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Platteland, platte gedachten
Cela devient une habitude : des chercheuses et chercheurs coincés aux frontières, des étudiants et étudiantes détenu·es dans des centres fermés. Un policier a tout pouvoir : à la fois évaluateur, juge et exécutant, il peut — se fondant sur sa simple suspicion de possible fraude — bloquer les études de l’un, arrêter le projet de recherche de l’autre. Pour deux cas d’étudiants […]

Cela devient une habitude : des chercheuses et chercheurs coincés aux frontières, des étudiants et étudiantes détenu·es dans des centres fermés. Un policier a tout pouvoir : à la fois évaluateur, juge et exécutant, il peut — se fondant sur sa simple suspicion de possible fraude — bloquer les études de l’un, arrêter le projet de recherche de l’autre. Pour deux cas d’étudiants identifiés, combien n’ont pas pu être récupérés dans les temps par la mobilisation de leur institution ? Pour deux chercheuses humiliées aux frontières et finalement relâchées, combien n’ont tout simplement pas eu d’autre choix que de prendre l’avion dans l’autre sens — brulant au passage leurs très maigres fonds de recherche voire, pire, leurs économies ? On pourrait croire que tout cela résulte d’un excès de zèle de quelques policiers — « encore des policiers flamands de Zaventem ! » commentent quelques internautes. Mais il n’en est rien. Il y a une véritable stratégie belge de fermeture des réseaux académiques, s’inscrivant dans la politique de repli impulsée par les partis radicaux flamands, mais soutenue bien au-delà par des partis de l’ensemble du spectre politique.
Cela fait bien longtemps que l’Office des étrangers s’immisce dans les affaires académiques, poussé en cela par les secrétaires d’État successifs et les majorités gouvernementales dont ils sont issus — majorités auxquelles presque tous les partis ont pris part. En 2018, Théo Francken ne se cachait pas, par exemple, de faire « la chasse (sic) aux étudiants camerounais », trop « d’abus ayant été constatés»…, mais lesdits abus n’ayant évidemment jamais été objectivés — on se contente de prendre au mot un rapport de l’administration écrit sous la houlette du secrétaire d’État à la commande du secrétaire d’État.
En réalité, l’Office a unilatéralement fait sauter plusieurs visas d’étudiant·es pourtant parfaitement en règle, avant de forcer ces étudiant·es dans des procédures alambiquées qui ont — logiquement — pesé lourd sur leur moral et leurs possibilités académiques. Le harcèlement administratif est un moyen très efficace pour provoquer l’échec des étudiants et étudiantes étrangèr·es. Et évidemment, une fois en échec, l’Office a affirmé qu’iels n’ont pas « fait tous les efforts » pour « progresser dans leurs études à un rythme raisonnable ».
Rappelons qu’à l’occasion d’une refonte des visas étudiants, sous l’impulsion du recteur de l’ULB d’alors, Jean-Louis Vanherweghem (étiqueté MR), le Conseil des recteurs francophones asbl (CRef) avait pris une position assez claire en 1999 : les universités n’acceptaient pas de laisser l’Office des étrangers « empiéter » sur leurs prérogatives académiques. En particulier, l’appréciation des compétences et des progrès académiques des étudiant·es devait, pour les recteurs, rester une compétence exclusive des institutions d’enseignement supérieur : si l’institution autorise à la réinscription, le visa étudiant devrait être prolongé, « point barre ». En conséquence, plusieurs institutions ont refusé de collaborer avec l’Office tant qu’il entendait « évaluer » les progrès de leurs étudiant·es. Mais cette position courageuse n’a évidemment pas tenu face à l’usure des années et à la montée en puissance des discours populistes de droite.
En parallèle, de nombreuses réformes ont été prises dans le sens d’un rétrécissement des possibilités de visa pour les études et les séjours de recherche, avec chaque fois une augmentation du pouvoir des agents de l’Office et de la police des frontières — et donc du risque d’arbitraire. En 2008, Annemie Turtelboom avait prétexté de nouvelles obligations européennes pour prendre un texte très restrictif, condamné à l’époque par les institutions d’enseignement supérieur de la FWB unanimes, rejointes par le conseil flamand des recteurs (VLIR). Las ! La réforme avait fini par aboutir, renforçant la possibilité pour l’Office de se faire juge de la progression des étudiant·es dans leur parcours d’études.
Et tout récemment, prenant une nouvelle fois prétexte de la transposition d’une directive européenne pour mettre en place une législation bien plus restrictive que le texte européen, le gouvernement fédéral a modifié les conditions du séjour étudiant par une loi du 11 juillet et un arrêté royal du 13 octobre 2021, en renforçant largement les contraintes financières imposées aux candidat·es aux études en Belgique et en définissant un rythme pour la poursuite des études. Ce rythme est restrictif et ne tient pas compte des difficultés spécifiques vécues par les étudiant·es étrangers·ères hors Union européenne qui doivent « s’adapter » au système belge — lequel a un fonctionnement très singulier. Pire, le texte prévoit que des documents complémentaires peuvent être exigés auprès des institutions d’enseignement supérieur, mais qu’à défaut de réponse sous quinzaine, l’Office puisse prendre une décision unilatérale sans plus attendre. On peut très bien imaginer qu’un·e étudiant·e soit dès lors sanctionné·e pour un retard de transmission d’information qui ne lui est en rien imputable. Et cela ne semble poser question ni à Sammy Mahdi ni aux partenaires de la coalition au pouvoir.
Nous nous retrouvons donc aujourd’hui avec une administration fédérale qui, de fait, se substitue aux institutions de la Fédération Wallonie-Bruxelles pour juger de qui « progresse suffisamment dans les études », de qui a les « compétences et prérequis » nécessaires pour étudier, de qui est « suffisamment qualifié·e » ou « assez spécialisé·e » pour collaborer à un projet de recherche… sans que plus grand monde ne s’en inquiète. Pire, cette administration est encouragée à faire du chiffre en « chassant » les « potentiel·les fraudeuses et fraudeurs », aboutissant dans les faits à de plus en plus d’arbitraire et, partant, à une coupure de nos systèmes d’enseignement supérieur et de recherche du reste du monde. Et faut-il préciser que l’Office ne compte en ses rangs ni pédagogues ni chercheurs ?
Se couper de l’incroyable effervescence que permettent les réseaux de chercheuses et chercheurs et les mobilités étudiantes, c’est évidemment aussi appauvrir le paysage intellectuel belge. Soutenant des politiques xénophobes avec une dose d’hypocrisie, puisque laissant à l’administration la sale besogne, les gouvernements fédéraux successifs sont en train de faire en sorte que le relief intellectuel de notre pays, doucement, mais surement, devienne aussi plat que sa topographie côtière. Platteland, platte gedachten.
Le pire, c’est que certains responsables de cette régression font (encore) mine de ne pas comprendre l’irrésistible ascension de l’anti-intellectualisme.