Politique et innocence
Un film D’abord quelques réflexions à partir du film O Processo réalisé par Maria Ramos : ce documentaire retrace le combat mené par des membres du Parti des travailleurs brésiliens (PT) pour empêcher la destitution de la présidente Dilma Roussef en 2016 (le film est sorti en 2018). Il est entièrement orienté dans l’optique de trois parlementaires de […]
Un film
D’abord quelques réflexions à partir du film O Processo réalisé par Maria Ramos : ce documentaire retrace le combat mené par des membres du Parti des travailleurs brésiliens (PT) pour empêcher la destitution de la présidente Dilma Roussef en 2016 (le film est sorti en 2018). Il est entièrement orienté dans l’optique de trois parlementaires de gauche et de leurs assesseurs. Nous voyons leurs interventions lors des séances de la commission parlementaire qui doit décider de lancer ou non la procédure d’empêchement, ainsi que des moments de travail ou de détente entre eux.
La problématique de départ est simple, Dilma Roussef n’a commis aucun délit, il n’y a même aucune démarche au niveau judiciaire. L’ensemble de la procédure tient au fait que trois décrets, modifiant légèrement le budget, ont été promulgués sans repasser par l’Assemblée. Ils ne relèvent pas directement de la présidente et d’autres gouvernements ont pris des mesures semblables par le passé. Bref, il est clair pour tout le monde que la présidente est innocente, qu’il ne s’est rien passé de grave et que l’accusation est une excuse pour la destituer. Il n’y a pas non plus d’incertitude quant à la suite, étant donné que le PT est minoritaire à l’Assemblée. Tous les personnages sont assez rapidement conscients de l’issue de cette histoire : elle va être destituée.
Le montage du film est simple aussi, il retrace de manière chronologique l’évolution de la procédure d’accusation. Par conséquent, la même scène se répète à longueur de séances de la commission parlementaire : les sénateurs de gauche démontrent clairement l’incohérence de l’accusation. La sénatrice et les deux sénateurs du PT, chacun dans son style — en fait, chacun dans plusieurs styles : sérieux, procédurier, ironique, drôle ou en colère — démontrent sans cesse que la destitution est une aberration d’un point de vue constitutionnel comme d’un point de vue moral. Ils sont, eux et leurs collaborateurs, brillants, pleins d’esprit et, pour couronner le tout, beaux. En face c’est tout le contraire, et cette caricature n’a pas besoin de beaucoup de mises en scène.
La thématique du procès est un classique du cinéma, qu’il soit fiction ou documentaire, en tant que spectateur on est en terrain connu. Pourtant, cette répétition distille une atmosphère étrange, qui s’installe peu à peu. Il n’y a peut-être pas de choix délibéré de la réalisatrice de sortir de cela, mais, quoi qu’il en soit, ce qui est intéressant est que ses images n’y rentrent pas.
La sensation de déjà-vu s’avère trompeuse, à force de revoir d’éclatantes et incontestables réfutations juridiques, politiques et morales des maigres accusations, quelque chose d’autre commence à se matérialiser dans le film. L’injustice de la procédure passe au deuxième plan, on n’entend plus les propos, on est juste abasourdi par la énième tentative de plaider la même chose, dans la même indifférence. Peu à peu, à force de voir ces éloquents discours se succéder, toujours axés sur l’idée que la vérité doit bien finir par percer parce que c’est la vérité, le malaise grandit.
Ce qui commence à se matérialiser dans ce documentaire est la sidération qui ne quitte plus la gauche depuis l’élection de G.W. Bush. « On ne respecte pas les formes, le néolibéralisme ne respecte pas les formes… Vous vous rendez compte ? La droite ne respecte pas les formes. Mais, tout de même, elle ne respecte pas les formes. Regardez, il y a des fake news ! Et, rendez-vous compte, ils ne sont pas fairplays. Oh, ils ne respectent pas les principes ! » Et ceci sur tous les tons : l’humour, l’ironie, la prophétie, l’explication savante ou imagée, la menace, la parabole historique…
La question n’est absolument pas de dénigrer ces parlementaires, d’affirmer qu’ils sont stupides, justement, ils ne le sont pas du tout, ils plaident très bien un certain retour à la raison. Néanmoins tous leurs discours se présentent comme un rappel à des évidences, discours dont on se demande à qui ils s’adressent ? Pour qui ce qui est avancé est-il une évidence ? Quelle serait la force de cette évidence ? Qui porte cette raison ? Et, pourquoi quelqu’un voudrait-il la porter ?
