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Police et prostitution

Numéro 7 – 2020 - prostitution par Jean-Luc Drion

novembre 2020

Jean-Luc Drion est Premier inspecteur principal de la brigade des mœurs de Liège où il exerce depuis 2001 (Réforme de la gendarmerie). Il intègre alors une équipe de cinq personnes qui enquêtent sur les agressions sexuelles sur personnes majeures. À la suite de diverses fusions et aux nécessités du terrain, la brigade est maintenant composée de vingt-deux personnes qui s’occupent des agressions sexuelles sur majeurs et mineurs, de l’encadrement de la prostitution en lien avec la traite des êtres humains (TEH) et de divers projets relatifs, notamment, au contact avec les hôpitaux en matière de TEH, à l’encadrement des exhibitionnistes, ou encore à la mise en place de référents LGBT dans la section. Aujourd’hui, la brigade est fortement impliquée dans le projet de Centre d’accueil pour les personnes victimes d’agression sexuelles (CPVS). Un entretien mené par Sophie André.

Dossier

[marron] La Ville de Liège constitue un exemple de l’importance que peut prendre le pouvoir local dans la gestion du phénomène prostitutionnel. Pourriez-vous revenir sur les actions menées par votre service dans ce cadre ? [/marron]

Au départ, quand j’arrive en 2001, on est dans une situation tout à fait particulière qui je pense va déterminer tout ce qui va se passer par la suite. À cette époque, il existait encore une centaine de salons dans le quartier Cathédrale-Nord, avec de grosses problématiques de réseaux et de proxénétisme. C’était le début de l’affaire Neven [proxénète et exploitant].

La commune n’avait alors aucun résultat par rapport à l’encadrement du phénomène, puisque certains salons devaient être fermés depuis des mois et qu’ils étaient toujours en activité. On avait juste, à la suite d’un règlement communal, mis une amende. L’amende avait été payée et les salons continuaient à tourner. Ce qui montre l’impasse dans laquelle se trouvaient tant le judiciaire que l’administratif face à un phénomène qui avait pris beaucoup d’ampleur.

Et, malheureusement, le premier constat qu’on a posé était que personne ne travaillait avec personne. La première chose à mettre en place était une collaboration multidisciplinaire : il fallait travailler avec les associations existantes, mais aussi, surtout, que les deux niveaux de police [local et fédéral] travaillent ensemble, parce qu’on était quand même sur des faits de traite des êtres humains qui dépassaient le potentiel d’une police locale. Nous nous sommes engagés dans quelque chose qui, finalement, était d’une certaine ampleur, parfois à un niveau international et on nous a laissé faire parce que la police fédérale n’avait pas un potentiel suffisant pour tout encadrer et qu’il y avait un réel problème, une plaie ouverte dans la ville qu’il fallait absolument soigner. Le dossier Neven a duré sept ans, de nos premiers contrôles à la condamnation et nous sommes finalement parvenus à travailler dans le sens de la Réforme des polices : une police à deux niveaux. Cela a occasionné, pour faire court — parce qu’il s’agit quand même de vingt ans d’actions — beaucoup de dégâts sur le terrain. Sans avoir la volonté de fermer réellement les salons, les dossiers judiciaires nous ont quasiment forcés, notamment en raison de l’attitude des exploitants, à faire des coupes claires dans le secteur. La décision de fermeture en 2008 [de tous les salons de Cathédrale-Nord] n’en est que la conséquence. Le tissu des salons s’était alors désagrégé puis le quartier a été réinvesti par d’autres formes de criminalité que les réseaux. Bref, la situation a changé.

[marron] Et lors de ce changement de situation, comment votre travail a‑t-il évolué ? [/marron]

Avec la fermeture du quartier par décision communale en 2008, on a réinvesti notre potentiel dans d’autres domaines un peu laissés à l’abandon à ce moment-là : le racolage, la prostitution dans les hôtels et, déjà à l’époque, l’analyse des petites annonces qui commençaient à apparaitre sur internet.

Mais depuis 2015, avec le début des CPVS, il y a un changement et nous avons axé prioritairement nos enquêtes sur les victimes d’agression sexuelle. La fédérale est aussi en train de se réorganiser au niveau de la TEH. Peut-être allons-nous devoir nous retirer un peu du terrain de la prostitution pour qu’elle reprenne ses marques dans ce domaine-là. Ce qui fait que l’attitude purement policière a un peu changé.

