la pré­sence d’éléments de contexte contrai­gnants. L’épreuve de per­ti­nence, enfin, consiste à dou­ter que la pro­po­si­tion per­mette vrai­ment de résoudre le pro­blème iden­ti­fié. Dans le feuille­ton des décrets ins­crip­tion et mixi­té, ces diverses épreuves ont été mobi­li­sées : on a dit que les mesures allaient engen­drer des « bulles » ingé­rables (épreuve de fai­sa­bi­li­té), que leur impact en termes de réduc­tion des inéga­li­tés voire de la ségré­ga­tion était dou­teux (épreuve de per­ti­nence), que ces dis­po­si­tifs bureau­cra­tiques enta­maient l’autonomie des écoles, engen­draient de l’angoisse chez les enfants et leurs familles (épreuve de com­pa­ti­bi­li­té), qu’il était plus urgent de s’occuper d’améliorer la qua­li­té de toutes les écoles que de régu­ler les ins­crip­tions (épreuve de hié­rar­chi­sa­tion), etc.

Les connaissances comme ressources pour mettre à l’épreuve les problématisations et préconisations

Pour répondre à ces épreuves ou les anti­ci­per, les acteurs forgent des argu­ments. Ils consistent à jus­ti­fier les pro­blé­ma­ti­sa­tions et pré­co­ni­sa­tions en reliant celles-ci à des connais­sances pré­ten­dant dire le réel. Le rôle de ces argu­ments n’est pas tant de faire chan­ger l’opinion de l’adversaire, mais davan­tage de convaincre ceux qui n’ont pas d’opinion pré­éta­blie ou de croyance ancrée, et d’éviter que les pro­blé­ma­ti­sa­tions ou pré­co­ni­sa­tions soient décré­di­bi­li­sées et ain­si éva­cuées du débat public.

Les connais­sances incor­po­rées dans les argu­ments ont une forme géné­ra­le­ment sim­pli­fiée car la convic­tion naît moins de la com­plé­tude et de la soli­di­té de l’argumentation ration­nelle que d’une argu­men­ta­tion répon­dant simul­ta­né­ment à une exi­gence de ratio­na­li­sa­tion et de sim­pli­fi­ca­tion du monde. Face à la com­plexi­té du réel et à l’incertitude de l’action, les argu­ments qui passent la rampe sont ceux qui paraissent à la fois ration­nels et simples, et qui font ain­si croire que le réel est maî­tri­sable. Dès lors, l’incorporation des connais­sances dans les argu­ments est un pro­ces­sus fait de sélec­tion, de sim­pli­fi­ca­tion, d’estompement… On évite de men­tion­ner les connais­sances venant mettre en doute celles qu’on mobi­lise, on estompe les pré­misses res­tric­tives sur les­quelles sont fon­dées ces connais­sances, on trans­forme en lois géné­rales des évi­dences déduites de l’analyse d’un contexte par­ti­cu­lier, on néglige de sou­li­gner que telle cor­ré­la­tion a été éta­blie en ne contrô­lant pas tous les facteurs…

Ces pro­ces­sus de sim­pli­fi­ca­tion ouvrent évi­dem­ment la voie à de nou­velles mises à l’épreuve. Les scien­ti­fiques sont mobi­li­sés dans ce pro­ces­sus et construisent sou­vent eux-mêmes des argu­ments. Pour ce faire, ils recourent aux mêmes pro­ces­sus de sim­pli­fi­ca­tion, d’ailleurs pré­sents jusque dans les tra­vaux qu’ils des­tinent au monde aca­dé­mique puisque, là aus­si, ils sélec­tionnent dans le vaste uni­vers des connais­sances celles qui légi­ti­ment leurs ana­lyses ou ne mettent pas tou­jours en pleine lumière les cadres néces­sai­re­ment tou­jours réduc­teurs de leurs études… La par­ti­ci­pa­tion des scien­ti­fiques à ce tra­vail de réduc­tion de la com­plexi­té et d’estompement du carac­tère tou­jours réduc­teur des ana­lyses est par exemple visible dans les études publiées en Com­mu­nau­té fran­çaise à pro­pos de PISA. Certes, la plu­part des scien­ti­fiques attirent l’attention sur le fait… mais, dans les conclu­sions, ils rap­pellent rare­ment ces fon­de­ments, ce qui contri­bue à ren­for­cer la croyance dans le carac­tère objec­tif et abso­lu des clas­se­ments pro­duits par l’OCDE (Del­vaux, 2009).

