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Politique et violence, une explosive alchimie

Numéro 3 - 2018 - Violence politique Violences par Guillermo Kozlowski Christophe Mincke

mai 2018

La vio­lence est omni­pré­sente en poli­tique. Elle l’est, par exemple, au tra­vers des affron­te­ments par­fois mus­clés entre les adver­saires du jour qui sont sou­vent les par­te­naires du len­de­main. On accuse l’autre du pire, on l’invective, on le dénigre, voire on en vient aux mains dans un hémi­cycle. Il y a une théâ­tra­li­sa­tion des diver­gences, une sorte […]

Dossier

La vio­lence est omni­pré­sente en poli­tique. Elle l’est, par exemple, au tra­vers des affron­te­ments par­fois mus­clés entre les adver­saires du jour qui sont sou­vent les par­te­naires du len­de­main. On accuse l’autre du pire, on l’invective, on le dénigre, voire on en vient aux mains dans un hémicycle.

Il y a une théâ­tra­li­sa­tion des diver­gences, une sorte de rituel dont l’objectif semble être de sug­gé­rer que, der­rière les res­sem­blances visibles, il y aurait des dif­fé­rences profondes.

Mais, à côté de cette mise en scène de la vio­lence, il y a une vio­lence réelle. Celle qui se déve­loppe vis-à-vis des mino­ri­tés et des mino­ri­sés — les femmes, les un-peu-trop-basa­nés, les pas-assez-riches — est d’une tout autre nature. Loin de jouer au duel sin­gu­lier, il s’agit de dis­qua­li­fier le dis­cours, de nier la légi­ti­mi­té, même en tant qu’adversaire.

La vio­lence est liée au poli­tique bien au-delà du débat par­le­men­taire. Son exer­cice est ain­si l’une des visées de la conquête du pou­voir et, par­tant, de la mai­trise de l’appareil d’État. Les ser­vices de sécu­ri­té et l’appareil mili­taire sont à cet égard, de la manière la plus évi­dente, un bras armé au ser­vice de qui sau­ra s’en faire obéir. C’est ain­si que la conquête du pou­voir peut se faire sous l’égide d’un pro­jet poli­tique de réorien­ta­tion, voire d’accroissement, de la vio­lence éta­tique. Il n’est que d’écouter les pro­po­si­tions de la droite dite « décom­plexée » pour s’en convaincre. Péné­trer le domi­cile des allo­ca­taires sociaux ou des héber­geurs de migrants, ins­tal­ler l’armée dans les rues, pri­ver de liber­té les oppo­sants et les déviants, mater les pro­tes­ta­tions et les révoltes sont autant de pro­jets banals de recours à la violence.

Il y a une pen­sée néo­li­bé­rale de la vio­lence, qui tourne autour du sécu­ri­taire, théo­ri­sée notam­ment dans l’évaluation des risques et la ges­tion des catas­trophes. Mais aus­si une pra­tique néo­li­bé­rale de la vio­lence : une pro­li­fique éco­no­mie de la sécu­ri­té, une com­mu­ni­ca­tion rodée et ren­table, elle aus­si, qui pro­clame sans relâche le carac­tère « objec­tif » du choix de l’usage de la vio­lence. « On ne pou­vait faire autre­ment, déjà comme ça on est beau­coup trop géné­reux », répètent en chœur les ministres de l’Intérieur d’un peu par­tout. À les entendre, la vio­lence serait un geste rare, une excep­tion. Or, il en est quo­ti­dien­ne­ment fait usage : pour rendre étanches les fron­tières de l’Europe, pour conte­nir le mécon­ten­te­ment social, pour dis­ci­pli­ner cer­taines popu­la­tions, pour pro­té­ger des inté­rêts vitaux à l’étranger, pour amé­na­ger le ter­ri­toire, pour défendre « nos » valeurs… Mal­gré ce fait, cette pen­sée est pour le moment for­te­ment hégé­mo­nique, d’une part, parce qu’il n’y a pas d’autres manières de pen­ser et de pra­ti­quer la vio­lence dont le poids social soit com­pa­rable aujourd’hui et, d’autre part, parce qu’elle est rela­ti­ve­ment peu contestée.

