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Politique de l’hospitalité contre déferlante réactionnaire

Numéro 1 - 2017 par Martin Deleixhe

janvier 2017

Peut-on oppo­ser un contre­dis­cours face à la défer­lante réac­tion­naire qui se tra­duit jusque dans les urnes ? Ne pour­rait-on, en s’inspirant de Der­ri­da, pro­po­ser une « poli­tique de l’hospitalité » consis­tant en « une ouver­ture incon­di­tion­nelle des fron­tières à leur remise en cause » ?

Dossier

Pris dans la houle d’un cycle poli­tique conster­nant — enta­mé par la vic­toire du camp du Brexit en Grande-Bre­tagne, confir­mé par le résul­tat des der­nières élec­tions pré­si­den­tielles aux États-Unis et dans l’attente d’une pro­bable catas­trophe à venir en France —, il faut plus que jamais prendre la mesure des der­niers évè­ne­ments poli­tiques et tâcher d’en tirer quelques ensei­gne­ments majeurs. On peut iden­ti­fier trois phé­no­mènes paral­lèles qui se retrouvent à l’œuvre de façon simi­laire dans cha­cun de ces enjeux élec­to­raux et qui en dictent la dyna­mique générale. 

Pri­mo, pour un ensemble de rai­sons qui ne nous inté­res­se­ront pas ici, flat­ter de basses pul­sions xéno­phobes et faire cam­pagne en pro­met­tant une poli­tique de l’inhospitalité est deve­nu une stra­té­gie élec­to­rale payante. Stig­ma­ti­ser tous azi­muts les migrants, attri­buer la res­pon­sa­bi­li­té de tous les maux à des forces étran­gères, pro­mou­voir l’idéal d’une socié­té autar­cique confor­ta­ble­ment pelo­ton­né der­rière des murs (aus­si ras­su­rants qu’ils sont cou­teux et inef­fi­caces) et sur­tout annon­cer des fron­tières tou­jours plus étanches est deve­nu le sésame pour une vic­toire dans les urnes, quelle que soit par ailleurs la stu­pi­di­té crasse du pro­gramme, l’inexactitude cou­pable des diag­nos­tics socio­po­li­tiques ou l’incompétence du candidat. 

Secun­do, ce retour de bâton réac­tion­naire ne s’ancre pas uni­que­ment dans un mou­ve­ment de repli natio­na­liste. Il se pro­file et se conçoit plus lar­ge­ment comme une attaque contre un consen­sus pré­exis­tant autour des valeurs fon­da­men­tales de l’État de droit. L’égalité morale de tous les indi­vi­dus et l’équité devant la loi don­naient, jusqu’à il y a peu, leurs fon­de­ments consti­tu­tion­nels à nos socié­tés et sem­blaient à ce titre être immu­ni­sés contre toute remise en cause. Les par­tis, de droite comme de gauche, croi­saient le fer autour d’enjeux pro­gram­ma­tiques, mais s’accordaient, par-delà leurs diver­gences, sur le res­pect de l’habeas cor­pus. Or, ce sont pré­ci­sé­ment ces prin­cipes d’égalité devant la loi qui se trouvent désor­mais sous le feu des cri­tiques réac­tion­naires (que l’on songe aux inces­santes dénon­cia­tions du « poli­ti­que­ment cor­rect », qui ne sont sou­vent que l’expression du regret de ne pou­voir s’afficher ouver­te­ment raciste, miso­gyne ou xéno­phobe, et donc de ne pou­voir contes­ter le pré­sup­po­sé de l’égale digni­té de tous). 

