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Politique budgétaire, gérer un système fédéral complexe
En Belgique, la décision politique repose depuis la fin du XIXe siècle sur le modèle consociatif : des compromis sont conclus entre les « piliers » issus des clivages philosophique et économique. L’intégration européenne et la fédéralisation redessinent néanmoins cette méthode de gouvernement, ainsi que le montre la comparaison des politiques d’assainissement des finances publiques conduites par les gouvernements Dehaene Ier et Di Rupo. Le modèle fédéral engendre en effet une multiplication du nombre d’acteurs impliqués dans la prise de décision, ce qui complique l’élaboration de compromis. Il appartient donc aux acteurs politiques de maintenir le système belge gouvernable en imaginant des procédures adaptées à cette nouvelle réalité.
Au début de ce mois d’octobre, l’exécutif Di Rupo a tenu son septième conclave budgétaire en deux ans, qui devrait également être le dernier. La récurrence de cette thématique dans l’agenda politique justifie une réflexion sur la manière de conduire la politique budgétaire dans un État belge en mutation. Dans le domaine budgétaire comme ailleurs, l’européanisation et la fédéralisation redessinent en effet l’art de gouverner la Belgique.
Les étapes de l’intégration budgétaire européenne
Depuis sa création, la zone euro est une construction asymétrique au sein de laquelle la politique monétaire est régie au niveau européen alors que la politique budgétaire demeure aux mains des États membres. Afin d’imposer un certain degré de coordination économique et budgétaire, le traité de Maastricht (1992) impose donc aux États souhaitant adhérer à la zone euro de limiter leur déficit public à 3 % de leur produit intérieur brut (PIB) et de rapidement faire converger leur niveau de dette publique vers un seuil égal à 60 % du PIB.
Afin d’éviter de devoir venir en aide à des États en proie à des difficultés financières, certains responsables ont toutefois souhaité créer un cadre budgétaire contraignant. C’est à cette fin que les deux volets du Pacte de stabilité et de croissance (PSC) ont été adoptés en 1997, sans toutefois rencontrer le succès escompté. Un premier volet, préventif, impose aux États membres la rédaction annuelle d’un programme de stabilité et la définition d’un objectif budgétaire à moyen terme proche de l’équilibre ou en excédent. Un second volet intervient en aval, une fois le dérapage constaté : ce volet correctif détaille les étapes de la « procédure de déficit excessif » (PDE) applicable aux États dont le déficit est supérieur à 3 % du PIB.
[**Graphique 1 — Influence des critères de convergence (1992 – 1997) et du PSC (1997 – 2007) sur les soldes budgétaires structurels de l’UE-15, en % du PIB1*]
La procédure prévue est cependant si longue qu’un État peut se trouver en situation de déficit excessif durant trois années consécutives avant de se voir adresser une première sanction. Dans la pratique, le PSC n’a donc pas eu l’effet souhaité et la période qui suit son adoption s’accompagne d’un relâchement de la discipline budgétaire. C’est pour réduire le décalage existant entre la règle et son application que les dispositions du Pacte ont été assouplies en 2005, dans l’optique de garantir une plus grande appropriation par les États membres. Toutefois, en dépit des conditions économiques favorables, le PSC n’a pas réussi à créer une réelle convergence économique entre 1999 et 2007, comme l’illustre le graphique 1.
C’est dans ce climat de gouvernance économique européenne singulièrement lâche que les membres de la zone euro ont dû affronter la crise financière, durant laquelle l’adoption de mesures de sauvegarde de la stabilité financière et la récession économique ont entrainé une forte détérioration des finances publiques. Les autorités européennes se sont alors saisies du problème et ont adopté diverses règles (dont le « Six Pack » et le « Two Pack ») qui renforcent considérablement les deux volets du PSC. D’un point de vue préventif, on relève notamment l’établissement d’un calendrier budgétaire commun, la faculté offerte à la Commission de demander une révision d’un projet de budget ou encore la possibilité de sanctionner financièrement le non-respect des règles préventives.
Le volet correctif est lui aussi sujet à d’importantes modifications. Parmi celles-ci, on relève l’accélération de la PDE, la prise en compte du critère de la dette publique dans son déclenchement, la latitude pour la Commission d’émettre des recommandations aux États soumis à la PDE, le renforcement de l’automaticité de son adoption et des sanctions financières. Enfin, le récent Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance impose qu’une règle de droit national (de niveau constitutionnel ou équivalent) contraigne les pouvoirs publics à l’équilibre structurel2. Dans le débat public, cette norme est souvent qualifiée de « règle d’or ».