Les connais­sances incor­po­rées dans les argu­ments ne se carac­té­risent pas seule­ment par leur forme sim­pli­fiée, mais aus­si par leur nature. Cer­taines connais­sances sont mani­fes­te­ment plus sou­vent mobi­li­sées que d’autres. Ain­si en va-t-il des com­pa­rai­sons sta­tis­tiques dans l’espace ou le temps : la mul­ti­pli­ca­tion des indi­ca­teurs récur­rents et des enquêtes com­pa­ra­tives natio­nales ou inter­na­tio­nales tend à mettre sous pres­sion les enti­tés qui font moins bien que d’autres ou moins bien qu’auparavant. Les asso­cia­tions cau­sales entre variables sont elles aus­si par­ti­cu­liè­re­ment mobi­li­sées et sont cru­ciales lorsqu’il faut pro­blé­ma­ti­ser (car elles peuvent relier un « nou­veau » pro­blème à des situa­tions iden­ti­fiées consen­suel­le­ment comme pro­blé­ma­tiques) ou lorsqu’il faut pré­co­ni­ser (car elles peuvent relier une pré­co­ni­sa­tion à un pro­blème). Par­mi les autres connais­sances mobi­li­sées, citons celles qui car­to­gra­phient l’opinion ou qui pré­sentent des idées mises en œuvre en d’autres temps ou lieux. Tous ces types de connais­sances sont sus­cep­tibles de nour­rir les argu­ments et les épreuves.

Circulation et circuits de connaissance : la question du pouvoir

Ces pro­ces­sus de pro­blé­ma­ti­sa­tion et de pré­co­ni­sa­tion ne se déploient pas seule­ment sur la scène cen­trale de la déci­sion poli­tique. Ils ont éga­le­ment cours sur de mul­tiples scènes qui, bien qu’on ait pris l’habitude de les qua­li­fier de locales, ne peuvent être lues exclu­si­ve­ment comme dépen­dantes des scènes dites cen­trales et comme simples lieux de mise en œuvre des ini­tia­tives prises par ces scènes. Sur ces diverses scènes (écoles, classes, conseils de zone, fédé­ra­tions de pou­voirs orga­ni­sa­teurs, syn­di­cats…), des pro­blé­ma­ti­sa­tions et des pré­co­ni­sa­tions mûrissent et sont mises à l’épreuve. Elles, et les connais­sances qu’elles incor­porent, sont par­fois spé­ci­fiques à la scène et par­fois trans­ver­sales aux scènes, consti­tuant des évi­dences par­ta­gées ou des para­digmes com­muns aux acteurs d’un pays ou d’un secteur.

Ces para­digmes trans­ver­saux per­mettent une cohé­rence rela­tive des actions publiques même quand celles-ci impliquent de mul­tiples acteurs et scènes. Mais la cohé­rence rela­tive — et la trans­for­ma­tion plus sou­vent pro­gres­sive que bru­tale des poli­tiques — tient aus­si aux inter­ven­tions d’acteurs sur des scènes qui ne sont pas les leurs, dans le but d’orienter ce qui se trame sur ces scènes. Les auto­ri­tés agissent de la sorte pour cadrer les acteurs locaux, mais ces der­niers inter­viennent aus­si dans l’autre sens. Dans ces ten­ta­tives d’interventions mutuelles, — bien enten­du asy­mé­triques —, la connais­sance joue pro­ba­ble­ment un rôle crois­sant. La capa­ci­té d’intervention des acteurs locaux auprès des auto­ri­tés dépend en par­tie de leur capa­ci­té à faire entendre leurs pro­blé­ma­ti­sa­tions et pré­co­ni­sa­tions, et à les argu­men­ter en mobi­li­sant des connais­sances, qui tan­tôt for­ma­lisent des savoirs quo­ti­diens, tan­tôt car­to­gra­phient l’existant, ou tan­tôt encore ren­voient une image des opi­nions. En retour, les auto­ri­tés sou­cieuses d’orienter les actions qui prennent corps sur les scènes locales recourent de plus en plus sou­vent à des ins­tru­ments de régu­la­tion (Las­coumes et Le Galès, 2004) basés sur la dif­fu­sion de connais­sances. Qu’il suf­fise de pen­ser, dans le domaine de l’enseignement, aux épreuves externes, cer­ti­fi­ca­tives ou non, aux­quelles sont sou­mis les élèves et qui servent ensuite au pilo­tage du sys­tème. De tels ins­tru­ments sont une forme de réponse aux limites de la régu­la­tion fon­dée sur les normes légales, limites encore plus tan­gibles dans une socié­té où les acteurs locaux dis­posent d’une auto­no­mie for­melle ou sont en mesure de se tailler une auto­no­mie effective.

