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Pier Luigi Vigna : disparition d’un seigneur de l’antimafia
L’Italie a perdu récemment l’un de ses plus grands magistrats, Pier Luigi Vigna. L’ancien procureur national antimafia s’est éteint le 30 septembre dernier à l’âge de septante-neuf ans, à Florence. Principalement connu à l’étranger pour avoir coordonné les enquêtes autour du terrorisme noir et du « Monstre de Florence » dans les années 1980, il accéda ensuite aux plus hautes charges […]
L’Italie a perdu récemment l’un de ses plus grands magistrats, Pier Luigi Vigna. L’ancien procureur national antimafia s’est éteint le 30 septembre dernier à l’âge de septante-neuf ans, à Florence. Principalement connu à l’étranger pour avoir coordonné les enquêtes autour du terrorisme noir et du « Monstre de Florence » dans les années 1980, il accéda ensuite aux plus hautes charges de la magistrature italienne. Au-delà du portrait qu’il était nécessaire de lui consacrer, il convient de s’interroger sur le devenir de la lutte contre le crime organisé dans l’Italie d’aujourd’hui.
L’instinct du concret et de la réalité
Doté d’une féroce ironie toscane digne d’un Boccace, sans concessions, solaire et élégant, tel était Pier Luigi Vigna. Après des études de philosophie à Florence, il se tourne vers la magistrature, afin « de côtoyer le réel et d’embrasser un métier concret ». Sa carrière démarre en 1959 et l’emmène à Milan avant de se poursuivre à nouveau à Florence. C’est là qu’il devient procureur de la République et qu’il est amené à enquêter sur des affaires de terrorisme. Il est confronté pour la première fois à la mafia en décembre 1984, lors de l’attentat contre le train rapide 904 Naples-Milan. L’enquête démontre alors que cet attentat — qui fit 17 morts et 267 blessés — était le premier acte de guerre perpétré contre l’État italien qui mêlât terrorisme noir et crime organisé. Il s’agit d’ailleurs de l’unique cas jugé comme tel et qualifié de crime politique contre l’État.
En juin 1992, moins d’un mois après la mort du juge palermitain Giovanni Falcone, Pier Luigi Vigna interroge Gaspare Mutolo, homme d’honneur de Cosa Nostra (le clan Partanna Mondello) et chauffeur de Totò Riina, le boss de l’honorable société sicilienne. Ce patient travail d’interrogatoire conduit le magistrat, devenu procureur antimafia du district de Florence, à s’intéresser de près à ceux que l’on appelle communément les « repentis ».
Franco Berti, commissaire de la division d’enquête anfimafia (DIA) de Florence, a été pendant trente ans l’assistant de Pier Luigi Vigna. D’une simple phrase, il définit ce qu’était et doit être le travail d’un magistrat soucieux de conjuguer lutte contre le crime organisé et respect de la fonction : « Contrairement à certains de ses collègues, Vigna a toujours refusé les aveux non signés. Si un collaborateur de justice pensait pouvoir se confier à lui, procureur de la République, sans assumer ses déclarations, Vigna lui rappelait que l’on peut faire des confidences à un enquêteur, mais pas à un magistrat qui fait son travail dans les règles. »
Son intransigeance et sa probité se reflétaient à divers degrés, sans qu’il ne se départisse jamais de son humanité. Salvo Palazzolo est journaliste à La Repubblica de Palerme et auteur d’enquêtes minutieuses sur les zones d’ombre entourant les attentats de facture mafieuse. Il raconte avoir été profondément touché par « l’humanité de Vigna, par sa capacité à expliquer, à raconter des choses très difficiles devant une assemblée d’étudiants. Plus que les autres, il a réussi à donner un visage humain à la magistrature, loin de l’image froide et distante du juge qui s’occupe d’affaires délicates ». Pour le journaliste spécialisé comme pour tel enquêteur de haut rang ou agent d’escorte, l’ancien procureur national antimafia était l’un des rares qui « impliquait la société civile tout entière dans la recherche de la vérité ».