Ain­si, cette vio­lence est sou­te­nue par un dis­cours qui la légi­time, avant même le pre­mier coup de matraque, le pre­mier gazage de mani­fes­tant, la pre­mière incar­cé­ra­tion d’un sans-papiers ou la pre­mière per­qui­si­tion, et met en place une vio­lence sym­bo­lique qui désigne les cibles à venir d’une vio­lence plus concrète et y pré­pare les esprits. Ain­si, ceux qui éprou­ve­ront le poids des matraques et de l’emprise de l’État sont-ils ceux qui, de manière régu­lière, sont dénon­cés, mis en cause et stig­ma­ti­sés dans les dis­cours des élites poli­tiques et socioéconomiques.

Dans le pré­sent dos­sier, nous avons vou­lu poser la ques­tion de la vio­lence en contexte poli­tique, au-delà des dis­cours léni­fiants sur la néces­si­té de la réduire, voire de s’en pas­ser et, au-delà des consi­dé­ra­tions, sur notre légi­time réac­tion aux pro­vo­ca­tions de nos ennemis.

C’est ain­si que le dos­sier s’ouvre sur une contri­bu­tion de Guiller­mo Koz­lows­ki dans laquelle il s’interroge sur les pro­ces­sus de dési­gna­tion de popu­la­tions comme cibles d’une vio­lence légi­time. Remon­tant à la colo­ni­sa­tion et à la dénon­cia­tion des « sau­vages » que furent les pay­sans et les ouvriers, il montre com­ment l’État, mais aus­si divers groupes de pou­voir, en attri­buant une vio­lence à cer­tains, légi­ti­ment la leur propre, et com­ment ce méca­nisme per­met de rendre invi­sible tout motif de contes­ta­tion ou de révolte dans le chef des stig­ma­ti­sés. Si le colo­ni­sé, le pay­san ou l’ouvrier n’est qu’un can­ni­bale, com­ment ima­gi­ner qu’il puisse reven­di­quer quoi que ce soit ? Com­ment pen­ser que sa vio­lence puisse être poli­tique ? Ces méca­nismes se déploient à par­tir du XVIIe siècle et sont encore à l’œuvre aujourd’hui, dans la dési­gna­tion du radi­cal, cet enne­mi abso­lu contre lequel toute vio­lence est bonne. La mise en scène de la vio­lence et de l’altérité de l’ennemi forme ain­si un trou noir dans lequel tout se trouve per­mis. Dans la der­nière par­tie de son texte il pro­pose une autre manière de pen­ser la vio­lence, à tra­vers notam­ment une pen­sée du conflit.

Pour sa part, Che­dia Leroij s’interroge sur l’impunité de l’exercice de la vio­lence. Du lyn­chage en famille de Noirs-Amé­ri­cains aux poli­tiques anti­ter­ro­ristes, elle remonte le fil des méca­nismes assu­rant l’immunité à ceux qui, en tant qu’agents de l’État ou en tant que simples citoyens, exercent une vio­lence visible et connue de tous. Il n’y a alors pas d’État de droit ni d’usage légi­time de la vio­lence qui tiennent, tant le déni de jus­tice est par­tie inté­grante du méca­nisme. Se donne au contraire à voir une conti­nui­té des régimes d’exception et l’absence totale de pro­tec­tion de cer­taines popu­la­tions contre la vio­lence. Au tra­vers de la dési­gna­tion de périls majeurs, de l’identification de fau­teurs de troubles et de la mise en place de réac­tions bru­tales, mais dites néces­saires, se bâtit un sys­tème pérenne de recours à la bru­ta­li­té. Ain­si, aujourd’hui, c’est l’étiquette de ter­ro­riste qui jus­ti­fie le pire, en atten­dant sans doute l’émergence de nou­velles figures de la peur.

