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Politique de l’hospitalité contre déferlante réactionnaire
Peut-on opposer un contrediscours face à la déferlante réactionnaire qui se traduit jusque dans les urnes ? Ne pourrait-on, en s’inspirant de Derrida, proposer une « politique de l’hospitalité » consistant en « une ouverture inconditionnelle des frontières à leur remise en cause » ?
Pris dans la houle d’un cycle politique consternant — entamé par la victoire du camp du Brexit en Grande-Bretagne, confirmé par le résultat des dernières élections présidentielles aux États-Unis et dans l’attente d’une probable catastrophe à venir en France —, il faut plus que jamais prendre la mesure des derniers évènements politiques et tâcher d’en tirer quelques enseignements majeurs. On peut identifier trois phénomènes parallèles qui se retrouvent à l’œuvre de façon similaire dans chacun de ces enjeux électoraux et qui en dictent la dynamique générale.
Primo, pour un ensemble de raisons qui ne nous intéresseront pas ici, flatter de basses pulsions xénophobes et faire campagne en promettant une politique de l’inhospitalité est devenu une stratégie électorale payante. Stigmatiser tous azimuts les migrants, attribuer la responsabilité de tous les maux à des forces étrangères, promouvoir l’idéal d’une société autarcique confortablement pelotonné derrière des murs (aussi rassurants qu’ils sont couteux et inefficaces) et surtout annoncer des frontières toujours plus étanches est devenu le sésame pour une victoire dans les urnes, quelle que soit par ailleurs la stupidité crasse du programme, l’inexactitude coupable des diagnostics sociopolitiques ou l’incompétence du candidat.
Secundo, ce retour de bâton réactionnaire ne s’ancre pas uniquement dans un mouvement de repli nationaliste. Il se profile et se conçoit plus largement comme une attaque contre un consensus préexistant autour des valeurs fondamentales de l’État de droit. L’égalité morale de tous les individus et l’équité devant la loi donnaient, jusqu’à il y a peu, leurs fondements constitutionnels à nos sociétés et semblaient à ce titre être immunisés contre toute remise en cause. Les partis, de droite comme de gauche, croisaient le fer autour d’enjeux programmatiques, mais s’accordaient, par-delà leurs divergences, sur le respect de l’habeas corpus. Or, ce sont précisément ces principes d’égalité devant la loi qui se trouvent désormais sous le feu des critiques réactionnaires (que l’on songe aux incessantes dénonciations du « politiquement correct », qui ne sont souvent que l’expression du regret de ne pouvoir s’afficher ouvertement raciste, misogyne ou xénophobe, et donc de ne pouvoir contester le présupposé de l’égale dignité de tous).
Tertio, et de façon décisive, nul à l’heure actuelle ne possède de contrediscours efficace face à cette déferlante. La réaction la plus commune a, en effet, été de s’arcbouter sur ces mêmes principes de l’État de droit pour condamner les relents xénophobes qui se dégageaient de plus en plus nettement du camp réactionnaire. C’est au nom de l’égale dignité des individus inscrite dans la Déclaration des droits de l’homme que les démocrates libéraux (toutes obédiences confondues) n’ont de cesse de condamner les propos racistes. Mais c’est occulter que la parole raciste a précisément pour fonction de remettre en cause cette égalité de principe. Il en résulte que, si l’État de droit est bel et bien devenu l’enjeu de l’offensive réactionnaire (une perspective en soi effrayante), il ne peut pas pour autant y apporter de réponse ! Assez logiquement, un rappel à l’ordre du droit se révèle incapable d’endiguer un discours qui s’en prend à l’abstraite impartialité du droit et suggère d’y substituer un principe de préférence nationale ou raciale.
Si l’on nous accorde que le rappel des principes de l’État de droit (aussi justifié soit-il sur le fond) est irrémédiablement inefficace face à l’offensive réactionnaire, que nous reste-t-il alors ? Il nous reste à tout le moins la possibilité d’essayer quelque chose de neuf, de prendre le risque de ne pas rester sur la défensive et de tenter de reprendre le contrôle de l’agenda politique. Bref, de passer à l’offensive. Dans un contexte d’ultrapolitisation des questions migratoires, pourquoi ne pas prendre le parfait contrepied des réactionnaires et développer une authentique politique de l’hospitalité ?
