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Pour la paix de la communauté

Numéro 3 Mars 2011 par Mahy

mars 2011

Le par­cours dif­fi­cile de Jean-Marc Mahy alterne, dans une famille mor­ce­lée, entre la délin­quance et plu­sieurs ten­ta­tives de sui­cide. L’a­do­les­cence du jeune Mahy prend néan­moins un tour encore plus dra­ma­tique lorsque, lors d’un vol, il com­met l’ir­ré­pa­rable et pro­voque la mort, sans l’in­ten­tion de la don­ner, d’une per­sonne âgée. Rapi­de­ment arrê­té, Mahy découvre alors l’en­fer car­cé­ral. Lors d’une ten­ta­tive d’é­va­sion, il se rend cou­pable d’un deuxième meurtre et sera condam­né aux tra­vaux for­cés à per­pé­tui­té. Il passe trois ans en iso­le­ment total dans une pri­son luxem­bour­geoise, avant de reve­nir pur­ger le reste de sa peine en Bel­gique. Désor­mais sor­ti de pri­son, l’ex-déte­nu témoigne.

Une vic­time le devient le jour où cela lui tombe des­sus (parce que per­sonne ne désire le deve­nir). Il y a deux phases, l’acte trau­ma­ti­sant en soi et la recons­truc­tion. Un auteur connait trois phases, l’avant, l’acte lui-même et la recons­truc­tion pour celui qui la désire. En ce qui concerne celle-ci, Jean-Pierre Mal­men­dier a pu me démon­trer que, autant chez l’un que chez l’autre, ces étapes de la recons­truc­tion ne se font pas tou­jours. Et si elles ont lieu, cela prend par­fois des années.

Première phase : la genèse éducative parentale

Les gens pensent géné­ra­le­ment que mon his­toire com­mence au moment de mon pas­sage à l’acte. Non, chez moi, cela a com­men­cé à l’âge de huit ans, lorsque mon monde s’est écrou­lé. La sépa­ra­tion de mes parents sui­vie d’un divorce et sur­tout le déchi­re­ment d’être sépa­ré de mes frères. Du jour au len­de­main, ce fut la plon­gée dans la vio­lence (ver­bale d’abord, phy­sique ensuite). Ce com­por­te­ment adop­té par ma mère et mon beau-père deve­nait pour moi le reflet de la com­mu­ni­ca­tion à adop­ter en cas de conflit avec un autre. Le lan­gage des poings fut ma fuite en avant. Ce condi­tion­ne­ment à devoir sup­por­ter les cris, les insultes, les coups et les pleurs deve­nait nor­mal. Un an plus tard, c’est la mort que je dési­rais. Mais je fus sau­vé par le direc­teur de mon école. J’entrepris une thé­ra­pie avec madame Petit-Jean (d’Edith Cavell).

Jusqu’à l’âge de douze ans, mes démé­na­ge­ments suc­ces­sifs entrai­nèrent des chan­ge­ments d’école intem­pes­tifs où fina­le­ment je ne trou­vais jamais ma place. Soit j’étais un bon élève soit un élève per­tur­ba­teur (j‘ai par­fois fait pleu­rer des profs). Ma trans­gres­sion m’a por­té vers des modèles iden­ti­fi­ca­toires néga­tifs. J’ai com­men­cé à fumer très jeune. J’ai rapi­de­ment com­men­cé à bros­ser les cours, puis les petits vols dans les grandes sur­faces ont sui­vi. Une fois, j’ai volé par gout du risque et sur­tout par pro­vo­ca­tion dans la librai­rie de mon beau-père et la grande sur­face où mes parents fai­saient leurs courses. Dans la librai­rie, je me suis fait attra­per et j’ai ramas­sé une belle « cor­rec­tion » de mon beau-père. Dans la grande sur­face, je me suis aus­si fait prendre (je volais pour des plus grands que moi) et mes parents ont dû venir, ils étaient gênés.