Dans le fil de cette réflexion, la contri­bu­tion de Renaud Maes rend compte de recherches empi­riques por­tant sur les jeunes par­tis en Syrie ou can­di­dats au départ, mais empê­chés de s’y rendre. Se dévoile à cette occa­sion une figure bien dif­fé­rente de celle qui est mise en scène dans les dis­cours domi­nants. Loin du jeune en rup­ture de ban, nihi­liste fou et prêt à tout, se donne à voir un indi­vi­du ayant for­te­ment inté­gré l’impératif néo­li­bé­ral d’être un entre­pre­neur de soi. Ayant cru à la pro­messe méri­to­cra­tique d’un sys­tème qui tente de camou­fler la repro­duc­tion sociale la plus radi­cale sous les atours de la res­pon­sa­bi­li­sa­tion et de l’activation, ces jeunes issus de milieux ne leur garan­tis­sant aucune ascen­sion sociale sont avant tout des déçus. Ils trouvent dans les invites des recru­teurs de Daesh la pers­pec­tive d’une hon­nête récom­pense de leurs inves­tis­se­ments per­son­nels. De la sculp­ture de son corps dans des salles de fit­ness au départ pour les rangs de l’armée isla­mique, il y a une conti­nui­té, celle de la pers­pec­tive de tra­vailler dur pour obte­nir un résul­tat à la hau­teur de son achar­ne­ment. C’est le pas­sage d’un « je » en situa­tion d’échec à un « nous » entra­vé par « eux » qui per­met l’adhésion au pro­jet jiha­diste. La vio­lence de ces jeunes appa­rait alors comme un des mul­tiples ava­tars de celle, géné­ra­li­sée, d’un sys­tème néo­li­bé­ral qui enjoint aux indi­vi­dus de se sacri­fier sur l’autel de la réussite.

Opé­rant un retour vers l’État, Cris­tal Huer­do More­no et Chris­tophe Mincke tentent de déco­der l’investissement dans la vio­lence des gou­ver­ne­ments conser­va­teurs de Maria­no Rajoy (Espagne). De la consti­tu­tion d’un cadre légal favo­ri­sant la répres­sion de la contes­ta­tion et l’impunité des vio­lences poli­cières à l’usage de l’arsenal anti­ter­ro­riste, notam­ment sous la forme de la très vague « apo­lo­gie du ter­ro­risme », pour répri­mer les oppo­sants, en pas­sant par le contrôle des médias, c’est tout un sys­tème de bru­ta­li­sa­tion de l’État qui est mis en place, pro­jet poli­tique d’une droite « décom­plexée » pour laquelle l’État fort est un État qui inflige des souf­frances plu­tôt que de les sou­la­ger. À ce titre, l’Espagne n’est qu’un exemple par­mi bien d’autres, annon­cia­teur de rudes affrontements.

Enfin, le dos­sier se clôt sur un test qui vous per­met­tra de défi­nir quel type de vio­lence vous exer­cez vous-mêmes. Ana­thème vous engage à mieux vous connaitre, vous qui, comme tout citoyen, n’êtes cer­tai­ne­ment qu’une graine de ter­ro­riste ou de pre­neur d’otage… Mais quelle graine, précisément ?

Guillermo Kozlowski


Auteur

Né à Buenos Aires en 1974. DEA en Philosophie à Paris 1 en 1999. Chercheur au collectif Malgré tout entre 1995 et 2001. Il travaille depuis 2009 comme chercheur à CFS asbl. Son travail est notamment centré sur l’écriture d’analyses et études (en accès libre sur le site de CFS asbl) dans une démarche d’éducation populaire : confronter les savoirs théoriques et les savoirs d’expérience, sur un pied d’égalité. Ce travail de recherche est très inspiré par les expériences du cinéma documentaire. Il participe régulièrement à des émissions de radio (Radio libertaire, Paris pluriel, Panik, Air libre, Campus…). Il a par ailleurs réalisé trois documentaires de création sonore pour la RTBF ({Histoires Souterraines d’Argentine}, {Le modélisateur}, {Paysages}), et coréalise actuellement l’émission mensuelle {Des singes en Hiver} pour Radio Panik.

Christophe Mincke


Auteur

Christophe Mincke est codirecteur de La Revue nouvelle, directeur du département de criminologie de l’Institut national de criminalistique et de criminologie et professeur à l’Université Saint-Louis à Bruxelles. Il a étudié le droit et la sociologie et s’est intéressé, à titre scientifique, au ministère public, à la médiation pénale et, aujourd’hui, à la mobilité et à ses rapports avec la prison. Au travers de ses travaux récents, il interroge notre rapport collectif au changement et la frénésie de notre époque.