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Politiques néolibérales et enseignement supérieur. Un double affront aux sociétés démocratiques

Numéro 2 - 2017 par François Fecteau

mars 2017

Les tra­vaux qui empruntent le che­min d’une lec­ture cri­tique du néo­li­bé­ra­lisme consti­tuent une part impor­tante de la lit­té­ra­ture pre­nant comme objet la trans­for­ma­tion de l’enseignement supé­rieur depuis les années 1980. Non seule­ment les tra­vaux abondent, mais les che­mins et thé­ma­tiques emprun­tés pour trai­ter du néo­li­bé­ra­lisme aus­si : influence des orga­ni­sa­tions inter­na­tio­nales, socio­lo­gie des dis­cours experts, cri­tique de la Nou­velle ges­tion publique, étude des accords de libre-échange, ana­lyse des dis­po­si­tifs d’assurance qua­li­té, ana­lyse des champs lexi­caux des dis­cours poli­tiques et débats par­le­men­taires, etc. Les angles de vue dif­fèrent, mais les constats semblent conver­ger : les poli­tiques néo­li­bé­rales en vogue depuis les années 1980 et hégé­mo­niques à par­tir des années 1990 ont heur­té le champ de l’enseignement supé­rieur et lais­sé leur trace sur les modes de pro­duc­tion et de trans­mis­sion des connais­sances scientifiques.

Dossier

Affir­mer aujourd’hui que les poli­tiques qui par­ti­cipent aux trans­for­ma­tions du champ de l’enseignement supé­rieur s’avèrent tein­tées par le para­digme néo­li­bé­ral semble rele­ver de l’évidence, voire de la bana­li­té. Pour contri­buer au champ des connais­sances sur le sujet, il semble que toute inter­ven­tion qui emprunte la grille néo­li­bé­rale des trans­for­ma­tions de l’enseignement supé­rieur doit pou­voir s’appuyer sur une ana­lyse com­por­tant deux carac­té­ris­tiques essen­tielles. D’une part, l’analyse devra pou­voir iden­ti­fier les par­ti­cu­la­ri­tés du néo­li­bé­ra­lisme à la base d’une dis­tinc­tion des thèses du libé­ra­lisme éco­no­mique en lien avec les auteurs à l’origine des poli­tiques publiques et, d’autre part, cet exer­cice doit pou­voir contri­buer à armer la cri­tique d’une ana­lyse théo­rique illus­trée par des phé­no­mènes propres à la trans­for­ma­tion du champ de l’enseignement supé­rieur. Tel est l’exercice auquel nous pro­po­sons de nous prê­ter dans cet article.

Crise et dépassement du libéralisme économique

Dans son célèbre ouvrage La grande trans­for­ma­tion, Pola­nyi rap­pe­lait une dis­tinc­tion fon­da­men­tale entre les croyances absurdes qu’entretiennent les tenants du libé­ra­lisme éco­no­mique au XVIIIe siècle envers une éco­no­mie de mar­ché auto­ré­gu­lante et la réa­li­té qui se tra­duit par un État qui impose lui-même une poli­tique du lais­ser-faire : « Le lais­ser-faire n’avait rien de natu­rel ; les mar­chés libres n’auraient jamais pu voir le jour si on avait sim­ple­ment lais­sé les choses à elles-mêmes. De même que les manu­fac­tures de coton, la prin­ci­pale indus­trie du libre-échange, avaient été créées avec l’aide de tarifs pro­tec­tion­nistes, de primes à l’exportation et d’aide indi­recte aux salaires » (Pola­nyi, 1944, p. 189).

La lec­ture de Pola­nyi de la socié­té capi­ta­liste du XIXe siècle l’amène au constat d’un double mou­ve­ment contra­dic­toire. D’une part, le lais­ser-faire pro­mu par un libé­ra­lisme éco­no­mique qui pose comme prin­cipe fon­da­teur de la socié­té celui de l’autorégulation de l’économie de mar­ché, d’autre part, l’interventionnisme de l’État qui se tra­duit par une poli­tique qui vise à pro­té­ger la socié­té des excès du lais­ser-faire qu’il a lui-même contri­bué à mettre en place.