Cet appel désespéré dans les formes et aux formes, pour reprendre les choses, ressemble à beaucoup d’autres. À la manière dont certaines manifestations écologistes demandent qu’on s’occupe d’urgence du réchauffement climatique, ou certaines dénonciations des aspects liberticides des différentes lois antiterroristes par exemple. Le discours en lui-même est parfait, simplement il présuppose qu’une instance quelconque est compétente en la matière, dans le double sens de légitime et capable : qu’elle pourrait se saisir de la question s’il lui est raisonnablement démontré le bienfondé de la revendication, et qu’elle aurait la puissance de s’imposer par-dessus la mêlée. Cet appel présuppose qu’une instance (commission, parlement, groupe d’experts, association citoyenne…) peut exister en toute innocence, c’est-à-dire en dehors des rapports de force, fonctionner en dehors des agencements complexes dans lesquels on vit, en toute autonomie. Il présuppose aussi que ceux qui appellent à la raison le font eux-mêmes en toute innocence, et surtout que cette innocence serait une garantie indispensable de légitimité. Bref, une volonté de pureté qui ne peut être satisfaite que dans un monde idéal, mais aussi un certain rejet pour l’action dans ce monde.
L’innocence
Ce qui est devenu difficile de penser à gauche est qu’il n’y a pas de bonne forme, et encore moins de forme naturelle de la société. L’appel à la naturalité des formes par les démocratistes et la croyance dans la toute-puissance créatrice de l’émeute capable de matérialiser n’importe quel monde idéal sont deux modalités du même concept (ce qui n’implique pas que dans la pratique ils soient équivalents ni forcément inutiles à certains moments).
Cela étant, le problème est beaucoup plus pragmatique. À force de dénoncer des malformations dont on attend qu’une instance quelconque se saisisse pour les corriger, on perd la capacité d’agir sur le fonctionnement des choses.
On peut dire qu’il y a un souci climatique, et que c’est un dysfonctionnement du système démocratique qui empêche de prendre des décisions à la mesure du problème. Qu’il serait normal ou même naturel qu’un gouvernement prenne des mesures qui atténuent le réchauffement climatique. Appeler le gouvernement à la raison, prendre l’opinion publique à témoin, etc. Dans ce cas ce qui reste impensable est qu’il n’y a pas de mauvais fonctionnement. C’est au contraire parce que quelque chose fonctionne très bien que les ravages sont aussi importants.
Par exemple, il a été beaucoup question des téléphones portables, nous savons les dégâts écologiques qui résultent de leur production notamment, mais ces ravages proviennent justement du fait qu’ils fonctionnent. Pour pouvoir les produire de manière rentable il faut savoir rentabiliser des différentiels économiques forts, afin qu’ils puissent à la fois être produits et achetés en masse. Il faut composer avec des réalités politiques hétérogènes. Il faut arriver à faire travailler ensemble efficacement des acteurs relativement autonomes, les mafias qui contrôlent l’extraction des terres rares au nord du Congo, des jeunes designeurs bobos en Europe, et des ouvriers en Chine, et des chercheurs d’un peu partout… et… et… et ça marche. La liste des agencements qui permettent de produire l’objet et de le rendre fonctionnel est énorme. On ne pourrait faire cette description que si le temps de l’auteur et la patience du lecteur étaient infinis, et ce serait une encyclopédie de notre époque. Il y a tout un mode de vie dans ce simple objet, sans compter que dans le cas précis du portable sa portée sociale est telle qu’il nous façonne.
C’est là la difficulté du changement, la force monstrueuse de ce qui fonctionne trop bien, ces agencements infinis qui façonnent les gens, les écosystèmes, les idées. Tout ceci n’est pas une « dérégulation », mais une production, dans la pratique, à travers d’infinies expériences, de modes de fonctionnement extrêmement puissants. Les formes de représentation du pouvoir n’y ont pas d’importance fondamentale, ce n’est qu’un élément parmi beaucoup d’autres.
Tout cela n’est pas visible depuis une position d’innocence, pire c’est tout cela que l’appel à l’innocence rend invisible. La force du néolibéralisme n’est pas seulement dans sa capacité à désarticuler, elle est surtout dans sa capacité à agréger selon sa logique, transformer ce qui lui est informe en information.