Ter­tio, et de façon déci­sive, nul à l’heure actuelle ne pos­sède de contre­dis­cours effi­cace face à cette défer­lante. La réac­tion la plus com­mune a, en effet, été de s’arcbouter sur ces mêmes prin­cipes de l’État de droit pour condam­ner les relents xéno­phobes qui se déga­geaient de plus en plus net­te­ment du camp réac­tion­naire. C’est au nom de l’égale digni­té des indi­vi­dus ins­crite dans la Décla­ra­tion des droits de l’homme que les démo­crates libé­raux (toutes obé­diences confon­dues) n’ont de cesse de condam­ner les pro­pos racistes. Mais c’est occul­ter que la parole raciste a pré­ci­sé­ment pour fonc­tion de remettre en cause cette éga­li­té de prin­cipe. Il en résulte que, si l’État de droit est bel et bien deve­nu l’enjeu de l’offensive réac­tion­naire (une pers­pec­tive en soi effrayante), il ne peut pas pour autant y appor­ter de réponse ! Assez logi­que­ment, un rap­pel à l’ordre du droit se révèle inca­pable d’endiguer un dis­cours qui s’en prend à l’abstraite impar­tia­li­té du droit et sug­gère d’y sub­sti­tuer un prin­cipe de pré­fé­rence natio­nale ou raciale. 

Si l’on nous accorde que le rap­pel des prin­cipes de l’État de droit (aus­si jus­ti­fié soit-il sur le fond) est irré­mé­dia­ble­ment inef­fi­cace face à l’offensive réac­tion­naire, que nous reste-t-il alors ? Il nous reste à tout le moins la pos­si­bi­li­té d’essayer quelque chose de neuf, de prendre le risque de ne pas res­ter sur la défen­sive et de ten­ter de reprendre le contrôle de l’agenda poli­tique. Bref, de pas­ser à l’offensive. Dans un contexte d’ultrapolitisation des ques­tions migra­toires, pour­quoi ne pas prendre le par­fait contre­pied des réac­tion­naires et déve­lop­per une authen­tique poli­tique de l’hospitalité ?

« Hos­pi­ta­li­té », le terme prête à confu­sion, sur­tout lorsqu’il est ques­tion de l’ériger au sta­tut de poli­tique. Dans son sens usuel, il ren­voie en effet à l’accueil d’autrui dans le cercle du chez-soi. Mais cette défi­ni­tion très géné­rique fait bien plus réfé­rence à une ver­tu per­son­nelle qu’à une démarche col­lec­tive. Elle évoque d’abord et avant tout l’ouverture du domi­cile pri­vé, l’invitation à par­ta­ger la table de la famille. Il n’est pour­tant pas cer­tain que l’hospitalité puisse être pra­ti­quée par une col­lec­ti­vi­té et se tra­duire sous la forme d’une poli­tique. Jacques Der­ri­da, vers la fin des années 1990, avait ten­té d’élucider phi­lo­so­phi­que­ment cette dif­fi­cul­té. Cette impos­si­bi­li­té à conce­voir une « poli­tique de l’hospitalité » en tant que telle tenait à ses yeux à la struc­ture même du concept d’hospitalité.

Celui-ci se décli­ne­rait selon lui en deux régimes de lois contra­dic­toires. D’une part, il y aurait une loi unique et impé­rieuse de l’hospitalité qui com­man­de­rait une ouver­ture incon­di­tion­nelle à l’étranger. Cette hos­pi­ta­li­té ne pour­rait souf­frir de res­tric­tions, car gar­der pour soi la pos­si­bi­li­té de refu­ser un étran­ger, de le refou­ler à la porte, ce serait main­te­nir l’asymétrie entre invi­tants et invi­tés. Alors que l’hospitalité a pour but de brouiller la dis­tinc­tion entre hôtes et invi­tés, mettre des condi­tions à l’hospitalité, c’est main­te­nir de façon latente l’inégalité des posi­tions entre celui qui est confor­ta­ble­ment ins­tal­lé chez lui et celui qui est expo­sé aux affres du dehors. En ce sens, l’hospitalité, pour être authen­tique, ne peut être qu’hyperbolique. Elle n’existe que si elle est absolue. 