C’est en quelque sorte à ce « faux dilemme » entre la non-inter­ven­tion de l’État et celle d’un État de la pro­tec­tion sociale que la phi­lo­so­phie uti­li­ta­riste de Ben­tham tente de répondre. En accep­tant que l’État a bel et bien un rôle à jouer dans la mise en place d’une socié­té ali­gnée sur le prin­cipe de la concur­rence, Ben­tham pose la ques­tion de l’art de gou­ver­ner et recon­nait la com­plexi­té des moda­li­tés de l’intervention éta­tique qui dépas­se­ra la ques­tion de la phi­lo­so­phie natu­relle du droit, de la liber­té indi­vi­duelle et de la pro­prié­té qui avait posé les jalons du libé­ra­lisme éco­no­mique avec les tra­vaux d’Adam Smith. Cette tran­si­tion de l’économie poli­tique de l’étude des prin­cipes du droit natu­rel à celle du « com­ment » de l’application de l’intervention gou­ver­ne­men­tale dans sa logique interne se trouve au cœur de la « crise doc­tri­nale » du libé­ra­lisme économique.

C’est notam­ment par son carac­tère trop étroit qui ne lui per­met pas de conce­voir l’idée d’entreprise comme orga­ni­sa­tion dont les modes de pro­duc­tion ne cessent de gagner en com­plexi­té que la théo­rie éco­no­mique de Smith a per­du une grande part de sa légi­ti­mi­té. Dès le milieu du XIXe siècle, cette inadé­qua­tion des thèses du libé­ra­lisme est aus­si syno­nyme d’une trans­for­ma­tion sociale de la socié­té qui s’accompagne de réformes telles que l’amélioration de la condi­tion sala­riale, la régu­la­tion des horaires, la recon­nais­sance du droit de grève et d’association, les indem­ni­tés en cas d’accident au tra­vail, l’octroi de la retraite, l’interdiction du tra­vail des enfants, etc. (Dar­dot et Laval, 2009, p. 126). Ce constat du dépas­se­ment de la doc­trine libé­rale par les réformes sociales rejoint la thèse d’Ewald qui, dans son ouvrage L’État Pro­vi­dence, explique ce dépas­se­ment du para­digme de l’État libé­ral par l’extension gra­duelle des sphères de la vie sociale fai­sant objet du droit, phé­no­mène auquel contri­bue la socio­lo­gie comme nou­velle dis­ci­pline (Ewald, 1986).

Au XIXe siècle, ce dépas­se­ment du libé­ra­lisme éco­no­mique, dû à son inca­pa­ci­té d’expliquer les trans­for­ma­tions sociales, contri­bue à accen­tuer les ten­sions idéo­lo­giques à l’intérieur des tenants du para­digme. Les doutes jetés sur les fon­de­ments natu­ra­listes et auto­ré­gu­la­teurs du libé­ra­lisme éco­no­mique pren­dront de l’ampleur avec la Pre­mière Guerre mon­diale et attein­dront leur paroxysme à la fin de la décen­nie 1920 – 1930 pour fina­le­ment débou­cher sur la prise d’une conscience géné­rale de la néces­si­té de refon­der le cadre de légi­ti­ma­tion du capi­ta­lisme sur une défi­ni­tion nou­velle du rôle de l’État.

Une refondation du libéralisme économique contre l’État social

Dans la pour­suite des tra­vaux de Ben­tham, Keynes rejette les dogmes du lais­ser-faire « jus­ti­fiés » par les lois natu­relles de même que ceux de la libre concur­rence et du dar­wi­nisme social dont Spen­cer se fait l’un des prin­ci­paux porte-paroles. Avec son ouvrage La fin du lais­ser-faire (1926), il se consacre donc à la fon­da­tion d’un « nou­veau libé­ra­lisme » en pro­cé­dant à la révi­sion des moda­li­tés de l’interventionnisme éta­tique et à celle de la ques­tion de la gou­ver­ne­men­ta­li­té du point de vue de la dis­tinc­tion entre agen­da et non-agen­da de l’État. Les efforts de Keynes pour for­ger un « nou­veau libé­ra­lisme » ancré dans une vision plus sociale marquent le début d’un cha­pitre de l’histoire de l’économie poli­tique où deux phi­lo­so­phies s’affrontent : la vision key­né­sienne d’une « socié­té de liber­tés qui pro­fite à tous », accep­tant l’idée qu’il soit pos­sible de limi­ter cer­tains droits com­mer­ciaux, s’opposera à une vision d’un État juri­dique fort mis au ser­vice du dogme de la libre concur­rence, dont les écrits sont réper­to­riés dans le cou­rant du néo­li­bé­ra­lisme (Dar­dot et Laval, 2009, p. 153).

