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Politiques d’activation. Avons-nous une obligation morale de travailler ?

Numéro 8 - 2015 par Pierre Étienne Vandamme

décembre 2015

Les politiques d’activation, quand elles ne sont pas justifiées pour des raisons purement économiques — qui ne suffisent pas à elles seules à en établir la désirabilité —, le sont souvent en référence à une obligation morale de travailler, ou de se rendre utile à la société, qui s’appliquerait à l’ensemble des citoyens. Il faut prendre au sérieux cette idée, réfléchir à sa portée et à ses implications concrètes dans l’organisation de l’économie.

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Dans le débat public tout comme dans la littérature scientifique sur le chômage, bon nombre de gens se réfèrent, souvent implicitement, à une obligation morale de travailler. L’idée que l’on puisse se contenter des bénéfices de la coopération sociale sans y apporter sa pierre rebute la plupart d’entre nous, et cela n’est pas surprenant. Il semble en effet que l’exigence de réciprocité, nous enjoignant à retourner une faveur reçue, soit un principe moral universel. On retrouve cette norme dans les contextes culturels les plus variés, à tel point que le sociologue étatsunien Alvin Gouldner y voit la preuve que les relativistes culturels se trompent et qu’il existe bien des normes morales universelles — une, à tout le moins. La raison est simple : il s’agit d’un produit décisif de notre évolution. La capacité de se fournir une assistance réciproque, qui se manifeste au sein de nombreuses espèces, a constitué une avancée décisive dans l’évolution de la nôtre et se trouve à l’origine de tous nos codes moraux (Singer, 1981).

Réciprocité et obligation de travailler

Aujourd’hui encore, certains sont tentés de décrire la vie en société comme une « entreprise coopérative en vue d’avantages mutuels » (Rawls, 1991), comme si nous continuions à percevoir nos relations avec nos concitoyens d’un point de vue purement intéressé. Pourtant, notre sens moral a évolué. Nos principes éthiques ne se résument plus à l’échange de faveurs. Par le travail conjoint de la raison et de l’empathie, nous sommes devenus capables de reconnaitre des obligations de sacrifier certains avantages personnels pour le bien d’autrui. Si la norme de réciprocité continue d’être centrale à nos yeux, elle a évolué d’une réciprocité stricte — faisant ceci pour toi, je m’attends à ce que tu fasses de même pour moi — à une réciprocité hypothétique — je fais ceci pour toi dans l’espoir que tu agirais de la même manière si tu étais à ma place et moi à la tienne. C’est que le principe de réciprocité stricte s’applique avant tout aux relations symétriques : j’attends un retour de ta part parce que tu es en position de me retourner ma faveur.

Chacun selon ses capacités

Appliqué à la coopération sociale, à la division du travail, le principe de réciprocité enjoint d’une part à jouer selon les règles communes, et d’autre part à faire sa part du boulot. D’où l’idée d’une obligation morale de travailler. Cette idée est défendue à gauche comme à droite, avec des visées diverses. La version « socialiste » (Cohen, 2010) insistera sur la nécessité de produire suffisamment pour subvenir aux besoins des plus vulnérables. La version « néolibérale » (Meade, 2001) met l’accent sur les méfaits du parasitisme — le fait de bénéficier d’un effort commun sans y contribuer1. Dans tous les cas, pour être plausible, cette obligation de travailler doit être nuancée.

La première nuance à apporter, c’est l’évidence selon laquelle cette obligation ne concerne que les personnes physiquement et mentalement capables de contribuer à la division du travail. On ne demande ni aux enfants, ni aux plus âgés, ni aux handicapés2 d’être productifs. Mais alors, suivant cette logique, on peut se demander si l’obligation de travailler ne dépend pas plus généralement des capacités de chacun. En effet, nous varions tous dans nos capacités intellectuelles et techniques, pour des raisons qui tiennent en partie à notre parcours scolaire, mais sont largement déterminées par notre patrimoine génétique et notre origine sociale. De ce fait, on ne peut attribuer à une personne le mérite ou la responsabilité de ses capacités, celles-ci dépendant largement de facteurs situés hors de son contrôle. Or, ce sont ces capacités qui déterminent nos opportunités d’accès à des emplois plus ou moins gratifiants. Dès lors, on peut considérer qu’il serait injuste d’appliquer une obligation de force strictement égale à des personnes pour lesquelles elle représente un cout très différent. (L’obligation de travailler n’impose pas à Bill Gates une charge particulièrement lourde par rapport à celui qui n’a accès qu’à des emplois d’ouvrier peu qualifié.) Rappelons que la réciprocité stricte s’applique avant tout à des relations symétriques, alors que nous nous trouvons dans des positions très asymétriques en ce qui concerne l’accès à l’emploi.

