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Politique et violence, une explosive alchimie
La violence est omniprésente en politique. Elle l’est, par exemple, au travers des affrontements parfois musclés entre les adversaires du jour qui sont souvent les partenaires du lendemain. On accuse l’autre du pire, on l’invective, on le dénigre, voire on en vient aux mains dans un hémicycle. Il y a une théâtralisation des divergences, une sorte […]
La violence est omniprésente en politique. Elle l’est, par exemple, au travers des affrontements parfois musclés entre les adversaires du jour qui sont souvent les partenaires du lendemain. On accuse l’autre du pire, on l’invective, on le dénigre, voire on en vient aux mains dans un hémicycle.
Il y a une théâtralisation des divergences, une sorte de rituel dont l’objectif semble être de suggérer que, derrière les ressemblances visibles, il y aurait des différences profondes.
Mais, à côté de cette mise en scène de la violence, il y a une violence réelle. Celle qui se développe vis-à-vis des minorités et des minorisés — les femmes, les un-peu-trop-basanés, les pas-assez-riches — est d’une tout autre nature. Loin de jouer au duel singulier, il s’agit de disqualifier le discours, de nier la légitimité, même en tant qu’adversaire.
La violence est liée au politique bien au-delà du débat parlementaire. Son exercice est ainsi l’une des visées de la conquête du pouvoir et, partant, de la maitrise de l’appareil d’État. Les services de sécurité et l’appareil militaire sont à cet égard, de la manière la plus évidente, un bras armé au service de qui saura s’en faire obéir. C’est ainsi que la conquête du pouvoir peut se faire sous l’égide d’un projet politique de réorientation, voire d’accroissement, de la violence étatique. Il n’est que d’écouter les propositions de la droite dite « décomplexée » pour s’en convaincre. Pénétrer le domicile des allocataires sociaux ou des hébergeurs de migrants, installer l’armée dans les rues, priver de liberté les opposants et les déviants, mater les protestations et les révoltes sont autant de projets banals de recours à la violence.
Il y a une pensée néolibérale de la violence, qui tourne autour du sécuritaire, théorisée notamment dans l’évaluation des risques et la gestion des catastrophes. Mais aussi une pratique néolibérale de la violence : une prolifique économie de la sécurité, une communication rodée et rentable, elle aussi, qui proclame sans relâche le caractère « objectif » du choix de l’usage de la violence. « On ne pouvait faire autrement, déjà comme ça on est beaucoup trop généreux », répètent en chœur les ministres de l’Intérieur d’un peu partout. À les entendre, la violence serait un geste rare, une exception. Or, il en est quotidiennement fait usage : pour rendre étanches les frontières de l’Europe, pour contenir le mécontentement social, pour discipliner certaines populations, pour protéger des intérêts vitaux à l’étranger, pour aménager le territoire, pour défendre « nos » valeurs… Malgré ce fait, cette pensée est pour le moment fortement hégémonique, d’une part, parce qu’il n’y a pas d’autres manières de penser et de pratiquer la violence dont le poids social soit comparable aujourd’hui et, d’autre part, parce qu’elle est relativement peu contestée.
Ainsi, cette violence est soutenue par un discours qui la légitime, avant même le premier coup de matraque, le premier gazage de manifestant, la première incarcération d’un sans-papiers ou la première perquisition, et met en place une violence symbolique qui désigne les cibles à venir d’une violence plus concrète et y prépare les esprits. Ainsi, ceux qui éprouveront le poids des matraques et de l’emprise de l’État sont-ils ceux qui, de manière régulière, sont dénoncés, mis en cause et stigmatisés dans les discours des élites politiques et socioéconomiques.
Dans le présent dossier, nous avons voulu poser la question de la violence en contexte politique, au-delà des discours lénifiants sur la nécessité de la réduire, voire de s’en passer et, au-delà des considérations, sur notre légitime réaction aux provocations de nos ennemis.