J’étais conscient de cette esca­lade qui me menait sur le che­min de la délin­quance. Je ne la niais pas, au contraire, j’ai ten­té d’y trou­ver des réponses. Mais faute d’une auto­ri­té adulte res­pon­sable, j’ai pré­fé­ré prendre la fuite. Nou­velle ten­ta­tive de sui­cide, c’est mon beau-père qui me retrou­ve­ra sans connais­sance dans les toi­lettes (j’avais absor­bé des médi­ca­ments très puis­sants qui étaient à por­tée de main chez moi). Il va me sau­ver la vie en me condui­sant aux urgences de l’hôpital Brug­mann où je subi­rais un lavage d’estomac avant d’être trans­fé­ré dans une uni­té de soins, l’unité 40 du com­plexe psy­chia­trique (j‘y suis res­té quinze jours). Pour la seconde fois, je vais res­sen­tir cette incom­pré­hen­sion du monde adulte qui se lave les mains de ses res­pon­sa­bi­li­tés. Les adultes n’ont pas cher­ché en pro­fon­deur les racines qui m’ont ame­né à com­mettre cet acte ultime : vou­loir la mort. Ils ont pré­fé­ré choi­sir la faci­li­té en m’envoyant vivre chez mon père. Je savais dès le départ que cela ne pour­rait pas fonc­tion­ner. Mon père tra­vaillait la nuit, ma belle-mère se méfiait de moi. L’absence d’un cadre, de repères essen­tiels m’a tout bon­ne­ment plon­gé dans le monde de la nuit, les bandes, la bois­son, les bagarres, le sac­cage d’une école pour exté­rio­ri­ser toute ma haine. Mais encore une fois, je fus conscient que ce bas­cu­le­ment ris­quait d’être inex­tri­cable et que, un jour ou l’autre, je ris­quais de com­mettre l’irréparable.

Après de mul­tiples fugues qui n’avaient pas l’air d’inquiéter mes parents, je me suis ren­du à dix-sept ans au palais de jus­tice de Bruxelles pour y ren­con­trer un juge de la jeu­nesse. Après avoir patien­té toute la jour­née sur un banc et pas­sé la nuit à l’«Amigo » dans un cachot, le juge Kennes a enfin dai­gné me rece­voir. La ren­contre va être très brève (il était débor­dé de tra­vail), une seule demande de ma part : être pla­cé dans une famille d’accueil. Réponse du juge : impos­sible, j’étais trop vieux ! Il m’a obli­gé à retour­ner vivre chez mon père. J’étais catas­tro­phé, je ne voyais pas com­ment m’en sor­tir. Pour­tant dès la ren­trée sco­laire, je me suis ins­crit dans une for­ma­tion d’aide familial.

Tout allait bien à l’école et même par­fois chez moi. Mais le mal était fait, l’engrenage pou­vait se mettre en place et, le 24 novembre 1984, alors que j’attendais ma copine, deux copains sont venus pour dis­cu­ter d’un coup à réa­li­ser. Dans un pre­mier temps, j’ai refu­sé caté­go­ri­que­ment. Mais ma copine a fini par me poser un lapin. J’étais furieux, les deux sont reve­nus me voir, on est sor­ti du café et je me suis retrou­vé dans un tram à me lais­ser convaincre de la faci­li­té du coup. Ren­trer chez un vieux mon­sieur et lui déro­ber sa pen­sion. Cette per­sonne fut vic­time à plu­sieurs reprises du même modus ope­ran­di. L’un sonne à la porte et dis­cute avec le mon­sieur de l’achat de car­re­lage, en l’invitant à nous mon­trer des échan­tillons sto­ckés dans sa cave. Et celui res­té dehors attend qu’on soit en bas pour péné­trer dans la mai­son, prendre l’argent et nous le faire savoir. Cette per­sonne a por­té plainte à plu­sieurs reprises, mais il ne s’est jamais rien pas­sé, ce qui explique que lors de la cour d’Assises, la famille n’a pas vou­lu se consti­tuer par­tie civile. Mon état d’esprit en les accom­pa­gnant était le gout du risque, vrai­ment jouer à me faire peur, accom­pa­gné d’une dose d’adrénaline dif­fi­cile à cana­li­ser. Je sais que je fran­chis un inter­dit, mais je me retranche der­rière le fait que, pré­cé­dem­ment, cela s’est bien dérou­lé sans moi, donc tout ne pou­vait aller que bien. Mal­heu­reu­se­ment, tout va très vite mal se pas­ser, le com­plice qui entre avec moi est recon­nu par le mon­sieur, qui veut décro­cher son fusil au mur et appe­ler la police. C’est ce mot police qui a déclen­ché une peur panique que je n’ai pu contrô­ler. Je l’ai donc assom­mé. Quand on quitte la mai­son, il est vivant, je lui ai pris son pouls.

