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Pour changer de cap, dégrippons la boussole

Numéro 3 Mars 2009 par Isabelle Cassiers

mars 2009

Face à la crise sys­té­mique en cours, deux types de réponse sont pos­sibles : relan­cer coûte que coûte la crois­sance éco­no­mique ou repen­ser un modèle qui s’a­vère pro­blé­ma­tique. Choi­sir la pre­mière option, c’est igno­rer les défis envi­ron­ne­men­taux, la mon­tée des inéga­li­tés et les rai­sons d’une stag­na­tion de la satis­fac­tion de vie. Envi­sa­ger la deuxième, c’est ques­tion­ner les valeurs sous-jacentes au “cap crois­sance”. La recherche d’in­di­ca­teurs alter­na­tifs au PIB pour­rait y contribuer.

Depuis plus de soixante ans, les pays dits « déve­lop­pés » tiennent ou s’ef­forcent de tenir le cap d’une crois­sance éco­no­mique conti­nue, mesu­rée à l’aide de la comp­ta­bi­li­té natio­nale et de son concept englo­bant, le PIB (pro­duit inté­rieur brut). La crise finan­cière de 2008 – 2009 et les bou­le­ver­se­ments qui s’en suivent sus­citent deux types de réac­tions contras­tées. Le pre­mier est une ten­ta­tive de relan­cer coûte que coûte la machine éco­no­mique — évi­ter les faillites ban­caires, la réces­sion, le chô­mage, la contrac­tion des échanges inter­na­tio­naux — en main­te­nant le « cap crois­sance », sans autre débat sur le conte­nu de cette der­nière. Le deuxième fait valoir qu’en dépit des dif­fi­cul­tés que pro­duit la crise, celle-ci offre une oppor­tu­ni­té de chan­ger de cap, afin de rele­ver les défis envi­ron­ne­men­taux et sociaux trop long­temps igno­rés et d’al­ler à la ren­contre des aspi­ra­tions les plus pro­fondes des populations.

Cette deuxième option semble légi­ti­mée par la stag­na­tion de la satis­fac­tion de vie au sein des pays riches depuis plu­sieurs décen­nies, mal­gré la crois­sance conti­nue du PIB. Sans doute a‑t-on trop long­temps assi­mi­lé crois­sance de l’ac­ti­vi­té mar­chande et aug­men­ta­tion du bien-être, igno­rant ou oubliant les limites et l’ob­jet même de la comp­ta­bi­li­té natio­nale. Celle-ci, conçue au len­de­main de la Deuxième Guerre mon­diale, appa­raît aujourd’­hui comme un outil his­to­ri­que­ment daté et dépas­sé, face aux pro­blèmes et besoins du XXIe siècle. S’il s’a­git de répondre à de nou­veaux pro­blèmes et aspi­ra­tions, les outils comp­tables et les indi­ca­teurs doivent être réajus­tés. En effet, com­ment le navire pour­rait-il chan­ger de cap si tous les outils de navi­ga­tion res­tent fixés sur l’an­cien objectif ?

La croissance ne fait pas le bonheur

En Bel­gique comme dans la plu­part des pays euro­péens, le pou­voir d’a­chat par habi­tant (équi­valent du PIB réel par per­sonne) a aug­men­té de 80 % entre 1973 et 2005 (gra­phique 1, échelle de droite). Pen­dant cette même période, la satis­fac­tion de vie moyenne a dimi­nué de 8,8 % en Bel­gique (échelle de gauche) et stag­né presque par­tout ailleurs. Ce deuxième indi­ca­teur est de nature sub­jec­tive : il pro­vient d’en­quêtes où les per­sonnes inter­ro­gées répondent à la ques­tion « Êtes-vous glo­ba­le­ment satis­fait de votre vie ? » par un chiffre allant de un (très insa­tis­fait) à quatre (très satis­fait). Les deux courbes du gra­phique 1 sont des moyennes et cachent for­cé­ment des dis­pa­ri­tés, petites ou grandes, au sein de la popu­la­tion. Il n’empêche que le contraste des deux évo­lu­tions est trou­blant. La crois­sance éco­no­mique n’est-elle pas géné­ra­le­ment pré­sen­tée comme un moyen d’at­teindre plus de bien-être, qu’il soit maté­riel (loge­ment, équi­pe­ment, voi­ture, vête­ments) ou imma­té­riel (loi­sirs, ser­vices, édu­ca­tion, culture), et par là une satis­fac­tion de vie accrue ? On serait ten­té de croire que le hia­tus pro­vient des dés­équi­libres et incer­ti­tudes qui ont mar­qué les trois der­nières décen­nies, consé­cu­tives aux chocs pétro­liers. Il n’en est rien, car ce même contraste appa­raît en longue période, là où les don­nées sont dis­po­nibles (gra­phique 2), et était donc déjà pré­sent durant les Trente glo­rieuses (1945 – 1975) dont cer­tains sont aujourd’­hui nostalgiques.