Mais cette hos­pi­ta­li­té pure est à l’évidence impra­ti­cable ! Per­sonne ne peut s’exposer ain­si au risque d’accueillir sans res­tric­tion le tout-venant. Ne serait-ce qu’en rai­son du fait que l’étranger m’est, par défi­ni­tion, incon­nu et s’avère donc être poten­tiel­le­ment aus­si bien­veillant que mal inten­tion­né, voire dan­ge­reux. L’hospitalité a par consé­quent besoin d’un jeu de normes sociales et de lois posi­tives qui encadrent et rendent pos­sible la pra­tique de l’hospitalité.

Mais cela revient à dire que le prin­cipe pur de l’hospitalité se cor­rompt jusqu’à se tra­hir dès lors qu’il s’avance sur le ter­rain de la poli­tique et du droit. Dans un même temps, une pra­tique de l’hospitalité n’a de sens que dans la mesure où elle se réfère, ne serait-ce qu’au titre d’idéal à pour­suivre, à cette idée d’un accueil incon­di­tion­nel. Faut-il alors en conclure qu’une poli­tique de l’hospitalité est impos­sible, ou un contre­sens ? Der­ri­da don­ne­rait-il rai­son à la vague réac­tion­naire qui a pour sa part irré­mé­dia­ble­ment tran­ché entre hos­pi­ta­li­té pure et res­tric­tions de l’accueil ?

Rien ne sau­rait être plus inexact. Der­ri­da tenait d’abord et avant tout à sou­li­gner l’indétermination qui affecte le concept d’hospitalité. Celui-ci est à la fois irréa­li­sable et indis­pen­sable, uto­pique et néces­saire. Car aucune rela­tion humaine n’est pos­sible si elle ne com­mence pas par un geste d’ouverture. Dès lors, s’il fal­lait recons­truire une poli­tique de l’hospitalité, c’est depuis l’ambivalence de ses pré­mices qu’il fau­drait ten­ter de le faire. Sans esca­mo­ter la dif­fi­cul­té de l’entreprise, mais en sou­li­gnant sa fonc­tion consti­tu­tive dans les inter­ac­tions humaines. 

Trans­po­ser cette réflexion dans le cadre de la poli­tique com­men­ce­rait alors par affir­mer que, si une com­mu­nau­té démo­cra­tique ne peut faire l’économie de fron­tières qui par­tagent et divisent son espace social (ain­si que ne cessent de le mar­te­ler les réac­tion­naires, à rai­son pour le coup), ces fron­tières ne peuvent pas plus se sous­traire à l’impérieuse loi de l’hospitalité qui ques­tionne et conteste inces­sam­ment leur bien­fon­dé (ce que les réac­tion­naires refusent en revanche de contem­pler et d’admettre). Une poli­tique de l’hospitalité ne consis­te­rait pas alors en une ouver­ture pure et simple des fron­tières, mais en une ouver­ture incon­di­tion­nelle des fron­tières à leur remise en cause. Pas­ser à l’offensive et oppo­ser pied à pied une poli­tique de l’hospitalité au dis­cours réac­tion­naire n’impliquerait donc en aucun cas d’imposer auto­ri­tai­re­ment le prin­cipe de la libre cir­cu­la­tion, mais bien d’opposer une cri­tique démo­cra­tique rétive à toute forme d’exclusion injus­ti­fiée. Para­doxa­le­ment, à une époque où le popu­lisme réac­tion­naire semble sur le point de rafler la mise élec­to­rale, il fau­drait oser faire le pari qu’un sur­plus de démo­cra­tie, plu­tôt qu’une réaf­fir­ma­tion des normes de l’État de droit, est le meilleur rem­part contre la déma­go­gie xénophobe.

Martin Deleixhe


Auteur

Docteur en Sciences politiques et sociales. Professeur, Faculté de Philosophie et Sciences sociales, ULB. Chercheur au Centre de Théorie Politique de l’ULB.