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Plus de sorcières et moins de barbares

Numéro 5 - 2017 par Ariane Bazan

juillet 2017

Qu’est-ce qui fait la mons­truo­si­té humaine ? Sommes-nous tous mons­trueux ? Par­tant du prin­cipe d’une poten­tia­li­té mons­trueuse en cha­cun de nous, il s’agit de com­prendre le bas­cu­le­ment dans la mons­truo­si­té. Cela néces­site, d’une part, une ana­lyse des formes de vio­lence et, d’autre part, d’interroger ce qui fait le lien social.

Dossier

La Revue nou­velle : Vous par­tez de l’hypothèse que la mons­truo­si­té n’est pas tant le résul­tat d’un pro­ces­sus (comme la radi­ca­li­sa­tion), mais plu­tôt d’un bas­cu­le­ment… Pou­vez-vous l’expliquer ?

Ariane Bazan : Dans le cour­rier annon­çant cet entre­tien, vous me deman­diez ce que sont les monstres. Pour moi, il y a une poten­tia­li­té mons­trueuse en cha­cun de nous. L’inhumain fait par­tie de la condi­tion humaine. Le contrat social, c’est accep­ter de lais­ser tom­ber sa mons­truo­si­té face à une pro­po­si­tion de vivre ensemble, parce qu’elle nous convient. Mais c’est tou­jours pré­caire et dès que cela ne lui convient plus, l’individu peut renouer avec sa monstruosité.

Bien sûr, cette pré­sen­ta­tion est sché­ma­tique et l’ensemble n’est pas for­cé­ment de l’ordre du conscient, mais c’est selon moi une dyna­mique de ce genre qui est à l’œuvre. Chaque per­sonne peut aban­don­ner sa jouis­sance pour le vivre-ensemble, pour ce qui est pro­po­sé par le contrat social. Mais lorsqu’elle le fait, c’est un équi­libre : dès lors qu’elle constate que cela n’en vaut pas la peine, elle peut retom­ber dans la trans­gres­sion, la jouis­sance voire la mons­truo­si­té. Et il n’y a aucune sorte de vivre-ensemble qui puisse faire dis­pa­raitre entiè­re­ment la poten­tia­li­té de la mons­truo­si­té, c’est tou­jours une dyna­mique, il n’y a pas d’acquis.

Cette mons­truo­si­té n’est pas non plus, pour moi, le pro­duit de la socié­té. Elle est faite par le deve­nir humain, par la condi­tion humaine. La condi­tion humaine n’est pas par­faite, elle a deux « défauts de construc­tion » : l’irrationalité et la ten­dance trans­gres­sive. Ils sont irré­duc­tibles, ils font notre huma­ni­té. Il ne s’agit pas de dire ici qu’il faut aban­don­ner les Lumières, mais jus­te­ment de poin­ter que les Lumières, c’est de prendre conscience que nous aurons sans cesse à faire avec ces deux irré­duc­tibles, l’irrationalité et la ten­dance trans­gres­sive. Si l’on veut bien encore avouer de temps en temps l’irrationalité, la ten­dance trans­gres­sive est moins sou­vent assu­mée. Or elle est selon moi plus mena­çante pour le lien social.

RN : Cette ten­dance à la trans­gres­sion, si je vous suis bien, est onto­lo­gique et non pas acquise…

AB Oui, elle est onto­lo­gique. Lorsque nous sommes jetés dans la vie, nous com­men­çons comme des rois. Freud com­pa­rait les bébés à des rois, des dic­ta­teurs, parce qu’ils ont une sorte d’omnipotence, de droit à tout1. La rela­tion entre le pre­mier autre, la mère le plus sou­vent, et l’enfant est une rela­tion sym­bio­tique, empreinte d’absolu. S’il faut nour­rir l’enfant au tra­vers de cette rela­tion, il est aus­si indis­pen­sable en paral­lèle de bri­ser l’absolu, en impo­sant un deuxième point, en opé­rant une forme de tri­an­gu­la­tion. Jusqu’à ce qu’elle s’opère, on ne peut pro­ba­ble­ment pas consi­dé­rer que, dans cette phase sym­bio­tique, on a affaire à un humain civilisé.

