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Poétique politique
Evguenia (« Jénia ») Berkovitch est dramaturge, metteuse en scène (lauréate de plusieurs prix prestigieux), librettiste, traductrice et également poétesse russe. Un recueil de ses poèmes, illustré par Sveta Nagaeva, est paru en 2023 en russe aux éditions Kniga Sefer en Israël, dans la collection « impressions libres », spécialement consacrée aux ouvrages impubliables en Russie depuis février 2022. Jénia Berkovitch […]
Evguenia (« Jénia ») Berkovitch est dramaturge, metteuse en scène (lauréate de plusieurs prix prestigieux), librettiste, traductrice et également poétesse russe. Un recueil de ses poèmes, illustré par Sveta Nagaeva, est paru en 2023 en russe aux éditions Kniga Sefer en Israël, dans la collection « impressions libres », spécialement consacrée aux ouvrages impubliables en Russie depuis février 2022.
Jénia Berkovitch est en détention depuis mai 2023, accusée d’« apologie du terrorisme » pour avoir monté le spectacle Finist, le clair faucon1, tout comme Svetlana Petriïtchouk, l’autrice de cette pièce. Celle-ci raconte l’histoire de femmes russes recrutées sur Internet par des islamistes en Syrie et parties les rejoindre pour les épouser. Parmi les chefs d’accusation, celui de féminisme radical côtoie celui d’islamisme radical. Le 8 juillet 2024, le juge a prononcé son verdict : six ans de colonie pénitentiaire chacune.
Ce procès absurde est de toute évidence destiné à effrayer les artistes, à faire taire celles et ceux qui sont resté·es en Russie, mais refusent d’être complices du crime monstrueux perpétré par le régime russe qu’est la guerre contre l’Ukraine. Le juge a instrumentalisé les récompenses prestigieuses décernées à cette pièce – elle avait en effet reçu deux Masques d’or en Russie – pour « démontrer » que la « russophobie » de Finist est en fait le signe de la « décadence générale » du théâtre indépendant. Difficile donc de ne pas considérer ce procès comme emblématique de la répression qui s’abat sur les acteur·ices de la culture prenant position contre les actions du Kremlin. Svetlana Petriïtchouk et Jénia Berkovitch n’ont pas caché leurs opinions anti-guerre, et Jénia a publié sur Internet plusieurs poèmes pour dénoncer le conflit et la politique russe, qu’elle lisait en fin de représentation. Pour faire connaître cette « poétique politique », Nastasia Dahuron a sélectionné cinq poèmes qu’elle présente, commente et traduit avec Eva Graphova (pseudonyme) pour La Revue Nouvelle.
Все вагоны, эшелоны.
Были вместе, стали врозь.
Девять месяцев прошло, но
Ничего не родилось.
Кроме грязи под ногами,
Кроме пыли по углам.
И дома, как оригами,
Пополам и пополам.
Ночь бездонного бездонней,
Небо — алого алей.
Девять месяцев бездомных,
Девять вечных февралей.
И несутся дроны-птицы,
И беспечен их полёт,
Поглядеть, как смерть родится
И рождение умрёт.
26 ноября 2022 г.
Tout est wagons et convois.
Nos voies se sont séparées.
Il s’est écoulé neuf mois,
Et cependant rien n’est né.
Sauf des coins sales et gris,
Sauf de la boue sous les pieds.
Des maisons origamis,
Pliées, pliées, repliées.
Une nuit gouffre sans fond,
Un ciel rouge ardent brasier.
Neuf mois de gens sans maison,
Neuf éternels févriers.
Des oisillons à rotors,
Filant avec insouciance
Regarder naître la mort
Et mourir toute naissance.
26 novembre 2022
Traduit du russe par N. Dahuron.
On trouve dans le poème ci-après deux références à l’écrivain et poète Boris Pasternak. « Je ne l’ai pas lu, moi, mais j’ai mon mot » est en russe une expression courante apparue après l’attribution à Pasternak en 1958 du prix Nobel de littérature pour Le Docteur Jivago. Le roman étant interdit en URSS, ses détracteurs affichèrent allègrement leur opinion, tout en niant l’avoir lu. Et les deux derniers vers font écho à l’un de ses poèmes, écrit en 1912.
Зимотворенье во дворе,
Метельный заверт.
А ты, как муха в янтаре,
Навеки заперт.
И ты молчишь, и он, и я,
И с ним, и с нею,
Чтоб не услышали друзья,
Врагов страшнее.
Они расставят по местам,
Собьются в стаю.
Вот я, конечно, не читал,
Но осуждаю.
И нас опять пугает чёрт
Своим Малютой.
А время медленно течёт,
Но снова лютый.
Метет, метёт по всей земле
Зараза волчья.
Сиди, как муха в феврале,
Темно и молча.