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Com­ment expli­quer ce contraste ? En appui des réponses de bon sens qui peuvent venir à l’es­prit, nous avons vou­lu par­cou­rir et résu­mer la lit­té­ra­ture scien­ti­fique sur le sujet1. Les expli­ca­tions qu’on y trouve peuvent être clas­sées en deux familles : toute richesse est rela­tive et la richesse n’est pas tout.

Croire que la crois­sance éco­no­mique peut appor­ter une aug­men­ta­tion conti­nue de la satis­fac­tion de vie, c’est tout d’a­bord oublier que l’é­va­lua­tion de ce dont nous dis­po­sons est tou­jours rela­tive. La pre­mière forme de rela­ti­vi­té tient à l’é­vo­lu­tion de nos normes dans le temps. Plus nous acqué­rons de confort, plus nous nous y habi­tuons. La 2CV ou autre voi­ture de base que nous pre­nions autre­fois pour un bien de luxe peut sem­bler très pous­sive quelques années plus tard. Une deuxième forme de rela­ti­vi­té pro­vient de la com­pa­rai­son sociale. Il est plus dif­fi­cile de se conten­ter d’une 2CV ou d’une Tra­bant si les routes se peuplent de voi­tures plus rapides, plus robustes et parées de mille atours. Lorsque tout le monde s’é­quipe d’un télé­phone por­table ou d’un ordi­na­teur, ne pas en pos­sé­der, c’est être hors du coup. Ain­si est-on embar­qué dans la logique du keep up with the Joneses, dans une course de lévrier où le chien (consom­ma­teur) ne rat­trape jamais le lapin méca­nique (objet du désir). La publi­ci­té exploite ces deux ten­dances humaines et per­met la crois­sance des ventes sans aug­men­ta­tion cor­res­pon­dante de la satis­fac­tion2.

Par ailleurs, la richesse n’est pas tout. La satis­fac­tion de vie — terme sans doute moins ambi­tieux que celui de bon­heur — dépend de bien d’autres fac­teurs. Le bon sens nous le sug­gère, les études scien­ti­fiques le confirment. Celles-ci relèvent une varié­té d’in­gré­dients d’une vie satis­fai­sante et tentent d’en mesu­rer l’im­por­tance. On peut les clas­ser en six groupes, sans que la liste soit exhaus­tive : sen­ti­ment d’ap­par­te­nance à une socié­té juste et suf­fi­sam­ment éga­li­taire ; pos­si­bi­li­té pour cha­cun d’ob­te­nir un emploi de qua­li­té ; vie en bonne san­té ; rela­tions fami­liales et sociales har­mo­nieuses ; confiance dans (et par­ti­ci­pa­tion à) l’or­ga­ni­sa­tion démo­cra­tique ; qua­li­té de l’en­vi­ron­ne­ment. A contra­rio, le grip­page de l’un ou l’autre de ces fac­teurs peut entraî­ner de réelles dégra­da­tions de la satis­fac­tion de vie.

