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Plus de quinze années de « guerre » au Kivu : ça suffit !

Numéro 10 Octobre 2013 par Jean-Claude Willame

octobre 2013

La com­mu­nau­té inter­na­tio­nale ou plu­tôt les grandes ou moyennes « puis­sances » qui parlent en son nom ont été para­ly­sées par la bar­ba­rie d’un des­pote syrien et les doutes légi­times et com­pré­hen­sibles sur l’ac­tion de ceux qui veulent y mettre fin. Dont acte. Ces mêmes puis­sances ont été et sont hési­tantes face au choix qu’elles per­çoivent devoir faire […]

La com­mu­nau­té inter­na­tio­nale ou plu­tôt les grandes ou moyennes « puis­sances » qui parlent en son nom ont été para­ly­sées par la bar­ba­rie d’un des­pote syrien et les doutes légi­times et com­pré­hen­sibles sur l’ac­tion de ceux qui veulent y mettre fin. Dont acte. Ces mêmes puis­sances ont été et sont hési­tantes face au choix qu’elles per­çoivent devoir faire entre la peste et le cho­lé­ra dans un autre pays du Moyen-Orient, l’É­gypte. Dont acte encore. Dans les deux cas, les opi­nions ont été pro­fon­dé­ment divi­sées et les réseaux sociaux se sont déchai­nés sur le qui, sur le quoi et sur le comment.

Dans l’est de la Répu­blique « démo­cra­tique » du Congo, il ne s’agit ni de choix entre peste et cho­lé­ra, ni de la bar­ba­rie d’un tyran, mais bien d’indifférence et sur­tout d’inconscience et d’inconsistance de la part des ins­ti­tu­tions et des res­pon­sables char­gés par un man­dat inter­na­tio­nal dument acté de main­te­nir la paix dans une région d’Afrique cen­trale où la pau­vre­té et l’exclusion font bon ménage avec un énorme poten­tiel de res­sources natu­relles convoi­tées par une large gamme d’acteurs, natio­naux ou inter­na­tio­naux. Il s’agit aus­si d’un « réseau d’élite » congo­lais sou­cieux avant tout d’accaparer le pou­voir et de le conser­ver par des stra­té­gies de coop­ta­tion et de pré­bendes dans le contexte d’un sys­tème poli­tique où la débrouillar­dise règne en maitre depuis plus d’une décen­nie et a mis à mal l’État de droit comme l’État tout court.

Or donc, depuis 1999, l’ONU s’est vu inves­tir d’une mis­sion de paci­fi­ca­tion devant lui per­mettre de sécu­ri­ser les popu­la­tions en met­tant fin à la nui­sance de groupes armés — plus d’une tren­taine aujourd’hui — dont la plu­part sont nés dans la fou­lée du géno­cide rwan­dais de 1994. Après d’interminables palabres diplo­ma­tiques entre les États concer­nés dans la région (Rwan­da, RDC, Ougan­da), après de longues et dif­fi­ciles négo­cia­tions avec les chefs de petites et moyennes milices ain­si qu’avec les repré­sen­tants de troupes muti­nées, après des appels récur­rents et ges­ti­cu­la­toires à la réforme d’un sys­tème de sécu­ri­té (RSS) tota­le­ment défaillant (sol­dats mal ou non payés, struc­ture de com­man­dant inexis­tante, équi­pe­ment déri­soire, offi­ciers cor­rom­pus, etc.), on a cru l’an der­nier à une pos­sible sor­tie du tun­nel. Le Conseil de sécu­ri­té de l’ONU s’est déci­dé à mettre en place une bri­gade d’intervention com­po­sée de casques bleus sud-afri­cains, tan­za­niens et mala­wites et dotée d’un man­dat clai­re­ment offen­sif lui per­met­tant d’en finir avec les bandes armées avec ou sans l’appui de l’armée régu­lière. Cette réso­lu­tion onu­sienne, qui n’était pas une pri­meur puisque, en 1960, une sem­blable réso­lu­tion avait été prise pour mettre fin à la séces­sion katan­gaise, fai­sait suite au très humi­liant aban­don de la ville de Goma par les FARDC, tra­his par leurs offi­ciers, et les casques bleus de la Monus­co en novembre2012 face à une attaque de mutins congo­lais appuyés, en toute connais­sance de cause, par des sup­plé­tifs du Rwan­da voi­sin, comme cela fut cer­ti­fié par plu­sieurs rap­ports d’un groupe d’experts indé­pen­dants des Nations unies.

