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Politique budgétaire, gérer un système fédéral complexe

Numéro 1 janvier 2014 - Belgique (België) partis politiques par Damien Piron

janvier 2014

En Bel­gique, la déci­sion poli­tique repose depuis la fin du XIXe  siècle sur le modèle conso­cia­tif : des com­pro­mis sont conclus entre les « piliers » issus des cli­vages phi­lo­so­phique et éco­no­mique. L’intégration euro­péenne et la fédé­ra­li­sa­tion redes­sinent néan­moins cette méthode de gou­ver­ne­ment, ain­si que le montre la com­pa­rai­son des poli­tiques d’assainissement des finances publiques conduites par les gou­ver­ne­ments Dehaene Ier et Di Rupo. Le modèle fédé­ral engendre en effet une mul­ti­pli­ca­tion du nombre d’acteurs impli­qués dans la prise de déci­sion, ce qui com­plique l’élaboration de com­pro­mis. Il appar­tient donc aux acteurs poli­tiques de main­te­nir le sys­tème belge gou­ver­nable en ima­gi­nant des pro­cé­dures adap­tées à cette nou­velle réalité.

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Au début de ce mois d’octobre, l’exécutif Di Rupo a tenu son sep­tième conclave bud­gé­taire en deux ans, qui devrait éga­le­ment être le der­nier. La récur­rence de cette thé­ma­tique dans l’agenda poli­tique jus­ti­fie une réflexion sur la manière de conduire la poli­tique bud­gé­taire dans un État belge en muta­tion. Dans le domaine bud­gé­taire comme ailleurs, l’européanisation et la fédé­ra­li­sa­tion redes­sinent en effet l’art de gou­ver­ner la Belgique.

Les étapes de l’intégration budgétaire européenne

Depuis sa créa­tion, la zone euro est une construc­tion asy­mé­trique au sein de laquelle la poli­tique moné­taire est régie au niveau euro­péen alors que la poli­tique bud­gé­taire demeure aux mains des États membres. Afin d’imposer un cer­tain degré de coor­di­na­tion éco­no­mique et bud­gé­taire, le trai­té de Maas­tricht (1992) impose donc aux États sou­hai­tant adhé­rer à la zone euro de limi­ter leur défi­cit public à 3 % de leur pro­duit inté­rieur brut (PIB) et de rapi­de­ment faire conver­ger leur niveau de dette publique vers un seuil égal à 60 % du PIB.

Afin d’éviter de devoir venir en aide à des États en proie à des dif­fi­cul­tés finan­cières, cer­tains res­pon­sables ont tou­te­fois sou­hai­té créer un cadre bud­gé­taire contrai­gnant. C’est à cette fin que les deux volets du Pacte de sta­bi­li­té et de crois­sance (PSC) ont été adop­tés en 1997, sans tou­te­fois ren­con­trer le suc­cès escomp­té. Un pre­mier volet, pré­ven­tif, impose aux États membres la rédac­tion annuelle d’un pro­gramme de sta­bi­li­té et la défi­ni­tion d’un objec­tif bud­gé­taire à moyen terme proche de l’équilibre ou en excé­dent. Un second volet inter­vient en aval, une fois le déra­page consta­té : ce volet cor­rec­tif détaille les étapes de la « pro­cé­dure de défi­cit exces­sif » (PDE) appli­cable aux États dont le défi­cit est supé­rieur à 3 % du PIB.

[**Gra­phique 1 — Influence des cri­tères de conver­gence (1992 – 1997) et du PSC (1997 – 2007) sur les soldes bud­gé­taires struc­tu­rels de l’UE-15, en % du PIB1*]

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La pro­cé­dure pré­vue est cepen­dant si longue qu’un État peut se trou­ver en situa­tion de défi­cit exces­sif durant trois années consé­cu­tives avant de se voir adres­ser une pre­mière sanc­tion. Dans la pra­tique, le PSC n’a donc pas eu l’effet sou­hai­té et la période qui suit son adop­tion s’accompagne d’un relâ­che­ment de la dis­ci­pline bud­gé­taire. C’est pour réduire le déca­lage exis­tant entre la règle et son appli­ca­tion que les dis­po­si­tions du Pacte ont été assou­plies en 2005, dans l’optique de garan­tir une plus grande appro­pria­tion par les États membres. Tou­te­fois, en dépit des condi­tions éco­no­miques favo­rables, le PSC n’a pas réus­si à créer une réelle conver­gence éco­no­mique entre 1999 et 2007, comme l’illustre le gra­phique 1.