« Hospitalité », le terme prête à confusion, surtout lorsqu’il est question de l’ériger au statut de politique. Dans son sens usuel, il renvoie en effet à l’accueil d’autrui dans le cercle du chez-soi. Mais cette définition très générique fait bien plus référence à une vertu personnelle qu’à une démarche collective. Elle évoque d’abord et avant tout l’ouverture du domicile privé, l’invitation à partager la table de la famille. Il n’est pourtant pas certain que l’hospitalité puisse être pratiquée par une collectivité et se traduire sous la forme d’une politique. Jacques Derrida, vers la fin des années 1990, avait tenté d’élucider philosophiquement cette difficulté. Cette impossibilité à concevoir une « politique de l’hospitalité » en tant que telle tenait à ses yeux à la structure même du concept d’hospitalité.
Celui-ci se déclinerait selon lui en deux régimes de lois contradictoires. D’une part, il y aurait une loi unique et impérieuse de l’hospitalité qui commanderait une ouverture inconditionnelle à l’étranger. Cette hospitalité ne pourrait souffrir de restrictions, car garder pour soi la possibilité de refuser un étranger, de le refouler à la porte, ce serait maintenir l’asymétrie entre invitants et invités. Alors que l’hospitalité a pour but de brouiller la distinction entre hôtes et invités, mettre des conditions à l’hospitalité, c’est maintenir de façon latente l’inégalité des positions entre celui qui est confortablement installé chez lui et celui qui est exposé aux affres du dehors. En ce sens, l’hospitalité, pour être authentique, ne peut être qu’hyperbolique. Elle n’existe que si elle est absolue.
Mais cette hospitalité pure est à l’évidence impraticable ! Personne ne peut s’exposer ainsi au risque d’accueillir sans restriction le tout-venant. Ne serait-ce qu’en raison du fait que l’étranger m’est, par définition, inconnu et s’avère donc être potentiellement aussi bienveillant que mal intentionné, voire dangereux. L’hospitalité a par conséquent besoin d’un jeu de normes sociales et de lois positives qui encadrent et rendent possible la pratique de l’hospitalité.
Mais cela revient à dire que le principe pur de l’hospitalité se corrompt jusqu’à se trahir dès lors qu’il s’avance sur le terrain de la politique et du droit. Dans un même temps, une pratique de l’hospitalité n’a de sens que dans la mesure où elle se réfère, ne serait-ce qu’au titre d’idéal à poursuivre, à cette idée d’un accueil inconditionnel. Faut-il alors en conclure qu’une politique de l’hospitalité est impossible, ou un contresens ? Derrida donnerait-il raison à la vague réactionnaire qui a pour sa part irrémédiablement tranché entre hospitalité pure et restrictions de l’accueil ?
Rien ne saurait être plus inexact. Derrida tenait d’abord et avant tout à souligner l’indétermination qui affecte le concept d’hospitalité. Celui-ci est à la fois irréalisable et indispensable, utopique et nécessaire. Car aucune relation humaine n’est possible si elle ne commence pas par un geste d’ouverture. Dès lors, s’il fallait reconstruire une politique de l’hospitalité, c’est depuis l’ambivalence de ses prémices qu’il faudrait tenter de le faire. Sans escamoter la difficulté de l’entreprise, mais en soulignant sa fonction constitutive dans les interactions humaines.
Transposer cette réflexion dans le cadre de la politique commencerait alors par affirmer que, si une communauté démocratique ne peut faire l’économie de frontières qui partagent et divisent son espace social (ainsi que ne cessent de le marteler les réactionnaires, à raison pour le coup), ces frontières ne peuvent pas plus se soustraire à l’impérieuse loi de l’hospitalité qui questionne et conteste incessamment leur bienfondé (ce que les réactionnaires refusent en revanche de contempler et d’admettre). Une politique de l’hospitalité ne consisterait pas alors en une ouverture pure et simple des frontières, mais en une ouverture inconditionnelle des frontières à leur remise en cause. Passer à l’offensive et opposer pied à pied une politique de l’hospitalité au discours réactionnaire n’impliquerait donc en aucun cas d’imposer autoritairement le principe de la libre circulation, mais bien d’opposer une critique démocratique rétive à toute forme d’exclusion injustifiée. Paradoxalement, à une époque où le populisme réactionnaire semble sur le point de rafler la mise électorale, il faudrait oser faire le pari qu’un surplus de démocratie, plutôt qu’une réaffirmation des normes de l’État de droit, est le meilleur rempart contre la démagogie xénophobe.