Ce n’est qu’au col­loque Wal­ter Lipp­man qui a lieu à Paris du 26 au 30 aout 1938, soit un peu plus de deux ans après la publi­ca­tion de Keynes de la Théo­rie géné­rale de l’emploi, de l’intérêt et de la mon­naie, que les fon­de­ments du néo­li­bé­ra­lisme se voient consa­crés. À l’initiative de Louis Rou­gier, se réunissent des intel­lec­tuels de renom à l’époque tels que Frie­drich Hayek, Jacques Rueff, Ray­mond Aron, Wil­helm Röpke, Alexan­der von Rüs­tow et plu­sieurs autres.

Le col­loque Wal­ter Lipp­mann débou­che­ra sur la créa­tion du Centre inter­na­tio­nal d’études pour la réno­va­tion du libé­ra­lisme dont les acti­vi­tés seront inter­rom­pues par l’éclatement de la Deuxième Guerre mon­diale. Au len­de­main de celle-ci, Rou­gier se ver­ra exclu des cercles d’économistes pour avoir sou­te­nu le maré­chal Pétain tan­dis qu’inversement Hayek béné­fi­cie­ra d’un rayon­ne­ment consi­dé­rable avec la publi­ca­tion de La route de la ser­vi­tude. Pen­dant les trois années qui sui­vront, ce rayon­ne­ment lui vau­dra plu­sieurs invi­ta­tions à des col­loques pres­ti­gieux qui lui ser­vi­ront de tri­bune pour dif­fu­ser ses idées contre le socia­lisme et les théo­ries key­né­siennes. En 1947, l’influence d’Hayek pren­dra « plus d’ampleur encore » alors qu’il fonde la Socié­té du Mont-Pèle­rin avec Röpke et quelque trente-neuf autres éco­no­mistes de renom, dont l’Américain Mil­ton Fried­man. Le magné­tisme de l’organisation dont Hayek devien­dra le pre­mier pré­sident se mani­fes­te­ra rapi­de­ment alors que, en 1951, elle regroupe déjà cent-sep­tante-et-un membres repré­sen­tant vingt-et-un pays (Denord, 2002, p. 13 – 14).

Mal­gré les suc­cès d’Hayek, au len­de­main de la Deuxième Guerre mon­diale, Keynes demeure l’économiste le plus influent alors qu’il s’avère le prin­ci­pal inves­ti­ga­teur des balises des accords de Bret­ton Woods à l’origine d’un nou­vel « ordre moné­taire inter­na­tio­nal » et de la créa­tion des ins­ti­tu­tions finan­cières inter­na­tio­nales telles que la Banque mon­diale et le Fonds moné­taire inter­na­tio­nal (Dos­ta­ler, 1994, p. 3).

Il faut attendre le choc pétro­lier qui sur­vient dans les années 1973 – 1974 et le phé­no­mène de stag­fla­tion qui l’accompagne pour assis­ter à une réelle remise en ques­tion du for­disme et des théo­ries key­né­siennes. Cette période d’instabilité éco­no­mique joue­ra en faveur de Fried­man et Hayek qui pro­fi­te­ront du contexte pour mettre en exergue l’échec du key­né­sia­nisme. Pen­dant cette même période, le tra­vail de ces deux intel­lec­tuels est cou­ron­né : Hayek se voit octroyer le prix Nobel d’économie en 1974 alors que Fried­man le reçoit en 1976.

Il faut rap­pe­ler que Fried­man avait jusqu’ici été exclu de l’«establishment » intel­lec­tuel et poli­tique et, bien qu’il ait été conseiller de Nixon vers la fin des années 1960, ses théo­ries avaient été bou­dées par le pré­sident. Finan­cés par des groupes de lob­bys anti-key­né­siens, Fried­man et ses col­lègues de l’École de Chi­ca­go met­tront en place une stra­té­gie média­tique par­ti­cu­liè­re­ment effi­cace ce qui leur per­met­tra d’accroitre leur influence dans la sphère poli­tique à la fin des années 1970 (Deza­lay et Garth, 1998, p. 10 – 11). Comme s’ils avaient sui­vi à la lettre les conseils de Gram­sci, Fried­man et Hayek ain­si que leurs col­lègues néo­li­bé­raux ont su gagner la « guerre de posi­tion », mais iro­ni­que­ment et, à l’inverse des sou­haits de l’auteur ita­lien, en réité­rant la puis­sance idéo­lo­gique de l’économie de mar­ché dans l’esprit de l’époque.