C’est dans ce cli­mat de gou­ver­nance éco­no­mique euro­péenne sin­gu­liè­re­ment lâche que les membres de la zone euro ont dû affron­ter la crise finan­cière, durant laquelle l’adoption de mesures de sau­ve­garde de la sta­bi­li­té finan­cière et la réces­sion éco­no­mique ont entrai­né une forte dété­rio­ra­tion des finances publiques. Les auto­ri­tés euro­péennes se sont alors sai­sies du pro­blème et ont adop­té diverses règles (dont le « Six Pack » et le « Two Pack ») qui ren­forcent consi­dé­ra­ble­ment les deux volets du PSC. D’un point de vue pré­ven­tif, on relève notam­ment l’établissement d’un calen­drier bud­gé­taire com­mun, la facul­té offerte à la Com­mis­sion de deman­der une révi­sion d’un pro­jet de bud­get ou encore la pos­si­bi­li­té de sanc­tion­ner finan­ciè­re­ment le non-res­pect des règles préventives.

Le volet cor­rec­tif est lui aus­si sujet à d’importantes modi­fi­ca­tions. Par­mi celles-ci, on relève l’accélération de la PDE, la prise en compte du cri­tère de la dette publique dans son déclen­che­ment, la lati­tude pour la Com­mis­sion d’émettre des recom­man­da­tions aux États sou­mis à la PDE, le ren­for­ce­ment de l’automaticité de son adop­tion et des sanc­tions finan­cières. Enfin, le récent Trai­té sur la sta­bi­li­té, la coor­di­na­tion et la gou­ver­nance impose qu’une règle de droit natio­nal (de niveau consti­tu­tion­nel ou équi­valent) contraigne les pou­voirs publics à l’équilibre struc­tu­rel2. Dans le débat public, cette norme est sou­vent qua­li­fiée de « règle d’or ».

Si l’adoption de ces nou­velles règles a pro­vo­qué de nom­breuses cri­tiques, l’une des plus vives a trait au deve­nir de la gou­ver­nance euro­péenne. La crise éco­no­mique n’a‑t-elle pas démon­tré l’inadéquation du modèle actuel, basé sur un fédé­ra­lisme limi­té, géré par des ins­ti­tu­tions dotées d’une légi­ti­mi­té indi­recte ? La péren­ni­té de la mon­naie unique ne néces­site-t-elle pas d’établir une véri­table union poli­tique diri­gée par un gou­ver­ne­ment issu des urnes et capable d’adopter des mesures discrétionnaires ?

Les évolutions du modèle de décision politique

Dès la fin du XIXe siècle, les cli­vages phi­lo­so­phique (entre libé­raux et catho­liques) et éco­no­mique (entre pos­ses­seurs de capi­tal et tra­vailleurs) engendrent en Bel­gique la créa­tion de trois réseaux orga­ni­sa­tion­nels homo­gènes (socia­liste, catho­lique et libé­ral), les « piliers ». La solu­tion pour sta­bi­li­ser et gou­ver­ner cet ensemble hété­ro­gène est appe­lée « conso­cia­lisme ». Dans un tel régime, les élites poli­tiques entre­prennent d’importants efforts afin de contrer les risques décou­lant de la frag­men­ta­tion socié­tale. Cette volon­té se maté­ria­lise par exemple par la for­ma­tion de grands cabi­nets de coa­li­tion ou la mul­ti­pli­ca­tion de conseils d’aide à la déci­sion. Le conso­cia­lisme repose donc sur la règle tacite selon laquelle toute déci­sion de la plus haute impor­tance doit être ava­li­sée par les repré­sen­tants de chaque pilier. Cette ins­ti­tu­tion­na­li­sa­tion du com­pro­mis confère donc un poids pré­pon­dé­rant aux par­tis poli­tiques. La cohé­sion au sein de chaque pilier les conforte cepen­dant dans leur rôle de repré­sen­tants de la struc­ture sociale et faci­lite l’acceptation du com­pro­mis for­gé par les élites.