Deuxième phase : ma victimisation

Arrê­té six jours plus tard. Ce fut un grand sou­la­ge­ment, je n’ai pu m’empêcher de par­ler à quelques amis de ce que j’avais com­mis (le soir même des faits parce que c’était déjà trop lourd à por­ter.) Je ne par­ve­nais pas à trou­ver le som­meil. Le plus dur est de ne pas avoir appe­lé la police, je pen­sais tou­jours que son petit-fils vien­drait le voir le dimanche 25. Le 27, c’est le fac­teur qui le retrou­ve­ra en état d’hypothermie, il décè­de­ra 24 heures plus tard à la cli­nique de Braine‑l’Alleud du doc­teur Wynen, celui qui m‘a mis au monde ! Pour­quoi je n’ai pas appe­lé la police ou l’ambulance ? La peur, la honte. C’est un des stig­mates les plus ancrés en moi, car tout aurait pu chan­ger. Lors de l’interrogatoire, je n’ai rien cher­ché à nier, j’ai expli­qué mon rôle, même si je n’acceptais pas cer­taines consta­ta­tions des poli­ciers sur le lieu du drame.

Après une nuit au cachot et mon pas­sage devant le juge de la jeu­nesse et le juge d’instruction, la fatigue men­tale et phy­sique m’a plon­gé dans un état d’aphasie totale. Je ne vou­lais plus par­ler, sim­ple­ment rejoindre la pri­son et dor­mir, ne plus pen­ser à rien. Au fond de moi, je sais que je viens de com­men­cer un long cau­che­mar. Le len­de­main de ma pre­mière nuit car­cé­rale, j’ai écrit à ma mère en lui disant de ne pas s’inquiéter, en lui deman­dant qu’elle vienne me voir, j’avais vrai­ment besoin d’elle. Je me sen­tais seul, ter­ri­ble­ment seul. Je revoyais sans cesse les images de la scène, et beau­coup de choses me parais­saient incom­pa­tibles avec les der­nières images de notre départ. Après quinze jours pas­sés à la pri­son de Saint-Gilles, ma mère m’a ren­du visite et j’exprimais toute ma peur, ma rage d’être enfer­mé. Et eux, mon beau-père et ma mère, me sup­pliaient de ne pas mettre fin à mes jours, car cette évi­dence était bien pré­sente dans mon esprit. Je n’étais pas encore au stade de com­prendre qu’un homme venait de perdre la vie par ma faute. J’en vou­lais beau­coup à mes parents, à ce juge de la jeu­nesse, à ces adultes qui auraient pu chan­ger mon des­tin. J’atténuais ma res­pon­sa­bi­li­té en y incor­po­rant tous les autres qui étaient res­tés amorphes.