C’est ainsi que le dossier s’ouvre sur une contribution de Guillermo Kozlowski dans laquelle il s’interroge sur les processus de désignation de populations comme cibles d’une violence légitime. Remontant à la colonisation et à la dénonciation des « sauvages » que furent les paysans et les ouvriers, il montre comment l’État, mais aussi divers groupes de pouvoir, en attribuant une violence à certains, légitiment la leur propre, et comment ce mécanisme permet de rendre invisible tout motif de contestation ou de révolte dans le chef des stigmatisés. Si le colonisé, le paysan ou l’ouvrier n’est qu’un cannibale, comment imaginer qu’il puisse revendiquer quoi que ce soit ? Comment penser que sa violence puisse être politique ? Ces mécanismes se déploient à partir du XVIIe siècle et sont encore à l’œuvre aujourd’hui, dans la désignation du radical, cet ennemi absolu contre lequel toute violence est bonne. La mise en scène de la violence et de l’altérité de l’ennemi forme ainsi un trou noir dans lequel tout se trouve permis. Dans la dernière partie de son texte il propose une autre manière de penser la violence, à travers notamment une pensée du conflit.
Pour sa part, Chedia Leroij s’interroge sur l’impunité de l’exercice de la violence. Du lynchage en famille de Noirs-Américains aux politiques antiterroristes, elle remonte le fil des mécanismes assurant l’immunité à ceux qui, en tant qu’agents de l’État ou en tant que simples citoyens, exercent une violence visible et connue de tous. Il n’y a alors pas d’État de droit ni d’usage légitime de la violence qui tiennent, tant le déni de justice est partie intégrante du mécanisme. Se donne au contraire à voir une continuité des régimes d’exception et l’absence totale de protection de certaines populations contre la violence. Au travers de la désignation de périls majeurs, de l’identification de fauteurs de troubles et de la mise en place de réactions brutales, mais dites nécessaires, se bâtit un système pérenne de recours à la brutalité. Ainsi, aujourd’hui, c’est l’étiquette de terroriste qui justifie le pire, en attendant sans doute l’émergence de nouvelles figures de la peur.
Dans le fil de cette réflexion, la contribution de Renaud Maes rend compte de recherches empiriques portant sur les jeunes partis en Syrie ou candidats au départ, mais empêchés de s’y rendre. Se dévoile à cette occasion une figure bien différente de celle qui est mise en scène dans les discours dominants. Loin du jeune en rupture de ban, nihiliste fou et prêt à tout, se donne à voir un individu ayant fortement intégré l’impératif néolibéral d’être un entrepreneur de soi. Ayant cru à la promesse méritocratique d’un système qui tente de camoufler la reproduction sociale la plus radicale sous les atours de la responsabilisation et de l’activation, ces jeunes issus de milieux ne leur garantissant aucune ascension sociale sont avant tout des déçus. Ils trouvent dans les invites des recruteurs de Daesh la perspective d’une honnête récompense de leurs investissements personnels. De la sculpture de son corps dans des salles de fitness au départ pour les rangs de l’armée islamique, il y a une continuité, celle de la perspective de travailler dur pour obtenir un résultat à la hauteur de son acharnement. C’est le passage d’un « je » en situation d’échec à un « nous » entravé par « eux » qui permet l’adhésion au projet jihadiste. La violence de ces jeunes apparait alors comme un des multiples avatars de celle, généralisée, d’un système néolibéral qui enjoint aux individus de se sacrifier sur l’autel de la réussite.
Opérant un retour vers l’État, Cristal Huerdo Moreno et Christophe Mincke tentent de décoder l’investissement dans la violence des gouvernements conservateurs de Mariano Rajoy (Espagne). De la constitution d’un cadre légal favorisant la répression de la contestation et l’impunité des violences policières à l’usage de l’arsenal antiterroriste, notamment sous la forme de la très vague « apologie du terrorisme », pour réprimer les opposants, en passant par le contrôle des médias, c’est tout un système de brutalisation de l’État qui est mis en place, projet politique d’une droite « décomplexée » pour laquelle l’État fort est un État qui inflige des souffrances plutôt que de les soulager. À ce titre, l’Espagne n’est qu’un exemple parmi bien d’autres, annonciateur de rudes affrontements.
Enfin, le dossier se clôt sur un test qui vous permettra de définir quel type de violence vous exercez vous-mêmes. Anathème vous engage à mieux vous connaitre, vous qui, comme tout citoyen, n’êtes certainement qu’une graine de terroriste ou de preneur d’otage… Mais quelle graine, précisément ?