Si l’adoption de ces nouvelles règles a provoqué de nombreuses critiques, l’une des plus vives a trait au devenir de la gouvernance européenne. La crise économique n’a‑t-elle pas démontré l’inadéquation du modèle actuel, basé sur un fédéralisme limité, géré par des institutions dotées d’une légitimité indirecte ? La pérennité de la monnaie unique ne nécessite-t-elle pas d’établir une véritable union politique dirigée par un gouvernement issu des urnes et capable d’adopter des mesures discrétionnaires ?
Les évolutions du modèle de décision politique
Dès la fin du XIXe siècle, les clivages philosophique (entre libéraux et catholiques) et économique (entre possesseurs de capital et travailleurs) engendrent en Belgique la création de trois réseaux organisationnels homogènes (socialiste, catholique et libéral), les « piliers ». La solution pour stabiliser et gouverner cet ensemble hétérogène est appelée « consocialisme ». Dans un tel régime, les élites politiques entreprennent d’importants efforts afin de contrer les risques découlant de la fragmentation sociétale. Cette volonté se matérialise par exemple par la formation de grands cabinets de coalition ou la multiplication de conseils d’aide à la décision. Le consocialisme repose donc sur la règle tacite selon laquelle toute décision de la plus haute importance doit être avalisée par les représentants de chaque pilier. Cette institutionnalisation du compromis confère donc un poids prépondérant aux partis politiques. La cohésion au sein de chaque pilier les conforte cependant dans leur rôle de représentants de la structure sociale et facilite l’acceptation du compromis forgé par les élites.
Depuis le milieu des années 1960, l’évolution des partis régionalistes a cependant contribué à hisser la thématique communautaire au sommet de l’agenda politique, et six réformes de l’État ont graduellement transformé l’État unitaire en un État fédéral. La superposition des pratiques fédérale et consociative modifie les règles du jeu politique belge de manière fondamentale, au point d’ébranler la stabilité du système décisionnel. Les facteurs sur lesquels le consocialisme belge s’est historiquement appuyé (docilité des arrière-bans, centralisation de la prise de décision, alternance des clivages dominants et répartition des fruits de la croissance) sont en effet soumis à d’importantes pressions résultant non seulement du modèle fédéral, mais aussi de changements électoraux, sociologiques et économiques.
Les premiers facteurs d’instabilité sont institutionnels. L’instauration de gouvernements régionaux et communautaires, l’équivalence des lois fédérales et des décrets des entités fédérées, et l’importante décentralisation de compétences ont non seulement accru le nombre d’acteurs politiques, mais aussi équilibré les rapports de forces. Ce mouvement va donc à l’encontre de la réduction des centres effectifs de décision, condition pourtant nécessaire au bon fonctionnement d’un système consociatif. La bipolarité du fédéralisme belge engendre de plus la prédominance de deux acteurs (la Flandre et le « monde francophone »), de telle sorte que toute problématique est avant tout analysée à travers un prisme communautaire.
Le système électoral affaiblit lui aussi la pratique consociative. L’organisation sur base communautaire du système partisan et l’organisation dissociée des élections fédérales et subnationales ont favorisé l’instauration de coalitions asymétriques (au niveau fédéral) et non congruentes (entre les différentes collectivités politiques), ce qui produit de nouveaux conflits intergouvernementaux.
Des facteurs sociologiques ont aussi un impact non négligeable sur la décision politique. Une des causes du déclin des partis traditionnels réside en effet dans le délitement du lien entre partis politiques, organisations sociales et individus : le contrôle électoral des partis et organisations sur leurs membres s’atténue, et les appartenances politiques s’éparpillent. L’autonomisation des citoyens par rapport à leur monde sociologique complique donc l’acceptation par la base des compromis façonnés par les élites.
Enfin, la technique consistant à acheter la paix sociale par la répartition des fruits de la croissance économique est mise à mal par la consolidation budgétaire débutée dans les années 1990 : une réduction des déficits publics induit en effet une diminution des biens publics à se partager, ce qui rend les concessions moins intéressantes financièrement et partant moins acceptables.