Depuis le milieu des années 1960, l’évolution des par­tis régio­na­listes a cepen­dant contri­bué à his­ser la thé­ma­tique com­mu­nau­taire au som­met de l’agenda poli­tique, et six réformes de l’État ont gra­duel­le­ment trans­for­mé l’État uni­taire en un État fédé­ral. La super­po­si­tion des pra­tiques fédé­rale et conso­cia­tive modi­fie les règles du jeu poli­tique belge de manière fon­da­men­tale, au point d’ébranler la sta­bi­li­té du sys­tème déci­sion­nel. Les fac­teurs sur les­quels le conso­cia­lisme belge s’est his­to­ri­que­ment appuyé (doci­li­té des arrière-bans, cen­tra­li­sa­tion de la prise de déci­sion, alter­nance des cli­vages domi­nants et répar­ti­tion des fruits de la crois­sance) sont en effet sou­mis à d’importantes pres­sions résul­tant non seule­ment du modèle fédé­ral, mais aus­si de chan­ge­ments élec­to­raux, socio­lo­giques et économiques.

Les pre­miers fac­teurs d’instabilité sont ins­ti­tu­tion­nels. L’instauration de gou­ver­ne­ments régio­naux et com­mu­nau­taires, l’équivalence des lois fédé­rales et des décrets des enti­tés fédé­rées, et l’importante décen­tra­li­sa­tion de com­pé­tences ont non seule­ment accru le nombre d’acteurs poli­tiques, mais aus­si équi­li­bré les rap­ports de forces. Ce mou­ve­ment va donc à l’encontre de la réduc­tion des centres effec­tifs de déci­sion, condi­tion pour­tant néces­saire au bon fonc­tion­ne­ment d’un sys­tème conso­cia­tif. La bipo­la­ri­té du fédé­ra­lisme belge engendre de plus la pré­do­mi­nance de deux acteurs (la Flandre et le « monde fran­co­phone »), de telle sorte que toute pro­blé­ma­tique est avant tout ana­ly­sée à tra­vers un prisme communautaire.

Le sys­tème élec­to­ral affai­blit lui aus­si la pra­tique conso­cia­tive. L’organisation sur base com­mu­nau­taire du sys­tème par­ti­san et l’organisation dis­so­ciée des élec­tions fédé­rales et sub­na­tio­nales ont favo­ri­sé l’instauration de coa­li­tions asy­mé­triques (au niveau fédé­ral) et non congruentes (entre les dif­fé­rentes col­lec­ti­vi­tés poli­tiques), ce qui pro­duit de nou­veaux conflits intergouvernementaux.

Des fac­teurs socio­lo­giques ont aus­si un impact non négli­geable sur la déci­sion poli­tique. Une des causes du déclin des par­tis tra­di­tion­nels réside en effet dans le déli­te­ment du lien entre par­tis poli­tiques, orga­ni­sa­tions sociales et indi­vi­dus : le contrôle élec­to­ral des par­tis et orga­ni­sa­tions sur leurs membres s’atténue, et les appar­te­nances poli­tiques s’éparpillent. L’autonomisation des citoyens par rap­port à leur monde socio­lo­gique com­plique donc l’acceptation par la base des com­pro­mis façon­nés par les élites.

Enfin, la tech­nique consis­tant à ache­ter la paix sociale par la répar­ti­tion des fruits de la crois­sance éco­no­mique est mise à mal par la conso­li­da­tion bud­gé­taire débu­tée dans les années 1990 : une réduc­tion des défi­cits publics induit en effet une dimi­nu­tion des biens publics à se par­ta­ger, ce qui rend les conces­sions moins inté­res­santes finan­ciè­re­ment et par­tant moins acceptables.

De la conjonc­tion de ces quatre évo­lu­tions résulte une tran­si­tion vers un nou­veau modèle de déci­sion, qui a pour effet de com­plexi­fier la gou­ver­na­bi­li­té du sys­tème poli­tique belge puisque ses élé­ments consti­tu­tifs n’ont pas encore tous fait l’objet d’une prise en compte ins­ti­tu­tion­nelle, ain­si que nous allons le voir par l’intermédiaire de la poli­tique budgétaire.

Les politiques d’assainissement budgétaire des gouvernements Dehaene Ier et Di Rupo

Les poli­tiques bud­gé­taires menées par les gou­ver­ne­ments Dehaene Ier et Di Rupo pré­sentent un cer­tain nombre de points de conver­gence. La prin­ci­pale simi­li­tude réside dans l’influence pré­pon­dé­rante jouée par l’échelon euro­péen. Mais les deux périodes sont aus­si mar­quées du sceau de l’approfondissement du fédé­ra­lisme, ain­si que par l’adoption, dans un contexte de réces­sion éco­no­mique et à la suite d’importantes pres­sions supra­na­tio­nales, de plans de grande enver­gure visant à remettre les finances publiques sur le che­min de l’équilibre.