Le code Vigna
Bien qu’ayant pris sa retraite en 2005, à l’âge de septante-deux ans, Pier Luigi Vigna n’en restait pas moins l’hyperactif déterminé qu’il avait toujours été. Son dernier grand chantier aura été d’apporter son aide à la République de Saint-Marin. Par le biais de la fondation antimafia Caponnetto, le magistrat a contribué au renouveau juridique de ce petit pays rongé par le crime organisé et au bord de la faillite — malgré son statut de paradis fiscal. Le gouvernement saint-marinais a ainsi pu mettre en place un « paquet » législatif comportant entre autres le délit de blanchiment, la création d’une cellule d’investigation et la mise en place d’un parquet antimafia. Le consul de Saint-Marin Gianni Ricciardi, instigateur de cette réforme, exprime sa confiance en l’avenir tout en redoutant que les intérêts « occultes » de certains n’empêchent Saint-Marin de changer de voie. « Pour le moment, il ne se dit que du bien de Pier Luigi Vigna, mais je reste sur le qui-vive en pensant à l’avenir. Au-delà des paroles de circonstance, il conviendra ensuite d’appliquer tout ce qu’il a proposé. J’aimais son professionnalisme, son comportement amical et la simplicité avec laquelle il s’adressait à tous. Sa disparition arrangera peut-être certaines personnes par ici, qui n’ont pas les mêmes intérêts que nous. »
Comme tout personnage de haut rang usant d’une main de fer dans un gant de philosophie du droit, Pier Luigi Vigna avait ses détracteurs. « Un grand mafieux », disent certains, convaincus qu’il ne devait sa carrière qu’à des passe-droits et à la combinazione en vigueur en Italie. En son temps, Giovanni Falcone était particulièrement conscient de ces attaques, lui qui évoquait avec résignation les menti raffinatissime, ces esprits extrêmement raffinés tentant de diriger certaines actions mafieuses, de l’intérieur comme de l’extérieur. Lorsque j’ai interviewé Pier Luigi Vigna chez lui à Florence en automne 2011, il m’a démontré sa capacité à affronter les conflits : « Il existe une phrase de Giovanni Falcone qui est souvent mal interprétée, et je me suis bagarré plus d’une fois avec mes collègues de Palerme à ce sujet. Lorsque Falcone disait que la mafia est humaine et que, comme tout fait humain, nous pouvons la comprendre, il ne disait pas qu’il serait un jour possible de défaire la mafia. Il disait seulement que tant que l’humain existera, la mafia continuera d’exister. »
Comme un clin d’œil à ce grand magistrat, la région autonome de Sicile a baptisé « code Vigna » le nouveau code anticorruption élaboré grâce à lui et adopté à l’unanimité en décembre 2011 dans toutes les provinces de l’ile.
L’antimafia dans la société civile italienne
L’Italie a connu trois grandes phases dans son appréhension des mafias. La première fut celle de la négation du phénomène dans les années 1960. La deuxième phase fut la « saison des massacres », marquée par les assassinats extrêmement violents de policiers, carabiniers, magistrats et gêneurs issus de la société civile.
Puis il y eut la phase des négociations État-mafia qui s’est soldée en 1992 par la mort des juges Falcone et Borsellino, emblématiques d’une double lutte : celle contre le crime organisé et celle contre les commanditaires occultes. L’État s’était pourtant donné les moyens de tailler dans la Pieuvre en créant un pool de magistrats antimafia et en soutenant publiquement toutes les condamnations émises au cours du maxi-procès de Palerme (ouvert en février 1986 et achevé en décembre 1987).
Enfin, après une série d’attentats commis en 1993 contre des objectifs « civils » à Florence, Rome et Milan, l’Italie a connu une forte opposition politique et civile au phénomène mafieux. Cette forme de « fureur civique » est née directement de l’émotion collective suscitée par les actes de guerre commis lors des années précédentes.
Lorenzo Diana, ancien député de la gauche italienne, aujourd’hui président du Réseau national pour la légalité, a accepté un entretien à Florence le 11 octobre dernier pour traiter de la question du devenir de l’antimafia après la disparition de Pier Luigi Vigna.