De la conjonction de ces quatre évolutions résulte une transition vers un nouveau modèle de décision, qui a pour effet de complexifier la gouvernabilité du système politique belge puisque ses éléments constitutifs n’ont pas encore tous fait l’objet d’une prise en compte institutionnelle, ainsi que nous allons le voir par l’intermédiaire de la politique budgétaire.
Les politiques d’assainissement budgétaire des gouvernements Dehaene Ier et Di Rupo
Les politiques budgétaires menées par les gouvernements Dehaene Ier et Di Rupo présentent un certain nombre de points de convergence. La principale similitude réside dans l’influence prépondérante jouée par l’échelon européen. Mais les deux périodes sont aussi marquées du sceau de l’approfondissement du fédéralisme, ainsi que par l’adoption, dans un contexte de récession économique et à la suite d’importantes pressions supranationales, de plans de grande envergure visant à remettre les finances publiques sur le chemin de l’équilibre.
La politique budgétaire du gouvernement Dehaene Ier (1992 – 1995)
Sur le plan économique, l’objectif prioritaire de la coalition sociale-chrétienne-socialiste formée par Jean-Luc Dehaene en mars 1992 est de réussir à qualifier la Belgique parmi la première vague de pays membres de la zone euro. Pour atteindre cet objectif, il est essentiel de ramener le déficit budgétaire sous les 3 % du PIB avant le début 1999, soit une réduction totale d’environ 4 % du PIB en sept ans. La figure 1 montre qu’après deux années de stagnation en 1992 et 1993, le déficit public se résorbe de façon notable et continue à partir de 1994. L’équilibre des finances publiques sera d’ailleurs rétabli en 2000. Cette césure est principalement due à la fin de la grave récession économique de 1993. Durant ses deux premières années d’exercice, le gouvernement Dehaene Ier a donc surtout stabilisé les finances publiques, avant que la dynamique de réduction des déficits ne soit véritablement enclenchée en 1994.
[**Figure 1 : Évolution de la croissance et du déficit public en Belgique entre 1992 et 1995 (en % du PIB)*]
L’adoption d’un « plan global pour l’emploi, la compétitivité et la sécurité sociale » en novembre 1993 constitue l’un des moments phares de cette phase d’assainissement. Après qu’un avis unanime du Conseil central de l’économie a reconnu une dégradation de la compétitivité de la Belgique, les partenaires sociaux sont appelés à conclure un nouveau pacte social. Ils ne parviendront toutefois pas à s’accorder. Le gouvernement reprend alors le dossier en main car les pressions subies par le franc belge sur les marchés financiers sont telles qu’elles menacent la stratégie de convergence économique. Parmi les mesures adoptées, on relève l’introduction de l’indice-santé3, un gel des salaires réels pour deux ans et des économies en matière de sécurité sociale. Des réductions de charges patronales et des mesures de flexibilisation du marché du travail sont en outre compensées par une augmentation des accises et de la TVA. Au-delà de son importance budgétaire, cet épisode démontre la détermination des autorités belges à atteindre les critères de Maastricht et à retrouver la confiance des marchés financiers.
La politique budgétaire du gouvernement Di Rupo (2011 – 2014)
Tout comme vingt ans auparavant, la consolidation budgétaire constitue l’une des priorités de l’exécutif Di Rupo, qui associe socialistes, libéraux et sociaux-chrétiens/humanistes au niveau fédéral. Si le retour à l’équilibre budgétaire constitue l’objectif à moyen terme, la volonté première du gouvernement fédéral est de sortir la Belgique du cadre de la procédure de déficit excessif dans laquelle elle se trouve engagée depuis le 2 décembre 2009 et d’ainsi respecter ses engagements européens. Alors que la Commission attendait de la Belgique qu’elle réduise son déficit sous les 3 % du PIB à la fin de l’année 2012, la stagnation de la croissance et la recapitalisation de Dexia ont empêché le gouvernement d’atteindre cet objectif. Pour éviter les sanctions, il est désormais attendu que les autorités belges limitent leur déficit public à 2,7 % du PIB et plafonnent le niveau d’endettement sous la barre symbolique des 100 % du PIB en 2013. Un rapport détaillant les mesures adoptées devait aussi être communiqué à la Commission avant le 21 septembre 2013, avant même que les parlements nationaux en soient informés. Ces exigences illustrent la position désormais centrale de la gouvernance européenne dans le processus budgétaire national. Ces décisions sont actuellement étudiées par les services de la Commission, et une première évaluation fait état d’un bilan satisfaisant. Tout indique donc que la Belgique devrait sortir de la PDE au printemps 2014.