Les liens entre ces sources de bien-être d’une part et la crois­sance éco­no­mique d’autre part sont ambi­va­lents. Si les Trente glo­rieuses ont appor­té une homo­gé­néi­sa­tion des condi­tions de vie au sein des pays riches, la crois­sance des décen­nies sui­vantes s’est au contraire accom­pa­gnée d’une hausse des inéga­li­tés, par­fois très mar­quée. En Europe, la crois­sance n’a pas tenu ses pro­messes de résorp­tion du chô­mage. En outre les emplois créés semblent aujourd’­hui plus pré­caires ou plus stres­sants, par la pres­sion tou­jours accrue de la concur­rence, de la néces­si­té de ren­de­ment et des nou­velles formes de mana­ge­ment. Le sec­teur des soins de san­té ne peut se pas­ser de crois­sance pour son finan­ce­ment, mais de nom­breuses mala­dies pro­viennent des effets secon­daires de notre mode d’ac­ti­vi­té éco­no­mique : can­cers, acci­dents de la route, pro­blèmes car­dio-vas­cu­laires, hyper­ten­sion, excès de stress, dépres­sion. La crois­sance a per­mis l’aug­men­ta­tion de notre temps de loi­sir, mais elle a simul­ta­né­ment détruit cer­tains élé­ments néces­saires à la qua­li­té des rela­tions fami­liales et sociales, notam­ment par la place accor­dée à la télé­vi­sion ou aux jeux vidéo, par le temps pas­sé dans les embou­teillages, par l’é­cla­te­ment des centres urbains. Un cer­tain niveau d’ai­sance maté­rielle semble favo­rable à l’or­ga­ni­sa­tion d’une socié­té démo­cra­tique, mais la dif­fu­sion par la publi­ci­té d’une men­ta­li­té très maté­ria­liste semble amol­lir le sens civique et éloi­gner le citoyen de l’ac­ti­vi­té poli­tique. Enfin, si cer­tains espèrent que de nou­velles inven­tions finan­cées par l’ai­guillon de la crois­sance nous épar­gne­ront une catas­trophe éco­lo­gique, il est indé­niable que la menace de celle-ci soit le triste fruit de notre acti­vi­té économique.

On le voit, les rai­sons sont nom­breuses de dou­ter de la capa­ci­té de la crois­sance éco­no­mique — telle qu’elle se pour­suit et telle qu’elle se mesure — à nous rendre glo­ba­le­ment et col­lec­ti­ve­ment plus heu­reux ou satis­faits de notre vie. Pour­tant il ne se passe pas un jour sans que les médias, les gou­ver­ne­ments, les grandes ins­ti­tu­tions ne men­tionnent le carac­tère indis­pen­sable de la crois­sance, au nom du bien-être de tous. Com­ment a‑t-on pu arri­ver à une telle confusion ?

Croissance du PIB : un objectif historiquement daté, aujourd’hui inapproprié

Le PIB est un concept auquel cor­res­pond un chiffre. La crois­sance éco­no­mique se réfère à l’aug­men­ta­tion de ce chiffre d’une année à l’autre. Ce chiffre est obte­nu sur la base de conven­tions comp­tables, et toute conven­tion est tou­jours dis­cu­table, car elle sim­pli­fie la réa­li­té pour en faci­li­ter l’ap­pré­hen­sion. La comp­ta­bi­li­té natio­nale a été éta­blie au len­de­main de la Deuxième Guerre mon­diale. Les conven­tions rete­nues reflètent les croyances et connais­sances d’une époque ain­si que l’é­tat des rap­ports sociaux et des com­pro­mis poli­tiques au moment de sa consti­tu­tion. En deux géné­ra­tions, bien des choses ont changé.

Après la pro­fonde dépres­sion des années trente et son cor­tège de chô­mage, après quatre années de guerre durant les­quelles l’é­co­no­mie s’é­tait désar­ti­cu­lée et la majo­ri­té de la popu­la­tion avait eu faim, les Euro­péens aspi­raient au bie­nêtre maté­riel. Les États-Unis, triom­phants, sou­hai­taient encou­ra­ger l’é­co­no­mie de mar­ché et détour­ner les pro­gres­sistes d’Eu­rope de toute ten­ta­tion com­mu­niste. Les syn­di­cats ouvriers sem­blaient dis­po­sés à renon­cer à une oppo­si­tion au régime capi­ta­liste pour faire croître le « gâteau éco­no­mique », pour autant qu’ils en obtiennent constam­ment une bonne part. Des pactes sociaux furent scel­lés. Simul­ta­né­ment, la révo­lu­tion key­né­sienne avait modi­fié la pen­sée éco­no­mique domi­nante : la dépres­sion n’a­vait-elle pas démon­tré que le libre fonc­tion­ne­ment des mar­chés ne condui­sait pas au plein-emploi ? Même en éco­no­mie de mar­ché, il incom­bait à l’É­tat d’as­su­mer un cer­tain pilo­tage de l’ac­ti­vi­té éco­no­mique. Pour pilo­ter, il fal­lait un tableau de bord. La comp­ta­bi­li­té d’en­tre­prise en four­nit la base logique. La pro­duc­tion natio­nale fut repré­sen­tée comme un grand cir­cuit reliant les entre­prises aux consom­ma­teurs, en tran­si­tant si néces­saire par l’É­tat, une sorte de sys­tème san­guin dont le fluide serait la mon­naie. C’é­tait un choix cor­res­pon­dant à un contexte : à la même époque, les éco­no­mies diri­gées met­taient en place un autre sys­tème comp­table basé sur les besoins de la pla­ni­fi­ca­tion et l’ab­sence de marché.

