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Pokemon Go!, de l’ère du jeu à l’aire du jeu…
Le succès du jeu Pokemon Go ! a provoqué une multitude de commentaires durant l’été 2016. Ceux-ci ont pour une large part ressassé de vieilles antiennes, qui posent problème en ce qu’elles empêchent une approche compréhensive des pratiques sociales. Lorsqu’on quitte le domaine du « discours moraliste » sur « les jeunes et le jeu » se posent pourtant de véritables questions collectives, qui touchent aux fondamentaux du droit, de l’ordre social qu’il sanctionne et contribue à reproduire, et des usages institués des biens publics.
Le jeu Pokémon Go ! serait « un phénomène mondial » — en tout cas, il a été présenté comme tel dans certains médias trop heureux d’y trouver un sujet estival. Qui dit « phénomène mondial » implique évidemment « avis experts » et « commentaires autorisés ». Lesdits avis et commentaires, mâtinés de jugements bien tranchés — moyen essentiel pour actionner la machine à buzz et gagner quelques minutes supplémentaires de célébrité, à tout le moins sur les réseaux sociaux — ont donc éclos sous le soleil comme les Pikachu dans les rues des grands centres urbains. L’automne est arrivé et avec lui les commentaires se sont fanés comme autant de Bulbizarres. L’hiver est là et l’application a d’ores et déjà basculé dans un quasi-oubli numérique. Les débats étant désormais clos, on peut en isoler les deux éléments les plus consensuels : d’abord, la réalité « augmentée » pose la question des limites entre le réel et le virtuel ; ensuite les jeunes jouent à des jeux sans cesse plus idiots et cela les rend sans cesse plus stupides.
À bien y regarder, la première assertion est un truisme, puisque, par définition, la « réalité » dite « augmentée » vise à rendre ces limites poreuses (nous nous passerons donc de tout commentaire à ce sujet, renvoyant par exemple le lecteur intéressé par les enjeux d’une « réalité » dite « augmentée » aux travaux d’Éric Sadin), et la suivante est une vieille antienne peu fondée. Elle est néanmoins intéressante à analyser, en ce qu’elle interroge le statut même du « jeu » dans notre société. Derrière l’angoisse d’une « décadence ludo-engendrée », ce sont en effet des questions aussi fondamentales que le rapport entre institutions et normes collectives, entre jeu et ordre social qui sont posées.
Peut-on jouer ?
La question de savoir si un « jeu » populaire — surtout parmi les plus jeunes — rend idiot, violent, délinquant, ou si au contraire, le même jeu peut avoir des vertus — notamment éducatives – est un leitmotiv des débats publics et commentaires experts sur les jeux, bien qu’une certaine rupture épistémologique ait eu lieu à l’issue des années 1980 avec notamment le déploiement de la sociologie des usages en France et des Game studies en Grande-Bretagne et aux États-Unis1. Une anecdote célèbre questionne la pertinence pour un philosophe de s’adonner à un jeu puéril : Alcibiade surprend Socrate chevauchant un roseau comme s’il s’agissait d’un cheval pour amuser des enfants et, à en croire le compte rendu de Valère Maxime dansLes actions et les actes mémorables (Livre VIII, Ch. VIII), les moqueries qu’Alcibiade adresse à son maitre laissent Socrate imperturbable. Cette anecdote — sans doute apocryphe — est très fortement débattue aux alentours de l’an 0 par les auteurs romains : Sénèque évoque dans De la tranquillité de l’âme (Ch. XVII, §4) le fait que Socrate jouait avec des enfants pour légitimer l’intérêt du délassement, alors qu’Horace s’en moque par une allusion dans ses Satires (Livre II, 247 – 250)2.
Qu’un vieillard à cheval monte sur un bâton ;
Qu’il attèle des rats ; qu’il joue à pair ou non ;
De ses sens, direz-vous, il a perdu l’usage.