L’héritage de Friedman et d’Hayek dans le champ sociopolitique

Déjà en 1962, Fried­man défen­dait une vision res­tric­tive du rôle de l’État dans le finan­ce­ment de l’éducation. Dans le cha­pitre VI de son célèbre ouvrage Capi­ta­lism and Free­dom, Fried­man insis­tait sur l’idée que l’État ne devrait en aucun cas sub­si­dier les ins­ti­tu­tions d’enseignement supé­rieur (Fried­man, 1982, p. 85).

Refu­sant l’idée selon laquelle l’enseignement supé­rieur engendre des exter­na­li­tés éco­no­miques qui jus­ti­fient le finan­ce­ment public de ses ins­ti­tu­tions, Fried­man défend celle d’un finan­ce­ment par les étu­diants qui, en contrac­tant un prêt, devront assu­mer le cout de leurs études. Pour Fried­man, la res­pon­sa­bi­li­té de l’étudiant à prendre sur soi l’entièreté de la fac­ture se jus­ti­fie par un éven­tuel retour sur l’investissement dans sa formation.

Depuis les années 1990, les tra­vaux de Fried­man ont été maintes fois mobi­li­sés pour remettre en ques­tion les fon­de­ments du taux de ren­de­ment public et de la pré­sence d’externalités socioé­co­no­miques qui décou­le­raient de l’enseignement supé­rieur. Cette remise en ques­tion a mené à une rup­ture avec les poli­tiques de mas­si­fi­ca­tion qui avaient mar­qué les années 1960 et 1970, s’illustrant notam­ment par une baisse du finan­ce­ment public des ins­ti­tu­tions de l’enseignement supé­rieur et les hausses de droits de sco­la­ri­té qui accom­pagnent cette dimi­nu­tion. Selon la lec­ture de De Meu­le­mees­ter, cette rup­ture qui s’observe dans la pro­gres­sion de la théo­rie de l’économie de l’éducation n’est pas défi­ni­tive. Dans la deuxième moi­tié des années 1980, la théo­rie de la crois­sance endo­gène de Romer et Lucas refonde l’hypothèse de la contri­bu­tion de l’enseignement supé­rieur au déve­lop­pe­ment éco­no­mique ce qui donne à nou­veau une cer­taine légi­ti­mi­té à son finan­ce­ment public. Dans les années 1990, l’hypothèse des exter­na­li­tés éco­no­miques et sociales s’avère de nou­veau remise en ques­tion par la publi­ca­tion des tra­vaux empi­riques de Krue­ger et Lin­dalh qui rela­ti­visent la contri­bu­tion de l’enseignement supé­rieur selon la richesse du pays : plus un pays sera doté de richesse, moins sera éle­vé l’impact sur la crois­sance pro­ve­nant des inves­tis­se­ments publics dans l’enseignement supé­rieur (De Meu­le­mees­ter, 2007, p. 102). Ce nou­veau scep­ti­cisme des théo­ries dans le champ de l’économie de l’éducation face aux exter­na­li­tés socioé­co­no­miques de l’enseignement supé­rieur coïn­cide avec le mou­ve­ment de hausse de droits de sco­la­ri­té obser­vable de la fin des années 1990 à aujourd’hui comme ce fut le cas au Cana­da, en Aus­tra­lie, au Royaume-Uni, au Japon, en Nouvelle-Zélande,
en l’Espagne, au Chi­li, etc.1

En com­plé­ment des théo­ries de Fried­man mobi­li­sées pour remettre en ques­tion l’efficacité des poli­tiques de finan­ce­ment public de l’enseignement supé­rieur pour tous, on retrou­ve­ra aus­si l’aversion d’Hayek pour la démo­cra­tie, telle qu’on peut la lire dans son ouvrage La route de la ser­vi­tude : « The inabi­li­ty of demo­cra­tic assem­blies to car­ry out what seems to be a clear man­date of the people will inevi­ta­bly cause dis­sa­tis­fac­tion with demo­cra­tic ins­ti­tu­tions. Par­lia­ments come to be regar­ded as inef­fec­tive “tal­king shops”, unable or incom­petent to car­ry out the tasks for which they have been cho­sen. The convic­tion grows that if effi­cient plan­ning is to be done, the direc­tion must be “taken out of poli­tics” and pla­ced in the hands of experts, per­ma­nent offi­cials or inde­pendent auto­no­mous bodies » (Hayek, 1944, p. 65).