La politique budgétaire du gouvernement Dehaene Ier (1992 – 1995)

Sur le plan éco­no­mique, l’objectif prio­ri­taire de la coa­li­tion sociale-chré­tienne-socia­liste for­mée par Jean-Luc Dehaene en mars 1992 est de réus­sir à qua­li­fier la Bel­gique par­mi la pre­mière vague de pays membres de la zone euro. Pour atteindre cet objec­tif, il est essen­tiel de rame­ner le défi­cit bud­gé­taire sous les 3 % du PIB avant le début 1999, soit une réduc­tion totale d’environ 4 % du PIB en sept ans. La figure 1 montre qu’après deux années de stag­na­tion en 1992 et 1993, le défi­cit public se résorbe de façon notable et conti­nue à par­tir de 1994. L’équilibre des finances publiques sera d’ailleurs réta­bli en 2000. Cette césure est prin­ci­pa­le­ment due à la fin de la grave réces­sion éco­no­mique de 1993. Durant ses deux pre­mières années d’exercice, le gou­ver­ne­ment Dehaene Ier a donc sur­tout sta­bi­li­sé les finances publiques, avant que la dyna­mique de réduc­tion des défi­cits ne soit véri­ta­ble­ment enclen­chée en 1994.

[**Figure 1 : Évo­lu­tion de la crois­sance et du défi­cit public en Bel­gique entre 1992 et 1995 (en % du PIB)*]
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L’adoption d’un « plan glo­bal pour l’emploi, la com­pé­ti­ti­vi­té et la sécu­ri­té sociale » en novembre 1993 consti­tue l’un des moments phares de cette phase d’assainissement. Après qu’un avis una­nime du Conseil cen­tral de l’économie a recon­nu une dégra­da­tion de la com­pé­ti­ti­vi­té de la Bel­gique, les par­te­naires sociaux sont appe­lés à conclure un nou­veau pacte social. Ils ne par­vien­dront tou­te­fois pas à s’accorder. Le gou­ver­ne­ment reprend alors le dos­sier en main car les pres­sions subies par le franc belge sur les mar­chés finan­ciers sont telles qu’elles menacent la stra­té­gie de conver­gence éco­no­mique. Par­mi les mesures adop­tées, on relève l’introduction de l’indice-santé3, un gel des salaires réels pour deux ans et des éco­no­mies en matière de sécu­ri­té sociale. Des réduc­tions de charges patro­nales et des mesures de flexi­bi­li­sa­tion du mar­ché du tra­vail sont en outre com­pen­sées par une aug­men­ta­tion des accises et de la TVA. Au-delà de son impor­tance bud­gé­taire, cet épi­sode démontre la déter­mi­na­tion des auto­ri­tés belges à atteindre les cri­tères de Maas­tricht et à retrou­ver la confiance des mar­chés financiers.

La politique budgétaire du gouvernement Di Rupo (2011 – 2014)

Tout comme vingt ans aupa­ra­vant, la conso­li­da­tion bud­gé­taire consti­tue l’une des prio­ri­tés de l’exécutif Di Rupo, qui asso­cie socia­listes, libé­raux et sociaux-chré­tiens/­hu­ma­nistes au niveau fédé­ral. Si le retour à l’équilibre bud­gé­taire consti­tue l’objectif à moyen terme, la volon­té pre­mière du gou­ver­ne­ment fédé­ral est de sor­tir la Bel­gique du cadre de la pro­cé­dure de défi­cit exces­sif dans laquelle elle se trouve enga­gée depuis le 2 décembre 2009 et d’ainsi res­pec­ter ses enga­ge­ments euro­péens. Alors que la Com­mis­sion atten­dait de la Bel­gique qu’elle réduise son défi­cit sous les 3 % du PIB à la fin de l’année 2012, la stag­na­tion de la crois­sance et la reca­pi­ta­li­sa­tion de Dexia ont empê­ché le gou­ver­ne­ment d’atteindre cet objec­tif. Pour évi­ter les sanc­tions, il est désor­mais atten­du que les auto­ri­tés belges limitent leur défi­cit public à 2,7 % du PIB et pla­fonnent le niveau d’endettement sous la barre sym­bo­lique des 100 % du PIB en 2013. Un rap­port détaillant les mesures adop­tées devait aus­si être com­mu­ni­qué à la Com­mis­sion avant le 21 sep­tembre 2013, avant même que les par­le­ments natio­naux en soient infor­més. Ces exi­gences illus­trent la posi­tion désor­mais cen­trale de la gou­ver­nance euro­péenne dans le pro­ces­sus bud­gé­taire natio­nal. Ces déci­sions sont actuel­le­ment étu­diées par les ser­vices de la Com­mis­sion, et une pre­mière éva­lua­tion fait état d’un bilan satis­fai­sant. Tout indique donc que la Bel­gique devrait sor­tir de la PDE au prin­temps 2014.