Bien plus tard, au XVe siècle, la controverse fait rage. D’une part, dans un contexte où la mise au travail forcée des mendiants et des « vagabonds » est largement appuyée par le pouvoir royal, les érudits anglais considèrent que tout jeu incite à la paresse et à l’indigence, qu’il n’est que pure perte de temps et symptôme d’une déviance morale. D’autre part, les humanistes italiens suggèrent que le jeu peut être un excellent outil pédagogique. Cette dimension pédagogique est même, d’après eux, inhérente au jeu. S’inspirant de Socrate, Nicolas de Cues suggère, par exemple, dans son célèbre De Ludo Globi (« Sur le jeu de boules », 1463) que « la capacité d’instruire n’est jamais totalement absente d’un jeu honnête ». Les humanistes de la Renaissance inventent également la désignation oxymorique de « serio ludere » pour leur pratique consistant à traiter d’un sujet « grave » au moyen de jeux d’esprits — désignation qui sera ensuite reprise par Montaigne notamment dans ses Essais, pour défendre l’utilité des jeux de mots afin de « toucher la vérité » : le jeu est en lui-même porteur de savoirs.
La différence entre un bon jeu et un mauvais jeu…
Le schisme entre ces deux manières d’appréhender le jeu s’est perpétué très largement au fur et à mesure des siècles, mais c’est avec la diffusion très large de la philosophie utilitariste au XIXe siècle que le débat a véritablement pris un tout autre tour. En effet, l’utilitarisme entend concilier le plaisir des individus et le bien-être du plus grand nombre, en organisant la société de telle manière que les intérêts des individus poursuivant leur plaisir « s’agrègent » au bénéfice de la masse. La place du jeu dans ce schéma est une question centrale, puisqu’il suscite — surtout dans le cas d’une victoire — un plaisir important, bien que distrayant les individus de la poursuite du plaisir au travers d’activités plus productrices. Une controverse célèbre oppose ainsi Jeremy Bentham à John Stuart Mill sur le thème du jeu de « push pin ». Pour Bentham3, ce jeu a en effet une même « valeur d’utilité » que « les arts et les sciences de la musique et de la poésie ». Son argument repose notamment sur le fait que seule une minorité d’érudits tire un véritable plaisir de la musique et de la poésie, alors que le jeu de push pin permet un plaisir bien plus démocratisé. Plus encore, il considère que la poésie est finalement bien moins le reflet de la vérité que le jeu de push pin, elle qui procède d’exagérations visant à susciter l’émotion des lecteurs.
En revanche, Mill — qui se méfie très fortement des phénomènes de masse, raison pour laquelle il critique l’idée même de démocratie — s’oppose totalement à cette vision benthamienne. Il défend l’utilité supérieure de la poésie4, notamment parce que, d’après lui, l’usage d’un style faisant appel à l’émotion du lecteur est une garantie de la lisibilité du texte. Mais plus encore, il souligne notamment dans Utilitarianism que la valeur d’une activité dépend de son niveau d’exigence intellectuelle et que dès lors, les jeux les plus complexes sont les seuls dignes d’un intérêt.
La conclusion de cette controverse tient donc dans une démarcation importante : si le jeu possède une utilité profonde, outre la satisfaction des joueurs, par exemple par sa dimension pédagogique, il peut prendre sens. Sinon, il constitue une menace potentielle d’habituation à l’inutile. On retrouve le même type de questionnement en Allemagne, au cours du XIXe siècle. Après la défaite de Iéna face à Napoléon (en 1806), la formation des élites prussiennes est une priorité pour les « grands réformateurs » qui dirigent l’État. Dans ce contexte, un « jeu de guerre » inventé par le baron von Reisswitz, un administrateur civil prussien, le Kriegsspiel, est progressivement adopté comme moyen de former les officiers. Augurant des Business Games modernes, ils s’organisent comme de gigantesques parties de jeux de plateaux où les élèves-officiers s’affrontent, dirigeant leurs armées les unes contre les autres sous le regard attentif de leurs formateurs. Certains néohumanistes allemands, comme Whillelm von Humboldt, haut fonctionnaire du gouvernement et fondateur de l’université de Berlin, y trouvent un moyen intéressant de diffusion de « savoirs stratégiques », tout en mettant en garde contre la dérive qui serait de trouver plus de plaisir dans le jeu que dans l’acquisition de connaissances et donc, d’amener à « renforcer la frivolité » des étudiants — la frontière est ici aussi bien tracée.
Mais à bien y regarder, une telle frontière apparait très vite factice, car la catégorisation ne repose que sur le point de vue moral de l’auteur considéré — on retrouve là l’impasse rhétorique fascinante consistant à tenter de distinguer « le bon » et « le mauvais » chasseurs en ne considérant que les actes essentiels qui définissent la chasse5. Finalement, ce qui est « potentiellement pédagogique » et ce qui ne l’est pas, est une question de normes sociales et donc de représentations collectives.
