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Pina, de Wim Wenders

Numéro 07/8 Juillet-Août 2011 par Joëlle Kwaschin

juillet 2011

« Dan­sez, dan­sez, sinon nous sommes per­dus », cette exhor­ta­tion de Pina Bausch, qui sous-titre le docu­men­taire de Wen­ders, ins­talle d’emblée le spec­ta­teur dans l’enjeu exis­ten­tiel de la démarche artis­tique de la cho­ré­graphe. Ce film est l’aboutissement d’un très ancien pro­jet entre Pina Bausch et Wim Wen­ders, ren­du pos­sible par les pro­grès de la 3D qui, à la […]

« Dan­sez, dan­sez, sinon nous sommes per­dus », cette exhor­ta­tion de Pina Bausch, qui sous-titre le docu­men­taire de Wen­ders, ins­talle d’emblée le spec­ta­teur dans l’enjeu exis­ten­tiel de la démarche artis­tique de la cho­ré­graphe. Ce film est l’aboutissement d’un très ancien pro­jet entre Pina Bausch et Wim Wen­ders, ren­du pos­sible par les pro­grès de la 3D qui, à la dif­fé­rence du ciné­ma tra­di­tion­nel que le cinéaste jugeait mal adap­té à rendre la pro­fon­deur de champ, per­met de cap­ter les mou­ve­ments par­fois infimes des dan­seurs et d’installer le spec­ta­teur dans le spec­tacle même. Le tour­nage fut inter­rom­pu par la mort de la grande cho­ré­graphe alle­mande sur­ve­nue le 30 juin 2009 et repris sur les insis­tances des inter­prètes du Tanz­thea­ter de Wuppertal.

Le docu­men­taire est en prise directe avec l’œuvre et la méthode de tra­vail de Pina Bausch qui avait d’emblée cir­cons­crit le pro­jet en pré­ci­sant qu’il ne pou­vait être une bio­gra­phie et qu’elle ne ferait pas d’interview, appli­quant ain­si son pro­ces­sus de créa­tion qui lui fai­sait poser pen­dant des mois des ques­tions aux dan­seurs qui ne pou­vaient répondre qu’avec leur corps. « Dan­ser contre, à tra­vers, par-des­sus », dira d’ailleurs l’un des danseurs.

Pina Bausch sou­hai­tait gar­der une trace de ses spec­tacles qui ne peuvent demeu­rer vivants qu’en étant repris et dan­sés. Le film reprend de larges extraits de quatre spec­tacles sur les quelque cin­quante créa­tions du Tanz­thea­ter, Le Sacre du prin­temps (1975), Café Mül­ler (1978), Voll­mond-La lune (2006) et Kon­tak­thof. Ce der­nier a connu une his­toire par­ti­cu­lière en trois temps. Créé en 1978 pour les pro­fes­sion­nels de la troupe, Pina Bausch a sou­hai­té le voir dan­sé par des dan­seurs plus âgés et, faute de pou­voir attendre, dit-elle, que ses dan­seurs atteignent la soixan­taine, elle a, en 2000, sélec­tion­né par le biais de petites annonces des ama­teurs de « soixante-cinq ans et plus1 ». En 2008, ce sont des ado­les­cents (« qua­torze ans et plus »), choi­sis dans les écoles de Wup­per­tal, qui reprennent ce spec­tacle qui, sur des airs popu­laires des années trente, montrent la confron­ta­tion entre hommes et femmes et la com­plexi­té de leurs rap­ports. Le film de Wen­ders super­pose ces trois décli­nai­sons jouées par des géné­ra­tions dif­fé­rentes aux expé­riences amou­reuses diverses, voire pour les plus jeunes encore aucune. Le docu­men­taire, Dan­cing Dreams (2010), d’Anne Lin­sel et Rai­ner Hoff­mann, tour­né en 2008 lors de la troi­sième créa­tion, don­nait à voir à la fois l’initiation à la danse d’adolescents et, par le biais d’interviews, leur par­cours per­son­nel par­fois difficile.

L’angle vou­lu par Pina Bausch à l’origine a été conser­vé par Wen­ders. Aucune ana­lyse donc, on ne sau­ra rien des débuts, de la viru­lence des cri­tiques qui ont accueilli, notam­ment en France, les pre­mières créa­tions, on ne ver­ra aucune scène de la vie de la troupe, ni les désac­cords, ni les conflits, ni ceux qui sont par­tis. Des pho­tos, quelques scènes avec Bausch, si belle, même âgée, doux sou­rire, regard atten­tif et ciga­rette omni­pré­sente. Fil­més en plan fixe, pen­dant que défilent sur leur visage les émo­tions à l’évocation de Pina Bausch, des dan­seurs-acteurs répondent en voix off à la ques­tion de Wen­ders : « Qu’est-ce qu’elle a vu en toi que tu igno­rais ? », révé­lant ain­si à quel point son magné­tisme les a ins­crits dans un rap­port de maitre à disciple.