Le contexte de l’é­poque explique aisé­ment cer­taines conven­tions adop­tées par la comp­ta­bi­li­té natio­nale, qui dérangent aujourd’­hui. On dénonce fré­quem­ment le fait que le PIB ignore les acti­vi­tés domes­tiques ou béné­voles : seuls les légumes échan­gés sur un mar­ché sont inclus dans le PIB, alors que les légumes de nos jar­dins ont tout autant voire plus de saveur et de valeur nutri­tive. Mais en 1945, c’est bien l’ac­ti­vi­té mar­chande qu’il s’a­gis­sait de remettre sur pied et de sou­mettre éven­tuel­le­ment à une régu­la­tion éta­tique. Autre cri­tique : la comp­ta­bi­li­té natio­nale ne pré­voit pas de sous­traire du PIB les dom­mages cau­sés à l’en­vi­ron­ne­ment : la pro­duc­tion et la consom­ma­tion de char­bon sont comp­tées à leur valeur mar­chande, comme la pro­duc­tion et la consom­ma­tion d’éner­gie solaire, sans égard pour l’im­pact sur l’at­mo­sphère. Rien d’é­ton­nant à cela : la prise de conscience de la ques­tion éco­lo­gique est beau­coup plus récente que l’in­ven­tion du PIB. Plus fon­da­men­ta­le­ment encore, les pères fon­da­teurs de la comp­ta­bi­li­té natio­nale n’i­ma­gi­naient pas que cet outil de mesure de l’ac­ti­vi­té mar­chande soit uti­li­sé pour éva­luer le bien-être3.

La crois­sance excep­tion­nelle du PIB pen­dant les Trente glo­rieuses rele­va consi­dé­ra­ble­ment les niveaux de vie maté­rielle et per­mit le finan­ce­ment de sys­tèmes de pro­tec­tion sociale éten­dus. Pen­dant cet « âge d’or », l’or­ga­ni­sa­tion éco­no­mique et sociale s’est déve­lop­pée sur un pos­tu­lat de crois­sance per­ma­nente. Quelques voix se firent bien entendre pour crier Halte à la crois­sance (1970), mais elles furent étouf­fées par les chocs pétro­liers, la mon­tée du chô­mage, le creu­se­ment des défi­cits publics. Pen­dant les trente années sui­vantes les gou­ver­ne­ments, encou­ra­gés par les grandes ins­ti­tu­tions, ten­tèrent sans relâche de renouer avec la crois­sance du PIB, mais celle-ci devint plus expli­ci­te­ment pro­blé­ma­tique : atteinte des limites éco­lo­giques, mon­tée des inéga­li­tés rédui­sant sa légi­ti­mé, des­truc­tion de plus en plus fla­grante de cer­tains aspects de la qua­li­té de vie, comme nous l’a­vons vu ci-dessus.

Peut-on se pas­ser de crois­sance ? Faut-il prô­ner la décrois­sance ? Ces ques­tions semblent mal posées4. Il ne s’a­git pas de repar­tir en arrière, ni même d’ar­rê­ter la course, pour se main­te­nir dans un état sta­tion­naire. Il s’a­git plu­tôt de faire le tri entre des acti­vi­tés qui servent l’hu­ma­ni­té et la pla­nète et d’autres qui leur sont nocives. Or les cri­tères de la comp­ta­bi­li­té natio­nale ne le per­mettent pas. | 