Originaire de San Cipriano d’Averso, près de Naples, Lorenzo Diana est menacé de mort par la Camorra et vit constamment sous escorte depuis 1994 : c’est la rançon de ceux qui dérangent le clan des Casalesi, l’une des familles les plus violentes de la mafia napolitaine. Diana évolue également dans un secteur à risques, celui du commerce de gros de fruits et légumes. Le marché de Naples, équivalent d’un Rungis parisien, est fortement contaminé et touché par la mafia. « L’an dernier, raconte Diana, diverses personnes liées à la mafia ont été arrêtées sur le marché ; en effet, le secteur fait l’objet d’un pacte entre les Casalesi et la famille sicilienne des Corleonesi. Ces derniers se réservent la gestion des produits et laissent le transport des marchandises aux Napolitains. » Pour Lorenzo Diana, l’héritage laissé par Pier Luigi Vigna revêt des formes multiples. Par sa maitrise de l’argument juridique et sa capacité à ne pas se laisser entrainer dans des polémiques, Pier Luigi Vigna a prouvé qu’il est possible, dans un pays en pleine déliquescence, d’instruire un procès en respectant le système garantiste.
D’autre part, il a montré qu’il convient de se salir les mains et de quitter la toge pour se tourner vers ce qui ne plait pas forcément.
L’exercice est ardu, mais, poursuit Lorenzo Diana, « c’est la seule manière de transmettre la capacité de changement, c’est ce que j’appelle la politique au sens de “polis”, le gouvernement de la cité. Aujourd’hui, cette politique est faible, subalterne et soumise au pouvoir mafieux. Prenons l’exemple de cet assesseur arrêté dernièrement dans la région de Milan : voici un élu d’une province moderne, la Lombardie, qui a acheté 4.000 votes au profit de la mafia, sans que cela ne suscite de réaction de la part du monde associatif antimafia ni de l’opposition politique. Ce cas récent démontre que l’on est plus enclin à dénoncer des affaires dans un cercle restreint qu’à étendre son action à la société ou à la nation dans son ensemble. »
Le monde de l’antimafia tend à céder au « syndrome de la réserve indienne » ou à se comporter en « ayatollah » de la lutte contre le crime organisé, selon le mot d’un haut fonctionnaire de police italien. Si cette attitude avait sa raison d’être en tant que contre-point radical à la phase de négation — étatique — de la mafia, elle ne peut plus se justifier aujourd’hui. Lorenzo Diana, pondéré et philosophe, en sait quelque chose, lui qui évolue au sein de différentes associations : « De nos jours, l’antimafia doit s’ouvrir vers la communauté globale et sortir de sa position consistant à vivre en ne regardant que son propre reflet. »
L’ère Berlusconi n’aura pas uniquement contribué à faire rire les éditorialistes du monde entier : c’est sous son règne qu’ont été admis le principe de la « dangerosité des magistrats » et celui de la cohabitation État-mafia. Or, émettre l’idée que les magistrats sont dangereux revient non seulement à délégitimer la justice, mais à soutenir les mafias. « Berlusconi a pu railler la magistrature, mais la responsabilité revient au reste de la classe politique, qui a préféré fermer les yeux », dit Diana, avant de poursuivre : « Les mafias sont les filles de la société et font partie de nous. Il y aura toujours des gens qui préfèreront vivre de la violence au détriment des autres. Voilà pourquoi il faut être virtuose et mettre en place des processus sociaux qui mèneront chacun à prendre ses responsabilités, un peu comme des anticorps présents dans la culture sociale, permettant de limiter ces tendances physiologiques à la violence. »
L’autre tendance observée dans tout contexte social contaminé par la présence d’un groupe mafieux est la peur, qu’il ne s’agit pas de juger, mais de comprendre, voire de réévaluer. Le concept d’ouverture prôné par Diana se vérifie encore dans le champ de la peur conjuguée à l’omertà : « La question est de comprendre cette peur lorsqu’elle se transforme en anxiété paralysante qui empêche de parler et d’agir. Parfois, cette peur est sans fondement ou exagérée. Je pense que l’obstacle majeur au changement sur le plan de la société n’est pas tant la peur que le manque de confiance et, partant, l’appropriation de comportements sociaux qui induisent cette paralysie. “Così fan tutti” devient le maitre mot : autant s’adapter et suivre le mouvement… ceci nous ramène encore une fois à la question des responsabilités. »