[**Figure 2 : Évolution de la croissance et du déficit public en Belgique entre 2011 et 2014 (en % du PIB)*]
Tout comme en 1993, la coalition gouvernementale a dû adopter d’importantes réformes afin d’échapper à la pression des marchés financiers. Quelques heures seulement après la dégradation de la note souveraine de la Belgique par l’agence de notation Standard and Poor’s, plusieurs mesures d’envergure ont en effet été entérinées dans le cadre du budget initial 2012. Parmi celles-ci figurent notamment d’importantes réformes dans les domaines des soins de santé, du droit aux allocations de chômage et des pensions anticipées, mais aussi une modification du régime des intérêts notionnels, l’arrêt du financement des compétences dites « usurpées4 » ou encore une révision de la base de calcul de l’index. Cette proximité temporelle pourrait être expliquée par la crainte d’une aggravation de la position de la Belgique sur les marchés financiers et la volonté de l’exploiter pour justifier les réformes adoptées.
L’évolution du système de décision
Comment a évolué le rapport entretenu par les élites partisanes avec les organisations de leur pilier, et plus particulièrement avec les organisations syndicales ? De quel poids ont pesé la multiplication des centres de décision et l’augmentation du nombre d’acteurs ?
Les relations entre les élites partisanes et les organisations syndicales
À la suite de l’adoption du plan global, les syndicats ont répondu par l’organisation de grèves. Alors que les partis socialistes, et singulièrement le PS, s’étaient rapprochés de leur base syndicale durant la période d’opposition qu’ils ont connue durant la majeure partie des années 1980, l’intégration de la logique de gouvernement requiert un profil plus pragmatique de leur part. L’intégration de la logique de gouvernement au sein du PS provoque d’ailleurs un délitement de sa relation avec la FGTB, dont les grèves menées en réaction au plan global constituent l’expression paroxystique. Dans le camp social-chrétien, le CVP accepte lui aussi de se passer du soutien du mouvement ouvrier chrétien dont il est pourtant historiquement très proche. Une telle prise de distance est moins surprenante dans le chef du SP et du PSC dont le rapport au pilier s’est progressivement disloqué sous l’effet de la scission des partis politiques nationaux dans le courant des années 1970. Le PSC partageait de plus la ligne rigoriste du CVP sur les dossiers socioéconomiques, tandis que la position centriste du SP contribuait à l’éloigner de sa base syndicale.
Dans un contexte de mondialisation néolibérale et de déclin du poids syndical, le plan global témoigne donc d’une autonomisation accrue des partis politiques vis-à-vis des syndicats. Et si cette distanciation a pour effet d’élargir l’espace de discussion politique, les manifestations organisées en réaction aux décisions adoptées par le gouvernement illustrent également la difficulté rencontrée par les partis politiques au moment du retour vers la base : le compromis élitaire peut dorénavant faire l’objet d’un rejet appuyé de la part d’organisations syndicales moins liées aux partis politiques.
Cette conclusion s’applique mutatis mutandis à l’époque actuelle. En 2011 comme en 1993, l’ampleur des mesures arrêtées par le gouvernement a en effet entrainé une réaction syndicale dont la journée de grève nationale du 2 décembre 2011 constitue le point culminant. Mais à côté du caractère inacceptable des réformes adoptées, les syndicats déplorent en outre un manque de concertation. Ce regret laisse à penser que le mouvement de distanciation entre les sphères politique et syndicale déjà observable il y a vingt ans s’est approfondi. L’exécutif Dehaene Ier souhaitait en effet renouveler le pacte social avec le concours des partenaires sociaux, alors que les mesures adoptées en novembre 2011 l’ont été sans consultation systématique des représentants syndicaux. Cette évolution pose donc la question de l’influence réellement exercée par les mouvements syndicaux dans la prise de décision politique et témoigne de l’effritement de ce premier élément central du système consociatif. C’est peut-être en raison de cet éparpillement que les syndicats ont perdu de leur pouvoir : en se rapprochant d’Écolo, la CSC et la FGTB ont rompu la relation d’exclusivité avec le parti issu de leur pilier, ce qui atténue la relation de confiance entre les représentants des deux organisations et de ce fait la volonté des partis politiques de représenter les syndicats.
