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Pier Luigi Vigna : disparition d’un seigneur de l’antimafia

Numéro 11 Novembre 2012 par Madeleine Rossi

novembre 2012

L’Italie a per­du récem­ment l’un de ses plus grands magis­trats, Pier Lui­gi Vigna. L’ancien pro­cu­reur natio­nal anti­ma­fia s’est éteint le 30 sep­tembre der­nier à l’âge de sep­­tante-neuf ans, à Flo­rence. Prin­ci­pa­le­ment connu à l’étranger pour avoir coor­don­né les enquêtes autour du ter­ro­risme noir et du « Monstre de Flo­rence » dans les années 1980, il accé­da ensuite aux plus hautes charges […]

Le Mois

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L’Italie a per­du récem­ment l’un de ses plus grands magis­trats, Pier Lui­gi Vigna. L’ancien pro­cu­reur natio­nal anti­ma­fia s’est éteint le 30 sep­tembre der­nier à l’âge de sep­tante-neuf ans, à Flo­rence. Prin­ci­pa­le­ment connu à l’étranger pour avoir coor­don­né les enquêtes autour du ter­ro­risme noir et du « Monstre de Flo­rence » dans les années 1980, il accé­da ensuite aux plus hautes charges de la magis­tra­ture ita­lienne. Au-delà du por­trait qu’il était néces­saire de lui consa­crer, il convient de s’interroger sur le deve­nir de la lutte contre le crime orga­ni­sé dans l’Italie d’aujourd’hui.

L’instinct du concret et de la réalité

Doté d’une féroce iro­nie tos­cane digne d’un Boc­cace, sans conces­sions, solaire et élé­gant, tel était Pier Lui­gi Vigna. Après des études de phi­lo­so­phie à Flo­rence, il se tourne vers la magis­tra­ture, afin « de côtoyer le réel et d’embrasser un métier concret ». Sa car­rière démarre en 1959 et l’emmène à Milan avant de se pour­suivre à nou­veau à Flo­rence. C’est là qu’il devient pro­cu­reur de la Répu­blique et qu’il est ame­né à enquê­ter sur des affaires de ter­ro­risme. Il est confron­té pour la pre­mière fois à la mafia en décembre 1984, lors de l’attentat contre le train rapide 904 Naples-Milan. L’enquête démontre alors que cet atten­tat — qui fit 17 morts et 267 bles­sés — était le pre­mier acte de guerre per­pé­tré contre l’État ita­lien qui mêlât ter­ro­risme noir et crime orga­ni­sé. Il s’agit d’ailleurs de l’unique cas jugé comme tel et qua­li­fié de crime poli­tique contre l’État.

En juin 1992, moins d’un mois après la mort du juge paler­mi­tain Gio­van­ni Fal­cone, Pier Lui­gi Vigna inter­roge Gas­pare Muto­lo, homme d’honneur de Cosa Nos­tra (le clan Par­tan­na Mon­del­lo) et chauf­feur de Totò Rii­na, le boss de l’honorable socié­té sici­lienne. Ce patient tra­vail d’interrogatoire conduit le magis­trat, deve­nu pro­cu­reur anti­ma­fia du dis­trict de Flo­rence, à s’intéresser de près à ceux que l’on appelle com­mu­né­ment les « repentis ».

Fran­co Ber­ti, com­mis­saire de la divi­sion d’enquête anfi­ma­fia (DIA) de Flo­rence, a été pen­dant trente ans l’assistant de Pier Lui­gi Vigna. D’une simple phrase, il défi­nit ce qu’était et doit être le tra­vail d’un magis­trat sou­cieux de conju­guer lutte contre le crime orga­ni­sé et res­pect de la fonc­tion : « Contrai­re­ment à cer­tains de ses col­lègues, Vigna a tou­jours refu­sé les aveux non signés. Si un col­la­bo­ra­teur de jus­tice pen­sait pou­voir se confier à lui, pro­cu­reur de la Répu­blique, sans assu­mer ses décla­ra­tions, Vigna lui rap­pe­lait que l’on peut faire des confi­dences à un enquê­teur, mais pas à un magis­trat qui fait son tra­vail dans les règles. »