И слова чтоб не обронил
На человечьем,
Февраль. Пора достать чернил.
А плакать нечем.
февраль 2023 г.
Dehors l’hiver en train d’œuvrer,
Neige en tournis.
Tu t’es muré – mouche enfermée
Dans l’ambre – à vie.
Et tu te tais ; et elle, et moi ;
Et avec lui ;
Que l’ennemi n’entende pas,
Pire – l’ami.
En ordre ils vont mettre tout ça,
Le beau troupeau.
Bien sûr, « je ne l’ai pas lu, moi,
Mais j’ai mon mot ».
Et le démon sème l’effroi,
Ressort ses brutes.
Le temps est long, or revoilà
Février rude.
Les loups balaient le monde entier,
Leur peste court.
Reste donc mouche en février :
Aveugle et sourd.
Et qu’aucun mot qui te viendrait
Ne sonne humain,
Février. Sortons l’encre. Mais
Pour pleurer – rien2.
février 2023
Traduit du russe par N. Dahuron.
En mars 2022, lors du siège de la ville ukrainienne de Marioupol, les forces russes ont bombardé le Théâtre d’art dramatique, où s’abritaient des centaines de civils, dont de nombreux enfants. Elles en ont rejeté la responsabilité sur le bataillon ukrainien Azov3. Des spécialistes en balistique d’Amnesty International affirment cependant que le théâtre n’a pas pu être détruit de l’intérieur par ce bataillon, et l’OSCE qualifie de crimes de guerre ce type d’attaque4.
La poétesse tourne ici en dérision à la fois la propagande russe, qui invente des explications fumeuses pour masquer ses crimes, et les « courtisans » du Kremlin qui, se transformant en comiques troupiers, s’empressent de se produire dans les territoires annexés ou sur le front afin de gagner les faveurs des autorités et de rafler quelques décorations.
Рыбы
Власти ДНР заявили, что тяжелый запах в Мариупольском драмтеатре и вокруг него связан не с оставшимися там телами погибших при бомбежке здания людей, а с залежами рыбы в подвале. А сам театр никто не бомбил, его взорвали изнутри националисты-бойцы Азова
Что ж.
Любите ли вы театр так, как его любят рыбы ?
В каждом театре их много :
Огромные манты-глыбы,
И окуни, и средних размеров карпы,
И камбалы, плоские, как игральные карты,
И смешливые тропические рыбёшки,
И всякая мелочь, какую не дашь и кошке.
Все они совершенно неповторимы :
Везде есть рыбы-массовка и рыбы-примы,
Есть рыба-помреж, с зубастой, но доброй пастью,
Есть жадная, хитрая рыба — зав. постановочной частью,
И в каждом театре есть Начальник Пожарной Безопасности Пётр.
Осётр.
В костюмерке есть рыба-ремень,
В буфете есть рыба-капля…
Обычно они выплывают после спектакля,
Тянутся косяками откуда-то из подвала,
Когда протрубит им раковина-зазывала,
Когда в коридорах становится менее людно,
Плывут и глядят на двуногих, покидающих это судно,
Глядят, как распахивается сияющая утроба,
И стаи людей вытекают из гардероба.
А если некоторые остались лежать в подвале,
То они не умерли, их рыбы к себе позвали,
И там они все ныряют среди кораллов,
Гораздо живее некоторых генералов,
Рыбы им улыбаются с каждой коралловой ветки,
Вкусные водоросли им подают креветки,
А сверху ходят заслуженные и народные.
Холодные. Немые. Глубоководные.
20 июля 2022 г.
Les poissons
Les autorités de la RPD5 ont déclaré que l’odeur insoutenable dans le Théâtre de Marioupol et aux alentours ne provenait pas des corps des victimes tuées dans le bombardement du bâtiment, mais de réserves de poissons au sous-sol. Il n’aurait nullement été bombardé, mais détruit de l’intérieur par les combattants nationalistes d’Azov.
Si vous le dites.
Aimez-vous le théâtre autant que l’aiment les poissons ?
Car dans tous les théâtres, on en trouve à foison :
De colossales raies manta,
Des perches et de banales carpes,
Des plies, plates comme des cartes,
De drôles de poissons des tropiques,
Et du menu fretin, dont même le chat ne voudrait pas.
Tous sont absolument uniques :
On voit partout des poissons-figurants et des poissons-divas,
Un poisson-assistant et sa bouche pleine de dents mais qui ne mordent pas,
Un poisson-régisseur, radin et fort malin,
Et, bien sûr, le chef de la sécurité incendie : Léon.
L’esturgeon.