Et le travail hors de l’emploi ?

Une seconde nuance à apporter concerne le type de travail que vise l’éventuelle obligation de travailler. Faut-il ne reconnaitre comme contribution satisfaisante que le travail rémunéré, que les activités disponibles sur le marché de l’emploi ? Cela constituerait certainement une grande injustice à l’égard des travailleurs bénévoles et de toutes ces personnes qui prennent en charge le travail de soin — des enfants, en particulier — si essentiel pour la société et pourtant laissé pour compte de notre système de rémunération, focalisé sur le marché de l’emploi. À cet égard, le fait que les allocations de chômage soient généralement conditionnées à la recherche active d’un emploi pénalise injustement les personnes qui se détournent volontairement du travail rémunéré pour, par exemple, consacrer davantage de temps à leur famille, ce qui constitue pourtant sans aucun doute une contribution importante et nécessaire à la vie en société (Anderson, 2004, p. 243 – 256). On pourrait même aller plus loin et juger qu’il existe une obligation morale de prendre soin des enfants et des personnes âgées, aussi importante que celle de contribuer à la production de biens et services (Stevens, 2007, p. 46). De ce point de vue, beaucoup d’hommes font office de parasites, qui profitent du travail de soin sans y contribuer, et il y aurait donc lieu d’organiser l’économie de telle sorte que les citoyens puissent de manière égale s’acquitter de ces deux types de tâches.

En outre, l’obligation de travailler revêt un visage très différent selon le type d’organisation économique concerné. Dans les régimes communistes, il était demandé à tous les citoyens actifs d’occuper un emploi. Cependant, quand on passe d’une économie planifiée, où la division du travail est coordonnée par l’État, à une économie de marché caractérisée par une division spontanée du travail, la nature de l’obligation contributive change inévitablement. Le marché de l’emploi exclut de facto certaines personnes, qui peuvent donc se trouver dans l’impossibilité d’y remplir leur devoir citoyen.

Un devoir d’être exploité ?

Une troisième raison de nuancer la prétendue obligation de travailler surgit de la prise en considération des conditions salariales dans lesquelles les citoyens sont susceptibles de satisfaire leurs devoirs de contribution. Malgré l’existence de syndicats et de législations garantissant des conditions de travail minimalement satisfaisantes, le phénomène de l’exploitation des travailleurs subsiste encore aujourd’hui. Non pas, comme dans la vision marxiste, parce que les employés se voient privés d’une part de la valeur produite par leur travail. En effet, dans un système de marché où le prix du travail est déterminé par la demande et la rareté des compétences des travailleurs3, il n’y a pas de raison de considérer ces derniers comme légitimes propriétaires des pleins fruits de leur labeur. La notion d’exploitation doit plutôt être entendue comme un seuil de salaire en-dessous duquel on peut légitimement se demander si l’employeur n’abuse pas de la vulnérabilité de l’employé.