Se des­sine en fili­grane un col­lec­tif fort — « Dan­ser, c’est se relier au monde » —, uni par la per­son­na­li­té de Pina Bausch et sa manière de tra­vailler faite de pré­sence silen­cieuse, ne don­nant que de rares indi­ca­tions — « Au bout de vingt ans, dira une dan­seuse, elle m’a fait une remarque pour la pre­mière fois. Elle m’a seule­ment dit : “Sois plus folle”», par­lant par méta­phore, pré­fé­rant deman­der à ses dan­seurs de dan­ser un sen­ti­ment, une émo­tion, deman­dant à l’un d’écrire, par exemple, le mot « lune » avec son corps, jusqu’à ce qu’ils deviennent eux-mêmes sa voix. Sa direc­tion d’acteur se construit sur l’improvisation, comme lorsqu’elle demande à l’un d’eux de lui mon­trer le geste qui repré­sen­te­rait, selon lui, la joie, et qui consti­tue­ra une scène magni­fique de Voll­mond. Le docu­men­taire s’ouvre sur les pre­miers rangs vides d’une scène de théâtre et sur un cor­tège de dan­seurs tiré du Sacre du prin­temps, jouant les sai­sons comme le corps les vit. Il se clôt sur le col­lec­tif, le même cor­tège passe dans l’espace ouvert d’une cam­pagne, les femmes dans leur robe du soir fluide faite de tis­su soyeux et colo­ré et les hommes en cos­tume strict, l’une des marques de fabrique de Bausch. Ses scé­no­gra­phies, spec­ta­cu­laires, font aus­si appel aux élé­ments : rocher, eau, mur végé­tal, terre et sable…

En contre­point des extraits des pièces, les dan­seurs dansent à corps per­du des solos ou des duos d’hommage en exté­rieur dans la ville de Wup­per­tal, dans et sous son impres­sion­nant mono­rail aérien, sur des quais indus­triels, des sou­ter­rains, une car­rière désaf­fec­tée… Leur corps conserve la mémoire des créa­tions pré­cé­dentes, ain­si lorsque l’une des dan­seuses, dans une prai­rie, vole lit­té­ra­le­ment de chaise en chaise, la fai­sant tom­ber tan­dis qu’elle passe sur le dos­sier, le point d’équilibre, scène rap­pe­lant l’une de celles de Voll­mond où les femmes prennent appui sur la poi­trine des hommes assis sur des chaises, se dés­équi­librent et s’en écartent dans un mou­ve­ment aérien.

Pina Bausch, la voyante

Pina Bausch, la voyante, a construit un véri­table lan­gage cho­ré­gra­phique, fait de gestes forts, repris en boucle, qui emprunte certes à la danse clas­sique et moderne, mais aus­si au caba­ret et au théâtre, ce qui explique la faveur dont elle a d’abord joui auprès de ce milieu. Son voca­bu­laire nova­teur et recon­nais­sable entre tous se carac­té­rise par la flui­di­té du torse et des bras, le lâché et le balayage des longs che­veux des femmes. Dans ses créa­tions, elle défend la cause des femmes et porte un regard sur les inter­ac­tions entre les hommes et les femmes, empreintes de vio­lence à l’égard de celles-ci dans ses pre­mières créa­tions, plus apai­sées par la suite, fait de confiance et d’humour. Elle dia­logue de manière inin­ter­rom­pue avec les sen­ti­ments et les corps, invente un uni­vers où le moindre détail compte, où les émo­tions passent par le geste, le frô­le­ment, la répé­ti­tion, les silences et où la struc­ture des pièces est pen­sée en frag­ments col­lés et assemblés

Pina, de Wen­ders, est un film mar­qué par l’allégresse et la grâce, celle des corps, corps libres et sen­suels, par­fois empê­chés, légers, en vol, et un film joyeux, empli non de la tris­tesse du deuil, mais de recon­nais­sance et de gra­ti­tude. Même la déchi­rure d’un jeune dan­seur en proie à l’abandon qui, avec légè­re­té, d’un bond de chat, se réfu­gie dans les bras d’un autre, par sa splen­deur ful­gu­rante trans­cende la dou­leur à l’image de la beau­té de cette mai­son de verre dans laquelle il danse, émo­tion faite mou­ve­ment. Ravi peut-être tant par la per­son­na­li­té forte de Pina Bausch, dont ses dan­seurs témoignent una­ni­me­ment, et par l’amitié qui les a liés, Wen­ders livre une image lisse, sans doutes tor­tu­rants, ni inter­ro­ga­tions exis­ten­tielles expli­cites d’une artiste qui, dans ses créa­tions, n’a ces­sé de se confron­ter à la ques­tion de la vie, de la mort, de la souf­france, du sens. Ce sont les créa­tions qui répondent de l’œuvre. Res­tent la magie des gestes, l’émotion qu’ils pro­curent, les œuvres, l’œuvre que le Tanz­thea­ter éper­du, conti­nue­ra à dan­ser pour ne pas se perdre.

  1. C’est de cette ver­sion de Kon­tak­thof qu’est extraite l’illustration du dos­sier de la revue, « Vieilli­rons-nous bien ensemble ? » du mois de mai-juin 2011.

Joëlle Kwaschin


Auteur

Licenciée en philosophie