Il n’y a aucune instance supérieure qui puisse mettre en place une politique écologiste, ou dire à Bolsonaro à Trump, à Poutine, à Macron ou au Vlaams Belang qu’ils sortent du cadre. Pour le moment c’est le fonctionnement complexe des mécanismes du marché qui impose la simplification de la vie, des discours, des savoirs, pour pouvoir les incorporer à sa logique. Ce que chacun de ces personnages dans son style réalise assez efficacement. Ce qu’ils produisent peut en général se fondre assez bien, c’est pour cela qu’ils ne se retrouvent pas hors-cadre. La position de l’innocence est de se plier à toutes ces simplifications, y compris lorsqu’il s’agit de contester. Or, c’est justement cette capacité à agglomérer toutes sortes d’éléments à son fonctionnement, c’est-à-dire à produire son propre cadre, qui justifie le néolibéralisme, qui lui donne raison.
Adopter une position non innocente passerait peut-être par produire, par exemple, une lutte écologiste multiple, et, partant, trop complexe pour être digérée : rendre difficile l’agrégation de nouveaux segments au productivisme, voire en désagréger certains des segments qui le constituent. Non-innocence dans le sens de soigner les agencements, penser non seulement ce qu’on fait, mais comment cela fonctionne ici et maintenant, dans le monde dans lequel on vit. Non pas la question politicienne, libérale, des alliances, des programmes communs avec des énumérations de toutes les situations ciblées. Encore moins celle idéaliste et stérile de la pureté. Ni même l’appel un peu mystique à la convergence des luttes. Mais un lien beaucoup plus concret : produire des fonctionnements communs, sans homogénéisation.
Lorsqu’on agit dans une démarche d’appel à une entité supérieure, dans les termes de cette entité supposée capable de juger et faire appliquer son jugement, dans la perspective d’un retour à un ordre naturel, il y a alors une manière technique d’évaluer les choses, peuplée d’experts en évaluation de l’évaluation, les acteurs sociaux ce sont les entreprises. Les États sont garants qu’aucun autre mode de jugement « non technique » ne soit possible. C’est en rentrant dans cette logique que certains arrivent à produire des slogans particulièrement stupides comme « politicians talk, leadeurs act » c’est-à-dire demander un maitre. Parmi ceux-ci quelques-uns sont même allés jusqu’à afficher ce slogan sous la statue du colonisateur sanguinaire Léopold II. L’idée « innocente » qu’un vrai leadeur ne pourrait que prendre des bonnes décisions, qui seraient évidentes pour tous et partout, est de fait une ignorance de tous les agencements criminels que cela permettrait. Cette innocence revient ici, entre autres choses, à séparer l’économie extractiviste de ses racines coloniales et de son prolongement néocolonial. Tous ces éléments, ainsi isolés, peuvent être agencés dans un discours où la barbarie coloniale est présentée comme une question morale, l’extractivisme comme un progrès, la politique d’aujourd’hui comme ayant rompu complètement avec ces pratiques. Ouvrant la voie aussi à de nouvelles barbaries, par exemple les délires de la géo-ingénierie, qui voudrait changer la composition chimique de l’atmosphère. Au-delà des résultats plus qu’inquiétants d’une telle tentative, rentrer dans ce genre de projets implique des bénéfices monstrueux pour ce type de recherches, placer l’écologie dans les mains des acteurs capables d’agir à de telles échelles (multinationales, armées)…
On peut aussi imaginer se délester de cette innocence, se placer dans d’autres types de dynamiques, où le mode de savoir de la contestation est produit dans les agencements complexes qui la constituent. Par exemple déterminer le domaine d’une question écologique non pas d’après les nécessités techniques ou administratives, les plans de développement des industries ou les frontières des États, mais à partir de territoires. C’est la tentative au Chiapas ou plus modestement à Notre-Dame des Landes. Produire une autre carte est déjà une manière de rentrer dans d’autres fonctionnements, faire jouer d’autres acteurs.
Plutôt que synthétiser les questions, pour les rendre simples, compréhensibles, pour être entendus en toute innocence par une instance « raisonnable », ou même pour arriver à des « accords minimaux » entre nous, multiplier les points de vue non articulés sur une question, produire des luttes complexes sur lesquelles il est difficile de trouver une prise, c’est-à-dire produire d’autres formes.