Or le point de tri­an­gu­la­tion est tou­jours arbi­traire. Pour l’enfant, il s’agit de renon­cer à l’absolu pour faire le pari de l’arbitraire. Le renon­ce­ment n’a lieu que de manière pré­caire, et a lieu parce qu’il y a un inves­tis­se­ment du « second autre » par le « pre­mier autre ». Clas­si­que­ment la mère inves­tit le père et, alors s’opère une forme de séduc­tion de la mère qui per­met de pas­ser de la rela­tion duale à la rela­tion tri­an­gu­laire. Et cela implique un renon­ce­ment à l’absolu, à l’inconditionnalité notam­ment d’accès au corps de la mère, pour être confron­té à une régu­la­tion : « Main­te­nant, tu dois aller dor­mir, il est 8 heures, c’est la règle ». Et la règle en ques­tion est évi­dem­ment empreinte d’arbitraire, ce pour­rait être 8h05, 8h15… En psy­cha­na­lyse, on uti­lise ce mot que per­sonne n’aime : « la cas­tra­tion ». On « coupe » d’une cer­taine façon dans la jouis­sance. Ain­si la jouis­sance devient désir, l’absolu devient la négo­cia­tion avec l’autre. Mais on garde tou­jours un peu de jouis­sance pour soi, de jouis­sance secrète. C’est celle-là qui per­met l’orgasme, plus tard. C’est la jouis­sance du fan­tasme, du para­dis per­du, que l’on retrouve dans le plai­sir sexuel.

Évi­dem­ment, cela n’est jamais acquis, on n’est jamais tota­le­ment dans la cas­tra­tion, car il reste un sou­ve­nir incons­cient, mais renou­ve­lé par le vécu du fan­tasme, de la jouis­sance. Tout le monde garde une part de jouis­sance, qui peut prendre la forme de la pro­cras­ti­na­tion, d’un peu de sadisme, d’un peu de maso­chisme etc. Elle peut prendre une forme sociale. Le fait, par exemple, de ne pas réus­sir à s’empêcher d’envenimer les rela­tions en cri­ti­quant les autres ou d’être com­plè­te­ment sou­mis, tou­jours aidant ou encore de boy­cot­ter les ras­sem­ble­ments… C’est là que réside le reste de jouis­sance et cela pèse sur le social, mais il faut « faire avec ».

Et tout ceci n’est évi­dem­ment jamais très propre. Comme vous le consta­tez, ce n’est jamais un sché­ma vou­lant qu’on com­mence par l’irrationalité et le trans­gres­sif pour ensuite deve­nir le civi­li­sé. C’est un équi­libre dyna­mique, qui s’établit en per­ma­nence. « Rien n’est jamais acquis à l’homme », pour reprendre le vers d’Aragon2.

RN : Votre hypo­thèse pose évi­dem­ment un pro­blème pra­tique : elle implique une cer­taine impré­dic­ti­bi­li­té du « bas­cu­le­ment » dans la mons­truo­si­té. Ce fai­sant, est-ce qu’elle ne vient pas contes­ter for­te­ment l’analyse sociologique ?

AB Je pense qu’il faut évi­ter d’envisager cette ques­tion dans une sorte d’analyse linéaire allant des causes vers les consé­quences. La ques­tion qu’il faut se poser est à rebours : connais­sant les consé­quences, que peut-on sup­po­ser de ce qu’il y a dû y avoir avant ? Ce n’est plus de la pré­dic­tion, c’est un rai­son­ne­ment logique. Et cela implique un exa­men atten­tif des consé­quences pour pou­voir poser des hypo­thèses sur ce qui a pu se pas­ser en amont. Or à ce niveau, je pense qu’il faut abso­lu­ment dif­fé­ren­cier les types de vio­lence. Et cette typo­lo­gie peut même, pour moi, être consi­dé­rée comme une forme de hié­rar­chie. Refu­ser de faire une hié­rar­chie de la vio­lence, c’est violent en soi, cela engendre d’autres vio­lences, car cela sup­pose la pos­si­bi­li­té d’éradiquer la vio­lence de la socié­té. L’objectif à l’échelle d’une socié­té doit sans doute être de dimi­nuer le spectre de la vio­lence, les cas extrêmes, le nombre d’actes. Mais il y a for­cé­ment un niveau irré­duc­tible de vio­lence qui fait que le mieux est, en la matière, le pire enne­mi du bien ! Essayons donc de réflé­chir avant tout aux grandes vio­lences, celles qui attaquent les « fon­de­ments » de la civilisation.