Institutions et rapports de classe
D’ailleurs, ceux que l’on considère comme les « bons jeux » varient dans le temps, dans l’espace et selon les milieux sociaux : il suffit d’étudier les jeux sportifs pour s’en assurer. Ainsi, si les élites britanniques ont très longtemps méprisé la soule, ancêtre populaire du football — au point d’en interdire la pratique dans certains lieux publics au début du XIXe siècle — ce sont des étudiants de la prestigieuse université de Cambridge qui, en 1848, vont édicter les premières « règles unifiées » du football. Il s’agissait pour eux de rendre le sport « acceptable » aux côtés des disciplines nobles, comme le cricket ou le tennis. Cette codification, cette « complexification intellectuelle », a permis un intérêt de l’élite pour la pratique de ce jeu, notamment à l’occasion de tournois opposant les universités. Mais le football est resté fort marqué par ses origines populaires, si bien que la controverse sur l’utilité de ce sport et l’intelligence des joueurs n’en finit plus depuis lors. Comme le notent Stéphane Beaud et Philippe Guimard, les attaques d’éditorialistes et d’intellectuels médiatiques contre l’équipe de France en 2010 sont un bon exemple de l’expression d’un « racisme de classe » vis-à-vis des joueurs et, au travers d’eux, du groupe social « des jeunes de banlieue issus de l’immigration postcoloniale »6. Mais elles ont aussi visé spécifiquement la pratique du football, suggérant que celle-ci pouvait amener par elle-même à la stupidité, renouant avec l’antienne aristocratique du XIXe siècle.
Johan Huizinga souligne dans son célébrissime Homo Ludens7 que le XIXe siècle est par ailleurs marqué par une reconfiguration du jeu : progressivement, les sports collectifs, et donc les performances physiques dans le cadre d’une organisation bien règlementée, ont pris le pas sur des jeux moins exigeants en termes de ressources et plus inventifs. Résultant d’une sorte de « fusion » entre la dramatisation des duels aristocratiques et les sports collectifs populaires — comme le jeu de soule, dans le cadre de l’avènement de la bourgeoisie, le sport du XIXe devient avant tout une question de règles, de concurrence et d’arbitrage. Cette logique s’étend d’ailleurs largement à d’autres jeux : jeux de cartes, d’échec, etc. Huizinga suggère que d’une certaine manière, cette vague de règlementation du XIXe a finalement réduit la dimension de plaisir du jeu au profit d’une logique axée sur la comparabilité des performances et sur la réussite. Le plaisir repose dès lors plus sur la compétition dans un cadre donné, au sein d’instances qui procèdent d’une réelle « institutionnalisation du jeu », que sur le jeu lui-même, permettant d’ailleurs aux businessmans de se représenter leur activité commerciale comme un jeu8. Lorsqu’on considère les critiques de Pokemon Go!, il est remarquable d’observer qu’un certain nombre de commentaires portaient justement sur « l’absence de règles claires » du jeu, qui se traduit notamment par des comportements jugés problématiques quant au respect de la propriété privée, dont l’inscription dans un cadre légal est, comme l’a bien montré Karl Marx, la condition sine qua non du développement de la société bourgeoise du XIXe siècle. D’une certaine manière, si les joueurs de Pokemon Go ! apparaissent comme déviants, c’est parce qu’ils semblent sortir de ce cadre normatif, ouvrant des brèches dans les fondements institutionnels de la société occidentale.
Jeunes stupides et jeux idiots
La thèse d’un lien entre le jeu qui rend idiot et la dégénérescence intellectuelle de la jeunesse est bien sûr elle aussi d’une longévité remarquable, s’inscrivant dans une forme de « panique morale » récurrente qui concerne plus largement toute pratique culturelle émergente ou spécifique à la jeunesse9. La lecture de la correspondance de Noël Béda, théologien du tournant du XVe au XVIe siècle célèbre pour avoir défendu virulemment l’Église contre la doctrine humaniste (en ayant poussé vers le bucher quelques grands penseurs de l’époque, dont le chevalier Louis de Berquin) et pour avoir été le premier recteur de la faculté de théologie de l’université de Paris manquant de se faire renverser par des manifestations étudiantes (ses méthodes « pédagogiques », inspirées de Jan Standonck, étant connues pour comporter des tortures particulièrement cruelles), est très instructive à ce niveau : en effet, Béda condense dans ses courriers et essais un grand nombre d’opinions (qui ont souvent largement cours aujourd’hui encore) quant à la déliquescence de la jeunesse. Il souligne, par exemple, dans un courrier du 6 juin 1529 : « les jeunes gens perdent aujourd’hui leur esprit à des jeux triviaux, se détournent de l’étude pour chercher le plaisir de devenir idiots [excordes]». Et comme toujours, il préconise rigueur et discipline pour contrer ce fléau (sous sa plume, cela équivaut à une légitimation des châtiments corporels les plus violents, Béda n’ayant pas hésité, lorsqu’il dirigeait le Collège de Montaigu, à faire mutiler des étudiants trop dissipés pour leur apprendre la concentration).