Les modifications du nombre et de la nature des acteurs impliqués
À l’issue du scrutin législatif de novembre 1991, treize formations politiques disposent d’une représentation parlementaire. Au nord du pays, les résultats confirment la réduction de l’écart séparant les partis politiques. À l’inverse, la fragmentation politique est beaucoup plus faible en Wallonie : quatre partis se répartissent l’intégralité des sièges à pourvoir et le PS dispose d’une confortable avance sur ses adversaires. L’asymétrie des paysages politiques s’est donc accentuée, et seule la coalition entre socialistes et sociaux-chrétiens assurait au gouvernement fédéral d’être à la fois bipartite, majoritaire, symétrique et congruent avec les exécutifs fédérés. À cette époque, symétrie et congruence demeurent donc la norme.
Au vu de l’accroissement substantiel des moyens transférés aux Communautés et Régions au fil des réformes de l’État, une section permanente a été créée en 1989 au sein du Conseil supérieur des Finances afin de garantir la cohérence des politiques budgétaires menées aux différents niveaux de pouvoir. Conformément à la nouvelle réalité financière belge, une contribution à l’effort d’assainissement est alors demandée aux entités fédérées. Elle s’est toutefois avérée relativement modique par rapport à l’effort total car le gouvernement fédéral a préféré assumer un effort budgétaire supérieur à ce qui était initialement convenu plutôt que de renégocier la répartition entre entités et risquer de susciter un conflit politique majeur. Ce choix a abouti à concentrer l’essentiel de l’effort d’assainissement aux mains d’un petit groupe de personnes, et principalement les membres du comité ministériel fédéral restreint élargi aux ministres du Budget et des Finances et aux présidents de parti. Malgré cette répartition asymétrique de l’effort, le modèle coopératif de coordination budgétaire s’est tout de même révélé satisfaisant. Il donne en effet lieu à la signature d’accords de coopération budgétaires entre gouvernements dès 1994 et voit même la Flandre dépasser ses objectifs à plusieurs reprises, en partie par loyauté vis-à-vis des membres du CVP et du SP présents au gouvernement fédéral.
[**Figure 3 : Résultats des élections législatives en Flandre de 1987 à 2010, en % des votes valables*]
Qu’en est-il à l’heure actuelle ? En comparaison avec la situation de 1991, plusieurs aspects méritent d’être relevés. Premièrement, les quatre partis jadis associés dans le gouvernement Dehaene Ier ne totalisent plus aujourd’hui que 65 sièges sur 150 à la Chambre des Représentants, contre 120 sur 212 à l’époque. Cela résulte en partie du déclin structurel du CD&V, qui n’est plus aujourd’hui qu’un parti moyen dans un paysage électoral flamand où les trois partis traditionnels n’ont pu récolter la majorité des sièges lors des élections de 2010, ainsi que le montre la figure 3.
Dans ces circonstances, il devient relativement malaisé de former un gouvernement fédéral articulé autour de seulement deux familles. Le spectre politique couvert par le gouvernement a donc tendance à s’étendre, et ce d’autant plus que la scission des partis politiques a éloigné les partis frères sur les enjeux socioéconomiques et que, de manière générale, les partis flamands défendent une position plus marquée à droite que leurs alter ego francophones. On observe donc un glissement vers un système politique dans lequel le clivage économique a de plus en plus tendance à se superposer au clivage communautaire, ce qui limite les possibilités de recomposition des alliances en fonction des thématiques abordées.