[**Figure 2 : Évo­lu­tion de la crois­sance et du défi­cit public en Bel­gique entre 2011 et  2014 (en % du PIB)*]
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Tout comme en 1993, la coa­li­tion gou­ver­ne­men­tale a dû adop­ter d’importantes réformes afin d’échapper à la pres­sion des mar­chés finan­ciers. Quelques heures seule­ment après la dégra­da­tion de la note sou­ve­raine de la Bel­gique par l’agence de nota­tion Stan­dard and Poor’s, plu­sieurs mesures d’envergure ont en effet été enté­ri­nées dans le cadre du bud­get ini­tial 2012. Par­mi celles-ci figurent notam­ment d’importantes réformes dans les domaines des soins de san­té, du droit aux allo­ca­tions de chô­mage et des pen­sions anti­ci­pées, mais aus­si une modi­fi­ca­tion du régime des inté­rêts notion­nels, l’arrêt du finan­ce­ment des com­pé­tences dites « usur­pées4 » ou encore une révi­sion de la base de cal­cul de l’index. Cette proxi­mi­té tem­po­relle pour­rait être expli­quée par la crainte d’une aggra­va­tion de la posi­tion de la Bel­gique sur les mar­chés finan­ciers et la volon­té de l’exploiter pour jus­ti­fier les réformes adoptées.

L’évolution du système de décision

Com­ment a évo­lué le rap­port entre­te­nu par les élites par­ti­sanes avec les orga­ni­sa­tions de leur pilier, et plus par­ti­cu­liè­re­ment avec les orga­ni­sa­tions syn­di­cales ? De quel poids ont pesé la mul­ti­pli­ca­tion des centres de déci­sion et l’augmentation du nombre d’acteurs ?

Les relations entre les élites partisanes et les organisations syndicales

À la suite de l’adoption du plan glo­bal, les syn­di­cats ont répon­du par l’organisation de grèves. Alors que les par­tis socia­listes, et sin­gu­liè­re­ment le PS, s’étaient rap­pro­chés de leur base syn­di­cale durant la période d’opposition qu’ils ont connue durant la majeure par­tie des années 1980, l’intégration de la logique de gou­ver­ne­ment requiert un pro­fil plus prag­ma­tique de leur part. L’intégration de la logique de gou­ver­ne­ment au sein du PS pro­voque d’ailleurs un déli­te­ment de sa rela­tion avec la FGTB, dont les grèves menées en réac­tion au plan glo­bal consti­tuent l’expression paroxys­tique. Dans le camp social-chré­tien, le CVP accepte lui aus­si de se pas­ser du sou­tien du mou­ve­ment ouvrier chré­tien dont il est pour­tant his­to­ri­que­ment très proche. Une telle prise de dis­tance est moins sur­pre­nante dans le chef du SP et du PSC dont le rap­port au pilier s’est pro­gres­si­ve­ment dis­lo­qué sous l’effet de la scis­sion des par­tis poli­tiques natio­naux dans le cou­rant des années 1970. Le PSC par­ta­geait de plus la ligne rigo­riste du CVP sur les dos­siers socioé­co­no­miques, tan­dis que la posi­tion cen­triste du SP contri­buait à l’éloigner de sa base syndicale.

Dans un contexte de mon­dia­li­sa­tion néo­li­bé­rale et de déclin du poids syn­di­cal, le plan glo­bal témoigne donc d’une auto­no­mi­sa­tion accrue des par­tis poli­tiques vis-à-vis des syn­di­cats. Et si cette dis­tan­cia­tion a pour effet d’élargir l’espace de dis­cus­sion poli­tique, les mani­fes­ta­tions orga­ni­sées en réac­tion aux déci­sions adop­tées par le gou­ver­ne­ment illus­trent éga­le­ment la dif­fi­cul­té ren­con­trée par les par­tis poli­tiques au moment du retour vers la base : le com­pro­mis éli­taire peut doré­na­vant faire l’objet d’un rejet appuyé de la part d’organisations syn­di­cales moins liées aux par­tis politiques.