Pre­nons une forme d’échelle à trois degrés : trans­gres­sion, vio­lence, bar­ba­rie. La trans­gres­sion, c’est ce que nous fai­sons tous, ce que j’évoquais : la pro­cras­ti­na­tion, enve­ni­mer les rela­tions, etc. La vio­lence, c’est quand par jouis­sance, on trans­gresse vrai­ment les règles d’un sys­tème, les lois d’une socié­té don­née. La bar­ba­rie concerne la trans­gres­sion des « règles de base », les lois de base qui fondent la civi­li­sa­tion. Dans Totem et Tabou, Freud en iden­ti­fie deux3 cor­res­pon­dant à un tabou « à l’horizontale » et un tabou « à la ver­ti­cale ». Le tabou à l’horizontale, c’est le can­ni­ba­lisme qui recouvre plu­sieurs choses : le fait de ne pas tuer l’autre et de ne pas l’utiliser. Et, cor­res­pond à ce tabou, la loi de la fra­ter­ni­té. Dans le rap­port à mes frères, je ne les uti­lise pas, je ne vais pas les man­ger, et je ne les tue pas. Le tabou à la ver­ti­cale, c’est le tabou de l’inceste qui pos­sède lui aus­si un sens large : le res­pect des enfants, donc de consi­dé­rer que les géné­ra­tions doivent se suc­cé­der. Cette recon­nais­sance de la suc­ces­sion des géné­ra­tions per­met de faire his­toire, c’est ce qui cor­res­pond à la règle his­to­rique. Et la défi­ni­tion de ce qui fait civi­li­sa­tion est pré­ci­sé­ment l’axe de la fra­ter­ni­té mul­ti­plié par l’axe de l’histoire.

Dans le cas de Daesh, on voit que ce sont ces deux tabous qui sont direc­te­ment trans­gres­sés. Et c’est cette bar­ba­rie qu’il s’agit de com­prendre. On n’est pas ici confron­té à une guerre, mais à quelque chose de plus pro­fond. Dans un article à paraitre dans les Cahiers de Psy­cho­lo­gie cli­nique, j’évoque la figure de Médée. Médée, pour mon­trer toute la vio­lence qui lui a été faite suite à sa répu­dia­tion par Jason, n’a fina­le­ment d’autre choix que de tuer leurs deux enfants. Elle aimait ses enfants, mais le choc de « l’arrachement de son cœur » l’amène à une trans­gres­sion fon­da­men­tale, à poser un acte bar­bare. C’est je pense dans la même logique qu’il faut ten­ter d’analyser la bar­ba­rie de Daesh. Elle répond à une humi­lia­tion ter­rible, qui s’inscrit dans l’histoire. Il n’est pas très dif­fi­cile de mon­trer que pour un cer­tain nombre de cultures et de groupes humains, l’histoire est jon­chée d’humiliations de toutes sortes, tant struc­tu­relles que ponctuelles.

Il ne s’agit donc pas tant d’une ques­tion de psy­cho­pa­tho­lo­gie, mais davan­tage d’une ques­tion de socié­té. Cette ques­tion est com­plexe, puisqu’elle s’inscrit dans cette his­toire. Il faut pou­voir inter­ro­ger la colo­ni­sa­tion, les tra­hi­sons de la Seconde Guerre mon­diale, les guerres menées notam­ment par George W. Bush pour de fausses rai­sons, les camps de déten­tion d’Abu Ghaib et de Guan­ta­na­mo Bay… De l’humiliation extrême qui résulte de cette his­toire, ne peut sans doute adve­nir que la bar­ba­rie. On pour­rait même se deman­der si celle-ci n’est pas fina­le­ment réduite dans son exten­sion et son inten­si­té vu la vio­lence de cette histoire.

RN : La figure du bar­bare a été sou­vent uti­li­sée pour qua­li­fier les auteurs des attaques de Paris et de Bruxelles. Or une hypo­thèse que l’on peut faire est que si celles-ci ont pu avoir l’impact sym­bo­lique qu’elles ont eu, c’est sans doute parce que leurs auteurs ont par­fai­te­ment déchif­fré les codes de nos socié­tés. D’une cer­taine manière, ces bar­bares-là ne sont-ils pas très civilisés ?

AB Il me semble que très sou­vent, on confond irra­tio­na­li­té et trans­gres­sion. Nous ne sommes pas ici dans le domaine de l’irrationnel, dans une réac­tion appar­te­nant au domaine du « pro­ces­sus pri­maire » pour reprendre un terme freu­dien, de « l’action-réaction ». Ici il y a une vraie réflexion. Médée, pour reprendre cette image, n’est pas non plus dans le domaine de l’irrationnel : elle a bien réflé­chi la chose, froi­de­ment. Elle n’est pas sub­mer­gée par l’émotion au moment de pré­pa­rer son crime. Comme je l’évoquais d’emblée, trans­gres­sion et irra­tio­na­li­té ne se confondent pas, et la trans­gres­sion n’empêche pas la réflexion. C’est pour cette rai­son, d’ailleurs, que des deux « défauts de fabri­ca­tion » que j’évoquais, c’est la trans­gres­sion qui est le plus mena­çant pour la société.