On retrou­ve­ra d’abord cette aver­sion d’Hayek pour la démo­cra­tie et sa pré­fé­rence pour l’expertisation de la sphère poli­tique dans les réformes orga­ni­sa­tion­nelles des uni­ver­si­tés qui s’effectuent au nom de la bonne « gou­ver­nance », telles que la loi LRU 2007 en France ou le pro­jet de loi 38 au Qué­bec. Sui­vant l’idée d’Hayek selon laquelle la conflic­tua­li­té nuit à une prise de déci­sion effi­ciente, les réformes néo­li­bé­rales par­tagent cette par­ti­cu­la­ri­té de vou­loir « assai­nir » les ins­tances uni­ver­si­taires par la réduc­tion de leur nombre de repré­sen­tants et éga­le­ment par l’augmentation de quo­ta de sièges dédiés à la repré­sen­ta­tion des inté­rêts de la « socié­té civile », terme qui désigne avant tout les inté­rêts éco­no­miques des cor­po­ra­tions. On retrou­ve­ra aus­si des traces de l’aversion démo­cra­tique d’Hayek dans les ESG2 2005 et 2015, où les membres nom­més du comi­té des pairs/experts sont appe­lés à se dis­so­cier de leur orga­ni­sa­tion poli­tique et suivre une for­ma­tion leur attri­buant les com­pé­tences néces­saires au tra­vail d’évaluateur.

Dépas­sant le cadre du champ de l’enseignement supé­rieur, la répul­sion d’Hayek envers le conflit poli­tique se réfu­gie aus­si dans un phé­no­mène de judi­cia­ri­sa­tion des luttes poli­tiques (Rous­sel, 2003, p. 14). Dans le cadre de conflits socio­po­li­tiques, la judi­cia­ri­sa­tion se rap­porte à la ten­dance des gou­ver­ne­ments à faire appel à des lois dis­sua­sives don­nant libre voie aux forces de l’ordre pour conte­nir, voire étouf­fer les mou­ve­ments sociaux. Ce phé­no­mène s’illustre bien au Cana­da, où depuis 2010, on observe une inten­si­fi­ca­tion de la répres­sion poli­cière se tra­dui­sant par des arres­ta­tions mas­sives et de la dis­tri­bu­tion d’amendes pour regrou­pe­ment illé­gal. Cette tac­tique de dis­tri­bu­tion à large échelle de contra­ven­tions vise à décou­ra­ger tout citoyen qui vou­drait prendre la rue dans le but d’exprimer son désac­cord avec la ten­dance poli­tique actuelle. Lors de la ren­contre du G20 qui se déroule à Toron­to les 26 et 27 juin 2010, ce sont mille-nonante mani­fes­tants qui se font arrê­ter par les forces poli­cières sous pré­texte d’avoir par­ti­ci­pé à des acti­vi­tés por­tant atteinte à l’ordre public, dont huit-cent-vingt-sept sont relâ­chés deux jours plus tard sans chef d’accusation (Cas­ton­guay, 2010).

Au Qué­bec, la grève étu­diante contre la hausse des droits de sco­la­ri­té se dérou­lant de février à aout 2012 demeure l’un des labo­ra­toires d’observation les plus fla­grants du phé­no­mène de judi­cia­ri­sa­tion du conflit socio­po­li­tique, se sol­dant avec plus de trois-mille arres­ta­tions poli­cières ain­si que l’adoption de la loi 78, sanc­tion­née le 10 mai 2012, qui, dans un jeu de confu­sion entre mili­tan­tisme poli­tique et cri­mi­na­li­té, vise à étouf­fer le mou­ve­ment de contes­ta­tion étu­diante. Cette confu­sion se reflète notam­ment dans les dis­cours répé­tés par le Pre­mier ministre du Qué­bec qui mar­tè­le­ra que la lutte étu­diante n’est consti­tuée que par une mino­ri­té d’une jeu­nesse qui se radi­ca­lise por­tant avec elle un mou­ve­ment de vio­lence et d’intimidation (Radio-Cana­da, 2012 ; Choui­nard, 2012). À son tour, ce dis­cours prend corps dans des tac­tiques nou­velles de pro­fi­lage poli­tique, hypo­thèse qui, au-delà de ses appa­rences d’une théo­rie du com­plot, se confirme quelques années plus tard dans la publi­ca­tion des résul­tats d’enquêtes de jus­tice sur les motifs d’arrestations poli­cières (Cham­pagne, 2016).