Au début du XIXe, Fichte condamnait sans détour l’amour du jeu propre aux étudiants prussiens. Dans ses réflexions sur l’organisation de l’université, il préconise l’isolement des étudiants par rapport aux mœurs des bourgeois commerçants, notamment en ce qui concerne la pratique des jeux de hasards, corrupteurs de l’âme. Son souci est en effet que le hasard favorise un certain détachement par rapport au labeur, qui doit à son estime faire la grandeur de la Prusse.
Au début des années 1920, plusieurs pédagogues de la Sorbonne s’inquiétaient de ce que certains jeux puissent avoir une influence bien néfaste sur les écoliers. L’un de ces spécialistes, interrogé dans Le Petit Parisien en aout 1920, entendait interdire le jeu de billes dans l’enceinte scolaire : selon lui, il ne s’agissait que « d’une spoliation par une poignée d’écoliers d’un lieu pour lequel l’État prévoit un tout autre usage ». Et d’ajouter : « nulle vertu morale n’est à trouver dans ce jeu qui n’est, pour les verriers, qu’une autre manière d’installer […] aux tréfonds de l’âme de nos plus jeunes pousses, l’amour du futile ». Soulignons que ce plaidoyer s’inscrivait dans une lutte effrénée entre les partisans de la pédagogie dite « active »10 et les défenseurs d’une pédagogie « à l’ancienne », dont les spécialistes sorbonnards s’étaient faits thuriféraires.
On peut continuer indéfiniment la liste des exemples : il en est en fait de la dégénérescence intellectuelle de la jeunesse liée au jeu comme de la question du niveau scolaire. Elle semble, à en suivre les écrits des penseurs les plus conservateurs au fur et à mesure des siècles, continue depuis la fin du Moyen-Âge au moins. La complainte de ces laudatores temporis acti nous permet donc de supposer que nous sommes infiniment plus stupides aujourd’hui qu’à l’époque, incapables de toute sophistication intellectuelle, et que les jeux d’aujourd’hui — comme Pokemon Go ! — sont infiniment moins complexes que les jeux d’hier — comme le jeu de cheval-bâton de Socrate. Cette complainte a cependant un effet évident : elle permet de délégitimer à priori le discours des joueurs et singulièrement des plus jeunes d’entre eux. Son fondement historique est l’angoisse du déclassement des logiques disciplinaires d’une époque, et nul doute que dans notre société où la désinstitutionnalisation s’accélère fortement, cette angoisse prend — logiquement — une ampleur particulière. Mais, en la reportant sur « les jeunes » ou sur toute autre catégorie socialement construite, forcément, on manque l’essentiel — à savoir la question politique d’un « projet de société ».
Usages sociaux et détournement
Juste à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, Huizinga suggérait que le XXe siècle était marqué par le retour en force d’un « infantilisme » se traduisant par un certain déclin du fairplay, c’est-à-dire le non-respect des règles du jeu. Cette vision crépusculaire est évidemment teintée par l’époque et vise à conforter sa thèse centrale, à savoir qu’aucune société ne peut vivre sans jeu, mais que le propre de la civilisation est de définir des règles du jeu. Il faut cependant considérer avec soin cette assertion, car, de tout temps, il y a eu évolution des règles de jeu, par le jeu des rapports sociaux et des reconfigurations institutionnelles. Au XXe siècle, la marchandisation du jeu et le développement de l’industrie culturelle ont accéléré le rythme de ces évolutions, en proposant des jeux qui puissent répondre aux gouts d’un public de plus en plus large. Mais évidemment, le développement du capitalisme n’a pas comme seul effet la standardisation des artéfacts culturels, il a aussi, à contrario, un effet de construction de marchés spécialisés (de marchés de niche), permettant à chacun de composer son « offre » selon ses « gouts » et les différentes facettes de son « identité »11, dans une relative autonomie12.
