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Pierre Goubert, historien (1915 – 2012)

Numéro 9 Septembre 2012 par Jean-Pierre Nandrin

septembre 2012

Il n’est pas sur­pre­nant que le décès d’un grand his­to­rien fran­çais, spé­cia­liste de l’Ancien Régime et un des piliers de l’école des Annales, n’ait guère rete­nu l’attention quand on sait que l’histoire n’a plus la cote dans les « grands » médias, sauf les bio­gra­phies des rois, princes et prin­cesses, les romans his­to­riques, les deux guerres du […]

Il n’est pas sur­pre­nant que le décès d’un grand his­to­rien fran­çais, spé­cia­liste de l’Ancien Régime et un des piliers de l’école des Annales, n’ait guère rete­nu l’attention quand on sait que l’histoire n’a plus la cote dans les « grands » médias, sauf les bio­gra­phies des rois, princes et prin­cesses, les romans his­to­riques, les deux guerres du XXe siècle et la Shoah, alors que la pro­duc­tion his­to­rienne n’a jamais été aus­si prolifique.

Pierre Gou­bert s’est fait connaitre dans le milieu scien­ti­fique par sa remar­quable thèse de doc­to­rat consa­crée à Beau­vais et le Beau­vai­sis de 1600 à 17301, enta­mée en 1944, sou­te­nue en 1957 et publiée en 1960, lourde thèse d’État, carac­té­ris­tique d’un sys­tème éli­taire dont quelques nos­tal­giques regrettent tou­jours la sup­pres­sion, comme si la thèse de troi­sième cycle ne pou­vait géné­rer de brillantes recherches.

Un pionnier de l’histoire sérielle et de la démographie historique

Cette thèse a mar­qué un temps fort de l’historiographie fran­çaise, ins­cri­vant de façon pion­nière la démo­gra­phie his­to­rique dans le champ his­to­rien en recou­rant, à tra­vers les registres parois­siaux, ancêtres de notre état civil, à l’histoire quan­ti­ta­tive ou sérielle qui fit les beaux jours, dans les années 1960 et 1970, de la revue des Annales de l’ère brau­de­lienne. Pour Gou­bert, comme pour ses suc­ces­seurs, c’est le répé­ti­tif qui est le plus signi­fiant. « Tout ce qui est impor­tant est répé­té », disait Ernest Labrousse, his­to­rien de l’économie. Dans une his­toire du répé­ti­tif, le fait n’existe plus que pour sa place dans une série. Reje­tant la conjonc­ture et le temps, celui du fac­tuel et des émo­tions pas­sa­gères, seul le mas­sif doit être pri­vi­lé­gié comme le signi­fiant car, comme le répé­ti­tif, le mas­sif est aveu d’existence et de besoin. Par ailleurs, il va de soi que ce qui fait sens, c’est aus­si l’invisible et non pas le visible ; il s’agit par consé­quent de le faire adve­nir grâce à de nou­velles tech­niques d’investigation telle que l’établissement de séries.

Cette nou­velle approche qui a don­né d’excellents tra­vaux, pri­vi­lé­gie une his­toire de la per­ma­nence sur une his­toire du chan­ge­ment, celle du temps long cher à Fer­nand Brau­del. On connait ce célèbre oxy­mo­ron de Le Roy Ladu­rie — le temps immo­bile — qui a fait flo­rès dans les années 1960 et 1970 et qui ne man­qua pas de sus­ci­ter maintes contro­verses. C’est la sanc­tion d’une méfiance vis-à-vis du chan­ge­ment. Gou­bert inau­gu­re­ra cette nou­velle veine, ne ces­sant de dres­ser une sai­sis­sante fresque de la démo­gra­phie fran­çaise sous l’Ancien Régime, por­trait assez sombre comme en attestent, à titre d’exemples, les don­nées sui­vantes : le nombre moyen des nais­sances par couple n’atteint pas un niveau très éle­vé : cinq ou six, au plus ; un bon quart mou­rait avant son pre­mier anni­ver­saire, un autre quart décé­dait avant quinze ans ; en somme, il fal­lait deux enfants pour faire un adulte. S’y ajoutent les accès de disette et de peste : mala­ria, grippe, dys­en­te­ries et typhus. On appe­lait alors cet ensemble les « cava­liers de l’Apocalypse ».