Son intran­si­geance et sa pro­bi­té se reflé­taient à divers degrés, sans qu’il ne se dépar­tisse jamais de son huma­ni­té. Sal­vo Palaz­zo­lo est jour­na­liste à La Repub­bli­ca de Palerme et auteur d’enquêtes minu­tieuses sur les zones d’ombre entou­rant les atten­tats de fac­ture mafieuse. Il raconte avoir été pro­fon­dé­ment tou­ché par « l’humanité de Vigna, par sa capa­ci­té à expli­quer, à racon­ter des choses très dif­fi­ciles devant une assem­blée d’étudiants. Plus que les autres, il a réus­si à don­ner un visage humain à la magis­tra­ture, loin de l’image froide et dis­tante du juge qui s’occupe d’affaires déli­cates ». Pour le jour­na­liste spé­cia­li­sé comme pour tel enquê­teur de haut rang ou agent d’escorte, l’ancien pro­cu­reur natio­nal anti­ma­fia était l’un des rares qui « impli­quait la socié­té civile tout entière dans la recherche de la vérité ».

Le code Vigna

Bien qu’ayant pris sa retraite en 2005, à l’âge de sep­tante-deux ans, Pier Lui­gi Vigna n’en res­tait pas moins l’hyperactif déter­mi­né qu’il avait tou­jours été. Son der­nier grand chan­tier aura été d’apporter son aide à la Répu­blique de Saint-Marin. Par le biais de la fon­da­tion anti­ma­fia Capon­net­to, le magis­trat a contri­bué au renou­veau juri­dique de ce petit pays ron­gé par le crime orga­ni­sé et au bord de la faillite — mal­gré son sta­tut de para­dis fis­cal. Le gou­ver­ne­ment saint-mari­nais a ain­si pu mettre en place un « paquet » légis­la­tif com­por­tant entre autres le délit de blan­chi­ment, la créa­tion d’une cel­lule d’investigation et la mise en place d’un par­quet anti­ma­fia. Le consul de Saint-Marin Gian­ni Ric­ciar­di, ins­ti­ga­teur de cette réforme, exprime sa confiance en l’avenir tout en redou­tant que les inté­rêts « occultes » de cer­tains n’empêchent Saint-Marin de chan­ger de voie. « Pour le moment, il ne se dit que du bien de Pier Lui­gi Vigna, mais je reste sur le qui-vive en pen­sant à l’avenir. Au-delà des paroles de cir­cons­tance, il convien­dra ensuite d’appliquer tout ce qu’il a pro­po­sé. J’aimais son pro­fes­sion­na­lisme, son com­por­te­ment ami­cal et la sim­pli­ci­té avec laquelle il s’adressait à tous. Sa dis­pa­ri­tion arran­ge­ra peut-être cer­taines per­sonnes par ici, qui n’ont pas les mêmes inté­rêts que nous. »

Comme tout per­son­nage de haut rang usant d’une main de fer dans un gant de phi­lo­so­phie du droit, Pier Lui­gi Vigna avait ses détrac­teurs. « Un grand mafieux », disent cer­tains, convain­cus qu’il ne devait sa car­rière qu’à des passe-droits et à la com­bi­na­zione en vigueur en Ita­lie. En son temps, Gio­van­ni Fal­cone était par­ti­cu­liè­re­ment conscient de ces attaques, lui qui évo­quait avec rési­gna­tion les men­ti raf­fi­na­tis­sime, ces esprits extrê­me­ment raf­fi­nés ten­tant de diri­ger cer­taines actions mafieuses, de l’intérieur comme de l’extérieur. Lorsque j’ai inter­viewé Pier Lui­gi Vigna chez lui à Flo­rence en automne 2011, il m’a démon­tré sa capa­ci­té à affron­ter les conflits : « Il existe une phrase de Gio­van­ni Fal­cone qui est sou­vent mal inter­pré­tée, et je me suis bagar­ré plus d’une fois avec mes col­lègues de Palerme à ce sujet. Lorsque Fal­cone disait que la mafia est humaine et que, comme tout fait humain, nous pou­vons la com­prendre, il ne disait pas qu’il serait un jour pos­sible de défaire la mafia. Il disait seule­ment que tant que l’humain exis­te­ra, la mafia conti­nue­ra d’exister. »