« On va voir ce qu’on va voir »

« On allait donc voir ce qu’on allait voir. » Car jusqu’ici, les mis­sions de main­tien de la paix onu­sienne étaient gênées aux entour­nures par les réti­cences des pays contri­bu­teurs de troupe qui avaient le der­nier mot sur la ques­tion de savoir si l’on ouvrait le feu ou pas et qui ne voyaient pas d’un bon œil le rapa­trie­ment de leurs hommes dans des cer­cueils. C’était bien entre leurs mains que se trou­vait la clé des direc­tives opé­ra­tion­nelles, et non pas entre celles du com­man­de­ment onu­sien sur place. Dans les deux pro­vinces du Kivu, mais pas uni­que­ment là, les contin­gents népa­lais, uru­guayens, indiens, pakis­ta­nais et autres res­tèrent à quelques très rares excep­tions l’arme au pied alors que groupes armés et sol­dats muti­nés fai­saient la pluie et le beau temps.

« On allait donc voir…» Mais chas­ser la diplo­ma­tie par la porte et elle revient vite par la fenêtre. Cette fenêtre avait été ouverte dans la capi­tale de l’Union afri­caine, Addis Abe­ba, où les repré­sen­tants de pas moins de onze pays afri­cains avaient appo­sé en février2013 leur signa­ture au bas d’un « accord-cadre » qui, dans la langue de bois usuelle, enten­dait mettre à nou­veau tout le monde autour des tables : celle de Kam­pa­la qui ras­sem­blait le gou­ver­ne­ment congo­lais et des repré­sen­tants « poli­tiques » de troupes muti­nées du M23, celle de la Confé­rence inter­na­tio­nale sur la région des Grands Lacs (CIRGL) où se réunis­saient onze autres pays dont trois, le Rwan­da, la RDC et l’Ouganda, sont, depuis 2000, « par­ties pre­nantes » à la « guerre ». Or, alors que la bri­gade d’intervention se met­tait len­te­ment en place, les palabres de Kam­pa­la et de la CIRGL étaient tota­le­ment blo­quées pour la pre­mière et secouées par les accu­sa­tions que se lan­çaient Kiga­li et Kin­sha­sa à pro­pos de qui tirait sur qui pour la seconde. Qu’importe, le sacro­saint exer­cice diplo­ma­tique devait conti­nuer au risque de retar­der au maxi­mum, voire de faire implo­ser, l’exercice mili­taire attendu.

Les diplo­ma­ties occi­den­tales et la repré­sen­ta­tion du secré­taire géné­ral des Nations unies n’étaient pas en reste. Lorsque, au mois d’aout 2013, des obus furent tirés sur la capi­tale du Nord Kivu — et même au Rwan­da si l’on en croit le secré­taire géné­ral des Nations unies — à par­tir des posi­tions des mutins du M23 autour de Goma et alors que la bri­gade d’intervention de la Monus­co était à 80% opé­ra­tion­nelle, on assis­ta à un « tir grou­pé » des diplo­mates qui, condam­nant una­ni­me­ment des « actes inac­cep­tables », voire un « crime de guerre », insis­tèrent lour­de­ment sur une « solu­tion poli­tique négo­ciée ». « Le pro­blème est d’abord congo­lais », « la bri­gade d’intervention n’est pas une solu­tion miracle », décla­ra le repré­sen­tant spé­cial du secré­taire géné­ral des Nations unies qui, en visite sur le ter­rain des affron­te­ments, était visi­ble­ment pris entre les impé­ra­tifs de la diplo­ma­tie et le man­dat offen­sif confié à la Monus­co. De son côté, l’envoyée spé­ciale de l’ONU dans les Grands Lacs, l’ancienne Pre­mière ministre irlan­daise Mary Robin­son, embraya : « Il faut une solu­tion négo­ciée dans l’esprit et la lettre de l’accord-cadre d’Addis Abe­ba », tan­dis que les États-Unis et l’Union euro­péenne plai­daient eux aus­si en faveur d’une « solu­tion poli­tique ». Ceci dit, il y eut bien une action mili­taire concer­tée entre les FARDC et la bri­gade d’intervention pour répondre aux tirs d’obus sur Goma lan­cés à par­tir des posi­tions du M23 qui se trou­vaient à quelques kilo­mètres de la capi­tale du Nord Kivu. Mais il n’est pas dit que cette « offen­sive » soit le début de la fin.

Prendre le dossier par le bon bout

En fait, diplo­mates et poli­tiques ont posé le pro­blème en le pre­nant par le mau­vais bout et en se trom­pant d’interlocuteurs. Indé­pen­dam­ment du jeu dan­ge­reux pra­ti­qué par le voi­sin rwan­dais, dont il sera ques­tion plus loin, la « guerre » au Kivu est sur­tout le pro­duit du géno­cide rwan­dais qui a fait défer­ler dans l’est du Congo des cen­taines de mil­liers de Hutu fuyant l’avancée du FPR de Paul Kagame. Cette « guerre » a aggra­vé et ren­for­cé les ten­sions com­mu­nau­taires pré­exis­tantes entre com­mu­nau­tés rwan­do­phones et congo­laises d’une région peu­plée où les litiges fon­ciers étaient omni­pré­sents, sur­tout depuis qu’un sec­teur minier arti­sa­nal s’était sub­sti­tué au début des années 1980 à une indus­trie minière qui avait déser­té la région. Ni le régime Mobu­tu, ni celui de Kabi­la père, ni celui de son fils, engon­cés dans des pro­blèmes de fin de règne ou sou­cieux d’assoir leur pou­voir et celui de leur entou­rage dans le haut du haut, ne se sont inquié­tés de prendre à bras-le-corps cette pro­blé­ma­tique par le bas. La « com­mu­nau­té inter­na­tio­nale » s’est, quant à elle, lais­sée obnu­bi­ler par les pres­crits de la bonne gou­ver­nance au som­met et par la tenue d’élections conçues comme indi­ca­teur majeur de « bonne démocratie ».