La crois­sance du PIB , cela peut être
La pro­duc­tion et le com­merce incon­trô­lé d’armes de guerre L’or­ga­ni­sa­tion de réunions diplo­ma­tiques en faveur de la paix
La pro­duc­tion et la consom­ma­tion de sub­stances cancérigènes La pro­duc­tion de vac­cins et l’or­ga­ni­sa­tion de cam­pagnes médicales
Une acti­vi­té finan­cière de pure spéculation Le finan­ce­ment d’ac­ti­vi­tés locales assu­rant aux plus pauvres auto­no­mie et dignité
La pro­duc­tion de biens agri­coles fina­le­ment détruits à la suite d’une « surproduction » La lutte contre la malnutrition

Le tableau ci-des­sus sug­gère qu’en soi, la crois­sance n’est ni bonne ni mau­vaise. Tout dépend de son conte­nu. La plu­part des citoyens ne recon­naissent pas leurs valeurs dans les acti­vi­tés de la colonne de gauche, mais sont favo­rables au déve­lop­pe­ment de celles de la colonne de droite. Pour­suivre la crois­sance pour la crois­sance appa­raît aujourd’­hui comme un non-sens éco­lo­gique et humain. Il s’a­git de se doter de nou­veaux outils, non plus pour encou­ra­ger les acti­vi­tés mar­chandes, toutes caté­go­ries confon­dues, mais pour encou­ra­ger les acti­vi­tés qui « font sens ».

Dégripper la boussole

Depuis soixante ans, le PIB sert de réfé­rence à de nom­breux niveaux : com­pa­rai­sons inter­na­tio­nales, éva­lua­tion des poli­tiques éco­no­miques, octroi de cré­dits par les grandes ins­ti­tu­tions inter­na­tio­nales, pro­jec­tions pour l’a­ve­nir et gui­dance des poli­tiques éco­no­miques et sociales. Il est deve­nu très média­ti­sé grâce à la sim­pli­ci­té d’un chiffre unique qui monte (et l’on se réjouit) ou qui des­cend (et l’on s’in­quiète). Le détrô­ner n’est donc pas simple. C’est néan­moins indis­pen­sable, s’il s’a­git de réorien­ter nos socié­tés vers un objec­tif qui, si pos­sible, fasse sens, ou au mini­mum soit viable. Pre­nons une ana­lo­gie : la réforme de pro­grammes sco­laires. Com­ment faire croire aux élèves et au corps ensei­gnant que les objec­tifs de la for­ma­tion sont désor­mais la par­ti­ci­pa­tion créa­tive, la réflexion per­son­na­li­sée, l’i­ni­tia­tive et l’es­prit d’é­quipe si l’é­va­lua­tion reste orga­ni­sée sous forme d’exa­mens indi­vi­duels qui ne requièrent que la mémo­ri­sa­tion de textes ou de méthodes impo­sés ? Le mode d’é­va­lua­tion révèle impli­ci­te­ment les objec­tifs de la for­ma­tion. De la même manière, la recherche actuelle d’in­di­ca­teurs alter­na­tifs au PIB peut être com­prise comme une approche prag­ma­tique d’une redé­fi­ni­tion des objec­tifs de nos sociétés.

Détrô­ner le PIB est cer­tai­ne­ment dif­fi­cile, mais on ne part pas de rien5. Dès les années soixante, des recherches visaient à com­plé­ter le PIB, jugé trop exclu­si­ve­ment éco­no­mique, par des indi­ca­teurs sociaux. Vinrent ensuite, par vagues suc­ces­sives ou entre­mê­lées, des indi­ca­teurs de satis­fac­tion de vie, d’im­pact envi­ron­ne­men­tal et d’in­sé­cu­ri­té d’exis­tence. Cer­tains sont très connus. Ain­si, l’in­di­ca­teur de déve­lop­pe­ment humain (IDH), adop­té par le Pro­gramme des Nations unies pour le déve­lop­pe­ment (PNUD) en 1990, asso­cie dans un indice unique trois com­po­santes : le PIB par habi­tant, un indice de lon­gé­vi­té et un indice d’é­du­ca­tion. Son adop­tion par l’O­NU et la publi­ca­tion annuelle des valeurs de l’in­di­ca­teur pour cent sep­tante-huit pays consti­tuent une étape impor­tante dans la réflexion sur le déve­lop­pe­ment, mais laissent encore des motifs d’in­sa­tis­fac­tion. Les ques­tions envi­ron­ne­men­tales ne sont pas prises en compte, ni celles des inéga­li­tés. Com­plé­ter le PIB par deux autres indices sans le révi­ser en pro­fon­deur ne résout pas le pro­blème de la pré­sence en son sein d’ac­ti­vi­tés nui­sibles ou non dési­rables. Peut-on accep­ter que figure au titre de déve­lop­pe­ment humain la pro­duc­tion de biens répu­tés nocifs pour la san­té ou des­truc­teurs du lien social ?