On le voit, le tableau de la France est bien obs­cur (en 1650, un sixième de la France d’aujourd’hui, de quoi faire réflé­chir les chantres de la nation figée une fois pour toutes, à l’image de la France actuelle). Cet état ne chan­gea guère sous le règne de Louis XIV.

Louis XIV revisité : place au peuple

Il res­tait à Gou­bert de faire connaitre à un large public ses recherches sur ce siècle de Louis XIV. Dans son livre dont le titre inter­pelle d’emblée, Louis XIV et vingt mil­lions de Fran­çais2 paru en 1966, qui fut le pre­mier best sel­ler auprès du grand public, avant ceux de Georges Duby, Emma­nuel Le Roy Ladu­rie ou René Rémond, on est loin d’un énième ouvrage sur le « grand siècle » des Molière, Racine, La Fon­taine, Cor­neille, Des­cartes, Bos­suet ou des salons lit­té­raires. On est loin aus­si de la bio­gra­phie tra­di­tion­nelle qui ana­lyse la vie intime du roi, ses amours et ses colères, la vie de châ­teau ou les intrigues plus ou moins ima­gi­naires. Ce n’est pas tant l’homme Louis XIV qui inté­resse Gou­bert, mais bien sa rela­tion entre son pro­jet poli­tique et la réa­li­té vécue de la France, celle sur­tout des pay­sans qui consti­tuaient plus de 95% de la population.

Tout au long de ce livre phare, Gou­bert montre les liens étroits qui se nouent entre la vie éco­no­mique, sociale, finan­cière, d’une part, et, d’autre part, la poli­tique de pres­tige et magni­fi­cence s’imposant au-delà de l’hexagone. Mais avant tout la ques­tion est celle-ci : que serait ce siècle fran­çais sans ses vingt mil­lions d’habitants ? Si l’organisation sociale se carac­té­rise par la jux­ta­po­si­tion des trois ordres tra­di­tion­nels, c’est sur­tout la masse pay­sanne, enser­rée dans plu­sieurs cercles de dépen­dance et obli­gée d’entretenir un dixième de la popu­la­tion consti­tuée de la noblesse, du cler­gé et de la bour­geoi­sie mon­tante qui retient l’attention de Gou­bert. Car telle est la démons­tra­tion : si Louis XIV a pu enta­mer ou mener ses pro­jets par­fois même jusqu’à l’échec, c’est parce qu’il dis­po­sait d’un entou­rage, tel Col­bert et ses affi­dés, pra­ti­quant sans crainte la cor­rup­tion et ne crai­gnant guère de pour­suite en cas, nom­breux, de conflits d’intérêts, et sur­tout, qu’il ne se pri­vait point d’exploiter les vingt mil­lions de Fran­çais. Pour obte­nir ce résul­tat, il fal­lait que le peuple puisse sup­por­ter une impo­si­tion tou­jours plus lourde. Tel est le ren­ver­se­ment de pers­pec­tive qu’opère Gou­bert en met­tant l’accent sur l’interdépendance exis­tant entre le roi et ses sujets. N’est-ce pas la preuve a contra­rio qu’un diri­geant est le pro­duit d’une socié­té même s’il peut, pen­dant un cer­tain temps, s’illusionner sur son indé­pen­dance ? Cette même pers­pec­tive est reprise dans son livre consa­cré à Maza­rin3. Un homme et son contexte ou, si l’on pré­fère, un contexte qui pro­duit l’homme. On devine aisé­ment les cri­tiques viru­lentes des thu­ri­fé­raires de Louis XIV qui n’ont guère appré­cié de voir leur roi soleil détrô­né de son piédestal.

