Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Portas caeli

Numéro 4 – 2019 par Nicolas Acelin

mai 2019

Les briques sont rouges, si rouges. L’image concrète de ma face qui, après avoir blê­mi, s’est sou­dai­ne­ment empour­prée. Je jette un regard appuyé sur le papier que je défroisse une fois sor­ti de ma poche. 169, rue du Ciel, c’est bien ici. Il me faut ralen­tir ma res­pi­ra­tion qui s’est embal­lée. J’ai mar­ché d’un pas gaillard […]

Italique

Les briques sont rouges, si rouges. L’image concrète de ma face qui, après avoir blê­mi, s’est sou­dai­ne­ment empourprée.

Je jette un regard appuyé sur le papier que je défroisse une fois sor­ti de ma poche. 169, rue du Ciel, c’est bien ici.

Il me faut ralen­tir ma res­pi­ra­tion qui s’est embal­lée. J’ai mar­ché d’un pas gaillard pour arri­ver ici. Il y a aus­si l’émotion qui me taraude. Je n’ai pas l’habitude de prendre de telles ini­tia­tives. C’est pour ain­si dire une pre­mière fois.

La porte qui me barre encore le pas­sage est à deux bat­tants. La rigueur de la fonte qui les recouvre laisse s’échapper, dans un relief, deux têtes de lion à la cri­nière agi­tée. Les gueules se ferment sur des anneaux de métal dont l’un sert de heur­toir. Leur regard pré­cis ne m’impressionne pas. C’est ce qui m’attend der­rière eux qui fait battre mon cœur éprouvé.

Je recompte, machi­nal, les 250 euros. Les seuls papiers que l’on me deman­de­ra d’exhiber pour péné­trer dans ce lieu.

Un effluve des jours anciens me vient alors.

C’est l’été, presque déjà les vacances. La cour de la petite école s’est figée sous le soleil de midi. L’ombre du préau ras­semble quelques joueurs de billes. Je n’en suis pas, étant très mal­heu­reux à ce jeu d’adresse. Le bitume se ramol­lit len­te­ment alors que je déam­bule les mains dans les poches.

Je n’ai rien en tête qu’une légère chan­son qu’il m’arrive par­fois de sif­flo­ter. De la pointe fine de mon sou­lier, je fais rou­ler un caillou que je pro­jette ensuite contre le mur de briques jaunes. Je le longe et pose mes mains sur le rebord bru­lant de la fenêtre de ma classe. Je ne tiens pas bien long­temps tant la cha­leur est mor­dante. Ma non­cha­lance ne s’en trouve pas trou­blée. Rien ne me pré­pare au cata­clysme qui va suivre.

Je ne me doute en effet pas que l’arrivée de cette petite va bou­le­ver­ser l’insouciance de mes neuf ans. Elle est accom­pa­gnée de sa fidèle sui­vante comme l’infante d’un petit singe enchai­né, cen­sé rehaus­ser sa beau­té. Je n’avais pas encore remar­qué que ses che­veux blonds, ses yeux lim­pides et son sou­rire dis­cret pou­vaient sus­ci­ter autre chose que notre inter­mit­tente camaraderie.

La voi­là si près de moi. La copine fait un pas en arrière pour lais­ser plus de place à sa décla­ra­tion. « Tu es mignon, je veux que tu sois mon amoureux. »

L’air mutin sur lequel a été flu­tée cette phrase déli­cieuse n’adoucit pas le violent trem­ble­ment qui me sai­sit. L’amour me vient en un ins­tant dans un rou­le­ment issu des pro­fon­deurs. Je ne sais que dire. Je laisse battre le tam­bour du sang qui me frappe les tempes.

Une éter­ni­té, puis je dis un mot. « Oui. »

Il faut que je bouge, je ne puis affron­ter, sta­tique, le moment qui vient de se dérou­ler. Déles­té du poids de mon affir­ma­tion, je m’envole. Le pacte est scel­lé et je cours loin d’elle pour me jeter sur le grillage voi­sin. Je l’escalade d’un bond et, à son faîte, je crie enfin mon bon­heur. Elle ne regarde que moi, son fian­cé des hau­teurs, son petit alpi­niste du fil de fer.

Une main ferme me ramène au sol. Je me moque tou­te­fois de ce sur­veillant bar­bu qui me répri­mande pour cette ascen­sion pro­hi­bée. Ma tête tutoie encore les sommets.

Elle me sou­rit de ses dents blanches bien ordon­nées. Aime-t-elle aus­si le rebelle que je suis deve­nu en tirant la langue au pion poilu ?