Comme un clin d’œil à ce grand magis­trat, la région auto­nome de Sicile a bap­ti­sé « code Vigna » le nou­veau code anti­cor­rup­tion éla­bo­ré grâce à lui et adop­té à l’unanimité en décembre 2011 dans toutes les pro­vinces de l’ile.

L’antimafia dans la société civile italienne

L’Italie a connu trois grandes phases dans son appré­hen­sion des mafias. La pre­mière fut celle de la néga­tion du phé­no­mène dans les années 1960. La deuxième phase fut la « sai­son des mas­sacres », mar­quée par les assas­si­nats extrê­me­ment vio­lents de poli­ciers, cara­bi­niers, magis­trats et gêneurs issus de la socié­té civile.

Puis il y eut la phase des négo­cia­tions État-mafia qui s’est sol­dée en 1992 par la mort des juges Fal­cone et Bor­sel­li­no, emblé­ma­tiques d’une double lutte : celle contre le crime orga­ni­sé et celle contre les com­man­di­taires occultes. L’État s’était pour­tant don­né les moyens de tailler dans la Pieuvre en créant un pool de magis­trats anti­ma­fia et en sou­te­nant publi­que­ment toutes les condam­na­tions émises au cours du maxi-pro­cès de Palerme (ouvert en février 1986 et ache­vé en décembre 1987).

Enfin, après une série d’attentats com­mis en 1993 contre des objec­tifs « civils » à Flo­rence, Rome et Milan, l’Italie a connu une forte oppo­si­tion poli­tique et civile au phé­no­mène mafieux. Cette forme de « fureur civique » est née direc­te­ment de l’émotion col­lec­tive sus­ci­tée par les actes de guerre com­mis lors des années précédentes.

Loren­zo Dia­na, ancien dépu­té de la gauche ita­lienne, aujourd’hui pré­sident du Réseau natio­nal pour la léga­li­té, a accep­té un entre­tien à Flo­rence le 11 octobre der­nier pour trai­ter de la ques­tion du deve­nir de l’antimafia après la dis­pa­ri­tion de Pier Lui­gi Vigna.

Ori­gi­naire de San Cipria­no d’Averso, près de Naples, Loren­zo Dia­na est mena­cé de mort par la Camor­ra et vit constam­ment sous escorte depuis 1994 : c’est la ran­çon de ceux qui dérangent le clan des Casa­le­si, l’une des familles les plus vio­lentes de la mafia napo­li­taine. Dia­na évo­lue éga­le­ment dans un sec­teur à risques, celui du com­merce de gros de fruits et légumes. Le mar­ché de Naples, équi­valent d’un Run­gis pari­sien, est for­te­ment conta­mi­né et tou­ché par la mafia. « L’an der­nier, raconte Dia­na, diverses per­sonnes liées à la mafia ont été arrê­tées sur le mar­ché ; en effet, le sec­teur fait l’objet d’un pacte entre les Casa­le­si et la famille sici­lienne des Cor­leo­ne­si. Ces der­niers se réservent la ges­tion des pro­duits et laissent le trans­port des mar­chan­dises aux Napo­li­tains. » Pour Loren­zo Dia­na, l’héritage lais­sé par Pier Lui­gi Vigna revêt des formes mul­tiples. Par sa mai­trise de l’argument juri­dique et sa capa­ci­té à ne pas se lais­ser entrai­ner dans des polé­miques, Pier Lui­gi Vigna a prou­vé qu’il est pos­sible, dans un pays en pleine déli­ques­cence, d’instruire un pro­cès en res­pec­tant le sys­tème garantiste.

D’autre part, il a mon­tré qu’il convient de se salir les mains et de quit­ter la toge pour se tour­ner vers ce qui ne plait pas forcément.