La parole aux sans-voix

Les hommes, en par­ti­cu­lier la masse pay­sanne, ont tou­jours été l’objet de pré­di­lec­tion de Gou­bert. Aus­si ne doit-on pas s’étonner qu’il dési­rât tra­duire sa pas­sion pour cette masse muette et pesante dans un nou­vel ouvrage grand public : La vie quo­ti­dienne des pay­sans fran­çais au XVIIe siècle4. Le lec­teur découvre ain­si les pay­sans repla­cés dans leur ter­roir, puis dans leur mai­son et leur mobi­lier ; les pro­blèmes du mariage, de la nais­sance, de la mort et de la consti­tu­tion des familles ; les pay­sans au tra­vail qu’ils soient de modestes manou­vriers, de gros fer­miers ou d’astucieux vigne­rons. Quelques éclai­rages aus­si sur l’environnement humain : le caba­re­tier, quelques arti­sans, un maitre d’école par­fois, sans oublier le curé et le sei­gneur dont ils dépendaient.

Ce magis­tral par­cours clôt ses recherches sur ce siècle tant aimé, aux anti­podes des études cen­trées exclu­si­ve­ment sur les élites.

Gou­bert élar­git ensuite son champ d’étude en publiant en 2001 Les Fran­çais et l’Ancien Régime dans une col­lec­tion des­ti­née aux étu­diants5, ouvrage plus large, cou­vrant trois siècles où s’entremêlent le cultu­rel, le social, l’économique et l’institutionnel. Et, sacri­fiant à la mode spé­ci­fique des his­to­riens fran­çais, il publie en 1984 une Ini­tia­tion à l’histoire de France.

Que l’on prenne l’un ou l’autre de ses ouvrages, qu’il s’agisse d’une bio­gra­phie ou d’une his­toire des masses, ce sont tou­jours les sans-grades qui captent son atten­tion. En 1964, par exemple, il publie dans l’excellente col­lec­tion de poche aujourd’hui dis­pa­rue, « col­lec­tion Archives », un recueil de textes lar­ge­ment com­men­tés au titre qui, à lui seul, tra­duit son sou­ci constant de faire par­ler les humbles : 1789. Les Fran­çais ont la parole.

Cette atten­tion por­tée aux plus humbles, à la masse, aux oubliés de l’histoire, aux sans-voix, ne trouve-t-elle pas son ori­gine dans le par­cours de Pierre Gou­bert ? Né à Sau­mur au sein d’une famille modeste (son père fut jar­di­nier, puis com­mer­çant). Authen­tique fils du peuple, Gou­bert illustre la pro­mo­tion au mérite de l’école répu­bli­caine, fran­chis­sant les obs­tacles bien connus qui carac­té­risent le cur­sus uni­ver­si­taire français.

Rete­nons de Pierre Gou­bert cette leçon quelque peu oubliée aujourd’hui : l’histoire doit se tenir au plus près des réa­li­tés vécues mal­gré par­fois (sou­vent?) des sources lacunaires.

  1. Une ver­sion grand public, inti­tu­lée Cent-mille pro­vin­ciaux au XVIIe siècle en 1968 dans la coll. de poche « Science de l’histoire » chez Flammarion.
  2. Cet ouvrage parut en 1966. Il fut réédi­té en 1997 dans la col­lec­tion Fayard/Pluriel, tou­jours acces­sible, enri­chi d’une longue pré­face de l’auteur et d’une antho­lo­gie des cri­tiques parues dans la presse, à l’exclusion des recen­sions scientifiques.
  3. Maza­rin, publié chez Fayard en 1990 et repris dans la col­lec­tion de poche Fayard/Pluriel en 2011.
  4. Hachette, 1982.
  5. La col­lec­tion « U » publiée chez Armand Colin.

Jean-Pierre Nandrin


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