Le 15 décembre 1984, j’ai été ame­né au Centre ortho­pé­da­go­gique de l’État de Braine-le-Châ­teau (IPPJ aujourd’hui). D’instinct, j’ai sen­ti que les gens qui m’attendaient là allaient tra­vailler avec moi. J’attendais ce moment depuis si long­temps. J’ai retrou­vé une pre­mière vie com­mu­nau­taire dans laquelle je m’investissais à fond. Le tra­vail avec madame Crol­len (qui était psy­cho­logue à l’époque) com­men­çait à por­ter ses fruits. J’avais confiance pour la pre­mière fois dans des adultes res­pon­sables. Mal­heu­reu­se­ment l’expert psy­chiatre man­da­té par le juge d’instruction m’a très vite fait com­prendre que son rap­port sol­li­ci­te­rait le des­sai­sis­se­ment. De même, le juge de la jeu­nesse, mon­sieur Kennes (qui avait un âge avan­cé), lais­sait pré­sa­ger la même chose. J’ai fait une ten­ta­tive de sui­cide là-bas, mais qui tra­dui­sait un appel à l’aide. Mal­gré les deux pro­cès devant le tri­bu­nal de la jeu­nesse, le juge fut des­sai­si de mon dos­sier. Mon avo­cat (qui me don­nait cours de droit dans ma for­ma­tion d’aide fami­lial) m’a dit qu’on s’en sor­ti­rait mieux devant une cour d’assises. La confiance mise en l’équipe de Braine-le-Châ­teau com­men­çait à s’effriter (pour­tant ils sont venus se battre pour que je reste à Braine).

Arri­vé en pri­son, j’ai per­du mon papa. Et, deux jours plus tard, je fus vic­time d’un véri­table tabas­sage par un déte­nu beau­coup plus âgé que moi, j’ai frô­lé la mort, rien que d’y repen­ser, j’en tremble encore. J’ai fait une nou­velle ten­ta­tive de sui­cide et l’on m’a sau­vé de jus­tesse. Ensuite, je fus soup­çon­né de ten­ta­tive d’évasion de la pri­son de Nivelles (sans la moindre preuve) et trans­fé­ré illi­co pres­to à Forest et pla­cé direc­te­ment à l’isolement. Cet iso­le­ment m’a fait bas­cu­ler dans la révolte. Lorsque mon pro­cès s’est ouvert, le fos­sé entre moi et le monde adulte deve­nait un vide sans fond. Je ne vou­lais pas être acteur de ce pro­cès. J’avais juste pré­ve­nu mon avo­cat que si je pre­nais quinze ans et un jour, je m’évaderais. L’avocat géné­ral récla­mait pour tous les trois une peine entre dix ans et quinze ans. J’ai pris dix-huit ans de tra­vaux for­cés. Ma révolte s’est muée en haine du système.

Cinq mois plus tard, je me suis embar­qué dans une éva­sion avec prise d’otages et une cavale même pas pré­pa­rée. Mon but était de me faire abattre. Cette spi­rale dans la vio­lence s’est mal­heu­reu­se­ment ter­mi­née par un nou­veau drame humain. Dans un café, deux gen­darmes sont entrés, j’en ai désar­mé un et me suis retour­né face à l’autre en posi­tion de tir. Un coup de feu est par­ti (je n’avais jamais tiré un coup de feu de ma vie) et j’ai, sur le moment même, sen­ti que c’est lui qui avait tiré. Je me suis enfui avec l’autre mineur, je lui ai refi­lé l’arme et dix minutes plus tard, c’est notre arres­ta­tion. Après de longues heures d’interrogatoire, ce fut la conduite vers la pri­son de haute sécu­ri­té de Schras­sig (Grand-Duché de Luxem­bourg) et mon pla­ce­ment dans un quar­tier d’isolement total.