Cette conclu­sion s’applique muta­tis mutan­dis à l’époque actuelle. En 2011 comme en 1993, l’ampleur des mesures arrê­tées par le gou­ver­ne­ment a en effet entrai­né une réac­tion syn­di­cale dont la jour­née de grève natio­nale du 2 décembre 2011 consti­tue le point culmi­nant. Mais à côté du carac­tère inac­cep­table des réformes adop­tées, les syn­di­cats déplorent en outre un manque de concer­ta­tion. Ce regret laisse à pen­ser que le mou­ve­ment de dis­tan­cia­tion entre les sphères poli­tique et syn­di­cale déjà obser­vable il y a vingt ans s’est appro­fon­di. L’exécutif Dehaene Ier sou­hai­tait en effet renou­ve­ler le pacte social avec le concours des par­te­naires sociaux, alors que les mesures adop­tées en novembre 2011 l’ont été sans consul­ta­tion sys­té­ma­tique des repré­sen­tants syn­di­caux. Cette évo­lu­tion pose donc la ques­tion de l’influence réel­le­ment exer­cée par les mou­ve­ments syn­di­caux dans la prise de déci­sion poli­tique et témoigne de l’effritement de ce pre­mier élé­ment cen­tral du sys­tème conso­cia­tif. C’est peut-être en rai­son de cet épar­pille­ment que les syn­di­cats ont per­du de leur pou­voir : en se rap­pro­chant d’Écolo, la CSC et la FGTB ont rom­pu la rela­tion d’exclusivité avec le par­ti issu de leur pilier, ce qui atté­nue la rela­tion de confiance entre les repré­sen­tants des deux orga­ni­sa­tions et de ce fait la volon­té des par­tis poli­tiques de repré­sen­ter les syndicats.

Les modifications du nombre et de la nature des acteurs impliqués

À l’issue du scru­tin légis­la­tif de novembre 1991, treize for­ma­tions poli­tiques dis­posent d’une repré­sen­ta­tion par­le­men­taire. Au nord du pays, les résul­tats confirment la réduc­tion de l’écart sépa­rant les par­tis poli­tiques. À l’inverse, la frag­men­ta­tion poli­tique est beau­coup plus faible en Wal­lo­nie : quatre par­tis se répar­tissent l’intégralité des sièges à pour­voir et le PS dis­pose d’une confor­table avance sur ses adver­saires. L’asymétrie des pay­sages poli­tiques s’est donc accen­tuée, et seule la coa­li­tion entre socia­listes et sociaux-chré­tiens assu­rait au gou­ver­ne­ment fédé­ral d’être à la fois bipar­tite, majo­ri­taire, symé­trique et congruent avec les exé­cu­tifs fédé­rés. À cette époque, symé­trie et congruence demeurent donc la norme.

Au vu de l’accroissement sub­stan­tiel des moyens trans­fé­rés aux Com­mu­nau­tés et Régions au fil des réformes de l’État, une sec­tion per­ma­nente a été créée en 1989 au sein du Conseil supé­rieur des Finances afin de garan­tir la cohé­rence des poli­tiques bud­gé­taires menées aux dif­fé­rents niveaux de pou­voir. Confor­mé­ment à la nou­velle réa­li­té finan­cière belge, une contri­bu­tion à l’effort d’assainissement est alors deman­dée aux enti­tés fédé­rées. Elle s’est tou­te­fois avé­rée rela­ti­ve­ment modique par rap­port à l’effort total car le gou­ver­ne­ment fédé­ral a pré­fé­ré assu­mer un effort bud­gé­taire supé­rieur à ce qui était ini­tia­le­ment conve­nu plu­tôt que de rené­go­cier la répar­ti­tion entre enti­tés et ris­quer de sus­ci­ter un conflit poli­tique majeur. Ce choix a abou­ti à concen­trer l’essentiel de l’effort d’assainissement aux mains d’un petit groupe de per­sonnes, et prin­ci­pa­le­ment les membres du comi­té minis­té­riel fédé­ral res­treint élar­gi aux ministres du Bud­get et des Finances et aux pré­si­dents de par­ti. Mal­gré cette répar­ti­tion asy­mé­trique de l’effort, le modèle coopé­ra­tif de coor­di­na­tion bud­gé­taire s’est tout de même révé­lé satis­fai­sant. Il donne en effet lieu à la signa­ture d’accords de coopé­ra­tion bud­gé­taires entre gou­ver­ne­ments dès 1994 et voit même la Flandre dépas­ser ses objec­tifs à plu­sieurs reprises, en par­tie par loyau­té vis-à-vis des membres du CVP et du SP pré­sents au gou­ver­ne­ment fédéral.