[marron] Les demandes de la Ville ont-elles aussi changé ? [/marron]

Les demandes des autorités sont toujours extrêmement basiques. Globalement, les actions sont orientées sur tout ce qui va porter préjudice au commerçant, au passant, aux résidents. On est sur des aspects visibles, sur de la nuisance. La Ville va se situer principalement sur cet aspect des choses. Et elle n’a pas vraiment à intervenir dans la mise en lumière, par exemple, de réseaux qui travaillent dans des appartements en toute clandestinité, c’est le boulot de la judiciaire. Forcément, il y a moins d’intérêt du côté de l’autorité communale vis-à-vis de certaines formes de prostitution comme les petites annonces, le privé, etc. qui ne gênent pas grand monde sur le plan de la vie urbaine. La priorité, aujourd’hui, est à nouveau de nous attaquer au quartier Cathédrale-Nord, parce qu’on a un problème de nuisances là-bas, bien que nous, au sein de la brigade des mœurs, refusions d’admettre que ce sont les prostituées [de rue] sur place la cause du problème.

[marron] Vous évoquiez la mise en place d’une collaboration active avec la police fédérale, d’autres acteurs entrent-ils aussi en jeu ? [/marron]

Nous travaillons aussi avec les agents en uniforme, ce qui ne se faisait pas du tout. Au début, nous sommes allés vers eux notamment pour essayer que leurs actions ne viennent pas contrecarrer les nôtres ! Parce qu’il s’agissait de ça : ils avaient des objectifs, des demandes, notamment en matière de tranquillité publique et de maintien de l’ordre, qu’ils ont toujours actuellement, demandes parfois totalement incompatibles avec nos actions. Il a donc fallu apprendre à se coordonner et à respecter les objectifs et approches de chacun.

Puis il y a la Task Force Zonale (TFZ) qui est aussi un service d’enquête dont la vocation est d’agir à beaucoup plus brève échéance que nous. Elle se situe entre le judiciaire et la police administrative.

[marron] Et comment se manifestent les différences d’objectifs entre ces services ? [/marron]

Globalement, les agents en uniforme, et même parfois la TFZ, travaillent sur la prostitution sur un plan administratif [par rapport à la tranquillité publique]. Ce n’est pas notre core business, mais il faut que l’on respecte cette demande-là parce qu’elle répond à un problème réel. Problème qui, à mon sens, est mal analysé, parce qu’on a toujours tendance à remettre ça sur la présence prostitutionnelle, et cela va au-delà… Il y a néanmoins des actions à mener sur la prostitution : on ne peut pas laisser faire tout et n’importe quoi. Il y a la tranquillité publique et les doléances de certains commerçants par rapport à des personnes qui posent problème, des personnes à la dérive qui parfois urinent sur les vitrines… On peut comprendre qu’il y ait une demande, mais ce n’est pas notre domaine.

Nous, nous avons une autre approche. Je parlais des agressions sexuelles : les personnes qui se prostituent sont aussi des victimes potentielles. Pour répondre à ce volet-là, nous devons forcément avoir une autre approche. Ce n’est pas une proximité ou du laxisme, c’est le fait d’être reconnus par les associations et aussi par les prostituées elles-mêmes, comme investis d’une autre fonction. Nous sommes toujours « la police », il faut garder la distance policière, mais nous devons nous montrer plus accessibles. Accessibles, pour le cas où elles ont un réel problème, où elles sont victimes de quelque chose. Trop souvent, même si les possibilités d’accueil se sont considérablement améliorées, au niveau des commissariats et des unités de première ligne, il y a des réticences. Ce n’est pas une population qu’il faut systématiquement stigmatiser et poursuivre, et je pense que la plupart des collègues en ont conscience. Mais il y a des réticences de la part des personnes prostituées, peut-être à cause de mauvaises expériences ou de leur situation [le fait qu’elles soient identifiées comme prostituées, ou encore comme présumées auteures d’infractions tierces], qui font qu’elles n’ont pas envie de se livrer à quelqu’un en uniforme. Donc forcément, là, nous essayons de combler le vide, ce qui implique aussi, de temps en temps, un travail de première ligne même si ce n’était pas notre job au départ. Pourquoi ? Parce que l’accueil est différent. Le temps qu’on peut leur consacrer est différent. Même si nous sommes surchargés par d’autres phénomènes, malgré tout, par rapport aux personnes en uniforme, on a encore le temps d’écouter les gens.