On le voit, les connais­sances peuvent peser sur les pro­ces­sus de pro­blé­ma­ti­sa­tion ou de pré­co­ni­sa­tion, quelle que soit la scène concer­née. La manière dont cir­cule la connais­sance est donc un élé­ment impor­tant à prendre en compte pour com­prendre ces pro­ces­sus. Cette cir­cu­la­tion n’est assu­ré­ment pas tou­jours pré­vi­sible dans une socié­té où les tech­niques de l’information accé­lèrent la vitesse de cir­cu­la­tion et réduisent les dis­tances. Pour­tant, la grande majo­ri­té des connais­sances en cir­cu­la­tion suit des cir­cuits de connais­sances pré­éta­blis. Bien que non immuables, ces cir­cuits pré­sentent une sta­bi­li­té rela­tive, et leur struc­ture contri­bue à ce que tel type de connais­sance plu­tôt que tel autre par­vienne sur cer­taines scènes et y soit uti­li­sé. La struc­tu­ra­tion et la sta­bi­li­sa­tion de ces cir­cuits de connais­sance consti­tuent donc un enjeu non négli­geable et ren­voient à la ques­tion du pouvoir.

En matière de connais­sance, le pou­voir est notam­ment sym­bo­lique. Des acteurs paraissent plus légi­times que d’autres, et dis­posent dès lors d’un pou­voir sym­bo­lique leur per­met­tant de dis­qua­li­fier ou de qua­li­fier des connais­sances. D’autres acteurs dis­posent d’une auto­ri­té plus for­melle, de res­sources tech­niques, humaines ou finan­cières, ou d’autres res­sources encore leur don­nant le pou­voir de récol­ter ou de dif­fu­ser des infor­ma­tions, ou au contraire de les rete­nir et d’en gar­der un usage exclusif.

Le rôle des connaissances : ni prépondérant, ni marginal

Les connais­sances et leur cir­cu­la­tion sont donc des élé­ments qu’on ne peut négli­ger lorsqu’on tente de com­prendre le cours de l’action publique. Pour autant, les cir­cuits de connais­sances, et les posi­tions rela­tives des dif­fé­rents acteurs dans ces cir­cuits, ne sont qu’un des fac­teurs struc­tu­rant ce qui se déroule sur cha­cune des scènes où se joue un frag­ment de l’action publique. Les croyances col­lec­tives sont l’un des autres fac­teurs struc­tu­rants. Assem­blages de valeurs et de repré­sen­ta­tions du monde, ces croyances se déclinent sous forme de réfé­ren­tiels (Mul­ler et Sur­el, 1998) ou de para­digmes (Hall, 1993) propres à un sec­teur ou trans-sec­to­riels, et dont la fonc­tion est de pla­cer hors débat, sou­vent sans que les acteurs en soient conscients, ce qui est indiscuté/indiscutable, ce qui est de l’ordre de l’évidence, du natu­rel. La confi­gu­ra­tion des rap­ports d’interdépendance (Elias, 1981 ; Pfef­fer et Salan­cik, 1978) est un autre fac­teur struc­tu­rant. Elle défi­nit les posi­tions rela­tives qu’occupe cha­cune des scènes et cha­cun des acteurs par rap­port aux autres et, de la sorte, les rap­ports de forces et une part des inté­rêts et des enjeux. Les modes de coor­di­na­tion pré­va­lant dans un pays, un sec­teur ou une scène sont un troi­sième fac­teur. Ils struc­turent les interactions.

Ces trois élé­ments et le qua­trième que sont les cir­cuits de connais­sances contri­buent à orien­ter les conduites et les inter­ac­tions des acteurs qui, sur une scène don­née (qu’il s’agisse d’un éta­blis­se­ment sco­laire, d’une orga­ni­sa­tion syn­di­cale, d’une fédé­ra­tion d’associations de parents, ou du gou­ver­ne­ment de la Com­mu­nau­té fran­çaise), inter­agissent et agissent, par­fois en direc­tion d’une autre scène impli­quée elle aus­si dans la même action publique.