Qu’est-ce qui explique qu’un travailleur accepte des conditions de travail qu’on pourrait juger dégradantes ou inéquitables ? Certaines personnes sont tentées d’éluder cette question en renvoyant à la liberté contractuelle. Si les conditions du contrat de travail sont claires et que l’employé les accepte, c’est qu’il doit les juger adéquates, ou en tout cas qu’il gagne à les accepter. N’y a‑t-il dès lors rien à redire lorsque les contrats sont transparents ? Cette position ferme à tort les yeux sur les conditions sociales structurant les choix individuels. Car même si un choix est volontaire et avantageux, il peut être contraint et injuste. La liberté réelle se mesure à l’aune de l’ensemble des options auxquelles a véritablement accès l’individu. Par opposition, une personne ne disposant d’aucune source de revenu alternative n’a qu’une liberté purement formelle de refuser un emploi (Van Parijs, 1991). Profitant de ces circonstances — et sous la contrainte de la compétition économique —, il est trop tentant pour l’employeur de s’emparer de cette force de travail bon marché en lui proposant le salaire le plus bas qui soit autorisé légalement.

Au regard de ces circonstances, on peut suggérer que l’exploitation des travailleurs consiste à tirer profit de leur vulnérabilité économique (Vandamme, 2014). Cette vulnérabilité vient de ce que nous avons des besoins fondamentaux à satisfaire, qui ne peuvent généralement l’être que par le biais d’un revenu obtenu sur le marché de l’emploi. Bien entendu, l’apparition de l’État providence, assurant la sécurité sociale de l’ensemble des citoyens, a largement réduit cette vulnérabilité économique. Elle demeure cependant, du fait que dans pratiquement tous les pays, l’accès à une allocation de chômage est conditionné à la recherche active d’un emploi, poussant les chômeurs à accepter des contrats de travail inéquitables. L’obligation matérielle de travailler — pour satisfaire ses besoins fondamentaux — ne disparait donc pas, et engendre de l’exploitation.

Partant de cette observation selon laquelle l’obligation de travailler génère de la vulnérabilité, qui elle-même crée des conditions favorables à l’exploitation, on peut imaginer une manière d’évaluer quels travailleurs sont victimes d’une telle exploitation. Afin de savoir si c’est l’obligation de pourvoir à leurs besoins fondamentaux qui explique leurs conditions salariales, il faut imaginer une situation dans laquelle l’État assurerait à tous les chômeurs un revenu suffisant pour couvrir ces besoins. Si, dans une telle configuration hypothétique, un travailleur refuserait les conditions de travail qui sont les siennes dans le monde réel, on peut considérer qu’il est exploité4 dans le monde réel, puisque sa vulnérabilité économique — approchant son pouvoir de négociation de zéro — détermine son salaire.

Ne peut-on pas cependant dire que tout le monde gagnerait en pouvoir de négociation dans un régime de revenu de chômage inconditionnel, et que donc tout le monde serait actuellement exploité5 ? Non. En effet, ce sont nos options alternatives qui déterminent notre pouvoir de négociation individuel. Or, si les travailleurs les moins qualifiés n’ont, dans le régime de conditionnalité des allocations de chômage, aucune option alternative viable (s’ils refusent l’emploi qui leur est accessible, ils pourraient bien perdre leurs allocations de chômage), ce n’est généralement pas le cas de personnes plus qualifiées. Ces dernières font habituellement face à plusieurs alternatives d’emplois convenables et peuvent donc se permettre de refuser des conditions non satisfaisantes. L’introduction d’une option alternative « allocation inconditionnelle de chômage » ne modifierait alors pas leur pouvoir de négociation, puisqu’elles préféreront généralement un travail rémunéré à un chômage rémunéré, étant donné la différence de revenu. Leur option alternative préférée est un autre emploi plutôt que le chômage. Elles ne peuvent donc pas utiliser l’alternative « chômage » comme moyen de pression crédible sur l’employeur.

Mettons que T est le salaire à partir duquel une personne préfère le travail à temps plein que l’oisiveté à temps plein (avec une allocation de chômage inconditionnelle couvrant les besoins fondamentaux). Dans ce cas, aucune des personnes ayant une option alternative supérieure ou égale à T dans le monde actuel n’est présumée exploitée. On peut plus vraisemblablement considérer que leur choix de travailler et leur consentement aux conditions de ce travail sont véritablement volontaires.