[marron] Et comment se passe concrètement la conciliation d’objectifs qui semblent totalement divergents ? [/marron]

C’est changeant. Ce qui est difficile, c’est que nous n’arrivons pas à faire comprendre que les actions répressives à court terme ne donnent pas véritablement de résultats. Alors oui, ça marche sur le moment… puis le système se réinstalle. Tant que nous n’aurons pas trouvé un prolongement à ces actions, et je ne sais pas s’il en existe un, nous serons toujours confrontés au même problème. Pour illustrer, je prends toujours l’exemple du réseau bulgare. Dans ce genre de dossier, on a les techniques particulières, les écoutes téléphoniques, un suivi du parquet. Dans la situation actuelle de collaboration et de fonctionnement de nos équipes, le dernier, il a fallu six mois pour le dégommer complètement. Donc c’est très bref comme action par rapport à ce genre d’organisation. Mais, à contrario, dans le quartier Cathédrale, on a des phénomènes, comme la prostitution liée à la toxicomanie, pour lesquels on n’arrive pas apporter une réponse judiciaire satisfaisante. La réponse judiciaire n’existe quasiment pas d’ailleurs. Et si on veut poursuivre uniquement sur la base du maintien de l’ordre, on n’a pas de résultats plus satisfaisants. À un moment, il y avait des écrous presque systématiques… Alors oui, ça permet de vider le quartier pendant une heure ou deux et puis tout se remet en place.

Le cas où les deux types d’actions peuvent se parasiter c’est, par exemple, celui d’un réseau. Si des techniques particulières sont en route dans le quartier, que nous devons observer certaines choses, il n’est pas bon que le personnel en uniforme passe à ce moment-là et commence à faire dégager tout le monde.

Un autre cas est celui où il y a une interférence due à ce type d’action, sur la possibilité d’accéder à nos victimes. C’est déjà arrivé. Nous avons toujours contesté, par exemple, le fait d’éparpiller le groupe des racoleuses. Oui, elles sont gênantes dans le quartier Cathédrale-Nord, mais je pense qu’elles seront gênantes partout où elles iront s’implanter. Notre souci principal, c’est de garder ce groupe soudé, qu’on puisse savoir où, quand ça se passe, et trouver les personnes quand nous en avons besoin. Nous avons régulièrement des dossiers où elles sont victimes de proxénétisme, d’agression, et parfois, pour présenter simplement un panel photographique c’est toute une histoire parce qu’on ne parviens pas à les trouver facilement. L’éclatement du groupe, comme cela s’est passé à certains moments en raison d’une action policière tellement forte dans le quartier, est toujours très éphémère. Elles sont malvenues ailleurs et elles reviennent systématiquement au point de départ. Donc non seulement on n’a jamais réussi à résoudre le problème, bien qu’il soit, pour moi, largement maitrisé quant au nombre de personnes présentes dans le quartier, mais ce qu’on perd un peu de vue, c’est qu’entretemps on a eu pas mal de pertes humaines et de décès [liés à des conditions d’exercice plus dangereuses dans des lieux plus éloignés et isolés].

[marron] Et vis-à-vis des autres acteurs, hors monde policier ? [/marron]

Il y a deux sortes d’acteurs externes : ceux qui travaillent avec le judiciaire comme Surya [association venant en aide aux victimes de la TEH], là évidemment, on a établi des ponts à la vitesse grand V. Et puis il y a ceux, comme Icar [association d’aide et de soins aux personnes prostituées] qui, au départ, étaient un peu réticents par rapport à une collaboration. Avec Icar, par exemple, notre entrée en la matière a été de dire : nous sommes là pour venir en aide, compléter vos interventions et que vous puissiez prendre en charge ce qui n’est pas de notre ressort. Nous ne leur demandions pas de nous alimenter en informations, etc., ce qui était leur plus grosse crainte à l’époque. Simplement, nous voulions installer un processus dans lequel police et associatif pourraient collaborer, chacun en restant sur ses tâches respectives. Quand nous avons une situation à risque que nous ne parvenons pas à régler, à laquelle il faut apporter autre chose, nous pouvons nous tourner vers ce type d’association.