Cette évolution a un impact intéressant, en ce qu’elle augmente les possibilités de « braconnage », pour reprendre l’expression de Michel de Certeau, voire de détournement des jeux. On a très largement suggéré que Pokemon Go ! faisait partie de cette évolution effroyable voulant que chacun se retrouve « isolé devant son écran », sans plus de possibilité de tisser des liens. Outre le fait que plusieurs travaux ont établi que certains environnements socionumériques — et singulièrement les environnements de type « jeux en ligne massivement multijoueurs » (MMORPG) — contribuent à renforcer les liens interpersonnels, poser une telle assertion ne peut se faire sans considérer les usages réels de la technologie (en fait, sans réaliser une sociologie des usages de Pokemon Go!). Pour peu que l’on accepte de dépasser la condamnation morale à priori, on découvre qu’en pratique, nombre de joueurs de Pokemon Go ! ont très vite organisé des forums divers, allant de portails internet à des chasses collectives et des agoras. Ces lieux d’échange regorgent de conseils sur le jeu, de discussions érudites sur les catégories de Pokemon (qui reposent sur de très complexes hybridations intercatégorielles), sur les fréquences d’apparition, mais aussi de discours très politiques sur l’attitude de la multinationale Niantic, qui commercialise le jeu. Certains experts donnent ainsi des « trucs » pour pirater les « pokestops » commerciaux (qui sont des « points spécifiques » où les Pokemons sont générés en plus grand nombre et qui peuvent être achetés par des marchands afin de visibiliser leur enseigne). Comme tout dispositif technologique, l’application connait une véritable réappropriation par les utilisateurs — allant jusqu’au détournement, notamment à des fins de rencontres érotiques ou de propagande politique — et, vu l’échelle mondiale du lancement du jeu, cette réappropriation est sans doute particulièrement rapide.
À titre d’exemple concret, les Pokemon catching parties bruxelloises sont intéressantes à observer, notamment parce qu’elles permettent de rassembler des gens qui auraient autrement bien peu de chances de se retrouver. Les divisions sociodémographiques et sociogéographiques ont en effet tendance à s’y « flouter » : on y trouve côte à côte des jeunes molenbeekois et des stagiaires de la Commission européenne, des adolescents et des trentenaires, des informaticiens surdiplômés et des élèves en décrochage scolaire, etc. Et contrairement aux sports où ce « flou » est fréquemment plus affaire de public (des spectateurs) que des praticiens du « jeu », ici, ce sont bien les joueurs eux-mêmes qui participent d’une même communauté. Bien sûr, il ne s’agit pas de nier que même au sein de ces évènements, les mécanismes de distinction demeurent. Évidemment, des sous-groupes se reforment. Mais il n’empêche, on ne peut pas non plus rester totalement indifférent au fait que des mécanismes d’affiliation à la subculture « Pokemon » permettent la constitution d’une communauté relativement autonome. En d’autres termes, un processus de création d’un « commun » — et une certaine institutionnalisation qui lui est liée — peut y être observé.
Réduire les joueurs au rang de foule décervelée répondant uniquement à l’injonction d’une machine, c’est finalement tomber dans ce travers que Marx identifiait bien chez les jeunes hégéliens et leur « Critique critique », à savoir un « mépris de la masse » permettant de légitimer leur posture de « prédicateurs éclairés ». En d’autres termes, c’est s’arroger le monopole de l’acte d’institution, contre toute approche compréhensive des usages sociaux.
Ce qui aurait pu faire débat…
On ne peut conclure cet article sans revenir, quelques instants, sur un élément qui a fondé les billets les plus virulents sur l’application : le non-respect de règles « élémentaires » d’usage des lieux publics et privés, par certains joueurs. Cette question mérite sans doute une véritable mise en débat qui dépasse d’ailleurs largement l’application Pokemon Go ! et qui n’a finalement pas eu lieu. Il ne s’agit pas ici d’épiloguer sur les incidents isolés, souvent anecdotiques, censés montrer la « dangerosité du jeu ». On trouvera dans le Times du 17 juillet 1952 un long article expliquant sur la base de deux incidents à Glasgow et à Manchester, à quel point le bilboquet est un danger pour les joueurs, la propriété privée et l’ordre public. Cette litanie-là n’a pas non plus grand intérêt.