Certains pourraient néanmoins juger excessif le nombre de personnes considérées comme exploitées selon la définition ici proposée. À cet égard, il est instructif de s’intéresser à la perception de leur exploitation par les acteurs eux-mêmes. Des données collectées par François Dubet révèlent qu’«à l’exception des chefs d’entreprise, des cadres et professions intellectuelles, toutes les catégories professionnelles interrogées […] se déclarent exploitées dans plus de 25 % des cas, alors que cette réponse frôle les 47 % chez les ouvriers » (Dubet, 2006, p. 118)6.

Une dernière objection possible consiste à dire que notre compréhension de l’exploitation n’a pas à dépendre de sa perception subjective ou des préférences individuelles vis-à-vis du travail. L’exploitation devrait plutôt être définie de manière objective, par exemple comme une propriété des relations de travail capitalistes (version marxiste), ou encore comme une répartition inégale des bénéfices en fonction de la contribution de chacun (version marginaliste). Je n’ai pas l’espace ici pour affronter cette objection. Il suffit cependant pour mon propos de comprendre le fait que l’obligation matérielle de travailler pousse à accepter des conditions de travail jugées par les acteurs comme relevant de l’exploitation et d’examiner l’obligation morale de travailler sous cette lumière.

Quelles politiques d’activation justes ?

Si la morale nous intéresse, il ne faut pas prendre en compte uniquement les principes qui nous conviennent — ce que sont souvent tentés de faire ceux qui s’en prennent aux chômeurs oisifs au nom de principes moraux tels que la réciprocité, mais acceptent pour le reste une organisation extrêmement injuste de la société. S’il existe un devoir moral par rapport au travail, alors, plutôt que d’une obligation de travailler, il conviendrait de parler d’une invitation à contribuer, selon ses capacités et opportunités, à la division sociale du travail. Et lorsque l’on réfléchit aux manières d’organiser nos institutions d’une manière conforme à ce principe, il est nécessaire d’éviter de commettre d’autres formes d’injustices.

Une forme d’injustice, par exemple, consisterait à n’«activer » que les pauvres. Il existe en effet des personnes riches oisives, qui ne cherchent nullement à se rendre utiles à la société (White, 2004). Celles-ci pourraient se défendre d’une quelconque obligation de travailler en raison du fait qu’elles n’attendent rien de la part de l’État, qu’elles se débrouillent très bien toutes seules, au contraire de ceux qui dépendent pour leur survie d’aides sociales. Ces riches oisifs, cependant, bénéficient de la manière dont l’économie est organisée, qui leur permet par exemple de vivre de leurs rentes (alors que ces dernières pourraient très bien devenir propriété collective). Dès lors, s’il existe un devoir de contribution, il doit s’appliquer à tous (ceux qui en sont capables).

Une autre politique d’activation dont on peut interroger la légitimité est la limitation des allocations de chômage dans le temps, ou leur dégressivité. Dans un régime de plein-emploi (où tous ceux qui le désirent ont un emploi, et où il reste des emplois disponibles pour ceux qui les refusent), cette mesure serait vraisemblablement efficace dans l’objectif d’obliger tous les citoyens capables à faire leur part du travail. Cependant, elle pourrait commettre une injustice à l’égard de ceux qui travaillent en-dehors du marché de l’emploi et de ceux qui n’ont pas accès à un travail convenable (c’est-à-dire ne relevant pas de l’exploitation). Dans un contexte où il existe du chômage involontaire, l’injustice s’accroît, puisque des personnes pourraient être punies alors qu’elles sont demandeuses de satisfaire leur obligation contributive. Si nous voulons être cohérents avec le principe juridique largement admis de la présomption d’innocence, nous devrions être réticents face à une mesure qui risque de sanctionner des « innocents » pour s’assurer de punir tous les « coupables7 ».

Qu’en est-il alors de la politique d’activation la plus généralisée dans les pays développés, à savoir la conditionnalité des allocations de chômage ?

Conditionnalité et exploitation

L’octroi d’allocations de chômage peut être conditionné de trois manières au moins. Premièrement, comme dans le « workfare » ou « work for welfare » anglo-saxon, il peut être conditionné à la possession d’un emploi. Il s’agit alors d’aides aux petits revenus. S’appliquent évidemment à cette formule toutes les remarques déjà évoquées. Quid du travail domestique et des chômeurs involontaires ? Il est difficile de faire passer une telle mesure pour une visée de justice sociale8.