Rom­pant radi­ca­le­ment avec l’i­dée d’une mesure par l’é­va­lua­tion du mar­ché, un autre indi­ca­teur très média­ti­sé, l’empreinte éco­lo­gique, pro­pose depuis 1994, de mesu­rer l’im­pact des acti­vi­tés humaines sur l’é­co­sys­tème en termes d’hec­tares glo­baux. Le grand mérite de cet indi­ca­teur est de mon­trer de manière expli­cite l’im­pos­si­bi­li­té de pour­suivre notre mode de déve­lop­pe­ment actuel, puisque l’empreinte éco­lo­gique de l’hu­ma­ni­té ne cesse de croître, a fran­chi en 1986 les limites des capa­ci­tés de la pla­nète et les sur­passe aujourd’­hui de 30 % (gra­phique 3). Mais contrai­re­ment à l’IDH, sa voca­tion n’est pas de rem­pla­cer le PIB : il n’in­dique que les limites éco­lo­giques de notre activité.

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Faut-il ten­ter de réunir en un seul indi­ca­teur des matières aus­si diverses que le niveau de vie maté­rielle, la san­té, l’é­du­ca­tion, le res­pect de l’en­vi­ron­ne­ment, la res­tric­tion des inéga­li­tés, l’emploi de qua­li­té, l’ap­pré­cia­tion sub­jec­tive du bien-être ? Cer­tains estiment que l’en­tre­prise est impos­sible et qu’il vaut mieux éta­blir des tableaux de bord plus nuan­cés6. Cette posi­tion com­porte tou­te­fois un risque : on ne détrô­ne­ra pas un chiffre unique très média­ti­sé par une mul­ti­pli­ci­té d’in­for­ma­tions certes plus nuan­cées, mais peu uti­li­sables par les médias. C’est pour­quoi d’autres explorent encore la voie d’un indi­ca­teur syn­thé­tique, tel que l’Indi­ca­teur de bien-être éco­no­mique durable dont la valeur a été esti­mée pour la Bel­gique7 (gra­phique 4). Celui-ci part de la consom­ma­tion pri­vée et des dépenses publiques, en retranche les coûts envi­ron­ne­men­taux et sociaux, y ajoute une esti­ma­tion de la valeur du tra­vail béné­vole et domes­tique et cor­rige l’en­semble pour tenir compte des inéga­li­tés. Une ver­sion ulté­rieure de cet indi­ca­teur s’est don­né le nom plus ambi­tieux de Pro­grès véri­table. Si la défi­ni­tion impli­cite du pro­grès qu’il véhi­cule est beau­coup plus nuan­cée que celle du PIB, il ne fait pas néces­sai­re­ment l’u­na­ni­mi­té : peut-on trou­ver un consen­sus sur le conte­nu d’un « pro­grès véritable » ?

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Ces ques­tions sont aujourd’­hui à l’a­gen­da de nom­breuses orga­ni­sa­tions et ins­ti­tu­tions, notam­ment l’OCDE8. Elles ont éga­le­ment été confiées à une Com­mis­sion sur la mesure des per­for­mances éco­no­miques et du pro­grès social pré­si­dée par le prix Nobel d’é­co­no­mie J. Sti­glitz. Elles sont tout aus­si pas­sion­nantes que dif­fi­ciles : der­rière chaque ques­tion de méthode (com­ment addi­tion­ner des pommes et des poires, com­ment éva­luer cer­taines com­po­santes du bie­nêtre indi­vi­duel ou du pro­grès socié­tal, par quoi rem­pla­cer l’é­va­lua­tion par le mar­ché de la valeur des biens et ser­vices ?) se cachent d’i­né­vi­tables prises de posi­tion nor­ma­tives qui méritent un débat démo­cra­tique. C’est pour cette rai­son que s’est créé le Forum pour d’autres indi­ca­teurs de richesse (FAIR)9 : s’il est bon que des experts exa­minent les diverses orien­ta­tions envi­sa­geables pour la créa­tion de nou­veaux indi­ca­teurs, il semble indis­pen­sable qu’un débat démo­cra­tique, aus­si large que pos­sible, per­mette aux par­tis poli­tiques, aux inter­lo­cu­teurs sociaux, aux ONG et aux simples citoyens de faire entendre leur propre concep­tion du bien-être et du progrès.