La question plus fondamentale est de savoir si « l’aire de jeu » de l’ensemble des applications structurées sur une « réalité augmentée », comme Pokemon Go!, peut s’étendre à l’ensemble des lieux publics et privés, ou s’il faudrait installer des limitations. Cela revient, en réalité à questionner les usages des lieux, publics, communs, privés et les frontières entre ces usages. La difficulté, qui n’est pas sans rappeler les questions posées par les recensements photographiques de villes par Google Street View, est qu’il n’existe pas à l’heure actuelle de législation claire qui concerne la « réalité augmentée ». En effet, c’est bien dans la dimension « virtuelle » que l’usage du lieu est modifié, pas dans la dimension purement matérielle. On touche là à un élément absolument central : le droit du XIXe siècle (en ce compris la propriété privée ou les règles d’usage de certains lieux publics) est avant tout basé sur la matérialité. Il semble dès lors complexe de l’étendre au monde « virtuel » (problème qui touche tant la dématérialisation des transactions financières que les jeux en réalité augmentée).
Pour autant, il y a derrière toute action dans le « monde virtuel » des supports physiques bien réels, des échanges de données au travers de signaux quantifiables… Claude Shannon, « l’inventeur » de la théorie de l’information en 1948, avait dès 1952 annoncé la nécessité d’une révision approfondie du droit au vu de ses avancées théoriques, en insistant sur cette dimension physique du signal et en suggérant que se trouvait là une base pour légiférer : choisir quel type de signal est envoyé, qui détient les émetteurs, qui est prioritaire, etc. Évidemment, la privatisation des réseaux n’a depuis lors pas aidé au développement d’une capacité à légiférer pour les autorités publiques…
En ne se consacrant qu’à l’attitude des joueurs et en n’interrogeant pas les enjeux plus collectifs liés aux usages, bref, en vomissant « l’ère du jeu » et ses individus « sans cesse plus débiles », on passe forcément à côté de l’enjeu de « l’aire du jeu ». Rappelons une dernière fois Huizinga : ce qui fonde la civilisation, c’est le fait de pouvoir construire des règles collectives du jeu qui fassent sens. À l’heure où Google annonce le déploiement d’une série de nouvelles applications fondées sur la « réalité augmentée », sans doute est-il opportun de rappeler l’importance toute politique de ce débat avorté.
- En ce qui concerne les jeux vidéos, voir par exemple B. Campion, « Mondes numériques. Quelle place pour les jeux vidéo ? », La Revue Nouvelle, 4, 2016 p. 75 – 80.
- Je donne ici la traduction en vers de Louis-Vincent Raoul (publiée en 1818), qui n’est certes pas la plus exacte, mais a le mérite de laisser entrevoir l’ironie mordante du texte latin.
- J. Bentham, The Rationale of Reward (1re éd.), Londres, Robert Heward, 1830, p. 206.
- J. Stuart Mill, « Bentham », in Dissertations and Discussions, Political, Philosophical, and Historical, (reprinted chiefly from Edinburgh and Westminster Review) (1re éd.), t. I, Londres, John W. Parker & Son, 1859, p. 389.
- Nous faisons ici référence à un sketch du trio d’humoristes Les inconnus : « un bon chasseur, il voit une proie, il pointe, il tire, alors qu’un mauvais chasseur, il voit une proie, il pointe et… il tire ».
- St. Beaud et Ph. Guimard, Traitres à la nation ? Un autre regard sur la grève des Bleus en Afrique du Sud, Paris, La Découverte, 2011.
- . Huizinga, Homo Ludens. A study of the play-element of culture, London & Boston, Routledge & Kegan Paul, 1949, p. 195 – 196.
- J. Huizinga, op. cit., p. 200.
- Merci à Baptiste Campion d’avoir souligné ceci.
- L’inspecteur français Roger Cousinet, le pédagogue suisse Adolphe Ferrière et le psychiatre Jean-Ovide Decroly.
- Ce qui caractérise peut-être le mieux le capitalisme tardif, c’est justement l’injonction de recourir à un ensemble très large de techniques de soi pour se composer comme personnage efficace dans un ensemble de contexte compétitif, l’enjeu étant à la fois de se conformer à ses contextes tout en s’y distinguant.
- J.-P. Delchambre et C. Dal, « Autonomie de la culture et culture de l’autonomie, l’envers et l’endroit », La Revue nouvelle, 70 (3), 2015, p. 50.