Deux affiches sym­bo­li­saient ce lieu : « Vous ren­trez ici comme un lion, vous en sor­ti­rez comme un mou­ton », la seconde pire que tout, « vous pour­rez trou­ver de tout ici sauf de l’aide ». Je passe les coups et les humi­lia­tions de la pre­mière nuit. Le len­de­main, dans le bureau du juge d’instruction, quand il m’inculpe de l’assassinat du gen­darme, mon monde s’écroule, je viens de prendre cin­quante ans d’un coup sur les épaules. Pen­dant trois jours, je revois comme un film qui tourne sans cesse, com­ment j’ai agi. Je ne dors plus, c’est l’anéantissement total. À dix-neuf ans, j’ai tué deux per­sonnes sans le vou­loir. Je sais que je ne vais pas pou­voir vivre avec ce trop lourd far­deau. Pen­dant trois mois, je me réfu­gie dans la reli­gion comme un exu­toire. Ma famille, mes amis m’ont lais­sé tom­ber, ils m’ont écrit des insultes, m’ont fait part de leur haine.

Dans la nuit du 14 juillet 1987, je pré­pare mon sui­cide (cela va durer six heures, car on était sur­veillé toutes les six minutes). Mais cette nuit-là, ce n’est pas moi qui suis mon­té au ciel, c’est lui qui est des­cen­du. Les trois semaines sui­vantes, je vais vivre des crises d’angoisse exis­ten­tielle comme je n’en avais jamais vécu. Je vou­lais par­tir à tout prix, mon moi me disait de res­ter, de com­prendre, d’enfin accep­ter cette réa­li­té dans laquelle je me suis mis tout seul. J’ai donc essayé de reprendre pied, d’aller ouvrir ce rideau qui cachait ce que je ne vou­lais pas voir. J’ai lais­sé tom­ber le masque. J’ai remis le film de ma vie et l’ai fait len­te­ment défi­ler en arrière. Oui, quelles que soient les cir­cons­tances, c’est moi qui étais seul res­pon­sable de la dis­pa­ri­tion de Fer­nand Nizet et de Lucien Dore­go. Moi, j’allais vivre, et eux ne revien­draient plus jamais. J’ai accep­té très vite l’idée que je ne sor­ti­rais plus jamais de pri­son, je vou­lais assu­mer cela dès le début. Mais l’élément majeur qui a confor­té ma prise de posi­tion est sur­ve­nu le 5 décembre 1988, le pre­mier jour du pro­cès. Ce jour-là, j’ai croi­sé les yeux de cette petite fille qui sou­riaient. Et le regard noir de sa maman. Ce jour-là, j’ai su la dif­fé­rence entre le regret et le remords. Je savais incons­ciem­ment en pas­sant à l’acte que je trans­gres­sais une norme, une règle morale. Ce jour-là, je savais que je ne pour­rais plus jamais répa­rer et reve­nir en arrière. Ce poids, il me fau­drait le por­ter jusqu’à la fin de mes jours. La peine n’avait plus aucune espèce d’importance. Il allait fal­loir sur­vivre à la souf­france de la fille de ce gendarme.

Troisième phase : leitmotiv, ma « résilience »

J’ai été condam­né aux tra­vaux for­cés à per­pé­tui­té qui se sont ajou­tés aux dix-huit ans de tra­vaux for­cés. En iso­le­ment, je vais véri­ta­ble­ment exploi­ter mes qua­li­tés et mon poten­tiel, par la lec­ture, l’écriture… Le 27 mars 1990, je quit­tais le pays des morts pour rejoindre celui des vivants. Sur le che­min me rame­nant vers la com­mu­nau­té, je me suis dit : si tu peux faire quelque chose pour les autres, fais-le.