L’exercice est ardu, mais, pour­suit Loren­zo Dia­na, « c’est la seule manière de trans­mettre la capa­ci­té de chan­ge­ment, c’est ce que j’appelle la poli­tique au sens de “polis”, le gou­ver­ne­ment de la cité. Aujourd’hui, cette poli­tique est faible, subal­terne et sou­mise au pou­voir mafieux. Pre­nons l’exemple de cet asses­seur arrê­té der­niè­re­ment dans la région de Milan : voi­ci un élu d’une pro­vince moderne, la Lom­bar­die, qui a ache­té 4.000 votes au pro­fit de la mafia, sans que cela ne sus­cite de réac­tion de la part du monde asso­cia­tif anti­ma­fia ni de l’opposition poli­tique. Ce cas récent démontre que l’on est plus enclin à dénon­cer des affaires dans un cercle res­treint qu’à étendre son action à la socié­té ou à la nation dans son ensemble. »

Le monde de l’antimafia tend à céder au « syn­drome de la réserve indienne » ou à se com­por­ter en « aya­tol­lah » de la lutte contre le crime orga­ni­sé, selon le mot d’un haut fonc­tion­naire de police ita­lien. Si cette atti­tude avait sa rai­son d’être en tant que contre-point radi­cal à la phase de néga­tion — éta­tique — de la mafia, elle ne peut plus se jus­ti­fier aujourd’hui. Loren­zo Dia­na, pon­dé­ré et phi­lo­sophe, en sait quelque chose, lui qui évo­lue au sein de dif­fé­rentes asso­cia­tions : « De nos jours, l’antimafia doit s’ouvrir vers la com­mu­nau­té glo­bale et sor­tir de sa posi­tion consis­tant à vivre en ne regar­dant que son propre reflet. »

L’ère Ber­lus­co­ni n’aura pas uni­que­ment contri­bué à faire rire les édi­to­ria­listes du monde entier : c’est sous son règne qu’ont été admis le prin­cipe de la « dan­ge­ro­si­té des magis­trats » et celui de la coha­bi­ta­tion État-mafia. Or, émettre l’idée que les magis­trats sont dan­ge­reux revient non seule­ment à délé­gi­ti­mer la jus­tice, mais à sou­te­nir les mafias. « Ber­lus­co­ni a pu railler la magis­tra­ture, mais la res­pon­sa­bi­li­té revient au reste de la classe poli­tique, qui a pré­fé­ré fer­mer les yeux », dit Dia­na, avant de pour­suivre : « Les mafias sont les filles de la socié­té et font par­tie de nous. Il y aura tou­jours des gens qui pré­fè­re­ront vivre de la vio­lence au détri­ment des autres. Voi­là pour­quoi il faut être vir­tuose et mettre en place des pro­ces­sus sociaux qui mène­ront cha­cun à prendre ses res­pon­sa­bi­li­tés, un peu comme des anti­corps pré­sents dans la culture sociale, per­met­tant de limi­ter ces ten­dances phy­sio­lo­giques à la violence. »

L’autre ten­dance obser­vée dans tout contexte social conta­mi­né par la pré­sence d’un groupe mafieux est la peur, qu’il ne s’agit pas de juger, mais de com­prendre, voire de rééva­luer. Le concept d’ouverture prô­né par Dia­na se véri­fie encore dans le champ de la peur conju­guée à l’omertà : « La ques­tion est de com­prendre cette peur lorsqu’elle se trans­forme en anxié­té para­ly­sante qui empêche de par­ler et d’agir. Par­fois, cette peur est sans fon­de­ment ou exa­gé­rée. Je pense que l’obstacle majeur au chan­ge­ment sur le plan de la socié­té n’est pas tant la peur que le manque de confiance et, par­tant, l’appropriation de com­por­te­ments sociaux qui induisent cette para­ly­sie. “Così fan tut­ti” devient le maitre mot : autant s’adapter et suivre le mou­ve­ment… ceci nous ramène encore une fois à la ques­tion des responsabilités. »

Madeleine Rossi


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