Aux costumes, le poisson-ruban,
À la cantine, le poisson-goutte…
Ils fendent les flots quand retombe le rideau,
De quelque part au sous-sol, ils arrivent par bancs,
Quand la conque de l’aboyeur retentit pour eux,
Et quand les couloirs se vident du public nombreux,
Ils nagent et voient les bipèdes quitter ce navire,
Ils regardent ses entrailles radieuses s’ouvrir,
Et s’écoulant des vestiaires, tous ces bancs d’humains.
Et si, couchés au sous-sol, il en est resté certains,
Ils ne sont pas morts : les poissons les ont appelés,
Ils sont tous là à plonger parmi les coraux,
Bien plus vivants que le sont certains généraux,
Et perchés sur le corail, leur sourient tous ces poissons,
Des crevettes leur servent des algues extraordinaires,
La surface appartient aux émérites, aux populaires.
Aux froids. Et aux muets. À ceux qui touchent le fond.
20 juillet 2022
Traduit du russe par N. Dahuron et E. Graphova.
Publié pour la première fois en français par Desk Russie.
Le poème ci-dessous, dit « du grand-père », est sans doute l’un des plus connus de Jénia Berkovitch. Il a été mis en voix et en chanson par plusieurs artistes, et activement partagé sur les réseaux sociaux. En effet, il critique deux des plus puissants instruments de la propagande guerrière du Kremlin : la commémoration et la symbolique6. La lettre Z est l’un des symboles actuels devenus fortuitement ou à dessein viraux, reproduits sous de multiples formes pour exprimer un soutien à « l’opération militaire spéciale »7.
То ли новостей перебрал,
То ли вина в обед,
Только ночью к Сергею пришёл его воевавший дед.
Сел на икеевскую табуретку, спиной заслоняя двор
За окном. У меня, говорит, к тебе,
Серёженька, разговор.
Не мог бы ты, дорогой мой, любимый внук,
Никогда, ничего не писать обо мне в фейсбук ?
Ни в каком контексте, ни с буквой зэт, ни без буквы зэт,
Просто возьми и не делай этого, просит дед.
Никаких побед моим именем,
Вообще никаких побед.
Так же, он продолжает, я был бы рад,
Если бы ты не носил меня на парад,
Я прошу тебя очень – и делает так рукой –
Мне не нужен полк,
Ни бессмертный, ни смертный, Серёженька, никакой.
Отпусти меня на покой, Серёжа,
Я заслужил покой.
Да, я знаю, что ты трудяга, умница, либерал,
Ты всё это не выбирал,
Но ведь я‑то тоже не выбирал !
Мы прожили жизнь,
Тяжёлую, но одну.
Можно мы больше не будем
Иллюстрировать вам войну ?
Мы уже всё, ребята,
Нас забрала земля.
Можно вы как-то сами ?
Как-то уже с нуля ?
Не нужна нам ни ваша гордость,
Ни ваш потаённый стыд.
Я прошу тебя, сделай так,
Чтоб я был наконец забыт.
— Но ведь я забуду, как в русском музее
Мы ловили девятый вал,
Как я проснулся мокрый,
А ты меня одевал,
Как читали Пришвина,
Как искали в атласе полюса,
Как ты мне объяснял, почему на небе
Такая белая полоса
За любым самолетом,
Как подарил мне
Увеличительное стекло…
— Ничего, отвечает дед,
Исчезая.
Тебе ведь и это не помогло.
май 2022
Il avait dû forcer sur les nouvelles
Ou sur le vin au déjeuner,
Mais cette nuit-là, Sergueï eut la visite de son grand-père
Qui avait fait la guerre.
Il vint s’asseoir sur un tabouret Ikea, cachant la cour derrière
Avec son dos.
Seriojenka, il faut,
Dit-il, que je te dise un mot.
Mon petit-fils adoré, mon chéri, s’il te plaît,
Veux-tu bien ne jamais rien écrire sur Facebook à mon sujet ?
Dans aucun contexte, ni avec un Z, ni sans cette lettre,
Simplement n’écris rien, demanda l’ancêtre.
Je ne veux pas de victoires en mon nom,
Aucune victoire, vraiment, non.
Et puis, poursuivit-il, je serais comblé
Si tu ne m’emportais pas pour défiler.
Je te le demande de tout cœur – il y posa la main –,
Des régiments, Seriojenka,
Mortels ou immortels, je n’en ai nul besoin.
Laisse-moi en paix, Serioja,
J’ai mérité la paix.
Oui, je sais,
Tu es un bosseur, une tête, un libre d’esprit,
Tu n’as rien choisi de tout ceci,
Mais moi non plus, vois-tu, je n’ai rien choisi !
La vie, on l’a vécue,
Elle était dure,
Mais on n’en a qu’une.
Est-ce qu’on pourrait ne plus
Vous servir à illustrer la guerre ?
Les gars, nous c’est fini,
La terre nous a repris.