Mon pre­mier com­bat est arri­vé très vite, puisque j’ai contac­té Amnes­ty Inter­na­tio­nal à Londres pour dénon­cer cet anéan­tis­se­ment humain de l’isolement total dont a fait preuve l’administration péni­ten­tiaire luxem­bour­geoise. J’ai por­té plainte à la Chambre des dépu­tés en me basant sur l’article 3 de la Conven­tion euro­péenne des droits de l’homme. Une dizaine d’autres déte­nus ont éga­le­ment por­té plainte. Mal­heu­reu­se­ment, cette plainte ne débou­che­ra pas sur un pro­cès et je serai extra­dé vers la Bel­gique dans le cadre d’un accord per­met­tant à un déte­nu de pur­ger sa peine dans son pays d’origine.

Le 10 mars 1992, je rejoi­gnais la pri­son de Lan­tin et plon­geais dans l’enfer de l’héroïne. Cela ne m’empêchera pas de faire des études pen­dant six années, ni d’être élu délé­gué repré­sen­tant ma sec­tion pour essayer de faire chan­ger les choses. Beau­coup de déte­nus sont dans l’indigence et n’ont rien. J’ai été un des pre­miers à faire par­tie de l’aventure de la com­mu­nau­té de base des Cata­combes créée par Phi­lippe Lan­denne, aumô­nier à Lan­tin, dont j’ai tenu le jour­nal, la Lettre des Cata­combes. Cette démarche se pour­sui­vit dans la mai­son des Cat­combes à Liège qui accueille des déte­nus ne sachant plus où aller. J’ai éga­le­ment tenu un autre jour­nal, La Pla­nète Namur, à la pri­son de Namur, qui don­nait toute une série d’informations aux déte­nus ne sor­tant jamais de leur cellule.

Mais un évè­ne­ment dra­ma­tique sur­vien­dra le 7 jan­vier 1997. La mort de mon beau-père après celle de mon père et de ma grand-mère. Mon beau-père et moi étions par­ve­nus pen­dant cinq ans à nous par­don­ner. Il me manque ter­ri­ble­ment encore aujourd’hui. Je ne veux pas cho­quer en écri­vant cela. Je sais que les proches de mes vic­times ne rever­ront plus jamais non plus ces êtres qui leur étaient chers. Qui étais-je pour entrer dans leur vie et tout foutre en l’air ? Je n’en avais nul­le­ment le droit. Pour eux, je ne suis rien. Dans ma pre­mière affaire, la famille de Fer­nand Nizet a accep­té que je puisse obte­nir une libé­ra­tion condi­tion­nelle. Pour celle de Lucien Dore­go, il n’était pas ques­tion que je sorte un jour.

Jean-Pierre Mal­men­dier a pu « divor­cer » de l’auteur de la mort de Corine, mais pas de sa souf­france. Moi, c’est un poids que je porte encore. Com­ment savoir les souf­frances que je leur ai infli­gées ? Je vou­drais entendre leur colère, leur haine. Je vou­drais leur dire com­bien je consacre ma vie à la pré­ven­tion en ayant en per­ma­nence mes vic­times bien pré­sentes dans ma vie. Elles font par­tie de moi à tout jamais.

La pre­mière fois que j’ai enten­du par­ler de la jus­tice répa­ra­trice, c’est à la pri­son de Namur. J’ai d’ailleurs été can­di­dat pour par­ti­ci­per à un module.

J’avais envie de pour­suivre dans cette voie-là avec Jean-Pierre Mamen­dier, parce que je m’étais ren­du compte par nos longues conver­sa­tions que nous avons sou­vent vécu les mêmes étapes de recons­truc­tion, mais sa mort sou­daine rend ce pro­jet impos­sible. Je reste per­sua­dé de la per­ti­nence des actions de pré­ven­tion et de sen­si­bi­li­sa­tion en amont. Cer­tai­ne­ment dans les écoles pri­maires et secon­daires, avant que tout ne dérape. Expli­quer ce qu’est une vic­time, et ce qu’est un auteur. Et qu’il vaut vrai­ment mieux évi­ter à tout prix d’être un auteur pour que la com­mu­nau­té reste en paix.

Mahy


Auteur

Jean-Marc Mahy est éducateur.