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Plongée sans concession dans l’univers des sans-papiers. Illégal, d’Olivier Masset-Depasse

Numéro 1 Janvier 2011 par Jean-Yves Donnay

janvier 2011

Pri­mé à la Quin­zaine des réa­li­sa­teurs du fes­ti­val de Cannes [prix de la Socié­té des auteurs et com­po­si­teurs dra­ma­tiques (SACD)] et au Fes­ti­val du film fran­co­phone d’Angoulême, le deuxième long métrage du Caro­lo­ré­gien Oli­vier Mas­­set-Depasse, Illé­gal, repré­sen­te­ra pro­chai­ne­ment la Bel­gique dans la course à l’Oscar du meilleur film étran­ger. Rien que ça. Au-delà de ses qua­li­tés cinématographiques […]

Pri­mé à la Quin­zaine des réa­li­sa­teurs du fes­ti­val de Cannes [prix de la Socié­té des auteurs et com­po­si­teurs dra­ma­tiques (SACD)] et au Fes­ti­val du film fran­co­phone d’Angoulême, le deuxième long métrage du Caro­lo­ré­gien Oli­vier Mas­set-Depasse, Illé­gal, repré­sen­te­ra pro­chai­ne­ment la Bel­gique dans la course à l’Oscar du meilleur film étran­ger. Rien que ça. Au-delà de ses qua­li­tés ciné­ma­to­gra­phiques évi­dentes (l’interprétation d’Anne Coe­sens, per­son­nage prin­ci­pal, est « excep­tion­nelle », selon les termes de la SACD), Illé­gal vaut aus­si et sur­tout pour sa capa­ci­té à don­ner à voir ce qui trop sou­vent encore s’invisibilise dans l’espace public : la manière dont les socié­tés occi­den­tales contem­po­raines traitent la pro­blé­ma­tique de l’accueil des « sans-papiers ».

Bref retour sur le synop­sis. Russes, Tania et Ivan, son fils de qua­torze ans, vivent clan­des­ti­ne­ment en Bel­gique depuis huit ans. En per­ma­nence sur le qui-vive, Tania redoute les contrôles de police jusqu’au jour où elle est arrê­tée. Pla­cée dans un « centre fer­mé », dis­po­si­tif ins­ti­tu­tion­nel de prise en charge des deman­deurs d’asile débou­tés et autres sans-papiers dont la régu­la­ri­sa­tion n’a pu être ren­con­trée, Tania — qui n’aura de cesse de retrou­ver son fils — aura sur­tout à vivre la dou­lou­reuse expé­rience de l’incarcération, l’expulsion en ligne de mire…

D’emblée, il s’agit de saluer l’importante inves­ti­ga­tion docu­men­taire pré­pa­ra­toire au film. Accom­pa­gné d’Hugues Dor­zée, jour­na­liste au Soir, et de Pierre-Arnaud Per­rou­ty, conseiller juri­dique à la Ligue des droits de l’homme, le réa­li­sa­teur s’est don­né les moyens — une année durant — d’aller à la ren­contre de sans-papiers, mais aus­si de gar­diens, de poli­ciers… : une plon­gée anthro­po­lo­gique qui per­met au film, hyper­réa­liste, de ne jamais ver­ser dans le mani­chéisme, pas davan­tage dans le pathos. Comme aime à le pré­ci­ser Oli­vier Mas­set-Depasse, témoi­gnages à l’appui, tout ce que le film montre est arri­vé au moins une fois dans la réalité.

Peur et enfermement : dimensions centrales de l’existence des sans-papiers

Si le réa­li­sa­teur a pris le par­ti de confron­ter rapi­de­ment le spec­ta­teur à l’expérience même de l’incarcération, il n’a pas omis de mettre en lumière les condi­tions objec­tives dans les­quelles les étran­gers en situa­tion irré­gu­lière sont ame­nés à vivre extra­mu­ros. Pour ce qui est de l’obtention de (faux) papiers d’identité et de l’accès à un loge­ment, Tania et son fils vivent sous la coupe — oné­reuse — d’un mafieux russe. L’intégration est ici décli­née sur un mode com­mu­nau­taire, avec son lot d’ambivalences : la « pro­tec­tion » dont mère et fils jouissent est simul­ta­né­ment sen­ti­ment objec­tif de menace, de pré­ca­ri­té sym­bo­lique et maté­rielle : de peur. La pro­blé­ma­tique du tra­vail des sans-papiers n’est pas davan­tage per­due de vue. Si Ivan est sco­la­ri­sé, Tania est employée par une entre­prise de net­toyage. À cet égard, à l’heure de la mon­dia­li­sa­tion néo­li­bé­rale, l’anthropologue Emma­nuel Ter­ray — fort du concept de « délo­ca­li­sa­tion sur place » — a bien mon­tré com­ment le tra­vail des étran­gers en situa­tion irré­gu­lière sert les entre­prises qui ne peuvent phy­si­que­ment délo­ca­li­ser leurs acti­vi­tés (sec­teurs éco­no­miques de l’horeca, de la construc­tion, du ser­vice à la per­sonne, de la sécu­ri­té, du net­toyage…) 1

S’il serait fal­la­cieux de réduire Illé­gal à un film sur l’univers car­cé­ral, il n’en reste pas moins que l’enfermement en consti­tue la thé­ma­tique cen­trale. Le spec­ta­teur n’en sort au demeu­rant pas indemne, disons-le très clai­re­ment. Ain­si, après l’avoir fait entrer dans le centre fer­mé (recons­ti­tué de toutes pièces pour les besoins du film), Oli­vier Mas­set-Depasse ne l’en laisse plus s’en déga­ger, excep­tion faite de sor­ties à l’Office des étran­gers (inter­ro­ga­toires obligent) et à l’aéroport (ten­ta­tives d’expulsions obligent) : oppres­sion garan­tie ! Au-delà de l’indignation, mes­sage cen­tral du film, Illé­gal par­vient sur­tout à don­ner à voir, et cela de manière extrê­me­ment fine et convain­cante, les moda­li­tés orga­ni­sa­tion­nelles, de même que les iden­ti­tés qui se dégagent d’un centre fermé.