Conclusion

Depuis la fin des années 1930, la force des néo­li­bé­raux aura été de redon­ner des airs de nou­veau­té aux thèses qui érigent l’économie de mar­ché et la concur­rence en prin­cipe de vie sociale. Tout en reje­tant l’idée d’une socié­té régie par la loi natu­relle de l’offre et de la demande ain­si que par les thèses key­né­siennes d’un État social au nom d’une plus grande jus­tice, les néo­li­bé­raux ont revi­si­té la défi­ni­tion du rôle de l’État dans l’optique d’une ins­tru­men­ta­li­sa­tion des pou­voirs publics au ser­vice de la libé­ra­tion des capi­taux et de l’apolitisation de toutes formes de conflits sociaux. Nous avons ain­si retra­cé le par­cours d’Hayek et de Fried­man, dont la force de per­sua­sion appuyée par une stra­té­gie média­tique des plus coriaces a per­mis à ces deux pen­seurs d’imposer leur vision néo­li­bé­rale depuis les années 1980.

Dans un article repre­nant l’idée d’autogouvernement chez Cas­to­ria­dis, Gobin rap­pe­lait deux condi­tions que doivent rem­plir les socié­tés démo­cra­tiques. Non seule­ment, elles doivent favo­ri­ser la déli­bé­ra­tion met­tant en jeu des idées mutuel­le­ment exclu­sives, mais elles devraient aus­si per­mettre de faire avan­cer la réflexion des citoyens vers un pro­jet de socié­té éga­li­taire (Gobin, 2013, p. 1 – 2). À la lumière de cette vision de la démo­cra­tie à laquelle nous adhé­rons, la deuxième par­tie de notre expo­sé démontre que la mise en appli­ca­tion par les pays de l’OCDE, le Qué­bec et la France pris en exemple, des prin­cipes qui guident la pen­sée de Fried­mann et d’Hayek, notam­ment dans le champ de l’enseignement supé­rieur, fait affront aux sys­tèmes démo­cra­tiques sur au moins deux plans. Chez Fried­man, la pri­va­ti­sa­tion du finan­ce­ment du champ de l’enseignement supé­rieur ali­gnée sur la volon­té d’adapter les acti­vi­tés pro­duc­trices des ins­ti­tu­tions aux­dits besoins de l’industrie met en péril le libre choix des filières d’enseignement par les étu­diants tout en par­ti­ci­pant à l’évacuation de la cri­tique dans la sphère de la recherche. Chez Hayek, l’aversion de la démo­cra­tie et de la conflic­tua­li­té poli­tique prend dif­fé­rentes formes. On aura noté les réformes effec­tuées au nom de la « gou­ver­nance », affai­blis­sant la repré­sen­ta­tion poli­tique des acteurs dans les ins­tances d’institutions publiques. Fina­le­ment, la mise en branle de pro­ces­sus de judi­cia­ri­sa­tion au ser­vice de la répres­sion d’une mino­ri­té res­tante qui ten­te­rait de contes­ter cet ali­gne­ment des ins­ti­tu­tions publiques aux valeurs néo­li­bé­rales rend dif­fi­cile de pen­ser une socié­té dans laquelle des alter­na­tives sont pos­sibles à une heure où, iro­ni­que­ment, il est pour­tant plus que néces­saire d’agir afin d’inverser vala­ble­ment la tendance.

  1. Dans l’édition 2012 de Regards sur l’éducation, l’OCDE observe que depuis 1995, qua­torze pays sur vingt-cinq pour les­quels des don­nées sont dis­po­nibles ont aug­men­té leurs droits de sco­la­ri­té (OCDE, 2012, p. 286).
  2. Docu­ment qui ras­semble les prin­cipes, stan­dards et gui­de­lines que doivent res­pec­ter les dis­po­si­tifs natio­naux d’assurance-qualité super­vi­sée par l’ENQA.

François Fecteau


Auteur

Québécois d'origine, François Fecteau a emménagé à Bruxelles pour y faire un Doctorat en sciences politiques et sociales à l'Université libre de Bruxelles. Ses travaux de recherches portent principalement sur l'institution néolibérale de l'imaginaire dans le champ de l'enseignement supérieur. Au fil de ses recherches, F. Fecteau a mobilisé les méthodes d'analyse critique du discours permettant de rendre compte des transformations longues des représentations du rôle des institutions d'enseignement supérieur dans la société. Depuis mars 2020, il est chercheur postdoctorant à l'UCLouvain (IACS) grâce à la bourse du Fonds de recherche Québec/Société et Culture. Ce projet de recherche vise à éclaircir le rôle des agences européennes d'assurance-qualité dans la régulation du champ de l'enseignement supérieur et leur contribution au rapprochement entre les institutions et les acteurs socioéconomiques.