Une alternative plus populaire, qui est celle envisagée par le gouvernement Michel, consiste à conditionner l’octroi d’allocations de chômages non limitées dans le temps à la réalisation de travaux d’intérêt public. Une première objection possible rappelle le caractère inéquitable d’une mesure ne concernant que les plus démunis et pas les riches oisifs. Plus fondamentalement, on peut se demander pourquoi les chômeurs involontaires devraient s’acquitter de leur obligation de contribuer sans toucher de salaire, alors que d’autres s’en acquittent en contrepartie de salaires mirobolants, pour des activités qui ne sont même pas d’intérêt public (et qui peuvent même aller à l’encontre de ce dernier). En outre, en fonction du temps de travail exigé des chômeurs et de sa pénibilité, il n’est pas illégitime de considérer cette mesure comme relevant de l’exploitation, puisqu’on profiterait de leur vulnérabilité économique pour se débarrasser de certaines tâches que personne n’est prêt à payer.

La dernière formule possible — et de loin la plus répandue — conditionne les allocations de chômage à la volonté de travailler et la recherche active d’un emploi. Cette mesure tire son attrait de son ambition, sans doute légitime, de distinguer le chômage involontaire du chômage volontaire. Si l’on adhère à une conception de la justice visant à compenser les gens pour les désavantages dont ils ne sont pas responsables (Cohen, 2011), cela a effectivement du sens de juger que les chômeurs involontaires ont théoriquement droit à une compensation plus importante que les chômeurs volontaires (ce qui n’implique pas que ces derniers n’aient aucun droit).

Le problème, c’est qu’outre la difficulté pratique de distinguer ces deux formes de chômage, l’exigence de chercher un emploi est susceptible de pousser les travailleurs potentiels à accepter des conditions de travail dans lesquels ils se trouveraient exploités. Afin d’éviter cela, tout en maintenant le caractère conditionnel des allocations, deux régimes sont possibles. Le premier introduit, à côté de l’obligation de chercher un emploi, un salaire minimum suffisamment haut pour exclure à priori toute forme d’exploitation. Cela présuppose qu’on puisse établir un salaire à partir duquel plus personne n’est exploité, en dépit du cout subjectif du travail. Mais la difficulté principale de cette mesure est la probable augmentation du taux de chômage étant donné la hausse du cout budgétaire du travail pour les employeurs. Dans ce cas, on améliorerait certes le sort des travailleurs précaires, mais pas celui des chômeurs, dont le nombre augmenterait vraisemblablement. Or, les théories de la justice les plus attrayantes accordent une attention prioritaire aux opportunités des plus démunis — qui se trouveraient, en l’occurrence, réduites (Rawls, 1991)9.

Si l’on veut maintenir la conditionnalité, empêcher l’exploitation, et cependant éviter l’augmentation unilatérale du cout du travail, on peut également joindre à l’obligation de chercher un travail une « clause de non-exploitation », qui autoriserait les travailleurs potentiels à refuser des emplois n’offrant pas des conditions convenables de travail (White, 2003). Il s’agit certainement de la défense la plus plausible du régime de conditionnalité. Cependant, certaines inquiétudes persistent, concernant d’abord la définition de conditions de travail « convenables ». Outre la difficulté de les déterminer de l’extérieur, alors que le travail possède un cout physique et psychique extrêmement subjectif et variable selon les emplois et les personnes10, le risque est grand que cette appréciation soit sujette au jugement arbitraire des fonctionnaires chargés de l’activation, ou encore aux circonstances économiques du moment. La tentation sera grande, en effet, en périodes de difficultés budgétaires, de revoir à la baisse les critères définissant un emploi convenable afin d’activer un peu plus de monde. Or, des droits sociaux soumis aux intempéries économiques sont de bien faibles protections sociales.