Ces quatre élé­ments struc­tu­rants ne sont pas néces­sai­re­ment en cohé­rence. Des désa­jus­te­ments peuvent se faire jour et peser sur les conduites des acteurs en ins­ti­tuant de nou­velles contraintes ou poten­tia­li­tés. Les ini­tia­tives prises par des acteurs dans ce champ struc­tu­rel légè­re­ment modi­fié sont à leur tour sus­cep­tibles de modi­fier à la marge tel ou tel élé­ment struc­tu­rel. Ain­si, de fil en aiguille, de manière sou­vent gra­duelle, peuvent se modi­fier pro­gres­si­ve­ment les struc­tures qui à la fois contraignent et habi­litent les acteurs inves­tis sur une scène don­née. C’est ain­si qu’une trans­for­ma­tion par­tielle des cir­cuits de connais­sances peut avoir des réper­cus­sions en chaîne. Avec PISA, l’OCDE a ren­for­cé sa place rela­tive dans les cir­cuits de connais­sances de nom­breux pays, et peut-être plus lar­ge­ment trans­for­mé ces cir­cuits en inci­tant, par exemple, les pays mal clas­sés à s’intéresser aux pays jugés les plus per­for­mants et à s’inspirer de leurs poli­tiques. Par rico­chet, de telles modi­fi­ca­tions de ces cir­cuits peuvent ame­ner des acteurs à chan­ger à la marge leurs croyances ou à modi­fier tel ou tel élé­ment des modes de coordination.

Tendances globales, spécificités locales ou sectorielles

En dépit de l’existence de ces « lois géné­rales » que nous venons de ten­ter d’expliciter, tout ne se passe pas par­tout de manière iden­tique. D’un pays à l’autre, d’un sec­teur à l’autre, les cir­cuits de connais­sances varient, comme les confi­gu­ra­tions de rap­ports d’interdépendance, les modes de coor­di­na­tion ou les croyances. Le rôle que jouent les connais­sances dans la construc­tion des poli­tiques publiques n’est pas par­tout sem­blable. Et si des chan­ge­ments se mani­festent aujourd’hui puis­sam­ment à l’échelle supra-sec­to­rielle, supra-natio­nale voire mon­diale, il n’empêche que d’importantes spé­ci­fi­ci­tés sub­sistent, héri­tages des his­toires sin­gu­lières des pays ou des carac­té­ris­tiques par­ti­cu­lières des sec­teurs. Les liens entre connais­sance et poli­tique ne sont pas struc­tu­rés de manière sem­blable en Bel­gique ou en France, dans le sec­teur de l’éducation ou dans celui de la san­té, voire même au sein d’un sec­teur (les connais­sances ne jouent, par exemple, pas le même rôle dans les poli­tiques bud­gé­taires ou dans des poli­tiques por­tant sur d’autres questions).

Ain­si que le décrit Éric Man­gez dans un autre article de ce dos­sier, dans une socié­té comme la Bel­gique, depuis long­temps (et mal­gré tout encore) struc­tu­rée en piliers, des freins ont été mis à la cir­cu­la­tion d’information entre les mondes socio­lo­giques, la rela­tive dis­cré­tion étant néces­saire au main­tien de la paix. Et si cet arran­ge­ment est actuel­le­ment en train de chan­ger sous l’effet d’évolutions à l’échelle supra-natio­nale, il pèse sur la manière dont les ten­dances glo­bales sont actua­li­sées dans cet espace, du fait que jouent les méca­nismes bien connus de dépen­dance au sen­tier. Nul doute, dès lors, que des traces de l’ancien arran­ge­ment sub­sis­te­ront long­temps encore, et que ces traces, mêlées aux nou­veaux traits, conti­nue­ront à don­ner à la Bel­gique des carac­té­ris­tiques sin­gu­lières, notam­ment quant au rôle qu’y joue la connais­sance dans l’orientation des poli­tiques publiques.

Cet article a été rédi­gé dans le cadre du pro­jet de recherche inté­gré n°028848 – 2 finan­cé par le 6e pro­gramme-cadre euro­péen : KNO­Wand­POL (The role of know­ledge in the construc­tion and regu­la­tion of health and edu­ca­tion poli­cy in Europe : conver­gences and spe­ci­fi­ci­ties among nations and sec­tors).

  1. L’analyse qui suit est à la fois une syn­thèse et une trans­for­ma­tion par­tielle d’un texte plus long publié dans le cadre de la recherche euro­péenne KNO­Wand­POL (Del­vaux et Man­gez, 2008).

Bernard Delvaux


Auteur

Bernard Delvaux est sociologue et chercheur [Girsef->http://www.uclouvain.be/girsef.html] (Groupe interdisciplinaire de Recherche sur la Socialisation, l'Education et la Formation) à l'Université catholique de Louvain.