Dans le coin où le sur­veillant m’a envoyé pour me punir, je dis­tille de douces pen­sées. Goutte à goutte, ma vie s’éclaire d’une lumière incon­nue. Com­ment est-il pos­sible d’avoir pu tra­ver­ser l’existence sans connaitre ce sentiment ?

Plus aucun nuage ne recouvre mon esprit, pas même l’infime brume qui tou­jours rôdait entre ses cir­con­vo­lu­tions. Comme dehors, il fait plein soleil au-dedans de moi. Celui-ci dar­de­ra d’ailleurs ses rayons bien­fai­sants jusque dans la pénombre de mon cahier de mathé­ma­tique auquel je serai ren­du dès que la cloche aura retenti.

Ai-je depuis été aimé des femmes ? C’est la ques­tion qui me vient brus­que­ment devant cette porte close. Les maigres aven­tures qui pré­cèdent mes vingt ans me font secouer la tête en réponse.

Le trouble qu’ont pu m’offrir ces ins­tants n’a jamais été l’ombre de ce que j’ai vécu cet été-là. L’amour, pur et vrai. Celui que l’on vous offre comme un hom­mage et qui vous cru­ci­fie­ra lorsqu’on vous pré­fè­re­ra un autre.

Oh ! Mon rival bien­heu­reux, j’abdique devant toi. Tu es le plus fort. Il était d’ailleurs inouï qu’elle ne t’ait pas pré­fé­ré bien avant. Capi­taine de la classe, ses muscles et son cer­veau, tu étais le can­di­dat tout dési­gné. Je n’ai jamais été qu’un éter­nel figurant.

Ah ! Pauvre lettre par laquelle je lui confiais les cendres de ma pas­sion rava­gée par son incons­tance. Je l’avais ser­tie dans ce cof­fret de plas­tique évo­quant un trèfle pour qu’elle l’ouvre comme un ultime pré­sent. Elle ne l’a tout sim­ple­ment pas lue.

La litur­gie toxique de cette rémi­nis­cence m’ébranle. Agi­té, je m’empare de mon paquet de ciga­rettes. La pre­mière qui en sor­ti­ra m’apaisera sur­ement par sa lente et pré­cise combustion.

Le feu pro­gresse du bout de la tige vers le filtre en chan­tant dou­ce­ment. La fumée grise refoule alter­na­ti­ve­ment par le nez et par la bouche. Je tousse deux fois.

Je lâche le mégot consu­mé sur le pavé et l’écrase du bout du pied.

Il va fal­loir entrer main­te­nant. Je me sens un peu ridi­cule à attendre que le cou­rage me vienne pour ce faire. Les pas­sants, igno­rants de ce qui se joue, me croisent sans me voir.

Qui sera là der­rière le rideau de fer ? Y aura-t-il quelqu’un sus­cep­tible de me plaire ? Mes gouts ne sont pas extra­va­gants, mais je suis l’ami de cer­tains détails.

Auront-elles le pou­voir d’évoquer mon amour per­du, mes doigts mêlés aux leurs et ma bouche incan­des­cente sur leurs lèvres ?

Mon cou­sin, fami­lier du lieu, m’avait mis au par­fum. J’y serai comme Dieu en son para­dis en somme. Pour un kopeck.

Cette mas­ca­rade tari­fée res­ti­tue­ra-t-elle tou­te­fois une chair nou­velle à mes chers sou­ve­nirs ? Le front de ce Golem mémo­riel sera-t-il dument cares­sé du signe de vie ? Il ne suf­fi­ra tou­te­fois que de quelques lettres. J’égrène son pré­nom en esprit.

L’excitation qui me tient ne se tra­duit aucu­ne­ment par quelque mani­fes­ta­tion phy­sique. En serais-je d’ailleurs capable ?

Je lui par­le­rai sur­ement pour lier sa confiance au brouet de mon désir bal­bu­tiant. Je m’épancherai peut-être. J’ai tant à dire. Puis, je pose­rai mes pha­langes sur une épaule déjà nue, enivrant pré­lude à une manœuvre peut-être plus audacieuse.

Les che­veux seront-ils blonds ? Le regard cou­leur de l’eau ? Des formes auront-elles ger­mé sur ce corps dont je ne sais rien ? Je ne connais­sais que ses mains que je cap­tu­rais au vol pour ne plus les lâcher.

Les trois coups sont frap­pés. La comé­die se joue main­te­nant. Le mar­tè­le­ment de talons aiguilles emplit le silence qui fait suite à l’écho du butoir que je viens d’agiter.

Les portes s’ouvrent. L’univers se résume alors en cette robe longue qui vient à ma rencontre.

J’entre.

Nicolas Acelin


Auteur

licencié et agrégé en droit ainsi que diplômé en théologie. Il est passionné depuis l’enfance par l’univers de l’écrit