Imaginons cependant qu’il existe une véritable volonté politique de protéger ces droits sociaux et de combattre l’exploitation. Dans ce cas, le régime de conditionnalité pourrait en fin de compte s’avérer inutile, ou ne pas valoir la peine ni son cout administratif, si son but est de forcer des gens à accepter des emplois convenables. Car s’il s’agit véritablement de conditions de travail convenables, les travailleurs potentiels n’auront pas besoin d’incitations pour les accepter. Les gens qui préféreraient ne rien faire et se contenter d’un maigre revenu sont assez rares. Que ce soit pour donner du sens à leurs journées, pour rehausser leur train de vie ou par souci de contribuer, nombreux sont ceux qui reprendraient le travail s’ils avaient accès à des emplois convenables11. Des enquêtes d’opinion menées aux États-Unis révèlent en effet que la plupart des récipiendaires d’allocations de chômage sont habités par une éthique du travail et de la réciprocité, mais sont seulement réticents à accepter des conditions de travail abusives (Anderson, 2004, p. 249).

Dès lors, on peut légitimement se demander si un tel régime de conditionnalité demeure encore fondamentalement distinct, en pratique, d’un régime inconditionnel.

Inconditionnalité et réciprocité

Le régime inconditionnel garantit un droit au revenu, au moins pour les chômeurs et les personnes en incapacité de travailler, sans vérification pour les premiers de leur volonté de travailler. À première vue, ce régime entre en contradiction avec l’idée d’une obligation contributive, ce qui explique une méfiance nourrie à son égard. Mais c’est du point de vue des conséquences, non des principes, qu’il est le plus attrayant, puisqu’il permet d’éviter tous les maux que peut engendrer la conditionnalité (mépris des contributions hors du marché de l’emploi ; punition d’«innocents» ; exploitation ; pauvreté) et de mieux protéger les droits sociaux face à la tentation utilitariste de les sacrifier au bien-être agrégé, à la croissance.

Certes, rétorquera-t-on, mais l’inconditionnalité possède elle aussi ses maux. En particulier le fait qu’elle permet le free riding — ce que certains appellent sans vergogne le parasitisme (van Donselaar, 2009) —, à savoir la possibilité de profiter d’un effort collectif sans y apporter sa contribution. Mise en balance avec les méfaits de la conditionnalité, cependant, cette forme d’injustice n’est sans doute que secondaire, un petit cout moral à payer pour davantage de justice en général. En outre, elle est quantitativement assez minime. On ne peut en effet dire d’un chômeur qu’il profite du travail d’autrui que dans la mesure où il souhaite effectivement ne pas travailler et il est heureux avec sa maigre allocation, qui lui offre pourtant un désavantage financier comparatif par rapport aux travailleurs (qui n’est compensé par l’avantage relatif lié au temps de loisir que s’il préfère l’oisiveté dans la frugalité). Mais si son chômage est involontaire, par exemple parce qu’il se trouve dans une situation réaliste où le plein-emploi n’est pas réalisé, il subit un désavantage important et ce sont les travailleurs qui profitent du fait qu’ils possèdent cette ressource rare qu’est l’emploi (Van Parijs, 1997) tandis que le chômeur en est privé.

Le régime d’inconditionnalité n’est pas, par ailleurs, à opposer radicalement à l’idéal de réciprocité. En effet, ce dernier peut être exprimé d’une manière plus souple. On peut par exemple juger qu’il existe une forme d’obligation contributive et que, de ce fait, l’économie doit être organisée de manière telle que ceux qui remplissent leur devoir sont avantagés par rapport à ceux qui ne le font pas (Arneson, 1992, p. 508). Cette conception de la réciprocité est déjà bien différente de celle plus rigide qui juge que ceux qui ne font pas leur devoir de citoyen doivent être privés de revenu. Cette dernière, à vrai dire, s’apparente davantage à une forme pathologique de réciprocité — peut-être liée à la marchandisation des relations sociales (je ne fais rien pour toi si tu ne fais rien en retour) en régime capitaliste — que comme un principe véritablement éthique12.