Débrouillez-vous sans nous,
Repartez à zéro, plutôt.
Nous n’en voulons pas, de votre fierté,
Ni de votre honte cachée.
Fais donc en sorte, je t’en prie,
Qu’enfin, maintenant, on m’oublie.
– Mais alors, j’oublierai nos escapades au musée russe
Pour attraper la neuvième vague8,
Ou mon réveil en nage,
Toi qui viens me changer,
Comme on lisait Prichvine9,
Comme on cherchait les pôles sur l’atlas,
Tes explications sur les avions
Qui laissent dans le ciel une trace,
Et quand tu m’as offert
Une loupe à mon anniversaire…
– Pas grave, répondit le grand-père,
Disparaissant.
Puisque cela ne t’a servi à rien.
mai 2022
Traduit du russe par N. Dahuron.
Publié pour la première fois en français par Desk Russie.
Ce dernier poème en forme de déclamation contient certaines références culturelles (hard rock, littérature), partagées par nombre de lecteur·rices russophones de la génération de l’autrice, et des références symboliques très évocatrices. Il y est aussi question de l’opposant assassiné Alexeï Navalny. La fin du poème rend hommage à deux personnages importants de l’histoire de la deuxième guerre mondiale : Karl Jaspers, le philosophe de la « culpabilité allemande », qui prônait la nécessité d’une prise de conscience de l’horreur des crimes perpétrés, et Janusz Korczak, célèbre pour son engagement auprès des enfants orphelins déportés par les nazis.
Там на жёлтой кухне было всё не спорьте
я пытаюсь вспомнить сколько свечек в торте
сколько было ровно сколько было явно
сколько там условно на тарелке яблок
где блокада ада где темно и слепо
где овца без стада где Арцах без света
где желтуха кухонь где провалы спален
горизонт распухнет гарнизон завален
крест черезоконный кот укрылся в ванной
по врагам законом по друзьям кувaлдой
по своим дневальным по чужим котельным
по ШИЗО навaльным по груди нательным
по талонам в руки каждый день отмерен
маленьким по штуке стареньким по вере
над горами ястреб
горы горы горче.
гори-гори, Ясперс.
горе-горе, Корчак.
20 января 2023 г.
Dans la cuisine jaune oui tout y était
j’essaie de revoir fouillant mon esprit
sur chaque gâteau combien de bougies
combien tombant juste combien à peu près
combien de disons pommes dans l’assiette
où l’obscur aveugle où l’enfer encercle
Karabakh blackout brebis égarée
jaunisse des cuisines chambres écroulées
horizon qui penche garnison qui flanche
du scotch aux carreaux le chat dans sa cache
ennemis jugés amis assommés
un œil sur les siens les autres cernés
Navalny défiant et la foi déviant
chacun ses tickets journées rationnées
une par une cadets ayez foi aînés
plane le rapace
des tristes hauteurs.
brille, brille, Jaspers.
Korczak, pleure, pleure.
20 janvier 2023
Traduit du russe par N. Dahuron et E. Graphova.
- La pièce est parue en français en 2024 aux éditions L’Espace d’un instant, dans une traduction d’Antoine Nicolle et Alexis Vadrot. Le spectacle sous-titré en français et un débat animé par Galia Ackerman, directrice de rédaction de la revue Desk Russie, sont disponibles sur https://desk-russie.eu/2023/10/22/finist-le-clair-faucon-soiree-debat.html.
- Référence à un vers de Boris Pasternak (1912), traduit du russe par Henri Abril : « Февраль. Достать чернил и плакать ! » « Février. De l’encre et des larmes ! »
- Pour plus d’informations sur ce bataillon controversé, voyez l’article d’Adrien Nonjon, « Le régiment Azov, l’épouvantail ukrainien au cœur de la rhétorique de “dénazification” russe », The Conversation, 17/10/2023.
- Cf. le rapport sur les violations du droit humanitaire de l’OSCE du 5/04/22 (https://www.osce.org/files/f/documents/f/a/515868.pdf) et l’enquête d’Amnesty International du 30/06/22 (https://www.amnesty.org/en/documents/eur50/5713/2022/en/).
- République populaire de Donetsk
- Outil de glorification des soldats soviétiques et vétérans de la Grande Guerre patriotique (1941 – 1945), le régiment immortel, dont il est question ici, est une marche où l’on exhibe les photographies des membres de sa famille ayant combattu pendant cette guerre.
- Appellation officielle en Russie de la guerre lancée contre l’Ukraine.
- Allusion au célèbre tableau du peintre mariniste Ivan Aïvazovski, que l’on peut voir au Musée Russe à Saint-Pétersbourg.
- Écrivain russe et soviétique (1873 – 1954), connu surtout pour ses nouvelles sur la nature pour la jeunesse.