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Pour en finir avec l’autodérision à la belge

Numéro 7 - 2016 par Saenen

novembre 2016

Il y a les « krrr krrr krrr » dont il est bon d’émailler toute imi­ta­tion de son par­ler quand on en ignore les nuances et les variantes. Il y a ce remugle de gauf­fri­to­co­la­bière qui imprègne les fibres de son cha­peau melon. Il y a son sur­réa­lisme inné et son sens — lui, his­to­ri­que­ment acquis — du consen­sus. Il y a ses peintres à mystères, […]

Il y a les « krrr krrr krrr » dont il est bon d’émailler toute imi­ta­tion de son par­ler quand on en ignore les nuances et les variantes. Il y a ce remugle de gauf­fri­to­co­la­bière qui imprègne les fibres de son cha­peau melon. Il y a son sur­réa­lisme inné et son sens — lui, his­to­ri­que­ment acquis — du consen­sus. Il y a ses peintres à mys­tères, ses chan­teurs prog­nathes, ses entar­teurs déjan­tés, ses écri­vains inclas­sables, ses acteurs ingé­rables, ses stars phi­lo­so­phantes. Le Belge est à lui seul une pano­plie de sté­réo­types, il en a dans chaque poche du man­teau de col­por­teur dont il s’est lais­sé de bonne grâce revê­tir. Et depuis quelques décen­nies, il y a l’autodérision. La char­mante, magique, incom­pres­sible autodérision.

Mais d’où vient cette répu­ta­tion (autre­fois apa­nage du seul peuple juif) que les Belges trainent d’avoir déve­lop­pé un humour spé­cu­laire cen­sé les rendre accep­tables à leurs propres yeux autant qu’à ceux du monde — ou du moins de leurs voi­sins directs, les Fran­çais ? Depuis quand, en somme, asso­cie-t-on le Belge à cette facul­té ? Il y a là une matière fort com­plexe à débrouiller, un filon à sujets de thèses, un puits abys­sal de réflexion.

Ten­tons de remon­ter à la source du pro­blème. D’abord, pour pou­voir rire d’un Belge, encore faut-il qu’un tel spé­ci­men existe. Charles Bau­de­laire — bles­sé du piteux accueil que lui fai­sait un pays qui avait ouvert les bras à Vic­tor Hugo — s’était mis en tête d’en détailler la faune. Certes, il jugeait depuis la capi­tale, mais enfin, il se tar­guait d’être en mesure de dis­tin­guer un Bruxel­lois d’un Tour­nai­sien ou d’un Namu­rois, mal­gré l’égale répul­sion que lui ins­pi­raient ces ava­tars de l’esprit petit-bour­geois sin­geant le modèle envié de la France. On doit ain­si à l’auteur des Épaves d’avoir dres­sé la phy­sio­lo­gie d’une eth­nie qui, d’après ses constats, passe son temps à mar­cher en regar­dant der­rière elle, consomme « de la bière deux fois bue », en vient aux mains dans les cime­tières quand il s’agit d’enterrer un libre-pen­seur, et dont toutes les femelles, indis­tinc­te­ment, puent. Le pam­phlet que vou­lait écrire Bau­de­laire suit une méthode sys­té­ma­tique, qua­si scien­ti­fique, puisque le poète en verve y clas­si­fie ses notes sous les rubriques « Hygiène », « Morale », « Com­por­te­ment », etc. À l’instar de ces anti­sé­mites dont le nom du meilleur ami se ter­mine par ‑stein, Bau­de­laire avait son Belge en la per­sonne de Féli­cien Rops ; est-ce de n’avoir jamais vu son incon­di­tion­nel admi­ra­teur se for­ma­li­ser devant ses juge­ments que Bau­de­laire en vint à conclure que le Belge était doté d’une résis­tance à la vitu­pé­ra­tion que, peut-être, la bêtise seule n’expliquait pas ? Les frag­ments de La Bel­gique désha­billée et Mon cœur mis à nu parurent en 1887, à l’époque où le pays s’était doté d’un fort capi­tal lit­té­raire (avec des revues de pointe comme La Jeune Bel­gique ou L’Art moderne ; des édi­teurs de haute lice et auda­cieux, de la trempe d’un Kis­te­mae­kers ou d’un Deman ; de grands auteurs comme Lemon­nier, Verhae­ren, Roden­bach ; une force poli­tique nais­sante, mais déjà très atten­tive au fait cultu­rel, le POB ; etc.). Mau­rice Kunel, dans une enquête publiée en 1912, insiste sur ce délai de vingt ans qui sépare la rédac­tion de la divul­ga­tion des frag­ments fiel­leux de Bau­de­laire. Ten­tant d’expliquer ce « déni­gre­ment sys­té­ma­tique » qui carac­té­rise ce chan­tier inache­vé, Kunel explique : « Tout cela se pas­sait en 1864. Les Fran­çais, qui furent de tout temps les avant-cou­reurs de la civi­li­sa­tion, regar­daient avec iro­nie ce petit pays sor­tir peu à peu de sa léthar­gie. La France était l’astre dont on subis­sait invi­si­ble­ment l’attraction, et nous, la petite pla­nète évo­luant autour d’elle et reflé­tant ses faits et gestes de façon gro­tesque, cari­ca­tu­rale. Avouons-le fran­che­ment : chez nous, alors, on ne par­lait ni d’efflorescence artis­tique ni de mou­ve­ment lit­té­raire. Les Belges, comme tout peuple nou­vel­le­ment libé­ré, ten­daient avant tout vers la pros­pé­ri­té maté­rielle. Après seule­ment, ils eurent le sou­ci du luxe et de l’art. » Puis Kunel énu­mère « les pointes sar­cas­tiques des Fran­çais » (Rodolphe Dar­zens, Paul Adam, Octave Mir­beau) qui conti­nuèrent à nous « lar­der jusqu’en 18901 ».