Il suffit donc peut-être à la satisfaction de l’exigence morale de réciprocité que l’économie soit organisée d’une manière qui encourage les citoyens à s’y conformer. À cet égard, certaines formes d’inconditionnalité conviennent mieux que d’autres. En effet, l’octroi d’un revenu social aux seuls chômeurs crée une trappe au chômage pour les personnes peu qualifiées n’ayant accès qu’à des emplois si peu rémunérés que les salaires dépassent à peine les allocations de chômage. Tandis qu’un revenu de base inconditionnel distribué à tous sans condition de revenu rend beaucoup plus attrayante la remise à l’emploi, les revenus du travail s’additionnant au revenu social plutôt que de s’y substituer (Van Parijs, 1996, p. 103 – 117). Alternativement, des aides décroissantes aux plus bas revenus pourraient également permettre de lutter contre la trappe au chômage.

Outre ces incitations économiques à travailler, on pourrait également imaginer combiner un régime d’inconditionnalité avec des mesures d’«activation » non-punitives, de l’ordre de la formation continue ou de l’information sur les activités disponibles. Il est également imaginable qu’on souhaite inculquer, via l’éducation, une forme d’éthique du travail, en soulignant sa nécessité pour la soutenabilité d’un État providence offrant à tous les conditions économiques de l’émancipation (Birnbaum, 2012).

Conclusion

S’il existe une obligation de contribuer à l’effort collectif, ce qui paraît plausible tant la norme de réciprocité semble universelle, elle doit être nuancée du fait qu’elle ne s’applique pas de la même manière à tous. Par ailleurs, prendre au sérieux ce devoir contributif ne doit pas fermer nos yeux sur les multiples injustices que risquent d’engendrer des mesures d’activation punitives. Enfin, étant donné que la plupart des gens partagent une certaine éthique du travail et de la réciprocité, il est important de comprendre que la satisfaction des devoirs citoyens dépend bien davantage de la manière dont on organise le partage et les conditions du travail que d’une forme de faillite morale des chômeurs.

  1. Une version plus centriste est également possible (White, 2003).
  2. Si on cherche à intégrer ces derniers dans le monde du travail, c’est dans une visée d’intégration sociale et d’émancipation personnelle, et non pas au nom d’une obligation de se rendre utile.
  3. Voir Joseph Heath, « On the very idea of a just wage », à paraître (disponible en ligne).
  4. Si l’employeur ne peut pas se permettre de le payer plus, à cause de la concurrence, le travailleur n’est pas victime d’exploitation discrétionnaire (un patron qui profite de sa position de négociation favorable pour payer moins qu’il ne le pourrait), mais d’exploitation structurale (c’est la manière dont le marché est structuré qui crée de l’exploitation) (Mayer, 2007).
  5. Cette objection m’a été adressée par Gijs van Donselaar.
  6. Toutes catégories confondues, ce sont 33,7 % des personnes interrogées qui se sentent exploitées (p. 116).
  7. Si tant est que ces termes soient adaptés à la situation en question. Je n’en ai simplement pas trouvé de meilleurs.
  8. Voir le numéro du Journal of Applied Philosophy (21/3, 2004) consacré à ce sujet.
  9. Un tel régime n’affecterait en rien les opportunités des chômeurs volontaires, mais les plus démunis en termes d’opportunités sont ici ceux qui souhaiteraient travailler mais n’ont pas accès à l’emploi.
  10. Voir Fr. Dubet (2006, p. 124) pour des témoignages de travailleurs jugeant que leurs patrons sous-estiment systématiquement ce cout.
  11. Certains pourraient continuer à préférer un travail de soin ou quelque autre forme de bénévolat que ce soit, mais ce ne sont pas ceux-là que vise l’activation, puisqu’ils contribuent déjà à leur manière.
  12. L’anthropologue Marshall Sahlins (2007) distingue ainsi, à travers l’histoire et les cultures, plusieurs formes d’échanges sur une « échelle de réciprocité ». L’échange marchand, seul, exige une réciprocité immédiate.

Pierre Étienne Vandamme


Auteur

Aspirant FNRS ISP, chaire Hoover d'éthique économique et sociale (UCL).