Deuxièmement, les récentes réformes de l’État ont considérablement accru les moyens financiers des entités fédérées. Elles ont en corolaire renforcé l’acuité de la question de la répartition de l’effort budgétaire entre des entités aux politiques budgétaires toujours plus autonomes car, à la différence des années 1990, l’autorité fédérale ne semble plus apte à assumer une partie plus que proportionnelle de l’effort à consentir. Si, pour la première fois depuis 2010, un accord de coopération budgétaire a pu être adopté dans le courant de l’été 2013, il ne s’étend cependant pas au-delà de 2014. La grande difficulté rencontrée dans la conclusion de ces accords de coopération résulte en grande partie de la mise en place de coalitions non congruentes. Dans ces circonstances, le refus d’une partie de s’inscrire dans un cadre constructif entrave en effet le bon fonctionnement d’un modèle de coopération de nature essentiellement informelle. Or, les partis présents à un seul niveau de pouvoir (MR et Open-VLD, d’un côté, Écolo et N‑VA, de l’autre) défendent des positions claires, mais antagonistes alors que ceux qui sont membres de toutes les coalitions (PS, SP, CD&V et CDH) sont conduits à un arbitrage interne que l’autonomisation des Communautés et des Régions rend plus ardu. Ainsi, la prédominance hiérarchique de l’autorité fédérale a récemment fait l’objet de contestation de la part des entités fédérées, notamment dans le cadre de la polémique autour des compétences usurpées.
Il découle enfin de ces deux premiers points que le nombre d’acteurs impliqués dans le processus de consolidation budgétaire a fortement augmenté durant ces deux dernières décennies. L’autonomisation des entités fédérées les rend d’une part incontournables dans la stratégie de retour à l’équilibre budgétaire, tandis que d’autre part, le nombre de partis composant l’exécutif fédéral est lui aussi plus important qu’avant. Ainsi, contrairement à ce qui avait cours il y a vingt ans, ce ne sont plus quatre, mais neuf partis qui ont désormais la charge d’assainir les finances publiques belges, ce qui engendre un émiettement du pouvoir de décision budgétaire.
Conclusion
La phase de transition du modèle consociatif vers le modèle fédéral est aujourd’hui particulièrement avancée. Durant les deux dernières décennies, plusieurs évolutions structurelles ont en effet sensiblement déstabilisé le système consociatif. Sous l’effet de l’individualisation, l’amenuisement de la force intégrative des partis politiques engendre une exacerbation de la critique du consensus élitaire, y compris dans le chef d’organisations initialement liées à ces derniers.
La fédéralisation a sans conteste accéléré ce délitement et ce, de plusieurs manières. Premièrement, l’élargissement du nombre d’élites impliquées dans la prise de décision politique résulte non seulement de l’augmentation du nombre de partis politiques des suites de leur scission sur une base communautaire, mais aussi de l’autonomisation. Si elle équilibre les rapports de forces politiques, l’amplification de la décentralisation des compétences et ressources engendre aussi un émiettement du pouvoir de décision. Dans cette nouvelle constellation, l’autorité fédérale n’est plus aujourd’hui qu’un acteur parmi d’autres.
Dans le même temps, des coalitions non congruentes ont été constituées. Cette conséquence logique du passage au modèle fédéral entrave de fait la bonne marche d’un système principalement basé sur une coordination des partis politiques. Le caractère essentiellement informel des procédures instaurées rend en effet le fonctionnement du système décisionnel tributaire de la volonté de tous les protagonistes de souscrire aux règles de la coopération. Or l’augmentation de leur nombre, les divergences de leur projet politique et la concurrence électorale à laquelle ils font face accroissent les probabilités que l’un ou plusieurs d’entre eux refusent de s’inscrire dans ce cadre.
Les principaux acteurs politiques font donc face à l’obligation de concevoir de nouvelles procédures capables de maintenir gouvernable un système politique belge en perpétuelle évolution. Certaines dispositions contenues dans le récent accord de gouvernement fédéral — comme l’organisation concomitante des élections des différents niveaux de pouvoir ou la volonté de renforcer l’action du Comité de concertation en tant qu’organe de coordination — peuvent être considérées satisfaisantes à cet égard. Elles sont toutefois loin de constituer l’aboutissement du processus progressif d’adaptation des institutions à la nouvelle réalité de la Belgique fédérale.
- À partir de 1995 pour l’Espagne, à partir de 1993 pour la Suède ; pour l’UE15, la moyenne de la période 1992 – 1997 a été calculée en faisant abstraction de ces deux États membres.
- À savoir, le solde annuel corrigé des variations conjoncturelles, déduction faite des mesures ponctuelles et temporaires.
- En excluant le tabac, l’alcool, l’essence et le diesel de la base de calcul de l’index, il retarde l’indexation, mais permet aussi d’augmenter les accises sur ces produits sans provoquer de spirale inflationniste.
- Il s’agit de compétences régionales et communautaires pour lesquelles l’autorité fédérale assume encore des dépenses.