Véri­table caté­go­rie du « prêt-à-pen­ser » contem­po­rain, le centre fer­mé est en réa­li­té un dis­po­si­tif ins­ti­tu­tion­nel qui mérite d’être appré­hen­dé à tra­vers le concept idéal­ty­pique d’institution totale : « Lieu de rési­dence et de tra­vail où un grand nombre d’individus, pla­cés dans la même situa­tion, cou­pés du monde exté­rieur pour une période rela­ti­ve­ment longue, mènent ensemble une vie recluse dont les moda­li­tés sont expli­ci­te­ment et minu­tieu­se­ment réglées 2

Autre­ment dit, à la lisière de nos cités, d’une ville mon­diale comme Bruxelles, Oli­vier Mas­set-Depasse nous rap­pelle fort oppor­tu­né­ment qu’un centre fer­mé doit d’abord être vu comme une struc­ture d’enfermement, une pri­son en somme, des­ti­née à fixer l’une des grandes figures contem­po­raines de la déviance : le sans-papier.

L’expérience de la résistance

Si le réa­li­sa­teur montre bien le carac­tère extrê­me­ment liber­ti­cide des centres fer­més (par exemple, Tania doit vendre sa force de tra­vail pour pou­voir télé­pho­ner à son fils Ivan), il montre aus­si com­bien l’ordre social le plus oppres­sif — c’est-à-dire celui ren­con­tré dans les ins­ti­tu­tions totales — ne par­vient jamais à pro­gram­mer entiè­re­ment les com­por­te­ments indi­vi­duels. Il en résulte un film qui, en miroir de l’univers car­cé­ral, traite éga­le­ment de la facul­té de résis­tance des individus.

À tra­vers sa célèbre étude, Goff­man avait déjà dis­tin­gué deux types d’adaptations per­met­tant de pro­blé­ma­ti­ser les rap­ports du reclus à l’institution totale. Si l’adaptation pri­maire (pri­ma­ry adjust­ment) peut être défi­nie comme tout ce que fait l’individu pour se confor­mer à ce que l’institution attend de lui et donc pour incor­po­rer le rôle qui lui est assi­gné, l’adaptation secon­daire (secun­da­ry adjust­ment) per­met à l’individu de « tour­ner les pré­ten­tions de l’organisation rela­tives à ce qu’il devrait faire ou rece­voir, et par­tant à ce qu’il devrait être. Les adap­ta­tions secon­daires repré­sentent pour l’individu le moyen de s’écarter du rôle et du per­son­nage que l’institution lui assigne tout naturellement ».

Si l’on tient pour acquis que le rôle social atten­du d’un déte­nu en centre fer­mé soit celui d’un « expul­sé en puis­sance », on com­prend alors — la crainte per­ma­nente d’être sépa­rée (plus avant encore) de son fils Ivan — les mul­tiples voies et moyens emprun­tés par Tania afin d’éviter l’expulsion du ter­ri­toire national.

Évi­ter l’expulsion, c’est fon­da­men­ta­le­ment se rendre invi­sible. Ain­si, avant son incar­cé­ra­tion, Tania — à la lec­ture de l’ordre de quit­ter le ter­ri­toire — n’hésitera pas à se bru­ler les doigts afin d’empêcher toute iden­ti­fi­ca­tion future. Elle n’agira pas autre­ment une fois incar­cé­rée, refu­sant de décli­ner son iden­ti­té, éti­que­tée alors d’un matri­cule. À tra­vers cette der­nière moda­li­té de résis­tance, on aurait tort de sous-esti­mer la charge qui est ici por­tée au pou­voir d’État, pou­voir qui en aucune manière ne sau­rait tolé­rer un tel mutisme : « Je veux un nom » ! Face au poids infer­nal de la machine admi­nis­tra­tive, Tania fini­ra par deman­der l’asile — rou­lant d’une cer­taine façon encore l’institution — en emprun­tant l’identité d’une clan­des­tine dont les ori­gines — bié­lo­russes — lui laissent pen­ser qu’un retour for­cé ne sau­rait être à l’ordre du jour.

Si Tania incarne la figure de la résis­tance, le film n’oublie pas de rap­pe­ler que la résis­tance peut éga­le­ment — et heu­reu­se­ment — être le lot de simples citoyens comme des pro­fes­sion­nels (par exemple, un agent de sécu­ri­té aban­donne l’uniforme après le sui­cide d’une déte­nue, un pilote d’avion refuse de rapa­trier un sans-papier…). En cela,Illé­gal n’est pas dénué d’espoir…

  1. Pour le cas belge, voir Fré­dé­ric Loore et Jean-Yves Tis­taert, Bel­gique en sous-sol. Immi­gra­tion, traite et crime orga­ni­sé, Bruxelles, édi­tions Racine, 2007..
  2. Erving Goff­man, Asiles. Études sur la condi­tion sociale des malades men­taux et autres reclus, Les Édi­tions de Minuit, 1968, p. 41 (tra­duc­tion de Asy­lums, New York, Dou­ble­day, 1961)..»

Jean-Yves Donnay


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