Évi­dem­ment, le pro­blème posé par le terme « bar­bare » est qu’une fois qu’on l’a uti­li­sé, on peut se dire que tout est réso­lu par l’apposition de cette éti­quette : « ce sont des bar­bares et voi­là ». Il vau­drait sans doute mieux uti­li­ser le terme « barbarie ».

RN : Par­mi les figures de la mons­truo­si­té, cer­taines ont été reven­di­quées par des groupes domi­nés ou mar­gi­na­li­sés, dans une sorte de « retour­ne­ment de l’étiquette » impo­sée par la socié­té. C’est le cas par exemple de la sor­cière uti­li­sée par les groupes fémi­nistes…4

AB C’est évi­dem­ment une démarche tout à fait dif­fé­rente. La reven­di­ca­tion fémi­niste est tou­jours adres­sée à l’autre, elle est un acting out. Lorsqu’on envi­sage les actes de vio­lence bar­bare, on consi­dère un pas­sage à l’acte où il n’y a plus de lien à l’autre. Il n’y a plus de contrat social, la déci­sion de pas­ser à l’acte détruit le lien. Il vau­drait mieux qu’existent plus de sor­cières et moins de barbares.

RN : Se pose tou­te­fois la ques­tion du rap­port aux ins­ti­tu­tions : ne peut-on trou­ver dans leur fonc­tion­ne­ment les pos­si­bi­li­tés de glis­se­ment de la sor­cière au barbare ?

Toute ins­ti­tu­tion­na­li­sa­tion est une forme de domes­ti­ca­tion de la vio­lence, mais comme je l’évoquais, rien n’est jamais acquis, tout est en per­ma­nence une ques­tion d’équilibre. On le voit très bien dans les ins­ti­tu­tions de soin, qui sont à tout moment sur un point de balance entre ce qui apaise la vio­lence ou ce qui la sus­cite. Et c’est tou­jours précaire.

L’idée de l’asile est l’idée la plus apai­sante qu’il soit : un toit, à man­ger et un accueil sans contre­par­tie. Pour­quoi n’en sommes-nous pas res­tés là ? Tout de suite, on a fait de l’asile autre chose. On y a orga­ni­sé des soins, on a mis en place des pro­grammes. Toute la dimen­sion coer­ci­tive ain­si intro­duite est évi­dem­ment une forme de violence.

Toute ins­ti­tu­tion est, en fait, por­teuse de la vio­lence qu’elle essaie de régu­ler : les écoles, les hôpi­taux, les uni­ver­si­tés… Et dès lors, même lorsqu’on est confron­té à la maté­ria­li­té de l’institution, il ne faut pas être dupe : rien n’est acquis, tout peut tou­jours bas­cu­ler. Sou­vent, un rai­son­ne­ment propre aux ins­ti­tu­tions part de l’hypothèse que l’on peut « poser des bases » qui per­met­tront d’être tran­quille. Ce sché­ma se répète dans de nom­breuses ins­ti­tu­tions : un pion­nier pose ces bases, il les tra­vaille, il pose des « points inau­gu­raux » qui per­mettent de mini­mi­ser la vio­lence dans son contexte. Mais ensuite, la seconde géné­ra­tion consi­dère que ces bases sont ins­tal­lées et fina­le­ment, qu’on peut s’en conten­ter, ne plus les réflé­chir. C’est là où le bas­cu­le­ment a lieu. La seule manière de contrer la vio­lence ins­ti­tu­tion­nelle est pour moi de retra­vailler inlas­sa­ble­ment ces points inauguraux.

C’est la même chose selon moi pour la vie humaine : la seule manière de réduire ce que l’on réin­jecte de sa propre jouis­sance dans le social, c’est de mener un tra­vail ana­ly­tique, où l’on modèle inlas­sa­ble­ment ses points inau­gu­raux, « le point inau­gu­ral trans­gres­sif ». Le pre­mier acte est tou­jours trans­gres­sion : on ne nait que par là. Et c’est cela qu’il faut restructurer.

RN : Dès lors, peut-on envi­sa­ger une « cli­nique des monstres » ?