[**Figure 3 : Résul­tats des élec­tions légis­la­tives en Flandre de 1987 à 2010, en % des votes valables*]
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Qu’en est-il à l’heure actuelle ? En com­pa­rai­son avec la situa­tion de 1991, plu­sieurs aspects méritent d’être rele­vés. Pre­miè­re­ment, les quatre par­tis jadis asso­ciés dans le gou­ver­ne­ment Dehaene Ier ne tota­lisent plus aujourd’hui que 65 sièges sur 150 à la Chambre des Repré­sen­tants, contre 120 sur 212 à l’époque. Cela résulte en par­tie du déclin struc­tu­rel du CD&V, qui n’est plus aujourd’hui qu’un par­ti moyen dans un pay­sage élec­to­ral fla­mand où les trois par­tis tra­di­tion­nels n’ont pu récol­ter la majo­ri­té des sièges lors des élec­tions de 2010, ain­si que le montre la figure 3.

Dans ces cir­cons­tances, il devient rela­ti­ve­ment mal­ai­sé de for­mer un gou­ver­ne­ment fédé­ral arti­cu­lé autour de seule­ment deux familles. Le spectre poli­tique cou­vert par le gou­ver­ne­ment a donc ten­dance à s’étendre, et ce d’autant plus que la scis­sion des par­tis poli­tiques a éloi­gné les par­tis frères sur les enjeux socioé­co­no­miques et que, de manière géné­rale, les par­tis fla­mands défendent une posi­tion plus mar­quée à droite que leurs alter ego fran­co­phones. On observe donc un glis­se­ment vers un sys­tème poli­tique dans lequel le cli­vage éco­no­mique a de plus en plus ten­dance à se super­po­ser au cli­vage com­mu­nau­taire, ce qui limite les pos­si­bi­li­tés de recom­po­si­tion des alliances en fonc­tion des thé­ma­tiques abordées.

Deuxiè­me­ment, les récentes réformes de l’État ont consi­dé­ra­ble­ment accru les moyens finan­ciers des enti­tés fédé­rées. Elles ont en coro­laire ren­for­cé l’acuité de la ques­tion de la répar­ti­tion de l’effort bud­gé­taire entre des enti­tés aux poli­tiques bud­gé­taires tou­jours plus auto­nomes car, à la dif­fé­rence des années 1990, l’autorité fédé­rale ne semble plus apte à assu­mer une par­tie plus que pro­por­tion­nelle de l’effort à consen­tir. Si, pour la pre­mière fois depuis 2010, un accord de coopé­ra­tion bud­gé­taire a pu être adop­té dans le cou­rant de l’été 2013, il ne s’étend cepen­dant pas au-delà de 2014. La grande dif­fi­cul­té ren­con­trée dans la conclu­sion de ces accords de coopé­ra­tion résulte en grande par­tie de la mise en place de coa­li­tions non congruentes. Dans ces cir­cons­tances, le refus d’une par­tie de s’inscrire dans un cadre construc­tif entrave en effet le bon fonc­tion­ne­ment d’un modèle de coopé­ra­tion de nature essen­tiel­le­ment infor­melle. Or, les par­tis pré­sents à un seul niveau de pou­voir (MR et Open-VLD, d’un côté, Éco­lo et N‑VA, de l’autre) défendent des posi­tions claires, mais anta­go­nistes alors que ceux qui sont membres de toutes les coa­li­tions (PS, SP, CD&V et CDH) sont conduits à un arbi­trage interne que l’autonomisation des Com­mu­nau­tés et des Régions rend plus ardu. Ain­si, la pré­do­mi­nance hié­rar­chique de l’autorité fédé­rale a récem­ment fait l’objet de contes­ta­tion de la part des enti­tés fédé­rées, notam­ment dans le cadre de la polé­mique autour des com­pé­tences usurpées.

Il découle enfin de ces deux pre­miers points que le nombre d’acteurs impli­qués dans le pro­ces­sus de conso­li­da­tion bud­gé­taire a for­te­ment aug­men­té durant ces deux der­nières décen­nies. L’autonomisation des enti­tés fédé­rées les rend d’une part incon­tour­nables dans la stra­té­gie de retour à l’équilibre bud­gé­taire, tan­dis que d’autre part, le nombre de par­tis com­po­sant l’exécutif fédé­ral est lui aus­si plus impor­tant qu’avant. Ain­si, contrai­re­ment à ce qui avait cours il y a vingt ans, ce ne sont plus quatre, mais neuf par­tis qui ont désor­mais la charge d’assainir les finances publiques belges, ce qui engendre un émiet­te­ment du pou­voir de déci­sion budgétaire.