Ces pas­sages, hélas trop sou­vent convo­qués, mais hau­te­ment révé­la­teurs de l’esprit d’une époque, per­mettent de com­prendre com­ment le Belge serait pas­sé, sans tran­si­tion voire en simul­ta­néi­té, d’un com­plexe d’infériorité admis de bonne grâce à l’internalisation du réflexe de l’autodérision, seule atti­tude pos­sible face au sar­casme d’un voi­sin supé­rieur dont on désire qu’il demeure votre ami, mal­gré tout.

L’autodérision par­ti­cipe d’un méca­nisme de sur­vie avec lequel elle par­tage ses trois syl­labes ini­tiales, l’autodéfense. Le pro­blème se pose lorsque cette atti­tude se mue en qua­li­té innée, en don, et qu’elle est géné­ra­li­sée à une natio­na­li­té, comme par l’effet d’une asso­cia­tion auto­ma­tique qui a tout du sté­réo­type. Car d’un indi­vi­du qui sait par essence rire de lui-même — qui rit d’ailleurs sans cesse de lui-même et chez qui l’on n’arrive jamais à dis­cer­ner le sérieux de la blague — d’un tel sac de sable, d’un tel pun­ching-ball, on n’attend pas qu’il se rebelle contre les piques, les affronts, les coups qu’on lui envoie. Il est juste bon à encais­ser, c’est même cela qui fonde son exis­tence, jus­ti­fie son être-au-monde. Le phé­no­mène du « Bel­gium bashing » — qui, pour ceux qui ont un peu de mémoire, a éclos bien avant les atten­tats du 22 mars, avec cette flo­rai­son début 2015 d’articles hai­neux sur Bruxelles dans la presse inter­na­tio­nale, du Times à Libé­ra­tion — est l’aboutissement logique de cette pos­ture que l’on nous prête et que nous adop­tons docilement.

Car, pen­dant plu­sieurs décen­nies, soit des années 1980 à 2010, la Bel­gique bel­gi­tu­di­naire a sur­fé sur cette vague, en comp­tant que l’ambigüité assu­mée allait la gué­rir de son malaise de fond. Elle avait bien besoin pour ten­ter de retou­cher la cari­ca­ture infâme qu’en avait dres­sée le comique popu­liste Coluche dans des sketchs par bon­heur aujourd’hui inau­dibles ; pour faire applau­dir ses films à petits bud­gets à Cannes ; pour impo­ser à Paris ses écri­vains qua­li­fiés de « péri­phé­riques» ; pour aller se faire voir dans des comé­dies sans finesse où la varié­té de ses accents locaux est gro­tes­que­ment mise en scène ; pour écou­ler au triple de leur prix ses pra­lines sur les Champs-Ély­sées et sa bière à Saint-Ger­main-des-Prés ; pour expo­ser le pla­cide minou de Phi­lippe Geluck (Jéluque) au Louvre ; bref, pour faire tour­ner la planche à billets en uti­li­sant la mani­velle de la culture.

En se pros­ti­tuant ain­si à l’autodérision, le Belge y a per­du son âme ; pas celle que défi­nis­sait Edmond Picard en 1898, concept issu d’un délire phi­lo­so­phi­co-scien­tiste où venaient s’amalgamer des consi­dé­ra­tions psy­cho­lo­giques et des don­nées bio­lo­giques toutes aus­si floues les unes que les autres ; mais bien ce regard dont le nerf optique est en prise avec ses tripes plu­tôt qu’avec sa rai­son car­té­sienne, ce prag­ma­tisme, cette approche non biai­sée, non intel­lec­tua­li­sée, du réel, cette approche ins­tinc­tuelle des choses et des êtres. Les Fran­çais ont tou­jours eu rai­son, au fond, de nous regar­der comme des bêtes curieuses, c’est effec­ti­ve­ment ce que nous sommes. Mais nous avons eu la fai­blesse de nous lais­ser appri­voi­ser et de gros­sir les rangs de leurs « trente mil­lions d’amis»…

Alors, quoi ? Il fau­drait renon­cer à cette franche bon­hom­mie et cette belle humeur qui nous rendent si sym­pa­thiques, mal­gré tous nos défauts — un peu comme le gros de la cour de récré qui aurait peur de perdre les seuls copains qu’il s’est faits, parce qu’il pré­fère une com­pa­gnie ponc­tuée de bri­mades à la soli­tude ? Il s’agirait en tout cas de ne plus user de cet auto-rabais­se­ment, de cette auto-convic­tion sys­té­ma­tique, pour cher­cher à plaire ou, ce qui est pire, à com­plaire. Rire, c’est aus­si la meilleure façon de mon­trer les dents.

  1. Mau­rice Kunel, Bau­de­laire en Bel­gique, édi­tion de la Socié­té nou­velle, 1912, p. 37 – 38.

Saenen


Auteur

critique littéraire, essayiste et romancier