AB Non. Je pense que la seule cli­nique pos­sible est une cli­nique « nor­male », bref, la cli­nique. Mais une fois que le pas­sage à l’acte a été déci­dé, com­ment séduire à nou­veau quelqu’un pour entrer en rela­tion avec l’autre ? Je ne suis pas cer­taine que la cli­nique puisse quoi que ce soit. Que le bar­bare tombe amou­reux, c’est sans doute notre seule chance. Que pour une rai­son arbi­traire, il soit pris d’un élan amou­reux, qu’il ren­contre en rue quelqu’un, une scène, une fleur, un oiseau, qui le séduise, sans qu’il n’y voie la moindre volon­té de séduction.

Dans Crime et châ­ti­ment, Dos­toïevs­ki pose une ques­tion extrê­me­ment para­doxale5 : alors que le per­son­nage prin­ci­pal, Ras­kol­ni­kov, a com­mis le crime le plus vil pos­sible en tuant une usu­rière et sa sœur, est-il pos­sible qu’il se réin­sère dans la fra­ter­ni­té ? Le para­doxe tient évi­dem­ment dans le délire de Ras­kol­ni­kov qui ima­gine une forme de socié­té pure qui puisse l’accepter alors même qu’il est ron­gé par sa culpa­bi­li­té. On peut cepen­dant sup­po­ser qu’ici une forme de réin­té­gra­tion soit pos­sible, parce que cette ques­tion est posée par le per­son­nage lui-même. Si la ques­tion n’est même plus envi­sa­gée, il ne me semble pas que l’on puisse ima­gi­ner jusqu’à la pos­si­bi­li­té de la clinique.

Bien sûr, tout ana­lyste berce chaque jour un peu de mons­truo­si­té dans son cabi­net. Et joue un rôle de séduc­tion, en posant sans cesse la ques­tion : en retour de cet amour, est-ce que tu es prêt à lais­ser tom­ber un peu de ta jouis­sance ? Le rôle d’un psy­cha­na­lyste, fina­le­ment, c’est celui-là : séduire en pro­po­sant un autre che­min. C’est aus­si un peu de la cas­tra­tion, c’est-à-dire faire de la jouis­sance un désir. Mais c’est avant tout une invi­ta­tion. Il ne peut y avoir de thé­ra­pie dans le « champ du men­tal » sans séduc­tion, sans prendre des che­mins de traverse.

RN : Votre concep­tion inter­roge évi­dem­ment jusqu’à l’idée des pro­grammes de déradicalisation.

AB Je ne connais pas ces pro­grammes, mais ce qui me semble évident c’est que l’enjeu prin­ci­pal est de pré­ser­ver la pos­si­bi­li­té d’une ren­contre. C’est la poten­tia­li­té de la ren­contre qui est déci­sive, car c’est le lien à l’autre qui est le levier de l’aide psy­cho­thé­ra­peu­tique. Peut-être qu’organiser cela dans des groupes est une bonne idée, car cela per­met de recons­ti­tuer la fra­ter­ni­té. C’est l’exclusion de la fra­ter­ni­té, qu’elle soit subie ou volon­taire, qui pousse au bas­cu­le­ment dans la vio­lence extrême.

Je pense que l’on doit por­ter toute l’attention là-des­sus, aus­si bien en amont du bas­cu­le­ment, car c’est très sou­vent l’exclusion qui rompt le lien aux autres. C’est un enjeu cru­cial de ten­ter autant que pos­sible de sau­ve­gar­der ce lien, ou les poten­tia­li­tés de sa réinstauration.

Pro­pos recueillis par Renaud Maes

  1. Voir, par exemple, S. Freud, Trois essais sur la théo­rie de la sexua­li­té (1905), Paris, Gallimard/Folio, 1989.
  2. L. Ara­gon, « Il n’y a pas d’amour heu­reux », La Diane fran­çaise, Paris, Seghers, 1945.
  3. S. Freud, Totem et Tabou. Inter­pré­ta­tion par la psy­cha­na­lyse de la vie sociale des peuples pri­mi­tifs (1913), Paris, Petite Biblio­thèque Payot, 1971.
  4. Voir l’article de Clau­dine Lié­nard dans ce dossier.
  5. A. Bazan, « À pro­pos de la folie et de l’amour dans Crime et Châ­ti­ment de Dos­toïevs­ki », Psy­cho­lo­gie Cli­nique (à paraitre).

Ariane Bazan


Auteur

docteure en biologie et en psychologie, professeure de psychologie clinique à l’université libre de Bruxelles