Conclusion

La phase de tran­si­tion du modèle conso­cia­tif vers le modèle fédé­ral est aujourd’hui par­ti­cu­liè­re­ment avan­cée. Durant les deux der­nières décen­nies, plu­sieurs évo­lu­tions struc­tu­relles ont en effet sen­si­ble­ment désta­bi­li­sé le sys­tème conso­cia­tif. Sous l’effet de l’individualisation, l’amenuisement de la force inté­gra­tive des par­tis poli­tiques engendre une exa­cer­ba­tion de la cri­tique du consen­sus éli­taire, y com­pris dans le chef d’organisations ini­tia­le­ment liées à ces derniers.

La fédé­ra­li­sa­tion a sans conteste accé­lé­ré ce déli­te­ment et ce, de plu­sieurs manières. Pre­miè­re­ment, l’élargissement du nombre d’élites impli­quées dans la prise de déci­sion poli­tique résulte non seule­ment de l’augmentation du nombre de par­tis poli­tiques des suites de leur scis­sion sur une base com­mu­nau­taire, mais aus­si de l’autonomisation. Si elle équi­libre les rap­ports de forces poli­tiques, l’amplification de la décen­tra­li­sa­tion des com­pé­tences et res­sources engendre aus­si un émiet­te­ment du pou­voir de déci­sion. Dans cette nou­velle constel­la­tion, l’autorité fédé­rale n’est plus aujourd’hui qu’un acteur par­mi d’autres.

Dans le même temps, des coa­li­tions non congruentes ont été consti­tuées. Cette consé­quence logique du pas­sage au modèle fédé­ral entrave de fait la bonne marche d’un sys­tème prin­ci­pa­le­ment basé sur une coor­di­na­tion des par­tis poli­tiques. Le carac­tère essen­tiel­le­ment infor­mel des pro­cé­dures ins­tau­rées rend en effet le fonc­tion­ne­ment du sys­tème déci­sion­nel tri­bu­taire de la volon­té de tous les pro­ta­go­nistes de sous­crire aux règles de la coopé­ra­tion. Or l’augmentation de leur nombre, les diver­gences de leur pro­jet poli­tique et la concur­rence élec­to­rale à laquelle ils font face accroissent les pro­ba­bi­li­tés que l’un ou plu­sieurs d’entre eux refusent de s’inscrire dans ce cadre.

Les prin­ci­paux acteurs poli­tiques font donc face à l’obligation de conce­voir de nou­velles pro­cé­dures capables de main­te­nir gou­ver­nable un sys­tème poli­tique belge en per­pé­tuelle évo­lu­tion. Cer­taines dis­po­si­tions conte­nues dans le récent accord de gou­ver­ne­ment fédé­ral — comme l’organisation conco­mi­tante des élec­tions des dif­fé­rents niveaux de pou­voir ou la volon­té de ren­for­cer l’action du Comi­té de concer­ta­tion en tant qu’organe de coor­di­na­tion — peuvent être consi­dé­rées satis­fai­santes à cet égard. Elles sont tou­te­fois loin de consti­tuer l’aboutissement du pro­ces­sus pro­gres­sif d’adaptation des ins­ti­tu­tions à la nou­velle réa­li­té de la Bel­gique fédérale.

  1. À par­tir de 1995 pour l’Espagne, à par­tir de 1993 pour la Suède ; pour l’UE15, la moyenne de la période 1992 – 1997 a été cal­cu­lée en fai­sant abs­trac­tion de ces deux États membres.
  2. À savoir, le solde annuel cor­ri­gé des varia­tions conjonc­tu­relles, déduc­tion faite des mesures ponc­tuelles et temporaires.
  3. En excluant le tabac, l’alcool, l’essence et le die­sel de la base de cal­cul de l’index, il retarde l’indexation, mais per­met aus­si d’augmenter les accises sur ces pro­duits sans pro­vo­quer de spi­rale inflationniste.
  4. Il s’agit de com­pé­tences régio­nales et com­mu­nau­taires pour les­quelles l’autorité fédé­rale assume encore des dépenses.

Damien Piron


Auteur

Damien Piron est doctorant en science politique à l’université de Liège (Spiral et Tax Institute), damien.piron@ulg.ac.be