[marron] Qu’est-ce que ce type d’acteurs peut apporter en retour à l’action policière ? [/marron]

Situation toute bête, à l’époque où je menais des auditions, je reçois une personne qui racolait et était à la rue. Elle s’endort sur mon bureau et nous n’arrivons plus à avancer sur son problème judiciaire. Mais elle est à la rue. Là, on appelle Icar, pour voir s’ils peuvent apporter un prolongement, purement social, à notre intervention, lui trouver un endroit pour faire une machine, un hébergement, etc. Pour nous, il s’agissait de ne pas se limiter à prendre son audition et puis la remettre dans la rue. On aurait pu se limiter à ça. À une certaine époque, c’est ce qui s’est fait. Nous, on estime que ce n’est pas satisfaisant comme réponse. Et le fait qu’on contribue un peu à cette prise en charge a fait que, par la suite, elle est revenue et qu’on a pu finir le travail judiciaire.

Avec Icar, on est arrivé maintenant à une tel niveau de confiance et de secret professionnel partagé que nous avons aussi des situations problématiques qui nous sont renseignées. Et si, à un certain stade, on peut avoir la bonne information et constater que c’est le bon moment pour approcher la personne, on peut entreprendre ou compléter un dossier réactif.

[marron] Vous avez évoqué les objectifs de votre travail vis-à-vis de ce public et la conciliation de ceux-ci avec différentes parties prenantes. Mais quel est l’enjeu principal autour du phénomène prostitutionnel ? [/marron]

Je dirais que ce public peut être, à un moment, considéré comme une nuisance, à tous les niveaux, même les établissements peuvent le devenir. Mais je pense honnêtement qu’on ne peut pas simplement les supprimer à coups de gomme. On parle quand même d’êtres humains. Il n’y a rien à faire, quoi qu’en disent les discours féministes radicaux, le phénomène ne peut pas juste disparaitre, je n’y crois pas. Donc finalement, pour moi, le premier enjeu c’est d’arriver à bien encadrer un phénomène qui est là, qu’on ne peut pas nier et que nous sommes obligés de gérer, parce qu’effectivement, il peut poser problème à d’autres. Puis, souvent, ça crée des soucis à la personne prostituée elle-même, qui peut être victime de ses propres agissements. Et là, on a aussi un rôle à jouer. Nous sommes face à des êtres humains qui ont des comportements certes à risques, que nous sommes obligés d’encadrer, mais qu’on ne peut pas simplement ignorer, dégager.

Je prône, encore une fois, une approche qui soit la plus large possible parce que c’est un phénomène qui est pluriel. Il n’est pas que policier ou social, il a aussi des aspects sanitaires, etc. J’aime bien ce qui se développe, peut-être un peu moins en matière de prostitution, mais en tout cas, au niveau des agressions, toute cette collaboration. Nous sommes conscients que finalement, dans tous les domaines, tous les acteurs doivent s’impliquer. Pas seulement dans ce qu’ils faisaient déjà, ce ne sont pas de nouveaux acteurs, mais qu’ils se coordonnent. C’est cette approche coordonnée qui fera qu’on aura peut-être une petite chance d’arriver à avoir des résultats satisfaisants. Tous les acteurs doivent s’y mettre et l’enjeu c’est d’essayer, sans supprimer cette forme de problème, sans l’ignorer, de le gérer de manière humaine et efficace.

[bleu marine]Globalement, la police agit sur deux volets : le judiciaire et l’administratif. Le volet judiciaire concerne tout ce qui relève de la constatation d’infractions, de la recherche des auteurs et victimes et éventuellement des arrestations. Le judiciaire reprend donc le travail d’enquête nécessaire à la sanction d’un fait infractionnel. Le volet administratif fait référence au maintien de l’ordre et de la tranquillité publique (lutter contre les désordres et troubles), à la sécurité et la salubrité publique. La police fédérale et la police locale travaillent toutes deux sur chacun de ces volets. Ainsi la Brigade des mœurs est un service de recherche et d’enquête (judiciaire) au sein de la zone de police de Liège. Ce qui distingue l’attribution d’un dossier à cette brigade ou à la police fédérale est lié à la complexité du dossier (notamment la nature des faits, les devoirs d’enquête nécessaires, le caractère supralocal de l’affaire). Au niveau administratif, les services de la police locale se consacreront principalement au maintien de l’ordre public, à la sécurité et à la salubrité dans la zone. La police fédérale intervient quant à elle en renfort sur les interventions qui requièrent des connaissances ou des moyens spécifiques ou encore un potentiel humain plus important.[/bleu marine]

Jean-Luc Drion


Auteur

Premier inspecteur principal de la brigade des mœurs de Liège où il exerce depuis 2001
La Revue Nouvelle
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