C’est donc à une double stra­té­gie qu’il convient de recou­rir pour ten­ter de mettre fin à une « guerre » qui dure depuis plus de quinze ans et a fait plu­sieurs cen­taines de mil­liers de vic­times, sans comp­ter les dizaines de mil­liers de femmes vio­lées par ceux qui sont issus des forces de l’ordre ou de mutins et de groupes armés. D’une part, il y a la mise au pas de ces der­niers acteurs. La déci­sion de déployer une bri­gade d’intervention offen­sive et capable d’encadrer des forces armées « à la traine » est à ce sujet une ini­tia­tive qui va en prin­cipe dans la bonne direc­tion : cette bri­gade doit de toute urgence, de pré­fé­rence avec l’aide de bataillons congo­lais judi­cieu­se­ment choi­sis, rem­por­ter une bataille et faire une véri­table per­cée qui fera tache d’huile comme c’est le cas déjà dans cer­tains coins du Nord Kivu. « Négo­cier » avec les chefs des bandes armées et de mutins est contre­pro­duc­tif : l’exercice a été ten­té en 2009 et a lar­ge­ment échoué à l’époque car il n’existait pas de dis­sua­sion cré­dible. Aujourd’hui, cette dis­sua­sion existe poten­tiel­le­ment : on ose espé­rer que les Mary Robin­son, John Ker­ry, Mar­tin Kobler et autres Cathe­rine Ash­ton retour­ne­ront sept fois leur langue avant de la torpiller.

D’autre part, le régime d’un Joseph Kabi­la mal réélu, qui mise sur le pro­ces­sus fas­ti­dieux de « concer­ta­tions natio­nales » les­quelles visent à ren­for­cer sa légi­ti­mi­té par un nou­veau « Sun City » et sont une manière de s’évader des dis­cus­sions avor­tées de Kam­pa­la, doit être mis sous pres­sion pour qu’il opère, à défaut d’une impli­ca­tion per­son­nelle, une « décen­tra­li­sa­tion » dans la ges­tion de la conflic­tua­li­té locale, une décen­tra­li­sa­tion que son entou­rage et lui ont fait sys­té­ma­ti­que­ment trai­ner. Çà et là, des exer­cices de dia­logue inter­com­mu­nau­taire se font jour et doivent être sti­mu­lés et pas seule­ment par la tenue pro­chaine d’élections locales qui n’ont jamais eu lieu. Mais la pour­suite de ces exer­cices, il ne faut pas se le cacher, sera ren­du très dif­fi­cile par la tâche énorme de restruc­tu­rer un tis­su social local déchi­ré par les cen­taines de mil­liers de per­sonnes dépla­cées et les dizaines de mil­liers de jeunes qui n’ont connu que les milices comme cadre de vie. Elle est pour­tant indispensable.

Cette stra­té­gie ne signi­fie pas que la diplo­ma­tie, aujourd’hui dis­cré­di­tée sur le ter­rain des conflits, n’ait plus de rôle à jouer. Elle doit tou­te­fois se can­ton­ner au rôle qui lui revient et ces­ser de ver­ser dans l’angélisme. En l’occurrence, il s’agit pour elle de mettre fin aux ingé­rences fla­grantes sur­tout du Rwan­da voi­sin qui a pour­tant été mon­tré plu­sieurs fois du doigt par le groupe d’experts indé­pen­dants des Nations unies. Il est à cet égard tout à fait para­doxal que la teneur de ces rap­ports soit aujourd’hui de fac­to mise en cause par les vel­léi­tés « négo­cia­trices » des diplo­mates onu­siens ou autres dont les esprits se sont lais­sés trop long­temps « ramol­lir » par une idéo­lo­gie anti-géno­ci­daire qui sert de fonds de com­merce à Kiga­li et par la « gou­ver­nance auto­cra­tique » effi­cace d’un pays long­temps cité comme exem­plaire par les chan­cel­le­ries occidentales.

En atten­dant, la popu­la­tion de Goma exprime légi­ti­me­ment son ras-le-bol : quinze années de guerre… Ça suffit !

Jean-Claude Willame


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