  1. Ce pre­mier point résume une publi­ca­tion anté­rieure : I. Cas­siers et C. Delain, « La crois­sance ne fait pas le bon­heur, les éco­no­mistes le savent-ils ? », Regards éco­no­miques, n° 38, 2006, reprise ulté­rieu­re­ment dans Pro­blèmes éco­no­miques, n° 2938, 2 jan­vier 2008. (http://www.uclouvain.be/regards-economiques)]
  2. Voir à ce sujet les tra­vaux de Chr. Arns­per­ger, notam­ment Cri­tique de l’exis­tence capi­ta­liste, 2005.
  3. Voir I. Cas­siers « Comptes et légendes, les limites de la comp­ta­bi­li­té natio­nale », Reflets et pers­pec­tives de la vie éco­no­mique, 1995, XXXIV — 6, repris dans Pro­blèmes éco­no­miques, 1996, n° 2467. Voir sur­tout le remar­quable livre de F. Four­quet, Les comptes de la puis­sance, his­toire de la comp­ta­bi­li­té natio­nale et du plan, 1980, et plus récem­ment, les tra­vaux de D. Meda, P. Vive­ret et divers auteurs men­tion­nés ci-dessous.
  4. S. Latouche, auteur le plus connu du mou­ve­ment de la décrois­sance, recon­naît lui-même que le mot décroiss­sance n’est qu’un slo­gan, et que l’i­dée appro­priée serait plu­tôt celle d’a‑croissance.
  5. La suite de cet article est ins­pi­rée de réflexions par­ta­gées avec Géral­dine Thi­ry, dont la thèse de doc­to­rat en cours (UCLIRES) est consa­crée aux indi­ca­teurs alter­na­tifs au PIB. Une biblio­gra­phie impor­tante se déve­loppe sur ces ques­tions. Voir l’ex­cellent livre de J. Gadrey et Fl. Jany-Catrice, Les nou­veaux indi­ca­teurs de richesse, 2005 et les sites ren­sei­gnés dans les notes suivantes.
  6. C’est l’op­tion prise en Bel­gique par le Bureau du Plan où l’é­quipe de N. Gou­zée pro­gresse dans l’é­la­bo­ra­tion d’une bat­te­rie d’in­di­ca­teurs de déve­lop­pe­ment durable.
  7. Brent Bleys, « Pro­po­sed Changes to the Index of Sus­tai­nable Eco­no­mic Wel­fare : An Appli­ca­tion to Bel­gium », Eco­lo­gi­cal Eco­no­mics, 2008, 64(4). D’autres indi­ca­teurs syn­thé­tiques semblent plus pro­met­teurs (notam­ment celui d’Os­berg et Sharpe, Index of Eco­no­mic Well-being), mais n’ont pas encore été cal­cu­lés pour la Belgique.
  8. Voir notam­ment diverses ren­contres et pro­grammes sous les titres de « Mesu­rer et favo­ri­ser le pro­grès des socié­tés » ou « Beyond GDP » (au-delà du PIB) dont on trouve les infor­ma­tions sur internet.
  9. Voir le mani­feste de FAIR repro­duit dans ce volume et le site http://www.idies.org/index.php?category/FAIR. En Bel­gique, on note­ra en ce sens l’in­té­rêt du pro­jet Well­bebe coor­don­né par l’Ins­ti­tut pour un déve­lop­pe­ment durable (IDD) : « Vers des indi­ca­teurs théo­ri­que­ment fon­dés et démo­cra­ti­que­ment légi­times du bien-être en Belgique ».

Isabelle Cassiers


Auteur

Professeure à l'UCL et chercheure qualifiée du FNRS , Isabelle Cassiers est aussi membre de l'Institut pour un développement durable (ID ) et du Forum pour d'autres indicateurs de richesse (FAIR ).